Notes
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Note de l’auteur : c’est-à-dire que non seulement il n’y a plus besoin d’une molécule, ni même d’un objet comme le jeu ou l’écran, il y a juste besoin d’un investissement.
1Pour apporter sur le thème de la dépendance des considérations qui soient les plus générales possibles, le plus simple m’a semblé être de prendre comme point de départ le refus de la dépendance, car il n’est pas inconcevable que les grands addicts soient tout d’abord des personnes qui refusent toute idée de dépendance à autrui. Beaucoup d’auteurs dans le champ psychanalytique (Jeammet [1], Brusset [2], et d’autres…) se sont attachés à montrer que le rapport addictif à un produit ou à un comportement est le symptôme d’une économie libidinale mise particulièrement en difficulté par les exigences et les contingences de la relation affective avec autrui.
2Nous allons donc travailler autour du thème de la dépendance et de son envers, considérés comme les deux faces d’une seule et même pièce de monnaie avec laquelle l’individu gère sa relation à ses divers groupes d’appartenance, au sein desquels ont lieu des échanges de tous ordres, matériels et immatériels, chacun étant sommé d’y trouver une place qui ne manque jamais d’interroger son histoire, la manière dont elle lui a été racontée, dont il se la raconte à lui-même, ou dont il la raconte aux autres.
3L’envers de la dépendance peut prendre plusieurs noms : indépendance, autonomie, liberté. Et d’autres encore. Mais le dernier de ces trois-là, le mot « liberté », résonne de façon profonde au cœur de chacun d’entre nous, car il représente une valeur morale et politique placée dans notre civilisation au rang d’un idéal inaliénable. L’addiction se définit justement par la perte de liberté, et c’est toujours le désir de vouloir la reconquérir qui sous-tend la demande de soin et motive la consultation.
4Beaucoup d’auteurs ont travaillé à différencier la dépendance et l’addiction. Une définition qui fait autorité actuellement dans le monde médical, est celle qui avait été proposée en 1990 par Goodman : « La dépendance peut être vue comme un processus dans lequel est réalisé un comportement, qui a comme fonction de procurer du plaisir ou encore de soulager un malaise intérieur. Ce comportement est réalisé sans réel contrôle de la personne et a tendance à être répété, malgré des conséquences négatives » [3]. Mais si nous avons là une définition de la dépendance, ce à quoi elle a donné lieu à l’intention des étudiants et des chercheurs, c’est une liste d’une quinzaine d’items constituant ce que l’on appelle « les critères d’addictions de Goodman ». Ce qui fait dire à Xavier Laqueille dans l’Information psychiatrique : « Les termes d’addiction et de dépendance sont pratiquement équivalents, le terme d’addiction permettant d’élargir le concept de “dépendance à une substance” aux toxicomanies sans drogue… » [4].
5Donc en résumé, l’addiction n’est rien d’autre que l’extension du concept de pharmacodépendance aux conduites compulsives, qui sont éprouvées par le sujet comme une aliénation de sa liberté. Cette extension trouve son origine non pas chez Goodman, mais chez un autre auteur américain cognitive-comportementaliste, qui s’appelle Stanton Peele, et qui est allé jusqu’à établir un parallèle entre la dépendance aux drogues et la dépendance a une personne dans le cadre d’une relation de couple. Son ouvrage à ce sujet, Love and addiction, paru dans les années 70, est une référence incontournable en la matière [5]. En 2009, sa passion de résister aux pharmacologues le conduit encore plus loin et il écrit : « Les gens développent une addiction aux expériences [1]. L’expérience addictive est la totalité de l’effet produit par un investissement ; cela provient des sources pharmacologiques et physiologiques, mais prend sa forme définitive dans les constructions culturelles et individuelles de l’expérience… » [6]. La clé de voûte de cette conception repose donc sur la mise en continuité d’un savoir neurobiologique, faisant de l’homme un animal commandé par les circuits mésolimbiques de la récompense, et d’un savoir anthropologique qui le reconnaît comme parlant, et de ce fait, plus ou moins relié au système de valeurs qui structure l’environnement auquel il est, ou a été, attaché.
