La dépression comme construction socioculturelle : un aperçu occidental et préhispanique
1Kenneth Pike [1], spécialiste en linguistique, affirme que le langage est un des aspects structurels du comportement humain. Il a proposé d’introduire deux notions qui se sont ensuite diffusées à l’anthropologie et aux sciences humaines : le terme étique (de phonétique) qui fait référence à l’analyse classificatoire et abstraite, et le terme émique (de phonémique, ou phonologique) qui fait référence à stralinguistique.
2C’est surtout avec Marvin Harris [2] que les termes d’étique et d’émique se sont répandus dans le champ de l’anthropologie. Schématiquement, ils servent à distinguer la vision de l’étranger de celle de l’autochtone, d’un comportement propre à une culture donnée.
3Dans toute considération sur les maladies mentales, il est nécessaire de tenir compte des deux dimensions. D’une part, comment les maladies sont comprises à partir d’un point de vue extérieur qui s’éloigne de l’objet décrit et manie des classifications médicales, scientifiques, et externes, d’autre part comment la maladie se conçoit ou se vit dans la perspective de ceux qui en souffrent ou observent le phénomène en tant que partie intégrante de leur propre réalité.
4Dans cet article, nous allons montrer dans quelle mesure la dépression peut aussi être vue comme une invention culturelle et sociale de l’Occident.
5Au même titre que d’autres réalités sociales, la définition des maladies procède de la construction linguistique de la réalité, qui, selon les sociologues Berger et Luckman [3], détermine l’action humaine. Le concept même de maladie agrège un ensemble de caractéristiques qui en constituent le sens et déterminent la façon dont les gens s’y rapportent, c’est-à-dire la comprennent, se la représentent, et même la vivent [4].
6Par le passé, différents auteurs ont proposé une approche historique du concept de maladie. Ainsi, Area Carracedo et Vila Pillado [5], par exemple, partent de la préhistoire. À partir des données de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’histoire, en se penchant sur les conceptions que se fait l’homme de la vie et de la mort, ils affirment que pour l’homme des âges préhistoriques, la maladie était une notion équivalente à la cause de la mort, et lui attribuait un caractère magique ou métaphysique.
7Depuis, bien entendu, différents médecins et philosophes ont proposé d’innombrables définitions des concepts de santé et de maladie. Il est souvent fait référence à des notions comme la norme, le dysfonctionnement physiologique, l’altération, comme le montrent Area et Vila [5]. On connaît la célèbre formule de René Leriche : « la santé c’est la vie dans le silence des organes », souvent reprise et commentée par le philosophe Georges Canguilhem [5]. Ce dernier, par exemple, qui sera le maître de Foucault, proposait de s’appuyer sur la distinction entre le « normal et le pathologique » pour comprendre les notions occidentales de santé et maladie. Il introduisait ainsi une perspective où la maladie prend part dans le système normatif régissant la vie sociale et l’action humaine au-delà de la sphère de la santé, perspective dont se souviendra son célèbre disciple Michel Foucault [6].
8Du côté de la sociologie, nous donnerons l’exemple de Talcott Parsons. En 1968, il entreprend une étude sociale et structurelle de la maladie. Il se penche sur l’analogie biologique de Durkheim pour comprendre les états sociaux normaux et pathologiques [7]. Parsons identifie dans Durkheim l’éthique positiviste qui entend la maladie comme un accident, un écart par rapport à la norme. Il souligne que « dire que les faits de la maladie sont, pour un physiologiste, accidentels, en ce sens que leur cause ne doit pas être comprise en fonction des mêmes lois qui régissent les phénomènes normaux, est tout à fait inadmissible » [6].
9Kleinman propose une différenciation sémantique pour comprendre la maladie, la façon de vivre la maladie, et les éléments culturels impliqués, avec les termes de disease, sickness, et illness[8].
