Un renversement du rapport au savoir médical
1Le psychiatre est de nos jours fréquemment confronté à des patients dont la rencontre n’est pas le préalable au diagnostic médical mais sa conséquence. Ces patients se présentent en effet avec leur diagnostic et viennent solliciter le savoir médical pour le confirmer et se voir administrer le traitement qu’ils estiment adapté selon ce qu’ils ont saisi des recommandations scientifiques. Nous pouvons penser aux patients se « revendiquant » de divers signifiants médicaux, tels que dépression, bipolarité, phobie sociale, Asperger ou addiction qui viennent habiller une variété de symptômes ou de conduites source de souffrance psychique pour eux, mais ne correspondant pas aux critères cliniques de la pathologie alléguée. Ce phénomène peut même prendre une dimension sociétale où les termes médicaux se trouvent recouvrir des comportements ne relevant pas toujours à proprement parler de la pathologie psychiatrique. Le terme d’addiction en est un exemple paradigmatique et comme l’écrivent M. Valleur et J.-C. Matysiak dans leur ouvrage Le désir malade, « L’emploi de cette notion s’étend sans cesse aujourd’hui à de nouvelles pratiques, favorisant l’émergence de nouvelles pathologies, comme la cyberaddiction […]. Mais cette extension conduit aussi à une relecture addictive de problématiques éternelles, comme les dérives de la passion amoureuse, la dépendance sacrificielle à un conjoint maltraitant, la sexualité incontrôlée, l’engloutissement dans un travail répétitif et stérile, appelé workoholism par les Nords-Américains… » [1].
2Cette identification aux signifiants de la maladie présente indubitablement pour certains sujets un aspect positif, à savoir la possibilité pour ceux-ci de trouver une adresse à leur souffrance, pouvant les amener à consulter, chercher une aide, déculpabilisés par cette nomination médicale de leur problématique qui, encore aujourd’hui pour la pathologie psychiatrique, renvoie chez beaucoup de personnes du côté du vice ou du manque de volonté. Cependant, ce phénomène peut avoir chez certains autres sujets pour revers l’effacement de la subjectivité derrière ce signifiant médical qui peut venir empêcher l’élaboration de leur propre réflexion dans le suivi thérapeutique, au profit d’une demande de « normalisation » de leur vie par la science médicale. La pathologie qu’ils s’attribuent vient en effet mettre un signifiant sur leur souffrance en évacuant la dimension subjective de leur problématique, mettant au second plan la question de la part qu’ils peuvent avoir dans leurs difficultés, les liens avec leur propre histoire, se retranchant derrière l’appellation médicale qui prend valeur de vérité du sujet.
3Si cette volonté de s’inscrire dans la pathologie peut étonner, nous pouvons comprendre intuitivement que l’adresse au monde médical permet à ces personnes de trouver à leur manière un appui face à leurs problèmes, mais ceci est plus intrigant quand des sujets se revendiquent de signifiants bien plus lourds à porter comme celui de « pédophile ». Après le rappel de quelques éléments de théorie psychanalytique, notamment lacanienne, sur la question de l’identité, nous nous intéresserons ensuite aux cas cliniques de patients psychotiques se trouvant dans cette situation, afin d’en dégager certains traits particuliers.
Un abord psychanalytique de la question de l’identité : le stade du miroir
4J. Lacan a divisé l’espace psychique en trois ordres : symbolique, imaginaire et réel. Il introduit d’abord l’imaginaire en 1936, lors d’une conférence à Marienbad, dont le texte sera repris dans Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je [2] en 1949, puis les autres catégories du symbolique et du réel en 1953, avec Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse [3]. Le registre symbolique est celui du signifiant, du langage. Il vient désigner ce qui fait défaut, l’objet qui a été perdu. J. Lacan évoque dans l’ouvrage précédemment nommé le signifiant comme « meurtre de la chose », élevant cette chose manquante au rang de concept dans l’inconscient et lui faisant prendre sens. L’ordre symbolique est un ordre tiers entre le sujet et le monde réel, qui ménage une distance avec l’immédiateté de celui-ci, permettant l’émergence de la subjectivité propre. L’imaginaire renvoie au stade du miroir. C’est un registre dominé par l’image (du corps propre, du semblable…). C’est le registre psychique où se développe le narcissisme. Le réel prend son importance dans la dernière partie de l’œuvre de J. Lacan. Il ne s’agit pas de la réalité, mais de ce qui échappe à la prise dans le symbolique, dans le langage, ce qui est hors signifiant.
