Couverture de INPSY_9501

Article de revue

Psychothérapie institutionnelle en clinique privée

Pages 15 à 21

Notes

  • [1]
    « Les institutions ne peuvent exister qu’à maintenir passé sous silence ce qui en réunit les membres. Le prix du lieu est ce dont il ne saurait être question entre ceux qu’il lie, dans leur intérêt mutuel » [1].
  • [2]
    « Les constructions reflètent, trahissent même, les conceptions que nous avons de la vie psychique et de la maladie mentale ; elles révèlent les idées que nous avons sur la façon de soigner les malades mentaux. Et ces idées – ou plutôt ces hypothèses, car des certitudes en psychiatrie seraient bien redoutables – évoluent sans cesse alors qu’un bâtiment, 10 ans, 20 ans après reste au contraire bien fixé et figé dans sa conception initiale. », Nicole Horassius-Jarrié, in [3].
  • [3]
    « L’architecture d’un lieu de soin est fondamentale. On peut dire qu’elle dicte en partie la philosophie de la thérapeutique et que les soignants doivent s’y adapter » ([6], p. 9).
  • [4]
    « …Il est certainement sous-estimé l’influence que les patients peuvent avoir les uns envers les autres, influences quelquefois éminemment psychothérapiques, ne serait-ce que par les confidences ou partages au sein des “zones jachères” (terme de Oury), Adrien Altobelli, Vickie Frattini, Christophe Chaperot ([6], p. 10).

La Chesnaie, un lieu de soin habité par son histoire

1Il y a 62 ans, le vicomte de Lestrange cédait à un jeune médecin qui n’avait pas encore la qualification de psychiatre le château de la Chesnaie. Le futur Dr Claude Jeangirard, avec le soutien du Dr Jean Oury et en compagnie de quelques amis – gens de lettres et du cinéma, artistes et quelques professionnels du monde de la santé –, ouvrait la clinique de Chailles. Dans un premier temps, trente lits furent ouverts, avec un certain nombre de patients transférés de la Borde voisine de 15 kms, puis rapidement 60 pour atteindre un seuil de rentabilité.

La première période, jusqu’au milieu des années 70

2En 1959 le château brûle. Cette catastrophe qui est surtout humaine car des patients meurent pendant l’incendie, laissera une trace indélébile et refoulée [1] dans l’histoire du lieu. Cela aurait pu être la fin de l’institution mais l’équipe de soignants autour de Cl. Jeangirard décide de se déplacer avec les malades, le temps des travaux, dans un autre lieu. Lorsque la clinique réinvestit le château de la Chesnaie, celui-ci a perdu un étage et gagné une aile, aussi laide que fonctionnelle selon les critères de l’époque.

3En 1966 la clinique augmente sa capacité pour passer de 60 à 100 lits et atteint ainsi un chiffre optimal. Dans leur rapport ministériel, les Dr Guy Ferrand et Jean Paul Roubier [2], en tant que programmistes hospitaliers, décrivaient une unité de 80 à 100 lits comme celle « semblant constituer l’univers et la collectivité minimum que puisse appréhender facilement un malade mental, représentant un effectif de personnel tel qu’il constitue un collectif soignant et non pas une juxtaposition d’infirmiers et de moniteurs ».

4C’est aussi le nombre maximum de patients qu’une équipe médicale fonctionnant en collégialité peut appréhender sur le plan psychothérapique en maîtrisant parallèlement les divers lieux de cette psychothérapie.

5Pendant cette première période jusqu’au milieu des années 70, la Chesnaie se construit sur les fondements de la psychothérapie institutionnelle en investissant les bâtiments, en changeant leurs affectations et en mettant en place une organisation du travail de plus en plus structurée.

