Couverture de INPSY_9406

Article de revue

Bibliothèque du psychiatre

Pages 527 à 529

Notes

  • [1]
    Nous remercions Eduardo Mahieu pour son aide à la traduction du texte.

1Philippe Chaslin
Éléments de sémiologie et clinique mentales
Paris : Asselin et Houzeau, 1912
[Elementos de semiología y clínica mentales . (2 tomos). Buenos Aires : Polemos, 2010].
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2Pour tous ceux qui aujourd’hui veulent se former comme psychiatres, la lecture de cet ouvrage de Philippe Chaslin reste précieuse, surtout si l’on tient compte des limites de l’époque à laquelle il est écrit.

3D’une part, il garde sa valeur car il nous propose le trésor sémiologique bâti par les classiques que tout psychiatre a besoin de connaître : Chaslin y présente 350 observations cliniques cherchant à montrer « le malade aussi “vivant” que possible » (p. V), fait qui constitue l’originalité de son ouvrage. L’auteur comprend que la réaction personnelle qui constitue tout processus morbide, en tant que réponse unitaire, intentionnelle et involontaire du sujet, doit être appréhendée dans la fragmentation symptomatologique par laquelle elle se manifeste.

4D’autre part, il s’agit d’un livre précieux parce qu’il aide le psychiatre en formation dans la problématique quotidienne, entre avoir à apprendre des listes de symptômes (les « signes » de la première partie du livre), et devoir percevoir la forme de vie mentale régressive (les « types cliniques » de la deuxième partie, d’après la terminologie de l’époque). Cette valeur pragmatique de l’œuvre est évidente lorsque, cum grano salis, nous envisageons ses limites car, bien qu’à l’apogée de la sémiologie analytique purement clinique (basée sur l’observation objective), elle reste au seuil d’une psychiatrie psychopathologique [1, 2].

Les observations cliniques

5Comme nous l’avons dit, l’ouvrage est essentiellement une recopilation de cas cliniques. Les observations (leurs histoires cliniques, ces « documents vécus » (p. V), sont présentés de deux manières : soit pour illustrer le ou les « signes cliniques » qu’offrent les cas concrets, ou bien pour décrire les « types cliniques » que ces signes configurent. C’est-à-dire que chaque type de malade est considéré, d’un côté, de manière fragmentaire, et de l’autre, de manière unitaire (le type morbide qu’il constitue). C’est la raison pour laquelle Chaslin signale explicitement que pour comprendre chacun des cas cliniques le lecteur doit mettre en rapport soigneusement les deux parties du livre, rapport qu’il facilite en incluant deux Tables qui guident le lecteur dans cette tâche.

Des signes mentaux aux types cliniques

6Dans les vingt-huit chapitres de la première partie, un tiers de l’ouvrage, Chaslin décrit les signes sémiologiques qui doivent être recherchés et considérés pour poser le diagnostic. Dans cette partie, il expose les signes mentaux et physiques, ainsi que quelques syndromes, tout comme l’information sur la connaissance des causes et de l’évolution, et même la possibilité de simulation. Les signes mentaux sont de deux types : altération quantitatives des dénommées facultés ou fonction psychiques (émotions, attention, mémoire, etc.), et manifestations psychiques différentes qualitativement ou proprement pathologiques (hallucinations, idées délirantes, obsessions, etc.).

7Les syndromes ici abordés sont la confusion, le retard mental, la démence, le syndrome de Korsakoff et la folie morale. Cette façon de présenter la sémiologie psychiatrique prend en compte les motifs de consultation (je souffre d’obsessions, je souffre d’angoisse, j’oublie, il est nerveux, il est perdu, il entend des voix, etc.) qui ne sont que des portes d’entrée permettant d’apercevoir la pathologie mentale. Même si Chaslin réunit les différentes manières de présenter un signe sous le nom abstrait qu’il donne à chaque chapitre (par exemple, « instincts », « sentiments » (p. 38), « attention » (p. 76), « hallucination » (p. 120), etc.), il ne fait que décrire les signes selon leur présentation dans les différents types cliniques. C’est-à-dire que, derrière le signe qu’il décrit, apparaît le patient concret dans son niveau de vie mentale régressive. Les signes sont des signes mentaux pathologiques, mais d’un type clinique déterminé.

8L’ouvrage nous montre qu’apprendre la sémiologie psychiatrique implique une expérience clinique prolongée et réfléchie. C’est dans la pratique quotidienne que l’on appréhende les différents signes sémiologiques, non pas comme des concepts abstraits (l’angoisse est..., l’obsession est..., etc.), mais selon leur présentation dans les différents types de patients (l’angoisse ou l’obsession d’un phobique est..., l’angoisse ou l’obsession du schizophrène est..., etc.). Et par la réflexion, le clinicien renforce son expérience d’avoir appris in vivo les signes pathologiques et maîtrise ainsi dans d’autres contextes les caractéristiques spécifiques qu’il reconnaît du signe.

