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Article de revue

Les psychothérapies d’enfant en visio pendant le confinement : pour le meilleur et pour le pire… Retour d’expérience

Pages 617 à 622

1Suite au contexte de confinement à domicile préconisé par les autorités sanitaires du 16 mars au 11 mai 2020, je voudrais partager avec vous mon expérience de pédopsychiatre de huit semaines de séances vidéo avec des enfants de 4 à 15 ans. Je suis pédopsychiatre et psychanalyste membre de la SPP. Je reçois à mon cabinet une vingtaine d’enfants par semaine en psychothérapie. J’ai dû arrêter de voir physiquement mes patients le lundi 16 mars et je leur ai proposé à tous de continuer les séances par vidéo, Skype ou WhatsApp. Durant cette période j’ai pu travailler à mon cabinet proche de mon domicile et les enfants à travers l’écran pouvaient me voir dans la pièce où je travaillais habituellement. La grande majorité des patients ont accepté. Étonnamment, ceux qui étaient dans un transfert plutôt négatif et qui je le pensais profiteraient de cette occasion pour interrompre leur cure, ont tous accepté. La pose du cadre s’est faite au départ de façon un peu précipitée. La situation était inédite. On ne savait pas combien de temps cela allait durer. J’ai proposé aux parents de laisser l’enfant dans une pièce, seul et au calme, avec le téléphone en mode vidéo.

L’excitation de départ

2La première semaine s’est déroulée dans une grande excitation partagée. Les enfants se déplaçant avec le téléphone, c’est là que les ennuis ont commencé… la plupart ont voulu me montrer leurs affaires, leur chambre, leur lit, leurs jouets, leurs doudous, les photos sur les murs, leurs boites à secrets… jusque-là tout va bien, mais certains sont allés jusqu’à me faire voir toute leur maison : les frères et sœurs dans leurs chambres, le salon, les toilettes, la cuisine, et même… la chambre des parents pour des scènes primitives en direct ! Me voilà plongée en apnée dans leur intimité familiale… La caméra sur le téléphone bouge en permanence, cela me donne mal à la tête, le tournis… mais en même temps je trouve ça intéressant, j’ai l’impression de voir le monde comme eux, comme ils veulent bien me le montrer. Avec ces petits cameramen je me balade à un mètre de hauteur entourée d’objets géants… une table et des chaises sous cet angle me paraissent soudainement immenses, je me souviens tout à coup ce que c’était d’être « petit » entouré de « grandes » personnes au sens propre, les visages des parents sont énormes, la bouche de la petite sœur de un an qui bave gigantesque, le caniche de la famille on dirait un lion ! Avec leurs yeux je redeviens un enfant je me reconnecte plus facilement avec ma part infantile pour mieux m’identifier à eux. Certains patients ont choisi de dessiner calmement et me montrent leurs dessins, avec d’autres on essaie d’inventer des jeux. Avec un enfant de 5 ans on fait un combat de marionnettes et de figurines. Mes marionnettes du cabinet contre ses figurines de sa chambre. Cela permet de déployer une grande agressivité chez cet enfant habituellement inhibé. Avec d’autres, nous jouons aux jeux de mime, à des jeux de main « pierre feuille ciseaux », à la dînette chacun prépare ses petits plats dans sa cuisine pour un repas commun, on a même joué à cache-cache avec un petit de 7 ans mais j’avais du mal à le trouver quand il sortait de l’écran ! Ceux qui ne pouvaient pas s’isoler dans leur chambre étaient dans le salon ou la cuisine et ont voulu me montrer toutes les choses qu’ils n’ont pas le droit de faire… allumer le four, se servir dans le frigo et j’ai dû leur dire « non arrête pas touche ! ». Certains ont voulu que je leur montre leur pochette où je conserve leurs dessins au cabinet, cela les a rassurés de voir que tout était resté à sa place.

