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Article de revue

Debout camarades psychiatres

Pages 723 à 724

1Camarades, je profite d’un espace qu’on veut encore m’accorder aujourd’hui, pour vous parler de la nature de notre psychiatrie…

2Regardons les choses en face…

3Nous avons une vie de psychiatre laborieuse, confronté à la misère et parfois à la mort.

4La psychiatrie, dès sa venue au monde, a reçu de quoi juste survivre, et s’est vu régulièrement dépouillée du peu qu’elle avait gagné.

5Aujourd’hui, on entend que ceux qui ont la force voulue pour poursuivre le travail commencent à rendre l’âme…

6Et, dans l’instant où nous cessons d’être utiles à l’ordre social, voici qu’on nous traîne en procès, porteur de tous les dangers du monde, en même temps qu’on nous intime l’ordre d’être les gardiens de la folie qui menacerait les bons sujets bien adaptés.

7Mais cela doit-il en être ainsi par un décret de la nature ?

8Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ?

9Non camarades, mille fois non !

10Fertile est le sol de la psychiatrie française et propice son climat.

11Il est possible de soigner dans l’abondance un nombre de patients bien plus considérable que ceux qui le sont aujourd’hui, notre psychiatrie devrait pouvoir accueillir dans des conditions confortables tous ceux qui le nécessitent pour vivre dans l’aisance d’une vie honorable.

12Le hic c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille.

13Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous à végéter dans un état pitoyable ?

14Parce que la sève de notre travail est aujourd’hui un produit et que la pure logique de la gestion trop comptable tente d’assécher le fleuve de notre pensée.

15Camarade, là se trouve la réponse à nos problèmes, tout tient en deux mots : l’ordre comptable. L’ordre comptable est notre véritable ennemi. Il se conjugue à l’ordre social. Qu’on les remette à leur juste place et voici extirpée la racine qui envahit la pensée.

16L’ordre comptable consomme des réunions, des commissions, des « copils », des Cocot (commission de coordination de territoire), des tableaux Excel, des Power point, des rétroplannings, des statistiques, des activités, du papier, sans produire du soin.

17Il ne donne pas de présence humaine, il ne dessine pas de paysage, il est trop débile pour rencontrer l’autre, trop lent pour courir avec un enfant.

18Pourtant, le voici le suzerain de toute la psychiatrie.

19Il distribue les tâches, les chargés de mission, les protocoles mais ne donne en retour qu’une maigre pitance qui maintien la psychiatrie en vie. Puis, il fait des nouveaux « copils », des nouveaux rapports, des nouveaux comités, avec le surplus.

20Qui est auprès des patients, nous les soignants.

21Qui féconde notre discipline ? Notre pratique articulée à notre pensée.

22Et pourtant, pas un parmi nous qui n’ait que son art pour tout bien en psychiatrie.

23Vous les infirmiers, combien de centaines de patients n’avez-vous pas soulagé l’année dernière ? Et qu’en est-il devenu de ce travail que vous pourriez transmettre à de jeunes collègues pour leur donner force et vigueur ?

24De chacun de vos actes l’ennemi s’est délecté et rassasié.

25Et vous les ASH, combien de fois avez-vous rendu la maison du soin habitable ? Et combien de fois votre avis sur votre travail a-t-il été demandé ? Vous avez moins de collègues et plus de protocoles, vous devez enlever tout effet personnel, un collier, une montre ne doivent plus apparaître, et l’externalisation du ménage vient enrichir l’œuvre comptable.

26Et vous les psychiatres, où sont les lieux de recherche et de pensée que vous avez portés qui étaient le bien à transmettre pour vos vieux jours. Chacun de ces lieux a été déserté, pillé par la course au chiffre et vous ne savez si vous les reverrez. En échange de ces lieux que vous a-t-on donné ? La chefferie d’un pôle et un maigre budget, bref des strictes rations de foin plus un box dans l’étable.

27Et même nos idéaux s’éteignent avant terme. Quant à moi, je garde de la hargne même si je suis de ceux qui ont eu de la chance. Me voici dans mon treizième échelon, j’ai rencontré ceux qui ont construit la psychiatrie de secteur et j’ai transmis ce qu’ils m’avaient donné. Telle est la vie normale chez les psychiatres des hôpitaux, mais finalement peut-on échapper aux coupes sombres de l’infâme gestion comptable ?

28 Vous autres, jeunes collègues, pourrez-vous résister à l’exécution de ce qui fait notre solidarité ? À l’horreur du décervelage sommes-nous vraiment tous astreints ? Psychiatres, infirmiers, directeurs, qui va être exempté ?