6À l’absence de mur d’enceinte et à la limitation des espaces fermés aux locaux à risque et à ceux protégeant le secret médical, se constituait une trame virtuelle qui devait assurer le contenant que les bâtiments ne fournissaient que partiellement. Les outils qui maintenaient cette trame continuent d’être utilisés aujourd’hui :

  • C’est le service vigilance où, en plus de la surveillance assurée par les médecins, un soignant 7 fois sur 24 heures rencontre la totalité des patients et rend compte de leurs difficultés au médecin coordinateur.
  • C’est la multiplication des lieux d’accrochage au travers des activités de la clinique et de ses associations qui contribue à structurer le temps du soin, qui facilite, organise les rencontres, créant le lien à l’autre.
  • C’est une circulation de la parole maîtrisée à travers une architecture de réunions à fort coefficient de transversalité où la pertinence prime sur le statut, condition d’une analyse du transfert par un collectif.
  • C’est le principe de polyvalence qui permet que, quelle que soit sa formation, infirmier, aide-soignant, éducateur spécialisé, psychologue, il existe un statut unique, moniteur, apte à tenir la quasi-totalité des fonctions de l’institution. Tous les 4 mois le tiers de l’ensemble des moniteurs change de métier, passant ainsi du travail de chambre au secrétariat médical ou à une fonction hôtelière. Cette disposition garantit pour le patient d’avoir toujours à rencontrer un soignant quel que soit l’endroit de la clinique où il se trouve et lui ouvre des espaces où il peut s’engager dans une activité qui ne sera pas du semblant. Toute proportion gardée, la clinique a cherché à décliner au niveau des locaux ce principe de polyvalence. Que ce soit dans le déplacement d’affectation d’un lieu à un autre ou du multi usage de certains espaces, tout doit concourir à maintenir une organisation en mouvement.

La reconstruction du Boissier

7En 1971, après un nouvel incendie, sans victime celui-là, un ancien boissier, hangar agricole pour le séchage du bois utilisé comme salle des fêtes et bar, est détruit. Cette année-là, un architecte, Chilpéric de Boiscuillé, professeur à l’École spéciale d’architecture de Paris, propose à Claude Jeangirard de le reconstruire avec ses étudiants. Ce dernier accepte le projet dans sa conception et son principe de faire appel à des matériaux de récupération. Le chantier durera 3 ans. Les deux premières années, il rassemblera professeurs, étudiants, soignants et pensionnaires qui, à partir d’une esquisse ayant permis d’obtenir le permis de construire, réaliseront ce qui reste aujourd’hui un lieu baroque, inchauffable, à l’esthétique post-soixante-huitarde. Le nouveau Boissier se montre dès l’entrée de la clinique, avec un toit en ardoise et une avancée en forme de pagode colorée en jaune, des façades roses, un appendice sur le toit et un escalier en colimaçon qui ne mène nulle part, et quand le visiteur se rapproche, des fenêtres de 2 CV à l’étage, des plaques de cuivre de rotative d’imprimerie assurant l’étanchéité, des jantes de voiture accumulées pour constituer des poteaux.

8Le rêve d’une véritable auto-construction n’a pu entièrement se réaliser. Il fallait que le bâtiment, qui est d’une taille respectable, soit solide et apte à recevoir du public sans danger. Les premiers travaux sont donc restés assez traditionnels avec fondation, dalle coulée, construction de la charpente. Ce seront davantage dans les ouvertures et les ajouts de toit, la décoration des murs et à l’intérieur que les apports des uns et des autres seront visibles. Ces signatures inscrites dans la pierre et le bois représentent une mosaïque d’engagements anonymes. Beaucoup de ceux qui ont participé à l’expérience sont revenus à diverses occasions. Pour eux, il ne s’agissait pas uniquement d’édifier une salle des fêtes mais de construire collectivement une histoire qui, à leur insu, viendrait probablement, par ce surplus d’historicité et son esthétique, réparer les conséquences de l’incendie du château. Le Boissier qui est le lieu du club, du bar, des concerts mensuels ouverts au public extérieur depuis près de 40 ans, reste encore aujourd’hui la marque signalétique de la Chesnaie.

9Il existe probablement une impasse conceptuelle sur le plan architectural entre la réalisation d’un bâtiment dont l’originalité de sa conception, son aspect social ou culturel spécifique, l’émotion esthétique qu’il suscite, créant de l’historicité et les souhaits très souvent formulés par les équipes en psychiatrie aux architectes « qu’ils créent dans la réalité matérielle la plus concrète, une construction évolutive, souple, fidèle au concept d’institution mentale : une institution qui s’adapte aux changements des idées et des conceptions de soins. On va presque, nous dit le Dr Nicole Horassius-Jarrié, jusqu’à leur demander de concevoir en “dur”, en “bâti”, en béton ou en pierre, de l’éphémère et du provisoire » [2].