Phase de doutes

3Après la fin de la deuxième semaine, je commençais à douter… dans quelle aventure m’étais-je engagée avec eux ? Comment conserver un cadre thérapeutique et pare-excitant dans ce contexte inquiétant de pandémie mondiale à durée indéterminée… Et comment travailler avec cet outil vidéo qui me semblait en même temps intéressant mais aussi explosif et dangereux car générateur d’excitation et de transgression. Dans les discussions avec les groupes de collègues, les avis étaient partagés, certains préféraient même renoncer et mettre le travail en latence, avec d’autres nous avons continué de partager nos expériences et cela m’a aidée à poursuivre. Car spontanément et avec une grande simplicité tous mes patients me disaient à la semaine prochaine et ils voulaient tous continuer les séances alors j’ai suivi leur mouvement. Les parents étaient contents que tout ne s’arrête pas. Ils me racontaient aussi comment ils géraient le quotidien, le télétravail avec les enfants à côté c’est compliqué… Les deux premières semaines, la plupart des enfants étaient plutôt contents de rester à la maison avec leurs parents de ne pas aller à l’école. Certains m’ont montré avec émotions leurs cahiers de travail d’école, m’ont parlé de leurs camarades qui leur manquaient déjà, de leur maîtresse. Je m’inquiétais pour ceux qui ne pouvaient pas s’isoler à la maison, notamment pour certains adolescents qui ne voulaient pas continuer les séances à distance et que je ne voyais plus.

Céleste : sauvé par les fées bleues !

4À partir de la troisième semaine de confinement, l’excitation de départ est retombée et des angoisses concernant le virus, la mort, la maladie, sont apparues dans le matériel des séances des enfants, dans leurs dessins ou leurs jeux. Les enfants déambulaient moins avec le téléphone. Une certaine routine du cadre s’installait. C’étaient les vacances scolaires, le poids du manque de liberté se faisait plus sentir. L’actualité mondiale était de plus en plus accablante. Dans mon contre-transfert, j’étais épuisée de ces séances qui me demandaient une concentration extrême. J’étais obligée de prendre des notes pour me souvenir d’une séance à l’autre, alors qu’habituellement je n’ai que très rarement besoin de le faire. Dans la pochette de chacun de mes patients, où ils rangent habituellement leurs dessins, je mettais en note ce qu’ils faisaient derrière l’écran, pour laisser une trace. Certains s’en apercevaient et me demandaient « pourquoi t’écris maintenant ? T’as peur d’oublier ? »… pas faux. Travailler dans mon cabinet vide devenait de plus en plus pesant, la présence physique de mes patients me manquait. On arrivait à bout des jeux possibles à faire à distance, parfois un silence s’installait dont on ne savait jamais s’il n’était pas dû à une déconnexion. Le découragement me guettait. Touchée personnellement dans mon cercle familial proche par le virus, j’étais inquiète et travailler dans ces conditions devenait de plus en plus difficile.