6À mon avis, étendre le concept de dépendance jusqu’à ce qu’il recouvre purement et simplement la notion d’investissement est une forme d’excès et de jusqu’au-boutisme critiquable. Gustavo Freda avait publié en 2014 un article faisant remarquer que le glissement sémantique, de la notion de dépendance vers celle d’addiction, avait pour corollaire la mise en place d’une thérapeutique « de la mesure », fondée sur l’observation et la comptabilité de comportements eux-mêmes mesurables [7]. La clinique tend, en effet, à se décentrer de la question du sujet, et à se focaliser sur les comportements objectivables. Ainsi apparaît un travail de la culture en négatif, dans lequel la problématique de la « relation d’objet », au sens où elle était travaillée par les psychanalystes des années 60-70, tend à disparaître du champ, au profit de nouvelles identités : « je suis addict à mon téléphone portable, par exemple, je passe plus de trois heures par jour sur mon écran, soignez-moi Docteur » ; ainsi la civilisation fabrique-t-elle de nouveaux fléaux en même temps qu’elle ouvre de nouveaux marchés. La logique des chiffres et du chiffre d’affaires prend le pas sur les lettres et « la lettre de l’inconscient » semble être en voie de disparition, à mesure que le champ du langage se réduit à celui de la communication.
7Sans doute que si l’addictologie, de fait, s’impose en tant que discipline à part entière, c’est qu’elle parvient à apaiser le souci d’efficacité qui caractérise de plus en plus l’homme postmoderne. Pour ma part, demeure un malaise lorsque je suis face à un homme ou une femme en proie aux forces tragiques de la compulsion de répétition, qui avaient conduit Freud, de son temps, à postuler l’existence d’une pulsion de mort. Nombreux ont été, dans l’histoire de la psychanalyse, ceux qui ont contesté l’intérêt d’avoir introduit cette notion dans le corpus en 1920. Et en tout cas, on la retrouve assez peu dans la littérature psychanalytique et psychiatrique contemporaine traitant des dépendances pathologiques.
Présence de la mort dans la vie : l’exemple de Cioran
8C’est pourquoi je me détournerai un instant de cette littérature pour considérer le témoignage d’un homme de lettres, qui vécut de 1911-1995, refusa tous les prix littéraires qui auraient pu lui être décernés, vécut dans la pauvreté, et produisit une œuvre d’un remarquable scepticisme. Dans cette œuvre, il y a un livre, Syllogisme de l’amertume. Dans ce livre, une phrase m’apparaît comme la pointe extrême de l’humour noir et je vais la citer, car si on pense aux dépendances pathologiques sur fond de pulsion de mort, la formulation du philosophe est plus courte que celle de Goodman, mais semble aller plus loin que ce que nous avons déjà pu dire jusqu’à présent sur la question : « Le désir de mourir fut mon seul et unique souci. Je lui ai tout sacrifié, même la mort. » L’auteur, vous l’aurez reconnu, en est Cioran. Je n’ai pas connaissance qu’il ait développé une quelconque toxicomanie, il ne se droguait pas, mais il écrivait sans cesse et pourrait donc, de nos jours, être considéré comme un « addict » de l’écriture et du travail. Comme il avait cette capacité d’écrire et de philosopher, il n’a pas eu à mettre sa vie en péril. Il n’était pas comme ces héroïnomanes des années 70, à propos desquels Marc Valleur [8] a décrit des conduites ordaliques, qui tendaient à montrer que l’intention suicidaire ne se trouvait pas au cœur du passage à l’acte et qu’il s’agissait plutôt par le moyen d’une prise de risque, d’alimenter un désir de vivre, et de trouver fantasmatiquement dans le jugement de Dieu une sorte de caution solidaire, narcissiquement gratifiante. Non, Cioran n’était pas, et n’aurait pas pu être, un client de Marc Valleur. Il était un homme capable de parler de la mort d’une autre façon que Freud, et par son talent littéraire de formuler de façon fulgurante combien le négatif a travaillé son œuvre et sa vie, combien le négatif est au travail dans la psyché humaine. Quant à l’envers de la dépendance, il s’en explique dans ses carnets : « Je n’ai aimé qu’une chose : être libre, j’entends qu’on me laisse tranquille, qu’on ne s’occupe de moi d’aucune manière. C’est pour cela que l’empressement, les cadeaux me gênent autant qu’une insulte. Je n’aime dépendre de personne. C’est là la source de ma solitude et de mon incroyance ».
9Nombre des patients qui nous consultent à la Terrasse n’ont pas ces mots-là pour nous dire leur manière d’être au monde, mais je crois qu’une certaine partie d’entre eux pourraient se reconnaître dans ces phrases de Cioran qui exprime la possibilité pour un sujet d’accomplir sa liberté par une forme de soumission à un objet interne, répondant à une économie masochiste du plaisir, très coûteuse à la fois pour l’individu et pour la société car l’envahissement de la vie psychique par l’objet dont le sujet est dépendant, entraîne son retrait de la vie sociale, et implique une solitude que la plupart n’ont pas les moyens de sublimer dans la création.