10Le Boissier et plus tard le Train vert sont devenus des bâtiments intouchables d’autant plus lorsqu’ils ont été inscrits en tant qu’œuvres représentatives d’un mouvement d’auto-construction des années 60-70 sur l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Rien n’a pu depuis 1975 être déconstruit pour améliorer le chauffage ou l’accès au bar ou la praticabilité de la scène. Heureusement, d’autres espaces dans la clinique, en particulier le château, ont vu leur affectation changer, leur volume se modifier, leur positionnement changer dans les circulations mais ils étaient nettement moins marqués par cette spécificité historique.

Le Train vert

11En 1979, pour répondre officiellement à une exigence de la tutelle d’augmenter la surface dévolue à l’hospitalier, une nouvelle construction est mise en chantier. Le choix se posait de construire une nouvelle unité d’hospitalisation ou d’intégrer à la clinique, et de l’adapter aux normes de l’époque, une ferme attenante utilisée pour le logement du personnel et des stagiaires. Ayant opté pour la deuxième option, Cl. Jeangirard demande à Chilpéric de Boiscuillé de lui proposer, pour le logement des stagiaires, un projet qui ne pouvait que s’aligner sur l’expérience du Boissier et le recyclage des déchets. Les étudiants de l’École spéciale d’architecture sont de nouveau invités à élaborer puis mettre en œuvre une construction recyclant des wagons de chemin de fer. Cinq wagons-lits et un wagon-restaurant, réformés en attente d’être détruits, sont rachetés et acheminés par la route jusqu’à leur future implantation. Une structure maçonnée en T les attend et les dispose sur deux niveaux. Les chambres sont obtenues soit eu utilisant un compartiment soit deux dans la version luxe. Le wagon forme une unité chauffée de 4 ou de 8 chambres avec douche et WC. Chaque aile est constituée de deux wagons. L’un est au rez-de-chaussée et l’autre qui lui fait face, de l’autre côté du quai, est à l’étage, porté par des murs délimitant un espace fermé. Les 3 quais rejoignent le noyau central qui abrite les locaux techniques, le foyer, un espace d’atelier et qui dessert par un escalier les deux wagons-lits et le wagon-restaurant situés à l’étage.

12 Le chantier qui durera 4 ans va s’inscrire, comme le précédent, dans le catalogue qui s’enrichit chaque année des œuvres collectives. L’expérience va permettre à un certain nombre de patients de trouver une place dans la communauté des travailleurs mais aussi de créer une scène sans complaisance pour les symptômes. Quelques années plus tard, le gérant du Train vert pourra dire aux patients qui venaient faire la cuisine ou le service du restaurant associatif : « laissez vos symptômes à la porte », ce qu’ils faisaient le plus souvent.

La valeur thérapeutique de ces aventures collectives

13Pour autant, la question a pu se poser de la valeur thérapeutique pour un patient de cette participation à un chantier de construction. La réponse est assez rapide. Outre l’engagement dans une aventure collective qui vient rompre l’isolement et l’apragmatisme, c’est retrouver une place symétrique à celle des autres intervenants (même si elle peut être sur un temps limité) et restaurer la blessure narcissique provoquée par la maladie et sa réponse psychiatrique. C’est aussi l’inscription dans une scène supplémentaire de l’institution où les émotions, les attitudes, les paroles ressenties par les soignants dans la rencontre et l’effort en commun avec le patient peuvent être repris dans les réunions d’élaboration et de réflexion où s’analyse explicitement ou non le transfert.