5Je vais vous rapporter un morceau de séance clinique avec un petit patient de 6 ans datant de cette période. Séance du 1er avril 2020. Céleste est un petit garçon que je suivais à mon cabinet en psychothérapie hebdomadaire depuis presque un an. Il était venu pour des difficultés d’apprentissage, un retard de langage pris en charge en orthophonie, un mutisme et des problèmes de comportement entraînant un isolement relationnel. Il avait des antécédents de problèmes somatiques graves dans la petite enfance ayant entraîné un isolement sensoriel plusieurs années. Ses parents avaient chacun traversé des épisodes dépressifs après sa naissance. Un bilan hospitalier récent avait diagnostiqué un trouble de l’attention sans hyperactivité et préconisait la poursuite de la psychothérapie et de l’orthophonie. Avant le début du confinement, Céleste avait quasiment rattrapé tout son retard scolaire et allait beaucoup mieux. Il avait des copains et même une amoureuse. Les parents investissaient la thérapie de leur fils et étaient dans une bonne alliance avec moi. Au début de sa thérapie, dans ses séances à mon cabinet, Céleste avait mis en scène de façon répétitive des histoires de famille où il jouait le rôle d’un grand frère avec beaucoup de responsabilités qui devait s’occuper de plein de tâches ménagères et aider ses parents. Il avait du mal à sortir de ce rôle et à jouer librement mais il y parvenait de plus en plus. Au début du confinement nous avons convenu avec ses parents de faire une séance par vidéo sur WhatsApp via le téléphone d’un parent. Dispositif inédit pour lui comme pour moi. Les deux premières séances vidéo sur WhatsApp, Céleste était installé dans sa chambre, le téléphone posé à son petit bureau, et il avait voulu continuer un jeu de cartes qu’il avait fabriqué dans la séance précédente à mon cabinet. Je lui montrais ses précédentes productions que j’avais gardées dans sa pochette du cabinet à travers l’écran et il continuait à fabriquer d’autres cartes chez lui en dessinant et découpant sur des feuilles de papier. À la deuxième séance vidéo, il a été capable d’inventer des règles logiques de jeu et nous avons pu jouer ensemble à son jeu de cartes. Je me réjouissais de voir un plaisir au raisonnement logique et même mathématique émerger chez ce petit garçon dont on doutait l’année précédente du passage au CP. C’est la troisième séance vidéo que je voudrais vous présenter plus en détail car elle est assez représentative des difficultés, mais aussi des richesses, de continuer à travailler pendant le contexte de confinement à distance avec les enfants. Au début de cette séance vidéo, Céleste n’est pas très motivé, il ne sait pas quoi faire et je lui propose de dessiner. Je suis moi-même d’une humeur assez maussade envahie par les inquiétudes de la situation sanitaire mondiale, le 1er avril 2020, la courbe épidémique était d’une raideur vertigineuse et j’étais aussi ébranlée par de mauvaises nouvelles concernant mon cercle familial proche. Céleste commence à dessiner et me montre son dessin sur l’écran. J’y vois une sorte de gros gribouillis dans un rond. Je lui demande ce que c’est et il commence à me dérouler l’histoire suivante que je prends en note : « c’est une boule qui roulait sur la route et après elle est tombée sur l’horloge magique. L’horloge magique est devenue bloquée. Elle ne marchait plus et maintenant toutes les choses magiques ne marchaient plus. Toutes les voitures sont bloquées. Toutes les personnes ne bougent plus. Tout est au feu rouge. » Je lui demande ce que c’est que cette boule et il continue : « c’est une boule collante qui aime les choses magiques, elle revient toutes les fins d’année, elle mange tout, elle grossit, grossit. » Je lui demande si on peut la combattre cette boule et il répond « on a essayé beaucoup beaucoup pendant des jours, beaucoup de jours et ça n’a pas marché… » Il avait l’air découragé à ce moment-là et moi aussi je sentais un découragement. Le problème, dans son histoire, avait l’air sans solution. Habituellement dans ces cas-là, je propose toujours à l’enfant de chercher des solutions alternatives mais là je me laissais envahir par son découragement. Je proposais tout de même sans trop y croire « tu es sûr qu’on ne peut rien faire ? » et Céleste restait silencieux et immobile derrière l’écran. Le silence a duré un moment, j’étais moi-même plongée dans un moment de découragement, me demandant si je devais dire quelque chose, mais quoi… Je crois que nous avons partagé à ce moment-là un moment silencieux d’abattement dépressif commun. J’étais moi-même envahie de fantasmes très pessimistes d’un monde où il serait continuellement interdit de se déplacer, de voyager, de vivre librement, d’embrasser ses amis et même d’enterrer les morts… Au bout d’un certain temps de silence, Céleste prend la parole « allo ! tu m’entends là ? » Il s’approche de son téléphone et il parle fort pour me dire « non ! J’ai une idée, je sais ce qui va se passer. C’est les fées, les fées bleues ! Les fées bleues elles vont construire une catapulte géante, GÉANTE, je te dis, écrit le en majuscule ! Une catapulte géante pour se débarrasser de la boule ; elles vont avoir beaucoup beaucoup de travail mais ça va marcher. Et l’horloge magique va remarcher et tout va remarcher ! » Céleste était très excité et joyeux en disant cela. Il se met à dessiner plein de bonhommes bleus tout autour de la boule et me les montre sur l’écran. Il me transmet sa joie soudainement je me sens comme lui remplie de gaîté. Je lui dis « ah quelle bonne idée les fées bleues ! Alors on peut dire merci et bravo aux fées bleues et à la catapulte, et tout le monde va être soulagé quand tout va remarcher ». C’était la fin de la séance, on se dit à la semaine prochaine. J’éteignais mon téléphone, me sentant encore infusée de sa joie soudaine et remplie d’espoir. Devant mon écran noir, je m’interrogeais sur ce qui s’était passé durant cette séance. Dans son histoire, derrière les fées bleues de Céleste, je reconnaissais les infirmières qu’il avait dû voir à la télévision en héroïnes avec leurs sabots, leurs charlottes et leurs blouses en papier bleu dans les hôpitaux, et derrière « la grosse boule qui grossit et reviens à chaque saison » je voyais l’ombre menaçante du virus présenté aux enfants sous forme de boule avec des pics et enfin dans la catapulte, je voyais une belle métaphore du vaccin tant attendu qui dans un double mouvement prend d’abord une partie du virus pour mieux s’en débarrasser ensuite avec les anticorps. Dans cette séance, au niveau émotionnel, je me suis laissé emporter dans l’histoire de Céleste traversant avec lui un moment de désespoir commun que nous avons pu surmonter d’une façon thérapeutique en suivant son élan final de créativité. Je me dis que Céleste a été très sensible à mon propre mouvement dépressif durant la séance. J’étais moi-même envahie à ce moment-là et de façon indépendante de la séance Céleste, par des mouvements dépressifs liés à l’actualité inquiétante au niveau mondial mais aussi à des mauvaises nouvelles dans l’intimité de mon cercle familial proche. Céleste a senti ce mouvement et il m’a un peu réanimée à la fin par son élan créatif pris dans une excitation maniaque. Il rejouait ici avec moi dans l’après coup un mouvement déjà vécu avec ses parents ayant traversé des moments dépressifs dans sa petite enfance. Céleste est venu à ma rescousse et je me suis laissé rattraper, sauvée moi aussi par ces fées bleues. Je me suis laissé désespérer par son histoire un temps puis je me suis laissé atteindre par sa joie finale et ce partage d’émotion a été une expérience thérapeutique pour lui. Prise autant que lui dans le trauma collectif que nous subissions tous les deux, la difficulté a été de ne pas me laisser déborder par mon propre mouvement dépressif mais de me laisser toucher par son histoire sans y sombrer pour autant. Dans ce contexte de trauma collectif, j’étais prise avec mon patient par les éléments de réalités et j’utilisais mes propres défenses pour les surmonter.