10Dans le cadre des considérations sociales et culturelles sur la maladie, il propose un modèle « écologique » dans lequel l’influence extérieure et les systèmes de santé jouent un rôle fondamental. D’un point de vue transculturel, il décompose le phénomène de la maladie avec les termes disease, sickness, et illness (les termes en anglais seront utilisés dans la mesure où il n’y a de concepts équivalents ni en espagnol ni en français qui constitueraient une traduction appropriée). L’auteur commence par examiner la maladie comme catégorie socioculturelle. Il appelle sickness cette construction culturelle et la « naturalisation » d’une maladie dans un contexte social donné, qui sert à percevoir, exprimer et valoriser les symptômes d’une maladie. Une sickness comporte deux aspects : illness et disease. Disease se réfère au dysfonctionnement biologique ou mental tel que perçu par la science occidentale ou décrit par la médecine, capable de fournir de l’information à la personne atteinte de la maladie, ainsi qu’un diagnostic et éventuellement un traitement. Le terme illness, qu’on pourrait à la limite traduire par souffrance, fait référence à l’expérience subjective formée psychosocialement, c’est la forme que la maladie prend en termes médicaux ou disease. En ce qui concerne la souffrance, Kleinman indique que, contrairement aux autres éléments, elle peut être vécue par d’autres personnes que les « malades » : ainsi de la famille, de la communauté ou même d’une collectivité élargie. Il est important de ne pas oublier qu’il s’agit d’un modèle explicatif des différentes facettes de la maladie et que chaque élément ne doit pas être considéré en lui-même comme une entité ou un phénomène indépendant.
11La maladie est ainsi un concept qui désigne un état de dysfonction, de déviation ou d’altération physiologique ou mentale, qui peut être vécue de manière subjective, et conçu de façon collective [10]. Elle se compose d’un ensemble de symptômes qui permettent son identification et déterminent sa nature. La classification construite à partir de l’identification de ces signes se base sur des éléments supposés observables et objectifs. La perspective proposée ici agrège des éléments culturels, sociaux et historiques. Elle est déterminée par le contexte, les pratiques, les significations qui sont partagées et construites dans un temps et un espace donnés, et par une collectivité particulière.
L’approche culturelle des maladies mentales
12L’anthropologie et la psychiatrie ont abordé les maladies mentales en conjonction avec la culture. Il existe néanmoins de grandes différences dans la manière dont l’articulation entre les deux aspects a été comprise.Dans une première conception, les maladies mentales sont considérées comme des entités universelles, qui connaissent éventuellement des variations dans leurs manifestations ou des différences dans leurs expressions. Dans une autre conception au contraire, il s’agit de comprendre comment certains comportements qui s’écartent des normes culturellement établies constituent des entités sémiologiques liées à une vision du monde données et déterminant l’expérience de la maladie ou de la souffrance.La différence semble subtile, mais elle est enracinée dans des conceptions épistémiques tout à fait différentes : une affirme une certaine objectivité de la connaissance médicale ; l’autre la part inaliénable de subjectivité ; une sous-entend l’universalité, l’autre un certain relativisme. Dans cette dernière conception, la maladie mentale forme une construction linguistique et sociale, un produit culturel davantage qu’une entité naturelle inhérente à l’humanité comme espèce.
13Emil Kraepelin fut un des premiers à s’intéresser en profondeur aux différences culturelles dans l’étude des maladies mentales, dans le cadre de ce qu’il a appelé « psychiatrie comparée ». En 1904, il fit un voyage à Java, en Indonésie, afin de tester la validité universelle de sa théorie. Il y observa notamment les troubles mentaux localement nommés amok et latah. Il estima que ce qu’il avait pu observer tendait à confirmer les hypothèses formulées dans ses œuvres, tout en admettant la possibilité de variations « sémiologiques » [10].
14Un exemple d’une conception contemporaine de Kraepelin nous est donné par Akerknech [11], quand il affirme que « la présence et la définition de la maladie mentale dépendent des relations sociales, de sorte que ces maladies varient en forme et en ampleur, d’une tribu à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une civilisation à l’autre » (p. 21). Ilsouligne également que les maladies mentales présentes dans certaines cultures telles que l’amok, le latah, l’imu, le windigo, la mort vaudou, sont impossibles à classer dans les cadres diagnostic existants.