14La rencontre entre des élèves architectes accompagnés de leur professeur et un groupe de soignants et de soignés ne va pas de soi. Cette configuration se retrouve dans des proportions moins impressionnantes dans les projets le plus souvent artistiques proposés par des acteurs d’origines diverses captés par le réseau informel qui s’est constitué au fil du temps autour de la Chesnaie. Ce sont plusieurs cinéastes, dont l’un s’installera et créera sa société dans l’espace même du Train vert, des musiciens, des artistes de cirque, des théâtreux qui font une résidence et montent un spectacle, ce sont deux bédéistes qui ont choisi la Chesnaie comme thème d’un album financé par le conseil général et qui donneront à leur ouvrage le titre La troisième population[4], ou plus récemment un cinéaste qui filme à la Chesnaie des lecteurs volontaires de poèmes de Thierry Metz.

15À chaque fois un collectif triangulé se met en place avec les intervenants extérieurs en position de témoin, de technicien, de candide, trouvant très rapidement à se situer – la Chesnaie a une forte réputation d’accueil – à repérer les scènes pouvant être investies et celles où l’accompagnement est nécessaire. Ces intervenants redoublent par leur présence l’effet de lieu sans mur ni fermeture. Ils ouvrent l’institution à la réalité extérieure, plus particulièrement dans un mouvement du dehors vers le dedans, condition d’une véritable déstigmatisation de la maladie mentale. Il faut pour traiter l’exclusion ou l’indifférence que le lieu de soin trouve une place dans son environnement local, y soit intégré et reconnu dans sa complexité comme peut l’être l’autre pour soi-même. La Chesnaie pour les habitants du village, c’est une clinique psychiatrique avec des malades mentaux parfois excentriques et bizarres dans leur comportement mais c’est aussi un lieu de concerts, de rencontres culturelles, de kermesse annuelle, un espace qui n’accueille pas que les enfants des soignants dans la crèche parentale mais aussi ceux des parents des villages voisins – enfants qui tous les matins, en lente procession effectuent un parcours qui les mène de la crèche au Train vert, en passant par la mare aux poissons et les abords de la forêt, au milieu de patients et de soignants attentifs et respectueux ; c’est le feu d’artifice du 14 juillet du village de Chailles tiré sur la pelouse de la clinique à la demande du maire en quête d’un terrain sécurisé.

Les années 2000 : la nécessité de confort et de place

16Dans les années 2000, force est de constater que l’institution a vieilli et que ce qui pouvait être acceptable en matière de confort 20 ans auparavant ne l’était plus. Les chambres sont trop petites et pratiquement aucune ne possède une salle de bains complète. Il persiste des dortoirs de 6 lits. Un architecte, Lucien Kroll, choisi autant par son amitié avec Claude Jeangirard que par sa réputation, est sollicité pour construire un bâtiment. Dans son esprit, Lucien Kroll, considéré comme le pionnier de la participation habitante, propose que le projet architectural soit élaboré en concertation avec les occupants futurs du lieu, les patients qui y logeront et les soignants qui y travailleront. Des réunions sont programmées pour que la parole de chacun puisse être entendue mais cette disposition est restée assez symbolique parce que le cahier des charges était relativement simple et peu modulable : il fallait créer un maximum de lits dans une enveloppe financière déterminée par l’expert-comptable et reprendre la configuration avec chambres, salon avec cheminée et salle avec mini-cuisine intégrée d’un secteur de chambres, centré sur le travail d’un groupe fermé, amené à s’installer dans le nouveau bâtiment.

17Le projet proposé par l’architecte sera donc validé sans modification notable et ce sera à 20 mètres du château, un rassemblement de petites maisons avec terrasses et toits de forme et de revêtements différents, divisés en 2 unités séparées par une terrasse couverte à 2 niveaux s’ouvrant en direction du Train vert.

18Jusqu’en 2005, les établissements de santé privés en psychiatrie dépendaient en matière de norme de l’annexe 23 d’un décret du 3 septembre 1956. Le 25 juillet 2005 un nouveau décret annule un certain nombre d’articles. Dans ce nouveau texte, la partie concernant les établissements psychiatriques privés représente 2 pages sur 130 et ne peut être considérée comme très exigeante en matière de confort. Il n’est pas fait mention d’une salle de bains complète par chambre et les surfaces sont très éloignées de ce qui est régulièrement proposé dans les nouveaux établissements ou les réhabilitations. Aujourd’hui la tendance qui tend vers la contrainte pour l’HAS (mais qui reste, comme beaucoup de paramètres, expert dépendant), est d’offrir au patient une chambre seule avec salle de bains intégrée avec mise à disposition, moyennant un supplément, de la télévision. Le malade mental doit être un malade comme les autres et doit pouvoir bénéficier du même confort que les autres – aménagement qui ne me paraît pas pouvoir répondre à la situation de tous les patients, en particulier ceux qui s’isolent, qui résistent aux sollicitations de l’institution, ou ceux qui se fourvoient dans les bénéfices secondaires au détriment du travail d’introspection.