6Dans la séance suivante, il a voulu continuer son histoire, on a joué ensemble à « tuer la grosse boule avec les fées bleues ». Avec des crayons plantés devant la caméra du téléphone on a fait des sabres laser de toutes les couleurs pour désactiver la grosse boule. Il y avait beaucoup d’agressivité et de cruauté dans le matériel de la séance chez ce petit garçon jusque-là plutôt inhibé en séance. Puis il a été vers des jeux de construction qu’il réalisait devant moi, vérifiant bien que je le regardais, constructions bringuebalantes et fragiles qui deviennent de plus en plus ingénieuses et solides. Jusque-là assez obéissant pour le travail scolaire à la maison avec ses parents, il s’y est opposé de plus en plus, le rattrapage des acquis scolaires difficilement conquis jusque-là était menacé à nouveau. On était début mai, le déconfinement se profilait et j’ai fait un courrier au directeur de l’école pour que Céleste soit repris en priorité. Céleste a pu reprendre l’école, dans des conditions pas évidentes, il s’est adapté aux nouveaux locaux, aux nouvelles personnes, aux nouvelles règles. Il a repris les séances au cabinet. C’était émouvant de se revoir. On a rediscuté des séances sur le téléphone, des différences avec les séances « en vrai ». « C’est mieux pour jouer quand même ». On a parlé des problèmes de déconnexion « des fois t’étais en pause, tu bougeais plus… fallait que j’attende ». Aussi de l’étroitesse de la taille de l’écran « quand je bougeais trop tu me voyais plus ». Aujourd’hui, la cure de Céleste se poursuit, je le trouve plus libre dans ses jeux. Il a lâché le rôle de grand frère dans ses histoires et se laisse aller dans son monde imaginaire et dans des jeux propres à son âge. Il va passer en CE1.

7Cet exemple de cure d’enfant avec des séances à distance en vidéo montre combien ce dispositif inédit a permis de continuer un travail thérapeutique tout en générant des questionnements techniques importants sur le cadre.

Déploiement de la cruauté du sadisme

8Le dispositif vidéo avec le téléphone a permis à certains enfants inhibés de déployer une grande agressivité dans les séances. À travers l’écran, certains enfants ont pu plus violemment m’attaquer qu’ils ne le faisaient en présence, en me menaçant avec leurs jouets… arc, flèches, sabres, pistolets, etc. Certains ont même pris le téléphone pour l’enfermer dans leur boîte à jouets. « Je t’enferme avec mes chevaliers » m’a dit un petit garçon de 5 ans et pendant un instant je me retrouvais dans la boîte de jouets avec la sensation désagréable d’être immobilisée comme une tortue retournée sur sa carapace, incapable de se retourner. Dans ce sens, l’utilisation de la vidéo est intéressante car elle peut mettre à jour du matériel inconscient, plus archaïque et plus violent. Comme le rêve, la vidéo supprime certaines censures et cela peut être une voie d’accès à l’inconscient. On le constate aussi bien chez les adultes, le monde virtuel, internet et les réseaux sociaux, sont le réceptacle de toutes les pulsions grégaires agressives ou sexuelles qui s’y déploient plus facilement.

Déni de la séparation et omnipotence

9L’utilisation de la vidéo et des séances à distance participe au déni de la séparation et à une certaine fétichisation de l’objet. Dans ce contexte, on ne savait pas quand on pourrait se revoir et combien de temps allaient durer les séances par vidéo. À travers l’image de leur thérapeute sur l’écran certains enfants ont pu réaliser des fantasmes de maîtrise et d’omnipotence de l’objet en utilisant et en contrôlant le téléphone à leur guise. Pour certains il a fallu reprendre lors des retrouvailles les différences entre une personne « en vrai » et une image sur un écran. Un petit garçon de 6 ans me disait lors des retrouvailles « je préférais quand t’étais sur l’écran. Maintenant, en vrai, je peux pas t’emmener partout, je ne peux pas t’allumer et t’éteindre ». Et même pour les parents, il était parfois bien pratique d’avoir le psy chez soi, plus besoin de se déplacer, on peut l’utiliser comme bon nous semble. Un parent à une fin de séance voulant planifier la prochaine séance et ayant pris le téléphone, m’emmène dans sa chambre. Allant chercher son agenda et posant le téléphone sur le lit, il me dit « docteur je vous pose là, je vais chercher mon agenda ! »… et me voilà dans la situation très inconfortable d’attendre posée sur son lit qu’il revienne…

Narcissisme primaire et exhibitionnisme

10Lors des séances vidéo, l’enfant voit sa propre image sur un petit cadre et en appuyant dessus il peut le mettre en grand. Certains enfants se sont amusés à jouer avec ça, ils étaient fascinés par leur propre image, et je m’apercevais qu’ils se regardaient eux-mêmes sur l’écran pendant toute la séance. Un petit garçon de 5 ans a passé une séance comme ça, à s’admirer sur l’écran, en imitant le discours du président de la République en répétant sur un ton jubilatoire et solennel « les écoles vont fermer jusqu’au nouvel ordre ! » Jouer avec la taille de leur image et la mienne c’était aussi pour certains une façon de me rapetisser et de se grandir. « Je t’ai mis en petit et moi en grand ! ». Par contre, pour certains adolescents mal dans leur peau, le fait de se voir sur l’écran était insupportable et ils préféraient les séances par téléphone. Pour certains enfants qui ne regardaient pas beaucoup l’écran et restaient rivés sur leur feuille de dessin, j’ai compris qu’il était surtout difficile de se confronter à leur image. « J’aime pas me voir ». Et pour moi aussi cela a été l’occasion de travailler mon rapport à ma propre image et il a fallu supporter de me voir en permanence lors de ces séances vidéo, parfois sous des angles pas très flatteurs.

L’intimité en péril

11Le dispositif des séances vidéo ne permet pas de conserver l’intimité de la séance aussi bien qu’en présence. La plupart des parents ont respecté l’espace de la séance mais il y eut pas mal d’intrusions malencontreuses qui m’ont mise dans des situations inconfortables… le chat, la petite sœur qui passe, les notifications sur le téléphone qui interrompaient la séance. Il m’est arrivé de m’apercevoir en cours de séance qu’un parent était dans la pièce mais pas dans le champ de vision, et avec certains, il a fallu insister plusieurs fois pour préserver un espace d’intimité. Les frères et sœurs ont pu apercevoir la séance et certains voulaient y participer. Des parents me racontaient que les frères et sœurs s’amusaient à jouer en dehors des séances « au Dr Alibert » entre eux. Certains enfants ont profité d’avoir le téléphone des parents habituellement interdit d’accès, pour tenter de fouiller dans leurs affaires, dans le répertoire, ou dans les photos stockés dans le téléphone et il a fallu que je leur dise d’arrêter.

Opposition et respect du cadre

12Dans ces conditions, le respect du cadre a été parfois acrobatique. Comment faire une séance par vidéo avec un enfant opposant qui sort délibérément du champ de vision ? Avec une petite fille de 4 ans ayant des difficultés de séparation et ne pouvant se décoller de ses parents, nous avons joué à cache-cache plusieurs séances avec sa mère et elle. Et puis progressivement, la mère a pu la laisser seule avec moi. Elle se cachait en dehors du champ de vision, puis je lui demandais de me montrer une main, un pied, un bras… qu’elle s’amusait à mettre dans le champ de vision de téléphone, et puis après c’était à mon tour… De retour au cabinet l’enfant a accepté de rester seule avec moi pour une séance entière, chose qu’elle n’avait jamais pu faire avant. Un autre enfant se mettait exprès dans le fond de la pièce ou de dos pour m’empêcher de le voir. Il est alors beaucoup plus difficile qu’en présence d’interpréter l’opposition passive ou de rétablir le contact. Pour les enfants opposants plus actifs dans la transgression, il était aussi beaucoup plus inconfortable et difficile de reprendre les choses.

Levée des défenses phobiques

13Pour certains enfants ayant des troubles des interactions sociales ou des phobies sociales, les séances à distances ont été paradoxalement plus riches en matériel permettant un déploiement du monde interne jusque-là inaccessible. Une jeune fille de 11 ans, très inhibéeavec des difficultés relationnelles, a accepté dans un premier temps les séances par téléphone. Elle parlait très peu, les séances étaient très pauvres. Je lui ai proposé la vidéo et elle s’est mise à dessiner et inventer une histoire très riche et intéressante dans laquelle elle a pu élaborer beaucoup de ses problématiques internes jusqu’alors peu accessibles. Un autre jeune de 11 ans, envahi par un trouble autistique, était très mal à l’aise dans la relation dans les séances en présence, et il a été beaucoup plus à l’aise par la vidéo. Il a beaucoup dessiné et accepté de parler avec moi de ses dessins dans une attention conjointe partagée, alors qu’en séance en présence il s’enfermait dans des activités répétitives ritualisées.

Retrouvailles

14Les retrouvailles après huit semaines étaient les bienvenues, et il aurait été difficile de tenir plus longtemps. J’avais demandé aux enfants de se créer une pochette à la maison où ils rangeaient leur production de séance. À la séance de retrouvailles, ils sont venus avec et nous avons réassemblé les deux pochettes. Ils m’ont montré leurs dessins faits pendant les séances vidéo et je leur ai montré mes notes. Cela a permis de reparler ensemble des séances vidéo, de reprendre en mettant des mots sur ce qui s’était passé. Ce travail de réassemblage était important pour la continuité du travail, pour marquer la différence et laisser une trace de cette période exceptionnelle.

Pour le meilleur et pour le pire…

15Finalement, cette expérience de huit semaines de séances vidéo avec les enfants pendant le confinement a été enrichissante même si parfois éreintante. Il y a eu des moments noirs de découragement où il a fallu tenir, éclaircis par de beaux moments cliniques. Malgré les conditions difficiles et parfois périlleuses de la tenue du cadre, je crois qu’un vrai travail thérapeutique a pu se déployer pour les patients. L’utilisation de la vidéo a ébranlé le cadre classique par sa potentialité de transgression et de déploiement des perversions polymorphes infantiles (sadisme, voyeurisme, exhibitionnisme), mais elle a pu aussi dans certains cas révéler des parts enfouies inconscientes, jusqu’alors inaccessibles. Travail thérapeutique inédit et bien différent du travail en présence certes, mais travail thérapeutique quand même que nous avons traversé ensemble… pour le meilleur et pour le pire.

Liens d’intérêt

16L’auteure déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.


Mots-clés éditeurs : retour d’expérience, psychothérapie, visioconférence, télémédecine, pédopsychiatrie, cas clinique, relation soignant soigné, confinement, enfant, téléconsultation, transgression

Mise en ligne 17/11/2020

https://doi.org/10.1684/ipe.2020.2161

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