29 Les universitaires n’ont pas vraiment un sort plus enviable. Malgré leurs tentatives de collaboration avec le pouvoir financier de l’industrie pharmaceutique, malgré les livres alarmistes cachant mal une pauvreté « FondaMental », ils finiront parfois complices de l’équarrisseur de la psychiatrie qui fera bouillir leurs restes pour en nourrir la meute de comptables.

30Camarade, est ce que ce n’est pas clair comme de l’eau de roche ?

31Trop de maux de la psychiatrie sont dus à la tyrannie du chiffre.

32Débarrassons-nous de cette tyrannie et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres de penser et de créer.

33À cette fin que faut-il ?

34Eh bien travailler jour et nuit corps et âme, à renverser la suprématie de la gestion comptable.

35C’est là mon humeur du jour, camarade, soulevons-nous !

36Quand aura lieu le soulèvement… Cela, je l’ignore : dans une semaine peut-être ou dans un siècle. Mais aussi vrai que nous continuerons à nous parler, tôt ou tard, la pensée reprendra le dessus. Ne perdons pas l’objectif, camarades, dans le temps compté de nos possibilités d’agir. Mais avant tout, faites part de nos convictions à ceux qui nous entourent et qui viennent en formation.

37Et souvenez-vous, camarades : notre résolution ne doit jamais se relâcher.

38Nul argument ne doit nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Ne prêtons pas l’oreille à ceux selon qui la psychiatrie publique a des intérêts communs avec les technocrates de la comptabilité, à croire vraiment que de l’économie publique dépend la prospérité de notre système.

39Ce ne sont que des mensonges.

40Le maître des comptes ne connaît pas d’autres intérêts que les siens.

41Que donc prévalent, entre les psychiatres, au fil de la lutte, l’unité collégiale et la camaraderie sans faille. Toutes les simplifications grossières des statistiques comptables sont nos ennemies. Les psychiatres entre eux devraient être tous camarades.

42Camarades, il y a une question à trancher. Devons-nous regarder les usagers de la psychiatrie et leurs familles comme des alliés ou des ennemis ? Il est évident qu’enfin nous devons réellement et totalement les considérer comme des camarades. Mais il ne faut pas faire semblant, pas de strapontin, pas de démagogie, arrêtons de penser les éduquer, par de compassion condescendante appelant à les garder sous un pouvoir de sachant, pas de privation de liberté au nom du bon ordre moral et social, pas de contention pour museler la révolte, pas de violence institutionnelle justifiée par le besoin de contenance, pas d’isolement qui se rajoute à l’isolement de l’angoisse qui les assaille.

43J’ai peu à rajouter. Je m’en tiendrai à redire que vous avez à montrer, en toutes circonstances, votre esprit critique envers les vérités économiques révélées. L’ennemi est tout plein de certitude, l’ami est tout rempli de doutes, de questions et de critiques.

44Ne perdons pas de vue non plus que la lutte elle-même ne doit pas nous changer à la ressemblance de ce que nous combattons.

45Même après l’avoir vaincu, gardons de ses vices. Jamais psychiatre ne saura la vérité, ne confondra chiffre et travail, n’abandonnera l’articulation des pratiques et des théories, cédera aux sirènes de l’industrie pharmaceutique et à l’appel de la régulation sociale. Jamais il ne comptera son temps d’engagement.

46Toutes les mœurs du technocrate comptable sont de mauvaises mœurs.

47Mais surtout, jamais la psychiatrie ne devra devenir tyrannique. Tous les citoyens ont la même valeur, une valeur qui ne peut pas se chiffrer.

48Camarades, si la devise de notre discipline reprenait celle de notre république : liberté, égalité, fraternité.

49Liberté pour les patients et pour les soignants. Liberté de s’exprimer et de créer au quotidien sans être menacé par la dureté d’un management qui craint la poésie plus que tout autre chose.

50Égalité pour tous les patients qui sont des citoyens à part entière, égalité pour tous les soignants, abolition des hiérarchies.

51Fraternité, car, camarades, qu’est-ce que la liberté et l’égalité sans fraternité.

52Nous pourrions maintenant tout faire pour écrire une autre fin que celle de l’histoire de la Ferme des animaux de George Orwel, pour que jamais les yeux des patients n’aillent des psychiatres aux techno-comptables et des techno-comptables aux psychiatres, et de nouveau des psychiatres aux techno-comptables sans finalement pouvoir distinguer les uns des autres…

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