15Quelles qu’aient été les premières conclusions formulées par Kraepelin, ou Akerknech, il s’est depuis produit un véritable changement épistémique dans la vision de l’importance de la culture dans les maladies mentales. Depuis Kraepelin, Freud ou Roheim, l’approche culturelle a été développée et étoffée dans différentes aires académiques et géographiques. Tour à tour, on l’a appelé psychiatrie transculturelle, ethnopsychiatrie et psychiatrie culturelle [11].
16Aujourd’hui, cet abord culturel de la maladie mentale n’est certainement plus à comprendre comme l’étude de maladies exotiques, ou de variations pathologiques, mais plutôt comme l’étude de la maladie mentale considérée elle-même comme une production culturelle.
17Selon Simon [12], chaque culture comprend une catégorie que l’on peut appeler « folie », qui dépend des limites comportementales qu’elle établit comme attendus dans des situations sociales spécifiques.
18Après lui, il est plus que jamais nécessaire de prendre en compte les critères que formule un système culturel donné pour évaluer la santé et la maladie. Dans le cas de la culture occidentale, il s’agit d’examiner les soubassements culturels des formulations dites scientifiques.
19Selon Tseng [13], lorsqu’on parle de culture, il est nécessaire de prendre en compte les comportements et les styles de vie partagés par une collectivité, c’est-à-dire les coutumes, les habitudes, les croyances et les valeurs qui modèlent les émotions, les comportements et les modes de vie. Tseng affirme l’importance de créer des catégories, des connaissances, qui puissent avoir une validité ou pertinence transculturelle.
20Villaseñor [10] souligne la nécessité de rejeter l’apriorisme culturel, dans la mesure où il est dangereux de soumettre au jugement une culture à partir des échelles de valeurs d’une autre. Il va plus loin en affirmant qu’il peut même être nécessaire de considérer sa propre culture elle-même comme « exotique ».
Un aperçu historique, social et culturel de la dépression
21En préambule à notre aperçu historique de la dépression, il est nécessaire de présenter les premières descriptions des maladies mentales ou de la folie telles qu’elles peuvent être décrites dans les ouvrages grecs. C’est d’ailleurs du grec que viennent des mots comme manie ou mélancolie. Néanmoins, les catégories de l’Antiquité grecque sont très éloignées de ce que le vocabulaire actuel exprime par les mêmes termes. À cet égard, Berrios [9] souligne que ce serait tout à fait erroné de considérer qu’il s’agit de concepts équivalents, ou même de l’antécédent des conceptions cliniques d’aujourd’hui.
22Avec le plus grand soin, les descriptions de la Grèce antique seront reprises pour comprendre, d’une part, les états équivalents en ce sens que la dépression est maintenant comprise et, d’autre part, pour comprendre les points de convergence dans les descriptions de la souffrance de la mélancolie. En ce sens, il faut se rappeler que les mythes décrits dans les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide représentent les émotions et les sentiments humains associés aux situations désastreuses qui caractérisent la structure dramatique du récit. Ainsi, dans les tragédies, un lien est établi avec la mélancolie et le désir de mourir ; l’amertume est associée à l’odeur et à la colère ; la mélancolie est attribuée à la bile ou à la rage noire, etc.
23Cela dit, malgré les différences, et avec la plus grande précaution, nous pouvons trouver dans les descriptions antiques des points de convergence avec le concept clinique de dépression, notamment dans certaines descriptions des souffrances provoquées par la mélancolie.
24Dans les tragédies d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide, un lien est établi entre la mélancolie et le désir de mourir, mais aussi avec la colère et l’odeur. La mélancolie est attribuée à la bile noire. Ces émotions et sentiments, dans le cas des tragédies, sont bien entendu liés aux situations funestes qui caractérisent les structures dramatiques de ces œuvres.