19Nous ne sommes plus dans une configuration qui permettrait – si tant est que cela reste pertinent sur le plan théoricopratique – de proposer comme le faisaient Guy Ferrand et Jean Paul Roubier des tailles de chambre en fonction du patient, « une grande pour un claustrophobe, une petite plus sécurisante et contenante pour un angoissé ». Aujourd’hui, avec le prix du m2, il paraît difficile de proposer des surfaces de chambre variables avec le minimum imposé et nous devons faire avec la symétrie. Sauf à être à la Chesnaie et devoir tenir compte de l’existant et du nouveau, du moderne et du vétuste, de confortable et du spartiate. Cette variabilité dans le confort, l’éloignement ou la proximité du cœur de la clinique, dans la taille et le nombre de lits par chambre, liée à cette histoire architecturale, offre un véritable outil thérapeutique. Une fois par semaine les moniteurs de chaque secteur de chambres se réunissent autour d’un médecin pour décider de l’affectation des nouveaux patients et des changements de chambres nécessaires pour répondre à des problématiques individuelles ou non. Les décisions ont toujours un impact sur les plans de soin.

L’obligation de mise aux normes : augmentation de la capacité hôtelière et nouveau travail d’architecte

20En 2012, une visite des services vétérinaires à la cuisine s’est conclue par un avertissement administratif. La clinique était sommée de pallier un certain nombre de défauts, en particulier dans ses aménagements : surface insuffisante, matériaux inadaptés, marche en avant contrariée. De plus, la nécessité d’engager des travaux de réfection par tranche de bâtiment ne pouvait être possible qu’en augmentant de nouveau la capacité hôtelière. Un nouvel architecte, Boris Roueff, est sollicité pour construire une nouvelle unité répondant aux exigences des services vétérinaires pour la cuisine, et à celle de la tutelle pour le nombre de chambres seules.

21À distance de la réflexion qui a conduit à la construction d’un bâtiment de 1100 m2 sur deux niveaux, accolé à l’ancienne « nouvelle aile », il est possible de repérer le travail d’interprétation qui se met en place entre le maître d’œuvre et l’architecte, celui qui passe commande et celui qui analyse cette demande avant de la réaliser. Il y a invitation, parce que nous sommes dans le domaine du psyché, à faire le parallèle entre l’interprétation du thérapeute et la demande du patient car il y a rarement de situation où cette demande doit être prise au pied de la lettre. Aymeric Zublena, architecte de l’hôpital européen Georges-Pompidou, considère que « l’architecte est d’abord un généraliste à l’écoute des utilisateurs (personnel médical, patients, familles, etc.) qui sait s’entourer des compétences techniques lorsque certains programmes très pointus l’exigent… Le rôle fondamental de l’architecte est de comprendre et de traduire spatialement non seulement un programme quantitatif, mais aussi de répondre à une attente de qualité souvent informulée, imprécise, contradictoire et pourtant latente. Il est enfin celui qui, dans le domaine dont il a la responsabilité, sait intégrer les évolutions inéluctables de programme et pourtant résister au risque de dérive permanent du projet initial » [5].