L’addiction comme conduite marquée par le travail du négatif
10Je terminerai donc ces considérations générales sur la dépendance à la lumière des travaux d’A. Green publiés en 1993, dans son ouvrage intitulé Le travail du négatif.
11Dans les quelques pages consacrées à la question qui nous occupe, il part de Winnicott, qui décrit le conflit entre dépendance et lutte contre la dépendance, tel qu’il se manifeste au travers des comportements, en le mettant en perspective avec le conflit psychique entre le moi et la pulsion. L’autonomie, dit-il, est davantage revendiquée que recherchée. Il dégage trois destins possibles de l’autonomie en souffrance : la psychose, confinée à l’hôpital psychiatrique ; la maladie somatique, confinée à l’hôpital général ; et la délinquance barricadée derrière les portes de la prison. Trois destins, qui constituent les illustrations caricaturales de jusqu’où le travail du négatif peut aller trop loin. Trois co-morbidités fréquemment étudiées dans la littérature consacrée à l’addictologie. (On peut se référer aux travaux de Jacques Jungman pour les questions de co-morbidité avec la psychose [9], et à ceux de Gerard Pirlot pour la co-morbidité avec les maladies psychosomatiques [10].)
12Concevoir le besoin d’autonomie et le besoin de dépendance comme étant en compétition l’un avec l’autre, ou dans un équilibre instable l’un par rapport à l’autre, revient à imaginer une espèce de frontière que le moi peut franchir dans un sens ou dans l’autre. Sauf que, lorsque le travail du négatif va loin, au point que le désir d’autonomie capitule complètement devant le besoin de dépendance, il faut alors prendre la mesure pleine et entière de la puissance de la compulsion de répétition qui témoigne d’une aimantation plus forte que celle du plaisir de vivre. Cela inscrit notre réflexion dans le champ de la pathologie.
13Cette compulsion de répétition peut être comprise comme l’effet combiné d’un surmoi trop cruel, d’un idéal du moi trop exigeant, mais aussi, Green y insiste : de « l’irrémissible » narcissisme.
14En simplifiant la problématique du narcissisme comme ce qui désigne le nœud conflictuel entre l’amour de soi versus l’amour de l’autre, nous sommes interpellés par le qualificatif de « irrémissible », utilisé à la fois pour dire d’une faute qu’elle est impardonnable, et d’un acte qu’il est irrémédiable. Ce sont les relations vécues dans l’enfance avec le monde adulte dont il est ici question, et qui vont se trouver réinterrogées à l’adolescence et dans le jeune âge adulte par les choix d’objet amoureux, moment privilégié pour l’éclosion des troubles de tous ordres, parmi lesquels bien entendu l’addiction. Le choix, inconscient, de devenir dépendant d’un produit ou d’une conduite, ne peut pas se réfléchir dans la clinique hors de la prise en compte de l’économie libidinale du sujet. Jusqu’à quel point lui est-il possible, ou non, de dépendre de la réponse de l’autre dans sa quête affective, c’est là précisément que l’émergence de l’addiction menace, et que la question de savoir comment le sujet est inscrit dans le champ de la parole peut se révéler décisive.
15Le processus de transformation de l’économie libidinale propre à la sortie de l’Œdipe réorganise les objets de la dépendance. Au moment où, d’un point de vue objectif, le champ des possibilités pourrait s’ouvrir dans l’avenir, c’est là justement que peut survenir l’angoisse existentielle d’un excès de liberté, rendant nécessaire des dépendances artificielles qui garantissent une fermeture de l’avenir, alors réduit et limité à l’heure de la prochaine prise.
16Cette question de la temporalité qui désigne, selon Heidegger, « le phénomène unitaire d’un avenir qui, ayant été, rend présent » se joue et se rejoue continuellement dans le rapport du sujet à ses proches et bien souvent, lorsque ça rate, le conduit à éprouver un sentiment d’incertitude et de précarité sur la nature des liens avec eux. C’est là que Green nous propose une phrase éclairante : « le moule dans lequel la nouveauté devrait se couler, reste prisonnier des contentieux du passé, que le refoulement n’a pas réussi à réduire au silence… L’investissement de l’altérité toujours décevante, toujours menaçante, réalise la contrainte d’aimer un autre, choisi de telle sorte qu’il ne puisse susciter l’amour, ou être aimé qu’en devant cesser de s’aimer soi-même ».
17En effet, c’est le quotidien de notre clinique, d’avoir à entendre des hommes et des femmes dont la parole dit la nature douloureuse des liens qui les rattache actuellement à leur entourage, dans les cas où il en existe encore un, et où toutes les relations affectives ne sont pas déjà rompues.