25On peut donner comme exemple la tragédie contant l’histoire de la reine Médée, qui, abandonnée par Jason, pleure avec amertume, perdue dans ses sentiments, en vient à se haïr elle-même, ainsi que Jason, ses fils, et l’existence tout entière, et aspire à la mort [12].
26En ce qui concerne les médecins de la Grèce antique, on mentionnera deux des auteurs qui se sont intéressés à décrire la mélancolie, Hippocrate et Arétée. Nous reprendrons le point de vue de ces deux auteurs, en mettant l’accent sur la contribution discursive à la conception de la dépression dans la culture occidentale.
27En premier lieu, Hippocrate, qui dans son texte De la maladie sacrée, attribue la cause de la mélancolie à la bile noire, par ailleurs cause de nombreuses autres maladies dont l’épilepsie [14].
28La bile noire est l’une des quatre humeurs ou substances constitutives du corps humain, et selon Hippocrate elle serait la cause de cette manifestation de la mélancolie qui est caractérisée par l’aversion pour la nourriture, le désespoir, l’insomnie, l’irritabilité, l’agitation, l’humeur triste et la peur. Dans la conception antique, ces deux dernières caractéristiques étaient liées [15].
29Arétée, de son côté, regroupe dans la mélancolie diverses formes de folie. Un délire, notamment le soupçon d’avoir été empoisonné, une aversion pour l’humanité, voire la haine de la vie. Il l’associe aussi à l’hypochondrie, à l’irritabilité, au rire non motivé, à certaines superstitions [16].
30La relation entre la mélancolie et la bile noire se maintient tout au long du Moyen Âge. Evelyne Pewzner [14] montre comment la bile noire ou atrabilis se charge d’une connotation maligne, mauvaise, démoniaque. C’est une humeur qui est désormais considérée comme corrompue. Rappelons que le noir était alors associé à la fois au mal et au diable. Les médecins et les démonologues s’entendent sur l’effet du mal sur les nerfs, les artères et les méninges, ensemble qui entraîne la mélancolie. Cette relation, évidemment, associait la maladie au péché. La solitude profonde, la tristesse étaient considérées comme un mal, dans la mesure notamment où la sensation de ruine privait l’individu de sa foi en la grâce divine.
31L’un des médecins représentatifs de la période postérieure, celles où se posent les fondements de ce qui va devenir la psychiatrie, est le français Philippe Pinel. Chez lui s’observe encore l’influence de la morale chrétienne, si forte dans la période médiévale, comme en témoigne son idée de « traitement moral » [14].
32Pour Pinel (1809), les aliénés atteints de mélancolie présentent une sorte de délire « itératif » :
33Pinel distingue deux formes à travers lesquelles la mélancolie peut se manifester. Les sentiments et les idées qui les composent sont opposés dans leur contenu [17].
34La deuxième des manifestations cadre déjà plus ou moins avec le tableau dépressif ou mélancolique que l’on utilise aujourd’hui. Pinel (1809) affirme que cette variété de mélancolie, dans laquelle il y a notamment un excès de fatigue et une diminution de l’appétit, peut conduire jusqu’au suicide [17].
35Mayne, en 1860, définit la dépression comme une « dégradation de l’humeur des personnes atteintes de la maladie » [9].
36Alors que le terme de « dépression » commence à se populariser, certains auteurs préfèrent maintenir le terme de « mélancolie », mais dans un sens équivalent. « Kraepelin a légitimé le terme en l’utilisant comme adjectif, et parmi les états dépressifs, on trouve (chez lui) la mélancolie simple, la stupeur, la mélancolie sévère, la mélancolie fantastique et la mélancolie délirante » [9].
37En termes généraux, les classifications ci-dessus ne diffèrent pas sensiblement dans leur caractérisation. C’est-à-dire qu’un même sujet diagnostiqué par l’un d’eux le sera également si les critères diagnostiques de l’autre sont utilisés [18].