22L’environnement actuel invite à un autre parallèle entre psy et architecte : celui de se confronter à la multiplication des normes produites par des travailleurs acharnés. Entre l’obligation que toutes les chambres soient accessibles aux handicapés sur le principe que nous pourrions embaucher un soignant en chaise roulante qui pourrait assurer la totalité des tâches d’une prise en charge de schizophrène, à l’existence d’une rampe érigée à 10 cm du sol pour que la dite chaise roulante ne s’écarte d’une rampe au même niveau du sol tout en constituant un obstacle pour les personnes valides, à la quantité de solutions hydro-alcooliques devant être consommée par an pour l’ensemble d’un collectif, en passant par la puissance d’une hôte aspirante capable d’avaler le calot du cuisinier et la crème chantilly, nous devons, professionnels de terrain, garder raison et ne pas nous éloigner par distraction ou irritation de notre objet, le soin, pour des personnes qui ont été reconnues elles aussi handicapées.

23La Chesnaie, avec les principes de la psychothérapie qui l’animent, reste une institution en mouvement. Elle va être encore un lieu de remaniement architectural qui va se poursuivre dans les années à venir à une vitesse qui dépendra de son assise financière. Nous sommes un certain nombre à penser que, si les circonstances l’imposaient – et en même temps je ne vois pas lesquelles d’une façon réaliste –, le déplacement dans d’autres locaux de son organisation actuelle serait la fin de l’institution. Il y a dans les murs de la clinique, dans l’agencement de ses bâtiments, dans leur polyphonie, une mémoire qui protège de l’obsessionnalité ambiante, qui crée un respect vis-à-vis de la multitude d’expériences et d’aventures vécues par ceux qui y ont travaillé ou qui se sont soignés [3].

La Chesnaie, une philosophie du soin non psychiatriquement correct

24Les établissements de psychothérapie institutionnelle ont eu ou ont encore la réputation de garder les patients, de gérer la chronicité, de privilégier les conditions pour créer un lieu de vie au détriment du soin. Par leur proximité avec les patients, les soignants favoriseraient un état de dépendance des patients qui irait pour ces derniers jusqu’à les aliéner au lieu, les soustraire à ce qui aurait pu être leur propre trajectoire au nom de la doxa du moment : l’empowerment.

25Les médecins seraient censés relire les mêmes auteurs et se gauger des attendus de la modernité. Il y aurait chez les soignants comme une nostalgie des années 70.

26La réalité en est presque autrement.

Avec des « si on refait le monde »

27Si soigner en psychiatrie consiste à adapter un traitement à une symptomatologie aiguë et passer le relais au secteur médicosocial pour gérer le handicap, des lieux comme la Chesnaie n’ont plus lieu d’exister. Mais si l’ambition des soignants va au-delà de la sédation des troubles les plus observables et si l’on considère qu’à l’étiologie multifactorielle il faut penser une thérapeutique plurifocale associant la chimiothérapie la plus cohérente à la prise en charge transversale d’un collectif dans un environnement qui laisse une place à la culture et à l’ouverture sur la réalité extérieure ; si la restauration du lien va bien au-delà de la fonction phatique ; si créer les conditions pour que le plus grand nombre des patients puissent être acteur de leurs soins ne peut se concevoir que dans l’accompagnement des plus forclos à la réalité commune ; si la réhabilitation psychosociale n’est envisageable qu’à l’aune d’une véritable critique des troubles, d’une conscience de l’emprise de phénomènes persistants ; alors la Chesnaie comme la Borde et quelques services dans le public qui ont maintenu l’histoire du mouvement ont gardé une légitimité à poursuivre un exercice à contre-courant des politiques qui s’imposent depuis la fin du xxe siècle dans le domaine de la santé mentale.

28Soins actifs de durée variable pour une typologie des patients qui s’est peu modifiée ; trajectoires toujours singulières avec un terme générique, les psychotiques, qui garde sa pertinence. Et toujours en majorité des collègues du service public, de secteur ou universitaire comme principaux adresseurs :

29« Travailler le sentiment d’insécurité, la relation à l’autre, acquérir de l’autonomie », « se stabiliser, construire un projet », « prendre de la distance avec la famille, réévaluer le projet de vie », « reprendre un projet de réinsertion », « consolider son état, changer de vie », « se responsabiliser dans sa vie quotidienne, acquérir une meilleure gestion du temps et de son espace de vie », « accéder à un travail psychothérapique », « travailler la stabilisation clinique », « évaluer les capacités d’adaptation », « créer du lien, favoriser la revalorisation et la responsabilisation » : ce florilège d’arguments pour une admission à la Chesnaie témoigne autant d’une perte, dans les services, des outils pour soigner la psychose que d’une reconnaissance par la profession de ce qui a pu être préservé à la Chesnaie et se résume par « prise en charge institutionnelle ».