La méthode nosographique

9La deuxième partie de l’ouvrage, presque ses deux tiers, présente les « types cliniques », c’est-à-dire les types de patients distribués selon des critères déterminés. Son concept de type clinique se correspond avec celui de Charcot, le type-idée. Cet auteur affirme d’un côté que dans le domaine de la pathologie du système nerveux l’essentiel est l’anatomie pathologique (ce qui donne à la nosographie des caractères plus fixes, plus matériels que les symptômes mêmes, comme il le dit), mais de l’autre il signale que face à des maladies comme l’hystérie, qui sont comme des sphinx qui défient l’anatomie la plus aguerrie, il faut chercher sa consistance pathologique dans la description des états morbides. Chaslin n’en dit pas autre chose lorsqu’il affirme que tant qu’on ne connaît pas leur étiologie réelle, c’est la clinique qui doit guider le psychiatre en attendant des jours meilleurs (p. VII, 13), lorsqu’on est capables de définir une pathologie mentale dont l’appréhension ne se limite pas aux observations.

10Cette méthode est la méthode nosographique, ou la méthode des types, dans laquelle le type est la forme-idée de la maladie qui comprend toutes les possibilités de variation. Cela est le propre de la pathologie psychique, qui demande que le sémiologiste découvre et reconnaisse, face à la variabilité de la vie mentale, ce qui est typique d’un type clinique au sein de l’atypie de ses manifestations.

11Nous avons signalé que les Tables sont une sorte de boussole pour les deux parties du livre. La première est la Table des observations ou patients qui oriente le lecteur vers les endroits de l’ouvrage où chacun est étudié dans ses différents signes. La deuxième est une Table de thèmes qui oriente vers les différentes parties du livre où il est fait référence à un même signe ou type clinique.

Les limites de l’époque

12Nous pensons que les limites à prendre en compte dans la lecture du livre sont les suivantes : bien que Chaslin affirme par son travail que le diagnostic sémiologique est valable par lui-même, lorsqu’il organise ou classifie les différents types cliniques il ne maintient pas cette affirmation, en fondant leur validité dans la cause de la somatose, connue ou pas. Il faut remarquer que, d’un côté, en insistant sur le fait que ce qui est important ce sont les cas cliniques, il sent que le diagnostic psychiatrique doit aller au-delà de la pure observation des signes, et doit impliquer la considération du patient comme une totalité qui se désorganise. Mais que, de l’autre, en considérant qu’il est possible d’établir des faits uniquement par l’observation, sans présupposés psychopathologiques, son ouvrage – malgré le monument du savoir et de travail clinique qu’il constitue –, perd progressivement de son poids. Notons que ce travail est publié dans la deuxième décennie du xx e siècle, au moment où, en même temps que se finalise une phase de la psychiatre, une nouvelle étape s’ouvre grâce aux travaux de E. Kraepelin, S. Freud, E. Bleuler, K. Jaspers, etc. D’un côté se complète la construction de la sémiologie clinique classique (une lecture pathologique du psychologique), et de l’autre, commence une clinique psychiatrique psychopathologique (une lecture psychologique du mental pathologique) [3].

La discordance

13Pour mieux saisir ces limites, il suffit de comparer son « signe discordance » avec le concept de scission (Spaltung) de Bleuler. Chaslin distingue deux groupes de types cliniques guidé par des critères anatomopathologiques : d’abord, ceux en rapport avec des troubles somatiques spécifiques. Ensuite, ceux qu’il nomme des « modestes syndromes » (p. 12), n’étant pas étayés par l’anatomie pathologique. Dans ce deuxième groupe il a distingué quelques types suffisamment différenciés pour être classés (neuropathes et déséquilibrés, hystérie, mélancolie, folies systématisés). Par contre, d’autres sont de caractérisation plus difficile : folies aiguës, folies discordantes et types cliniques « d’attente » (p. 839).

14Les patients que l’on nomme aujourd’hui schizophrènes suivant Bleuler, ils les désignent comme « folies discordantes » (P. 772). Il entend par discordance « la non-cohérence entre l’état des différentes facultés » (p. 774), la dysharmonie existante entre les signes qui, pour cette même raison, apparaissent comme étant indépendants les uns des autres. À la différence d’autres types cliniques qui sont constitués par l’addition des signes décrits dans la première partie du livre, on n’y retrouve pas de chapitre pour la discordance. Chaslin perçoit qu’elle n’est pas un signe comme les autres, mais un « signe » qui exprime le manque d’harmonie entre les symptômes. Du fait de son contact avec le patient « aussi vivant que possible » (p. V), il sent la réalité de la discordance chez les patients, et il utilise le terme sans conceptualiser sa véritable nature. Il sent sa réalité, mais pour le définir, il lui manque l’appréhension de l’existence d’une organisation psychique qui détermine cette discordance en se désorganisant, au-delà des symptomes observables. C’est Bleuler qui mène à bien cette tâche.