18C’est naturellement la question du masochisme qui vient à la réflexion du clinicien, face aux patients qui ont à faire à une relation d’emprise, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un produit. L’auto-dévalorisation et l’abaissement de soi sont la forme visible et manifeste de ce processus radicalement souterrain et inconscient, où la détresse infantile primaire exerce sur le moi une contrainte interne, poussant le sujet à passer à l’acte de son addiction. Mais, dans son ouvrage sur le travail du négatif, Green juge inadéquate la notion de masochisme pour rendre compte de l’acte compulsif. Il le met en opposition avec un vécu de la temporalité qui empêche le sujet de projeter dans l’avenir une entreprise personnelle qui lui serait bénéfique. Au plus cette entreprise personnelle requerrait de lui une implication subjective importante, au plus le désert de la solitude exerce son empire sur le psychisme du sujet. Le moi se met alors à espérer la survenue d’un événement, n’importe lequel, pourvu qu’il vienne interrompre cette menace existentielle quasi ontologique, qui nous rappelle la « crainte de l’effondrement » décrite par Winnicott. Le psychanalyste anglais avait mis à jour, que cette appréhension de soi projetée dans l’avenir, pouvait avoir partie liée avec une catastrophe ayant déjà eu lieu, dans le passé immémorial des relations précoces. Catastrophe qui peut être d’autant plus difficile à objectiver, qu’il ne lui correspond pas obligatoirement de faits historiquement tangibles. Ladite catastrophe n’est pas nécessairement d’ordre événementiel, elle renvoie au paradigme de l’appel d’un cri resté sans réponse (Hiflosigkeit), l’hypothèse étant que cette absence reste inscrite dans les couches profondes de la psyché.
Conclusion
19Pour conclure, rappelons que si les structures les plus profondes du cerveau sont visibles à l’imagerie médicale, il n’en va pas de même des couches profondes de la psyché, auxquelles la psychanalyse se réfère sous le terme « d’archaïque » pour faire droit à la partie de l’histoire la plus ancienne qui, du point de vue de la conscience, ne peut pas être remémorée. La science n’est pourtant pas en reste, car la statistique et l’épidémiologie le démontrent : il y a souvent eu maltraitance au départ de la vie de ceux qui la mettent gravement en péril par la suite, et lorsque cela n’est pas le cas, il est fréquent que la mort ait frappé un père, une mère, un grand-parent, avant l’âge où il était possible de le perdre. Ou bien un arrachement, un déracinement, comme celui de Cioran de son village natal quand il avait 10 ans. Philosophe-poète à nul autre pareil, balançant entre ce que le monde a de réel et d’irréel, c’est le même homme qui a pu écrire : « Plus je vis, plus je m’adonne à la volupté de ne pas naître », mais aussi « Naître, c’est s’attacher »
Liens d’intérêt
20l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
- 1. Jeammet Ph. « Les conduites addictive : un pansement pour la psyché ». In: Le Poulichet S. (dir). Les addictions. Paris : PUF, 2000..
- 2. Brusset B.. Dépendance addictive et dépendance affective. Revue française de psychanalyse 2002 ; 68 : 405-20.
- 3. Goodman A.. Addiction : definition and implications. British journal of addiction 1990 ; 85 : 1403-8.
- 4. Laqueille X., Liot K.. Addictions : définitions et principes thérapeutiques. L’Information psychiatrique 2009 ; 85 : 611-20.
- 5. Peele S., Brodsky A.. Love and Addiction. New York : Taplinger 1975 ; .
- 6. Peele S.. L’addiction au XXIe siècle. Psychotropes 2009 ; 15 : 27-40.
- 7. Freda G.. De la toxicomanie aux addictions : réflexions sur un changement lexical et ses conséquences socio-sanitaires. La cause du désir 2014 ; 88 : 37-40.
- 8. Valleur M.. Les chemins de l’ordalie. Topique 2009 ; 107 : 47-64.
- 9. Jungman J.. La drogue comme « accrochage mental » dans la psychose. La clinique lacanienne 2011 ; 19 : 15-28.
- 10. Pirlot G.. Complexité psychopathologie du phénomène d’addiction réévalué avec des concepts psychosomatiques et métapsychologiques. Psychotropes 2002 ; 8 : 97-118.
Notes
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[1]
Note de l’auteur : c’est-à-dire que non seulement il n’y a plus besoin d’une molécule, ni même d’un objet comme le jeu ou l’écran, il y a juste besoin d’un investissement.