30Seul le séjour dit « de rupture » n’affiche aucune ambition de transformation « destinale » – il est du domaine du partenariat, de cette nécessité pour des patients difficiles, irréductibles aux outils de soin disponibles, de créer des espaces transitionnels, de coopération inter-institution, de mise en place d’une ternarité qui peut dans le meilleur des cas restaurer le lien transférentiel.

31A contrario, et ce mouvement s’est aggravé depuis 20 ans, certains services de secteur se sont considérés comme invalidés à recevoir après un temps passé à la Chesnaie le ou les patients qu’ils avaient adressés sur le principe qu’ils n’assuraient plus que des séjours de courte durée. Cette position discutable sur le plan déontologique conduit dans les faits à un processus de sédimentation pour les patients concernés et confirmerait le lien de dépendance, par défaut de coopération, qu’ils gardent avec l’institution.

32Quand des malades « psychiques » français sont accueillis dans des institutions belges à un tarif qui peut dépasser celui de la Chesnaie ou lorsque des patients d’un foyer à double tarification sont adressés pour des soins actifs à une clinique de psychothérapie institutionnelle (appliquant un tarif moins élevé), que penser des exigences tutélaires à vouloir réduire le taux d’inadéquation ?

33Qui peut croire, dans un environnement complètement ouvert qu’il y n’a d’autres enfermements que celui du trouble psychiatrique et accessoirement certains diagnostics à fort caractère performatif ? Pourquoi garderions-nous des patients quand les demandes d’admission affluent si nous n’avions conscience de l’aggravation des troubles, voire du risque vital pour certains qu’une sortie provoquerait.

34Comment témoigner aujourd’hui du travail silencieux de l’institution, de l’imperceptible reprise de contact pour un malade que peut assurer au quotidien un collectif de soignants engagés et, d’une façon non négligeable, l’apport des autres patients [4] ?

Les limites…

35Se soigner d’un trouble psychiatrique est un véritable travail, une épreuve – le plus souvent celle de réalité – à se dégager de la jouissance. Il ne reste pour quelques hommes et femmes, parfois, que peu de temps et d’énergie pour participer à une tache commune. Si, pour certains patients, après un emploi du temps structuré à la clinique et plusieurs stages laborieux de quelques semaines en ESAT, une activité régulière de bénévolat une journée par semaine en complément d’une hospitalisation de jour à temps partiel a permis d’écarter la spirale des échecs et à poursuivre le travail de restauration narcissique, pour d’autres, une demi-heure d’activité dans une journée et dans un environnement contenant représente le maximum de ce que peut céder l’apragmatisme.

36Les malades « psychiques » en France doivent pouvoir (dans le meilleur des cas et si les moyens sont correctement déployés) être diagnostiqués précocement dans les centres experts. Ils doivent bénéficier, au terme de la mise en place d’un traitement médicamenteux adapté, d’un projet de réhabilitation psychosociale où ils seront, après leur participation à des ateliers de remédiation cognitive, accompagnés dans un processus de recherche d’emploi ou au minimum de prise d’autonomie dans un logement seul ou thérapeutique/associatif. Pour ces derniers cas, des structures alternatives de type CATTP, Samsah, hôpital de jour, GEM, plus ou moins en synergie doivent permettre de garantir l’autonomie avant le relais par le secteur médicosocial chargé d’accueillir des personnes dont le statut est passé de malades à handicapés psychiques. L’hôpital ne doit être qu’un lieu de recours sur une durée limitée pour répondre aux situations de crise.

37Cette politique qui répond à une majorité de malades a le principal inconvénient des idéologies qui la fondent. Censée répondre de tout, elle laisse, comme les impensés dans les classifications modernes, de nombreux patients dans l’errance, la solitude intenable, l’abandon de la réalité commune, la chronicité subaiguë avec son cortège d’angoisse et de vécu de persécution. Avec les bons sentiments et la tartufferie de vouloir faire de la schizophrénie une maladie comme les autres, la sphère médiatique, qui n’en est pas à une incohérence près, en fait des assassins en puissance – ce qui n’est pas sans conséquence sur la reconnaissance des troubles et la coopération dans les soins.