15De son côté, Kraepelin appréhende l’existence d’une unité de processus biologiques derrière la variabilité symptomatique des formes cliniques de la démence Praecox, et progressivement il comprend que le trait fondamental de ces tableaux pathologiques est la perte de l’unité interne de l’activité intellectuelle, émotionnelle et volitive. De même, Chaslin affirme que cette « discordance », cette « dysharmonie » (p. 831), caractérise le comportement des malades. Le fait décisif pour le diagnostic est toujours le tableau complet de la maladie et non le symptôme isolé. Bleuler va un peu plus loin et il pose la question autour de ce que ces patients ont en commun alors que cliniquement ils sont différents. Ce qu’ils ont en commun n’est pas au niveau psychique des symptômes manifestes mais au niveau de la réalité psychique sous-jacente et ce qui spécifie chaque type clinique (chaque forme régressive de vie mentale) est le type de désorganisation qui les atteint.

16C’est cette différence que signale Bleuler lorsqu’il distingue symptômes accessoires et symptômes fondamentaux. Les symptômes accessoires sont ceux qui manifestent la désorganisation pathologique présente alors que les symptômes fondamentaux sont en revanche ceux qui expriment la spécificité de chaque type de désorganisation pathologique. Il est important de tenir compte que tant les symptômes accessoires que les fondamentaux sont de nature différente et qu’ils demandent deux approches distinctes : pour les symptômes accessoires l’observation psychologique suffit, alors que pour les fondamentaux cela dépend de la possibilité de capter leur essence. Avec le terme de discordance, Chaslin décrit le manque de concordance entre les symptômes (les signes décrits dans la première partie de son livre), les mêmes qui chez Bleuler sont accessoires, c’est-à-dire les manifestations facultatives de la vie mentale, conditionnées par le trouble fondamental, la scission, c’est-à-dire la Spaltung, dont l’appréhension requiert une approche phénoménologique capable de capter la désorganisation psychique infrastructurale. Une désorganisation qui donne forme aux symptômes accessoires (les signes de l’ouvrage de Chaslin) les faisant être symptômes de tel ou tel type de désorganisation. Ce fait fondamental de chaque type clinique, structure les symptômes et les fait être spécifiquement des symptômes de telle ou telle structure psychopathologique.

17Lors du congrès de médecins aliénistes et neurologistes de France (qui a lieu à Genève en 1926), Bleuler affirme que s’il avait connu le terme discordance il l’aurait utilisé à la place de scission (Spaltung). Il ne propose pas un simple changement de terme, mais il entend affirmer que le terme de discordance exprime le mieux son concept de désorganisation schizophrénique de 1911 [4]. La discordance, qui chez Chaslin décrit le manque de cohérence de divers symptômes, exprime chez Bleuler un autre concept : le type d’altération dans la coexistence qui caractérise le processus schizophrénique. Nous pouvons alors dire que le terme discordance de Chaslin, né du contact vivant avec les patients schizophrènes, fournit à la sémiologie un terme que Bleuler charge de signification psychopathologique.

18Bref, nous pensons que ce livre de Philippe Chaslin doit être lu à partir d’une perspective psychopathologique. De cette façon l’ascétique approche de l’auteur prend relief et nous permet de bénéficier de ses descriptions qui constituent un regard de la pathologie mentale ancré dans la réalité clinique.

19 Humberto Casarotti[1] psychiatre, neurologue, médecin légiste, Montévideo, Uruguay <humberto.casarotti@gmail.com>, www.henriey.com

Liens d’intérêts

20l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Bibliographie

Références

  • 1. Lanteri-Laura G.. Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne. Paris : Editions du Temps, 1998 .
  • 2. Berrios G.E.. The history of mental symptoms (descriptive psychopathology since the nineteenth century). Cambridge (UK) : Cambridge Univ. Press, 1996 .
  • 3. Minkowski E. « De la démence précoce a la schizophrénie ». In : Traité de Psychopathologie (Chap. V). Paris : PUF, 1966. pp.80-108..
  • 4. Casarotti H.. El término “locuras discordantes” de Ph Chaslin y el concepto de “escisión esquizofrénica” de E. Bleuler. Rev Psiquiatr Urug 2014  ; 78 : 149-56.

Notes

  • [1]
    Nous remercions Eduardo Mahieu pour son aide à la traduction du texte.
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