5La question de l’identité peut se comprendre à partir du stade du miroir qui prend place avant l’Œdipe. J. Lacan schématise cette ébauche de la construction du « moi » et du « je » dans Le séminaire sur « la lettre volée » [4] sous la forme suivante, voir figure 1.
Schéma L d’après J. Lacan
Schéma L d’après J. Lacan
6J. Lacan le décrit comme une expérience se déroulant en trois temps. Initialement, l’enfant (le sujet figuré par « S ») perçoit l’image de son corps dans le miroir comme celle d’un autre réel, qu’il essaye d’approcher et d’appréhender. À ce stade il y a, pour l’enfant, confusion entre soi et l’autre : « C’est cette captation par l’imago de la forme humaine […] qui entre six mois et deux ans et demi domine toute la dialectique du comportement de l’enfant en présence de son semblable. Durant toute cette période on enregistrera les réactions émotionnelles et les témoignages articulés d’un transitivisme normal. L’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit tomber pleure » (L’agressivité en psychanalyse) [5]. Dans un deuxième temps, l’enfant découvre que l’autre du miroir n’est qu’une image et non un être réel. Son comportement face au miroir (le fait qu’il ne cherche plus à se saisir de cette image spéculaire) confirme qu’il peut désormais distinguer l’image de l’autre de la réalité de l’autre. Dans le troisième temps, l’enfant acquiert la conviction que l’image qu’il perçoit est en fait sa propre image. Cette reconnaissance de l’image dans le miroir comme étant bien la sienne nécessite la médiation du symbolique, un grand Autre, en général parental, qui atteste cette reconnaissance par les signifiants adressés à l’enfant : « Tu es cela » pourrions-nous résumer. J. Lacan étend cette lecture de la question de l’image spéculaire, au-delà de la relation stricte à l’image dans le miroir, à ce qui est renvoyé au sujet de lui-même dans sa relation à l’autre et au social. Nous pouvons donc comprendre ce qui se joue chez certains névrosés dans leur revendication d’un diagnostic médical à travers le prisme d’une répétition du stade du miroir dont l’effet structurant aurait été insuffisamment assuré du fait des aléas de leur histoire personnelle et de failles narcissiques.
Psychose et identité : le sinthome
7En ce qui concerne la psychose, J. Lacan développe sa conceptualisation de celle-ci notamment dans son troisième séminaire, intitulé Les psychoses [6]. Face à la question du manque de l’objet, qui s’éprouve lors d’un moment pivot du développement de l’enfant, le complexe d’Œdipe, et qui met le sujet face à la question du manque, de la castration, dont l’agent symbolique est la figure paternelle, celui-ci est amené à faire un choix inconscient. Dans la névrose, le sujet refoule dans son inconscient l’objet originaire, le sein maternel. Naît alors, dit J. Lacan dans son quatrième séminaire, La relation d’objet, « une nostalgie [liant] le sujet à l’objet perdu, à travers laquelle s’exerce tout l’effort de recherche. Elle marque les retrouvailles du signe d’une répétition impossible, puisque précisément ce n’est pas le même objet, ça ne saurait l’être » [7]. Naît alors également le désir, au sens que lui donne la psychanalyse, à savoir ce qui se trouve au-delà du besoin. Ce dernier, dont la satisfaction peut passer par un objet de la réalité (la faim, la soif, les soins corporels…) laisse émerger le désir, passant par une adresse à un autre, visant un objet éternellement manquant et qui enjoint le névrosé à passer par une suite infinie d’objets substitutifs à cette satisfaction originelle, permettant l’accès à la dimension du symbolique.
8Pour le sujet psychotique, cette question du manque ne passe pas par le refoulement, mais par la forclusion, le rejet en dehors de l’inconscient de la représentation psychique du manque. Une des conséquences de la forclusion de la castration, en ce qui concerne le stade du miroir, est une aliénation à l’image de l’autre du moi du sujet psychotique, en échec face à la dernière étape du stade du miroir. L’identification à un signifiant (dans notre cas, du champ de la maladie) ne correspond donc pas uniquement à une répétition d’une reconnaissance par le grand Autre, qui n’a pas eu lieu, mais à l’identification à un « signifiant comme tel vidé de toute signification » [8] pour le sujet, auquel le discours du grand Autre (dans notre cas le discours médical) vient donner sens secondairement.