38A. Buzaret donne à son ouvrage le titre de La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie[7]. Mais cette pratique est aussi dans de nombreux livres et articles considérée comme obsolète.

39La Chesnaie reste une clinique privée qui maintient son engagement dans les principes qui l’instituent. Elle continue d’accueillir des patients sans, pour un certain nombre, de limite de temps avec cette ambition anachronique : changer le destin des personnes.

Liens d’intérêt

40l’auteur déclare être médecin directeur de la clinique de Chailles.

Références

  • 1. Kaës R. « Réalité psychique et souffrance dans les institutions » (1987). In : Kaës R, Bleger J, Enriquez E, et al. L’institution et les institutions. Études psychanalytiques. Paris : Dunod, 1988. p 1-46 (cité par Stéphan Courteix In : Kovess-Masféty V, Sovero D, Causse D, Pascal JC.(dir.). Architecture et psychiatrie. Paris : Le moniteur, 2004. pp 68-76)..
  • 2. Ferrand G., Roubier J.P.. « L’hôpital psychiatrique dans la cité : programme d’un hôpital psychiatrique urbain de moins de cent lits ». Rapport commandité par la Direction de l’équipement sanitaire et social du ministère des Affaires sociales. Recherches 1967  ; 6 : 35-136.
  • 3. Kovess-Masféty V, Sovero D, Causse D, Pascal JC (dir.). Architecture et Psychiatrie. Paris : Le Moniteur, 2004. pp 81-82..
  • 4. Place J.L.. « La troisième population », de Aurélien Ducoudray et Jeff Pourquie. L’information Psychiatrique 2018  ; 94 : 608.
  • 5. Zublena A. Ouverture du Colloque « Architecture et Psychiatrie » d’octobre 2011. In : Kovess-Masféty V, Sovero D, Causse D, Pascal JC (dir.). Architecture et Psychiatrie. Paris : Le Moniteur, 2004. p. 11..
  • 6. Altobelli A., Frattini V., Chaperot C.. Psychothérapie institutionnelle, remédiation cognitive et organisation sectorielle : l’expérience du secteur G06 d’Abbeville. L’information Psychiatrique 2018 ; 94.
  • 7. Buzaret A.. La Psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie. Nîmes : Les éditions du Champ social, 2002 .

Mots-clés éditeurs : établissement privé de santé, psychose chronique, exercice libéral, psychothérapie institutionnelle, psychiatrie

Date de mise en ligne : 14/02/2019

https://doi.org/10.1684/ipe.2018.1896

Notes

  • [1]
    « Les institutions ne peuvent exister qu’à maintenir passé sous silence ce qui en réunit les membres. Le prix du lieu est ce dont il ne saurait être question entre ceux qu’il lie, dans leur intérêt mutuel » [1].
  • [2]
    « Les constructions reflètent, trahissent même, les conceptions que nous avons de la vie psychique et de la maladie mentale ; elles révèlent les idées que nous avons sur la façon de soigner les malades mentaux. Et ces idées – ou plutôt ces hypothèses, car des certitudes en psychiatrie seraient bien redoutables – évoluent sans cesse alors qu’un bâtiment, 10 ans, 20 ans après reste au contraire bien fixé et figé dans sa conception initiale. », Nicole Horassius-Jarrié, in [3].
  • [3]
    « L’architecture d’un lieu de soin est fondamentale. On peut dire qu’elle dicte en partie la philosophie de la thérapeutique et que les soignants doivent s’y adapter » ([6], p. 9).
  • [4]
    « …Il est certainement sous-estimé l’influence que les patients peuvent avoir les uns envers les autres, influences quelquefois éminemment psychothérapiques, ne serait-ce que par les confidences ou partages au sein des “zones jachères” (terme de Oury), Adrien Altobelli, Vickie Frattini, Christophe Chaperot ([6], p. 10).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions