Notes
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[1]
Dans cette note, Freud écrit : « On objectera à juste titre qu’une organisation qui est l’esclave du principe de plaisir et néglige la réalité du monde extérieur ne pouvait subsister pour un laps de temps si bref soit-il, si bien qu’il ne lui aurait même pas été possible de se former. Le recours à une fiction de cet ordre se justifie néanmoins si l’on considère que le petit enfant – pour peu qu’on tienne compte aussi des soins qu’il reçoit de sa mère – réalise presque en fait un système mental de ce type » (cité par Winnicott, p. 360).
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[2]
Dans l’hypnose, le thérapeute est mis à la place de l’idéal du moi. Voir Psychologie des masses et analyse du moi [22]. Dans Le Traumatisme de la naissance[6], le terme utilisé est celui de moi idéal. Je n’ai pas eu accès à l’œuvre originale en allemand et je n’ai donc pas pu vérifier la traduction. Dans l’œuvre freudienne, les termes idéal du moi et moi idéal ont souvent été utilisés de façon indifférenciée. C’est Lagache, puis Lacan qui introduiront une différenciation plus systématique entre ces instances.
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[3]
Il n’existe de Technique de la psychanalyse qu’une version en allemand du tome 1, écrit en 1926. Ce livre acheva la rupture avec Freud. Technik der Psychoanalyse vol. 1. Die analytische Situation illustriert an der Traumendeutungstechnik, vol. 2. Die analytische Reaktion in ihren konstruktiven Elementen, vol. 3. Die Analyse des Analytikers und seiner Rolle in der Gesamtsituation),Deuticke, 1926-1929-1931, reprod. fac-sim. Psychosozial-Verlag, 2006. Volonté et psychothérapie. Analyse du processus thérapeutique dans son rapport avec la relation analytique est une traduction des vol. 2 et 3 à partir de la trad. Anglaise, Paris, Payot, 1976, réimpr. 2002.
1La publication récente de la correspondance Rank-Freud [1] enrichit le débat nécessaire sur la controverse entre ces deux hommes. Celle-ci est riche d’enseignement pour les psychanalystes aujourd’hui. En effet, quelles que soient les critiques que nous pouvons apporter aux théories de Rank (et de Ferenczi), ce débat tourne autour de questions toujours d’actualité pour les psychanalystes sur la nature du transfert et son maniement dans les cures, sur la place et l’abord de l’originaire dans celles-ci, et sur le positionnement des psychanalystes par rapport au biologique et au soma.
Un débat inscrit dans les moments de fondation de la psychanalyse
2Toute fondation d’une nouvelle praxis ou d’une nouvelle discipline pose des questions qui concernent la psychanalyse et sa transmission. De qui s’autorise le fondateur pour créer une nouvelle discipline ? Quel est son désir et en quoi est-il dans la méconnaissance inévitable de celui-ci et inévitablement partiellement étranger à son acte de fondation ? Comment fait-il avec ce que son acte de fondation suscite comme rupture dans le champ des savoirs et dans la société ? Quel sera le devenir de l’acte de fondation et comment une nouvelle discipline pourra-t-elle perdurer et rester ouverte au questionnement, à l’expérimentation, à l’inventivité sans perdre ses spécificités? Il fut difficile pour les fondateurs de la psychanalyse de penser suffisamment ces questions. Les débats et les conflits entre Freud, Ferenczi et Rank découlent de la relation à Freud (avec ses caractéristiques personnelles mais aussi sa place de père fondateur), des transferts non liquidés entre les trois hommes, mais aussi de la violence inhérente à toute fondation. Par rapport à la violence d’origine d’une fondation qui suppose inévitablement une rupture majeure avec ce qui a précédé, nous avons tous besoin de construire une histoire mythique de la fondation qui mobilise en chacun de nous la question de l’originaire comme le montrent les mythes et les religions. L’œuvre freudienne est traversée par ce questionnement. Dans Totem et Tabou [2], Freud interrogeait, comme il le fit aussi à la fin de sa vie dans L’Homme Moïse et le monothéisme[3], la question de l’originaire et de l’acte de fondation pour l’individu et la société mais peut-être aussi pour sa propre discipline et son institution. En construisant une histoire mythique de la fondation articulée autour du parricide, il mettait la violence et le meurtre au cœur de l’acte de fondation. L’Homme Moïse et le monothéisme, une de ses dernières œuvres, est peut-être aussi une métaphore de l’histoire du mouvement psychanalytique. Le sacrifice de Jésus serait une tentative d’expier la mort de Moïse et le parricide qu’elle constitue, enfin reconnu et non refoulé. Il permettrait une nouvelle rupture et une refondation, celle du christianisme. Le mouvement psychanalytique, traversé par des ruptures et des refondations, est-il à l’image de ce que Freud décrit dans cet ouvrage ? Ceci peut-il être dépassé ? C’est la question qui se pose aux psychanalystes s’ils veulent transmettre de façon vivante la psychanalyse aux générations futures et réfléchir de façon non dogmatique à ce que peut être la psychanalyse dans le monde contemporain.