9Ce phénomène se retrouve en partie dans ce que dit S. Freud pour qui le sujet psychotique « rebâtit l’univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. […] la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison » [9]. J. Lacan s’y est surtout intéressé dans le cas de psychoses non décompensées, en lui donnant le nom de sinthome, développant ce concept dans le séminaire du même nom [10]. Il élabore ce concept à partir de l’étude de l’œuvre d’un poète irlandais, James Joyce, dont l’œuvre littéraire, au style singulièrement obscur, constitue pour lui un « symptôme littéraire », qui réalise une compensation de la carence du père symbolique et de la castration par les discours et les interrogations qu’il suscite dans le monde littéraire et universitaire de l’époque. Comme le soulignent R. Chemama et B. Vandermersch dans leur Dictionnaire de la psychanalyse, « Joyce se fait un nom et ce n’est pas une métaphore : son symptôme littéraire a la fonction identificatoire du nom propre » [11], autrement dit, le sinthome chez le sujet psychotique ne concerne pas seulement la défense du « moi », mais aussi et surtout celle de l’essence même du sujet et de son existence psychique, le « je ».
Cas cliniques
10Le premier patient auquel nous nous intéresserons, que nous nommerons M. X, s’est un jour présenté au commissariat de son quartier, dans un état d’agitation intense, prétendant être « pédophile » et demandant à être mis en prison immédiatement. Les policiers, probablement surpris par cette autodénonciation subite et décontenancés par son état d’agitation anxieuse, l’adressent aux urgences psychiatriques. Une fois arrivé, même circonspection, entre inquiétude de psychiatriser ce qui relèverait en premier lieu de la justice et étonnement de voir ainsi un patient dont le discours spontané se limite à s’accuser d’une charge aussi lourde. M. X est tout de même hospitalisé du fait de son état extrême d’agitation. Après quelques jours d’hospitalisation qui permettent, avec les traitements sédatifs administrés, un relatif apaisement du patient, nous avons alors accès à un discours plus élaboré à propos de ces auto-accusations d’être « pédophile ». M. X livre alors un délire de persécution qui a pour origine un fait relativement anodin à première vue, la consultation du catalogue d’une célèbre enseigne de prêt-à-porter aux pages lingerie féminine. À ce moment, nous dit le patient, a fait irruption dans son esprit l’idée qu’il était « pédophile », ainsi que l’intuition délirante que la police était en route pour l’arrêter à cause de cela. M. X s’est donc rendu au commissariat afin de devancer cette échéance terriblement angoissante. Nous voyons donc ici que le signifiant pédophile est venu chez ce patient mettre un mot sur une pulsion sexuelle impossible à symboliser du fait de sa structure psychotique, et vectrice d’une angoisse insupportable. Nous voyons également qu’il s’agit de ce signifiant vidé de toute signification évoqué par J. Lacan, stigmate de la forclusion psychotique, puisqu’il apparaît clairement qu’il n’y a aucun rapport entre le mot « pédophile » brandi par le patient et sa signification commune, phénomène témoignant de la carence symbolique radicale autour de laquelle le patient s’est structuré.
11Nous en venons ensuite à M. Y. Ce patient présente dès les premières hospitalisations une clinique évoquant une pathologie psychotique, notamment un sentiment de persécution diffus, une certaine désorganisation de la pensée, avec des angoisses envahissantes, mais l’élément le plus marquant chez lui est son rapport très compliqué à son identité sexuelle, responsable d’idées voire de passages à l’acte suicidaires. En effet, le patient s’affirme tour à tour addict à la pornographie, transsexuel, pédophile ou zoophile et demande une « castration chimique », selon ses propres termes, exemplifiant ce que J. Lacan à la suite de S. Freud décrivait dans la psychose, ici à propos de la castration, à savoir que « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel » [12]. M. Y fait remonter ses troubles à la fin de l’adolescence avec l’apparition d’une compulsion à la masturbation, associée à une consommation importante d’images pornographiques, troubles qu’il range d’abord sous le vocable « d’addiction ». Les autres signifiants viennent ensuite s’ajouter au fil du temps, d’une manière assez curieuse : le patient évoque en général le visionnage par hasard d’un reportage à la télévision ou d’images sur internet en rapport avec le terme en question, à la manière d’un syndrome d’influence, qui vient imprimer son psychisme sans qu’aucune distance ou élaboration ne soit possible.