38Alonso-Fernández [19] propose un modèle en quatre dimensions pour comprendre la dépression. Ce modèle est basé sur l’expérience clinique et la méthode phénoménologique structurelle. La dépression est considérée comme un syndrome qui peut être déclenché par diverses causes et qui s’étend, ces dimensions se manifestent tant par des symptômes psychiques que corporels. Les dimensions de la dépression sont selon lui les suivantes : a) l’anhédonie ; b) l’anergie, c) la discommunication, d) la rythmopathie.
39Dans le cadre des analyses qui intègrent la dimension culturelle à l’étude de la dépression, il est nécessaire de mentionner quelques contributions qui s’intéressent plus spécifiquement au processus d’acculturation en tant que processus d’adaptation et d’assimilation d’une culture différente et dominante qui impacte sur le cours, la manifestation et même l’expérience de la maladie.
40Il s’agit ici de transcender l’idée de stress acculturatif comme conséquence de la migration vers une culture dominante. L’adaptation elle-même produit maladie mentale, mais l’appropriation de nouveaux modèles d’existence et de visions du monde construit et modèle la maladie mentale et son expérience elle-même.
41Tseng [13] met en garde contre les évidences empiriques qui témoignent de l’écart entre la prévalence de la dépression dans les sociétés occidentales et la faible prévalence dans les sociétés non-occidentales. Il identifie deux tendances dans les études qui cherchent à expliquer ces différences : celles qui tentent de savoir pourquoi l’incidence est plus faible dans les sociétés non-occidentales, et celles qui prêtent attention au « masquage » des symptômes dans les syndromes culturels. Cette analyse coïncide avec la première des approches.
42Pewzner explore la dépression comme une maladie établie par la culture. Ainsi, le symptôme, le symbole et le mythe constituent l’univers qui donne sens à la mélancolie en Occident [14].
43L’analyse de l’auteur tourne autour de l’axe de la culpabilité. Elle suggère que la culture occidentale, dans l’expression de la dépression, propose une version caricaturale de celle-ci. La culture, ses discours, ses croyances, ses histoires, etc. structurent la matrice de la vie que le sujet s’approprie et naturalise. Ainsi, sa démarche est ici en grande partie fondée sur l’hypothèse que les mythes sous-tendent la souffrance de la dépression, qui est observée dans sa conception du moi comme un symbolisme créé en Occident. Le « moi » se configure à partir des « grandes figures mythiques et des histoires qui mettent en scène les aventures de son existence, ses aventures et ses altercations avec les dieux et avec les hommes » ([14] p. 61).
44En ce qui concerne les mythes et leur coïncidence avec la mélancolie, Pewzner mentionne qu’ils ont eu une grande influence sur la conception chrétienne du mal, de la vie et de la souffrance, du sacrifice de soi comme rédemption du mal. Ceci explique la relation entre la culpabilité et la dépression [14].
Maladie et souffrance, padecimiento dans le monde de culture préhispanique
45Géographiquement, au Mexique, on divise la zone connue sous le nom de Mixteca en trois régions : la région dite haute, la région basse, et la côte. Depuis environ un demi-siècle, on considère que l’occupation humaine la plus ancienne aurait été celle de la zone haute, et on la date d’entre 5000 et 3000 avant l’ère chrétienne, sur la foi de vestiges de chasse et de cuisine. Quelques-uns de ces artefacts sont liés à certains groupes de la vallée de Nochitlán. Ils datent d’environ 2100-2000 ans avant l’ère chrétienne. Par ailleurs, dans cette région ont été retrouvés des vestiges ultérieurs, attribués à la culture olmèque. On pense que ce fut la première région habitée. Les vestiges, ustensiles et codex retrouvés suggèrent que la zone littorale et la zone dite « basse » ne furent habitées qu’ensuite, à partir de 800 avant l’ère chrétienne (Lind, 2008).
46Les origines de l’occupation, ainsi que les influences des zones sont mises en évidence parce que cela nous donne une idée des principales influences précoloniales. Ainsi, la culture olmèque, reconnue par beaucoup comme l’une des plus anciennes, située à l’époque préclassique et la culture nahua, dont le développement et l’influence culturelle ont été plus importants, se retrouve dans les veines de la culture mixteca. Parmi les éléments similaires se trouve la divinité principalement vénérée, Dzahui, comparable pour ses similitudes avec Tláloc, la divinité nahua. Les prêtres accomplissaient des rituels qui comprenaient des sacrifices [20]
47On a rappelé ces données historiques et archéologiques... origines de l’occupation, et aux influences, des zones géographiques, dans la mesure où cela nous donne une meilleure idée des grandes influences préhispaniques.
48Nous allons maintenant aborder les croyances et les pratiques relatives à la santé mentale de la région mixtèque à l’époque préhispanique. L’information la plus détaillée à propos de la santé, la maladie et la guérison provient de la tradition orale et écrite nahuas, c’est pourquoi cette section décrit ces conceptions.
49La médecine était considérée dans un certain sens comme un être en soi, qui agissait à travers le guérisseur traditionnel. Celui-ci prenait en compte la souffrance telle qu’elle lui était rapportée par le patient. Pour ce qui est des traitements, on peut dire que « les médicaments étaient des êtres à part entière, avec une signification hiérarchisée selon leurs effets » ([10], pp. 42).
50À propos des maladies, on peut remarquer qu’à la différence de la science occidentale, elles n’étaient pas toujours considérées comme quelque chose de négatif : il existait de « bonnes » maladies, dans le sens où elles étaient envoyées par les dieux, et des maladies mauvaises, en particulier celles causées par la magie noire d’un sorcier. Les maladies provoquées par les dieux se produisaient lorsque d’une manière ou d’une autre la personne avait perturbé l’ordre existant. Toutes les divinités pouvaient provoquer la maladie si une faute était commise contre elles, et toutes ces divinités étaient liées à quelque élément de la nature. Les maladies causées par l’homme pouvaient contenir une part intentionnelle, ou non. Quand c’était le cas, un guérisseur pouvait provoquer le mal volontairement, que ce soit par sa propre action et décision ou par commission [21].
51Les fonctions vitales étaient liées aux entités psychiques : tonalli, ihiyotl et teyolia. La première d’entre ces entités est reliée au soleil et se manifeste dans la personne aussi bien dans sa créativité ainsi que sa destinée, aussi appelée « étoile ». Si le tonalli sort, cela peut provoquer la maladie, voire la mort, comme résultat d’actes violents et d’un sentiment excessif de peur. L’ihiyotl est un organe vital qui est, dans sa description, relié avec le foie, et est identifié comme le lieu des passions, de la vigueur et de la vie. La dernière entité est le teyolia, qui vient du monde des morts, dont les fonctions sont situées dans le cœur, et sont associées à la conduite et la moralité. Les maladies qui lui sont associées sont des possessions, provoquées par la sorcellerie. Pour qu’une personne soit dans un état d’équilibre, il est nécessaire que ces trois entités le soient elles-mêmes [21].
52Si l’on observe ce qui précède, on voit que l’homme est conçu d’une façon holistique, sans dichotomie entre le corps et l’âme ou l’esprit, de sorte que les maladies ne sont pas non plus classées en fonction de cette division. La classification est plutôt liée à leur étiologie.
53Le côté gauche du corps était le pôle positif et celui de l’autorité car c’est là que se trouvait le cœur. On croyait que certaines forces vitales se trouvaient dans les os et pouvaient abriter des forces surnaturelles. D’autre part, le nombril était assimilé au centre de l’univers et du cosmos, et c’était à partir de lui qu’on pensait que se distribuaient les flux corporels [14].
54En ce qui concerne les maladies mentales, Villaseñor [21] mentionne quelques aspects pertinents pour comprendre ce que l’on pourrait appeler, inadéquatement, une psychopathologie nahua. La tête abritait le raisonnement, la communication et la relation avec la société et le cosmos. Le cuatlahueliloc ou yollotlahuelíloc était l’affection qui pourrait être assimilée à la folie, et faisait référence à une dysfonction organique de la tête, en lien avec le cœur, ce dernier étant justement le lieu du raisonnement. Une autre affection, l’épilepsie, était plutôt considérée comme une faiblesse du cœur. Même les traits comportementaux tels que le mensonge étaient associés à des éléments physiologiques et des entités animiques, en l’occurrence la salive. Enfin, mentionnons un dernier exemple, les verrues, qui pouvaient procéder de la saleté et d’une personnalité antisociale.
55Comme on a pu le voir, la façon dont les maladies sont conçues, leur étiologie et leur traitement se basent sur un système de croyances tout à fait différent des conceptions occidentales. Néanmoins, à l’instar des connaissances dites « scientifiques », ces savoirs étaient considérés comme vrais et guidaient tout à la fois le comportement des personnes et l’horizon des communautés. Ces éléments continuent à prévaloir dans les systèmes de croyances actuelles des différents groupes indigènes, pour certains très similaires, pour d’autres, transformés selon des changements qui se matérialisent dans de nouvelles croyances et de nouveaux rituels. Cela résulte bien sûr de l’histoire du processus de colonisation puis de domination qui ont forcé cette transformation, mais, plus récemment, de la mobilité contemporaine, ainsi que de l’incursion de nouveaux modes de communication dans une grande partie des communautés traditionnelles.
Conclusion
56L’aperçu historique qui précède conduit à s’interroger sur la dépression et sa catégorisation en tant qu’affection, maladie ou désordre, et en tant qu’unité « ontologiquement » indépendante et objective. Sans conteste, des effets bénéfiques ont pu être observés sur la qualité de vie des patients diagnostiqués grâce aux traitements disponibles. Néanmoins, ces diagnostics jouent les scripts de vie des malades dépressifs, traduisant un savoir « mythique » : la faute, l’expiation, la souffrance, etc. sur le terrain de l’objectif, du dit vrai, ou de la « raison ».
57La dépression, telle qu’elle est conçue dans la psychopathologie traditionnelle, se trouve limitée à la catégorie de maladie, conçue depuis une perspective exclusivement médicale, laquelle sous-entend un dysfonctionnement, une déviation ou une altération, entraînant un ensemble de signes et symptômes qui permettent son identification et sa classification. Face à cette vision, la lecture socioculturelle de la maladie la conçoit comme une construction sociale qui détermine un état subi subjectivement, qui dévie des expectatives culturelles et rompt le cours habituel de l’expérience de la vie.
58Nonobstant ce qui précède, on peut reconnaître un trait commun entre la perspective socioculturelle (émique), et la conception psychopathologique (étique) : les deux forment des entités linguistiques, des unités sémantiques, construites de signifiant, de présupposés et de descriptions. De plus, les deux conceptions déterminent des conséquences, des actions et réactions, des pratiques essentielles pour la santé des individus.
59D’autre part, en réalisant ce parcours historique de la dépression, la division entre les conceptions émique et étique, culturelles et « scientifiques » (aussi culturelles), correspondant au mythos et au logos ne paraissent pas avoir des origines différentes, ni obéir à des logiques contradictoires, mais semble plutôt devoir être distinguées selon la place plus ou moins privilégiée qu’elles occupent dans le discours de la modernité.
60Le discours psychopathologique sur la dépression a été construit à partir et en réponse aux discours culturels. Il s’est développé à partir d’une perspective « étique », et même si certains auteurs ont tenté d’intégrer les aspects subjectifs et le contenu des souffrances impliqués, les catégories se sont construites de l’extérieur, laissant de côté l’expérience subjective.
Liens d’intérêts
61les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : dépression, société, historique, nosologie
Mise en ligne 26/11/2019
https://doi.org/10.1684/ipe.2019.2024