12Parmi les troubles dont le patient s’affuble, celui qui retient davantage l’attention des soignants est la pédophilie, au point que c’est ce signifiant qui viendra bien souvent l’identifier aux yeux de l’institution, venant bien avant l’empathie que pourrait pourtant générer son histoire familiale difficile, notamment les violences sexuelles subies par sa mère devant lui quand il était jeune. M. Y, au fil de ses hospitalisations, évoque de plus en plus exclusivement ses « pulsions pédophiles », corrélativement à une diminution de ses angoisses et de ses idées suicidaires peu apaisées par le traitement médicamenteux dont l’observance est d’ailleurs médiocre. Pourtant sa pédophilie presque revendiquée présente une certaine étrangeté : interrogé sur d’éventuels passages à l’acte sur des enfants, le patient présente une grande perplexité, la question semblant ne pas faire sens pour lui, il n’évoque d’ailleurs aucune fantasmatisation sur des enfants, présentant une sexualité relativement conventionnelle au regard des paraphilies dont il dit souffrir.
13Nous voyons donc chez M. Y se jouer la dernière étape du stade du miroir, face à laquelle il était en échec, par la saisie dans le discours du grand Autre d’une forme d’intérêt pour cette « identité » de pédophile dans laquelle le patient vient trouver une forme de suppléance, apaisant ses angoisses identitaires et le sortant de l’aliénation imaginaire aux images télévisuelles ou informatiques, au prix d’une aliénation au discours du grand Autre. Nous constatons cependant, là encore, le hiatus irréconciliable entre le signifiant de « pédophile », ses pulsions « contre-nature » qu’il s’attribue et leur traduction concrète dans son psychisme, où la question même de l’intérêt sexuel pour les enfants lui paraît incongrue.
14Intéressons-nous maintenant à M. Z, dont l’histoire clinique commence vers vingt ans avec le diagnostic de ce qui s’appelait encore à cette époque psychose maniacodépressive. Il est issu d’une fratrie de cinq enfants dont le patient dit qu’ils ont tous mieux réussi que lui, reprenant à son compte le discours dévalorisant de son père tenu sur lui durant toute son enfance. Le patient est hospitalisé à de multiples reprises pour des décompensations maniaques et mélancoliques, avec nombre de tentatives de suicide graves, et ce sur près d’une vingtaine d’années. M. Z parlera à l’occasion de l’une d’entre elles, avec une grande réticence, du fait qu’il ait obligé son frère cadet, dans son adolescence, à avoir des rapports sexuels avec lui durant plusieurs années. Le patient dira également que l’un des membres de sa fratrie l’a une fois surpris en plein acte et qu’il l’a rapporté à leur mère sans qu’il n’y ait de réaction ou de conséquence au niveau familial ou judiciaire.
15M. Z n’en reparlera pas lors des autres hospitalisations qui verront peu d’évolution de sa pathologie malgré les nombreuses thérapeutiques entreprises, notamment divers neuroleptiques et thymorégulateurs, ainsi que la sismothérapie. Le patient est perdu de vue pendant plusieurs années et réapparaît un jour, demandeur d’une hospitalisation, non pas pour une décompensation de son trouble de l’humeur, mais pour un état anxiodépressif réactionnel à l’attente de son passage au tribunal correctionnel. En effet, il s’est autodénoncé pour des attouchements sexuels sur son fils unique, ayant eu lieu plusieurs années auparavant, et l’instruction arrivant à son terme et le procès approchant le patient appréhende son incarcération. Soulignons, bien que le patient ne fasse aucunement le rapprochement, que l’époque de son autodénonciation correspond à la fin de ses hospitalisations régulières pour décompensation de son trouble bipolaire. À l’occasion de cette hospitalisation, il apparaît également que le patient présente une forte tendance à signaler à tous les soignants rencontrés sa pédophilie, évoquant les attouchements sur son fils, mais aussi les relations sexuelles avec son frère, tranchant nettement avec sa réticence à en parler par le passé.
16Condamné à dix ans d’emprisonnement assortis d’un suivi sociojudiciaire avec injonction de soins, le patient continue son suivi en ambulatoire après sa sortie, sans décompensation de son trouble bipolaire, n’étant réhospitalisé à intervalle régulier que dans les dernières années, pour des états d’angoisse réactionnels à un vécu de solitude important. En effet, durant les années qui ont suivi la fin de son incarcération, M. Z est de nouveau passé à l’acte sur le fils d’une de ses sœurs, par des attouchements sexuels. Ceux-ci n’ont pas donné lieu à une condamnation, bien qu’il y ait eu des poursuites, du fait de l’ambivalence de cette sœur qui a porté plainte plusieurs années après les faits et n’est pas venue au tribunal, aboutissant à un non-lieu. Ces faits ont pour conséquence un isolement social majeur pour le patient, cette sœur étant le seul membre de sa famille qui avait encore des contacts avec lui. C’est donc cette solitude qui l’amène à se présenter à l’hôpital où il déclenche à chaque fois un grand rejet de la part des soignants, le signifiant pédophile venant bien souvent résumer le patient pour ceux-ci, tout comme pour le dossier médical où le seul élément biographique notable désormais relevé dans les observations médicales se résume à sa pédophilie et sa condamnation par la justice.
17Les entretiens avec M. Z tournent principalement autour de sa paraphilie, il évoque répétitivement ses « pulsions » qui sont, dit le patient, « plus fortes que [lui] ». Loin de tout déni, minimisation ou réticence, il verbalise spontanément sur ses passages à l’acte, s’épanchant sur leur caractère « immoral », dans une sorte de reconstruction de son histoire autour de cette identité de pédophile, mais sans possibilité d’élaboration au-delà de ce simple constat, tout comme il est en incapacité d’élaborer sur le revirement radical de son rapport aux faits délictueux qui lui ont valu sa condamnation. M. Z évoque également sa solitude, dans une incompréhension totale de la raison de la rupture des liens avec sa sœur et son neveu malgré le discours répétitif tenu sur ses actes et sur lui-même. Nous voyons donc à l’œuvre les mêmes mécanismes inconscients chez M. Z que chez les patients précédemment décrits, toujours avec ce décalage entre le discours identitaire de ces sujets autour de leur paraphilie et le point aveugle que constituent les contradictions entre ce discours et certains pans de leur histoire, témoin de la carence symbolique radicale qui traverse leur structure de personnalité, comme le suggère notre titre « je » est pédophile en lieu et place du « je suis pédophile » que pensent s’attribuer ces sujets. Nous voyons aussi comment les réactions de rejet et la fixation sur le passage à l’acte par le grand Autre institutionnel viennent paradoxalement assurer une suppléance à l’échec du stade du miroir.
18Bien entendu, une des différences majeures avec les autres cas cliniques évoqués est le fait que M. Z est véritablement passé à l’acte sur des enfants. Cela peut probablement se comprendre à travers ce que son histoire laisse entrevoir du climat familial, similaire à celui décrit par PC. Racamier dans L’inceste et l’incestuel [13], où confusion entre les générations et entre affectivité et sexualité, ainsi que disqualification du sujet, règnent en maître. Cela, dit-il, a pour résultante majeure une mise en agir là où la pensée et le fantasme sont absents.
La question de la responsabilité pénale
19Le premier alinéa de l’article 122-1 du Code pénal français dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » [14]. S’il n’y a pas de liste limitative des pathologies psychiatriques entraînant une irresponsabilité pénale, celle-ci « est souvent acquise quand le passage à l’acte a été inspiré par une pathologie schizophrénique, une bouffée délirante, des troubles bipolaires en phase aiguë, une psychose paranoïaque ou une confusion mentale » [15], rarement dans le cas d’une paraphilie et ceci pour plusieurs raisons. D’une part, au niveau clinique, les critères diagnostiques des paraphilies ne mettent pas particulièrement en avant l’altération du contact à la réalité, contrairement aux pathologies psychiatriques citées précédemment ce qui ne permet pas en général de retenir l’abolition du discernement et encore moins du contrôle des actes. D’autre part, au niveau sociétal, les agressions sexuelles sur les enfants font partie dans les représentations collectives de notre société des pires types de crimes et délits, peu importe que leurs auteurs soient responsables ou non sur le plan pénal. À l’instar de ce qu’écrivaient V. Magnan et PM. Legrain, au xixe siècle, à propos de ce qu’ils nommaient les dégénérés, dans l’ouvrage du même nom : « Le dégénéré se trouve être simultanément irresponsable et responsable : irresponsable en principe, puisqu’il est dégénéré, et responsable du point de vue social puisqu’il est nuisible » [16].
20En l’occurrence M. Z a été reconnu pleinement coupable de ses actes et ne doit, pour l’instant, son absence de condamnation pour l’agression la plus récente qu’à la difficulté à établir la matérialité des faits en raison de sa dynamique familiale très particulière. Bien qu’étant bipolaire, le patient ne présentait pas au moment de ses passages à l’acte de décompensation aiguë, et ce trouble mental n’a donc pas permis de retenir l’irresponsabilité pénale. De plus, déclarer irresponsable ce type de patient du fait de sa paraphilie poserait la question des soins dispensés par la suite : l’irresponsabilité pénale aboutissant très souvent dans les infractions graves à la mise en place de soins sous contrainte à la demande du représentant de l’état (SDRE), quel serait l’objet du traitement en milieu hospitalier ? En dehors de la dangerosité sociale dont il n’est pas certain que l’hôpital soit l’outil thérapeutique approprié. Plus encore chez M. Z, cette pédophilie revendiquée, bien qu’évoluant sur une structure psychotique ne constitue pas un symptôme délirant mais, comme nous avons essayé de le montrer, une suppléance pour le sujet, et l’irresponsabilité viendrait lui opposer un cinglant désaveu.
21Si le cadre de ce texte ne nous permet pas la discussion philosophique sur la primauté de considération entre la psychopathologie individuelle et la défense de la société, force est de constater que la balance penche nettement en faveur de la seconde depuis de nombreuses années. A. Pires évoquait déjà en 2001 la « judiciarisation de l’opinion publique », constatant que « le public cesse d’être […] un simple destinataire de la norme juridique, ou encore un aspect de l’environnement du système pénal, pour devenir une sorte de critère et de prolongement interne de ce système » [17]. Il nous paraîtrait cependant dommageable d’ignorer la psychopathologie que nous avons détaillée jusque-là et d’éluder les interrogations sur les contradictions qui semblent se dessiner entre la responsabilité de M. Z affirmée par la justice ou l’expert psychiatre et ce que nous avons développé de la part d’aliénation que revêt la psychopathologie des patients de nos cas cliniques.
22En effet, pour ces sujets psychotiques en particulier, l’identification au signifiant « pédophile » et ses conséquences ne constituent pas seulement une béquille narcissique et identitaire mais un moyen de lutte contre un effondrement subjectif plus radical, avec une aliénation à la fois à l’image spéculaire et au discours du grand Autre, qui à notre sens vient porter atteinte à la « liberté du vouloir » [18] que G. Tardes posait au fondement de la responsabilité. Il pourrait alors être utile de se pencher sur la notion d’altération du discernement et l’alinéa deux de l’article 122-1 du Code pénal qui dispose entre autres que « la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable » mais que « la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime » [14]. Cependant, au-delà des controverses que soulève l’application de cette notion depuis qu’elle existe et qu’il ne nous est pas possible de détailler ici, nous objecterons la même chose que pour l’irresponsabilité, à savoir que c’est la reconnaissance de la pleine responsabilité de leurs actes que les patients comme M. Z recherchent inconsciemment dans leurs comportements. Nous disons bien entendu cela non pas d’une position médicale qui viserait à assigner une fonction thérapeutique à la justice, mais d’une position d’écoute du discours des patients en question dont nous constatons le redoublement par la décision judiciaire de la tentative de suppléance à leur fragilité psychotique.
23Nous dirons en guise de conclusion très partielle que dans le cas des sujets comme M. Z, si l’irresponsabilité pénale paraît peu adaptée, l’injonction de soin permet de concilier la dimension d’aliénation liée à leur psychopathologie et l’appréhension de la pathologie mentale par la justice, cette injonction de soin venant redoubler leur tentative de suppléance, les affirmant à la fois sujet, coupable et malade, une « injonction de soi » pourrait-on dire.
Liens d’intérêt
24l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : pédophilie, psychopathologie, responsabilité pénale, psychose, psychanalyse, identité sexuée, auteur de violence sexuelle
Mise en ligne 28/08/2020
https://doi.org/10.1684/ipe.2020.2125