3Ce sont les butées, les limites et les impensés de la psychanalyse qui ont été le nœud du débat entre Freud et Rank (et aussi Ferenczi). Il est caractérisé aussi par le fait que tous deux prolongent des réflexions de Freud, des moments de son élaboration qu’il n’a pas développé. Peut-être, Freud, écartelé entre sa position d’inventeur et de fondateur, ou bien tout simplement au cours du développement de ses élaborations, a jugé nécessaire de s’arrêter ou de revenir en arrière. C’est ce que refusent Rank et Ferenczi qui poussent la logique des élaborations auxquelles Freud semble renoncer ou sur lesquelles il semble hésiter.
Les désaccords entre Freud, Rank et Ferenczi autour de Perspectives de la psychanalyse[4]
4Dans une lettre du 30 janvier 1924 [5] qui lui est adressée par Freud, Ferenczi découvre avec étonnement et tristesse les désaccords de celui-ci par rapport à son travail commun avec Rank, Perspectives de la psychanalyse. Plusieurs lettres de la Correspondance Freud-Ferenczi [5] les précisent (pp. 142-46).
5Ils portent sur plusieurs points. Ils concernent d’une part la nature et le maniement du transfert avec le risque que la psychanalyse bascule à nouveau dans l’hypnose, entre autres, à cause des pratiques qui raccourcissent trop la durée de la cure. Freud adresse le même reproche à Rank ([5], pp. 148-50) quand il publie le Traumatisme de la naissance[6]. Freud reproche aussi à Rank et Ferenczi d’accorder une trop grande place à la répétition et au vécu du patient dans l’ici et maintenant de la séance. Il est en désaccord avec la volonté de faire de la psychanalyse une méthode thérapeutique. Ferenczi a souvent reproché à Freud d’être trop « scientifique » et pas assez « thérapeutique » et l’enjeu du texte Perspectives de la psychanalyse est « la psychanalyse appliquée à la thérapie » (p. 17). Freud reproche aussi à Rank et Ferenczi l’utilisation de la régression pour accéder au matériel psychique archaïque, ce qui pour lui est impossible ([5], p. 143). Cette critique sera ensuite prolongée par celle sur la place accordée au maternel dans la cure et le transfert et sur la façon dont le psychanalyste peut l’incarner ([5], pp. 187-91). Freud est aussi en désaccord, ou tout du moins très dubitatif, sur les soubassements bio-psychologiques des phénomènes inconscients qui apparaissent à plusieurs reprises dans le Traumatisme de la naissance [6], Thalassa [7], mais aussi dans Perspectives de la psychanalyse [4]. L’introduction de ce texte se termine en effet par la nécessité d’accorder « à la compulsion de répétition dans la cure la place qui lui revient biologiquement dans la vie psychique » (p. 13). Curieusement, Freud critique uniquement Rank à qui il reproche « une confusion entre considération biologique et recherche psychologique » ([5], pp. 166-7) et non Ferenczi. À ces désaccords se rajoute une critique majeure adressée par Freud à Rank. Les théories du Traumatisme de la naissance sont antinomiques avec sa théorie génitale et œdipienne. À nouveau, Ferenczi, avec Thalassa, est épargné ([5] pp. 154-7).
6Au-delà de ces critiques, le débat entre Rank et Freud tourne, entre autres, autour de deux questions toujours d’actualité : l’originaire et la place du biologique d’une part, le transfert d’autre part.
L’originaire et la place du biologique
7La question de l’origine et de l’originaire mobilise en chacun de nous un questionnement inépuisable qui peut donner lieu à la construction des mythes et des religions, ou être à l’origine d’une pulsion épistémologique qui est le moteur d’avancées scientifiques. Freud, avec Vue d’ensemble sur les névroses de transfert [8], écrit en 1915, adressé à Ferenczi pour avis, et qui ne fut jamais publié, comme Ferenczi avec Thalassa [7], ont été tentés, chacun à leur manière, d’aborder cette question avec des constructions phylogénétiques très proches. Cependant, dans Au delà du principe de plaisir [9], en postulant un état originaire qui serait la mort et l’anorganique Freud, contrairement à Ferenczi dans Thalassa[7] et contrairement à son texte Vue d’ensemble sur les névroses de transfert [8], mettait la violence et le non représentable du biologique au cœur de l’origine.
8Le texte de Rank, le Traumatisme de la naissance [6], s’intéresse à la question du premier moment vécu par l’humain. Au-delà de tous les enjeux évoqués précédemment, deux questions et deux intuitions, qui seront reprises et développées par d’autres psychanalystes des années après, sont intéressantes. Dès l’introduction du Traumatisme de la naissance, certes avec l’illusion que, grâce à la psychanalyse, on peut se débarrasser des affres de ce moment fondateur, Rank pose la question des effets psychiques de phénomènes en apparence purement corporels. Comment le somatique qui nous constitue prend place dans la construction de nos expériences psychiques et ce dès l’origine de chaque humain ? La deuxième intuition de Rank, reprise ensuite sous d’autres formes par d’autres psychanalystes, est la place très importante que les répercussions psychiques de cette situation originaire de l’humain prennent dans la cure, voire même comment la cure peut créer la répétition de cette situation.
9Rank, avec le Traumatisme de la naissance, se situerait dans le prolongement du Freud de « l’Esquisse »[10]qui parle d’une expérience originaire d’impuissance et de « désaide » du nourrisson, d’une expérience de détresse, liée à sa prématurité physiologique. Le « désaide initial de l’être humain », la nécessité de l’intervention du Nebenmensch est, dit Freud, « la source originaire de tous les motifs moraux » (p. 626).
10Le dialogue entre Freud et Rank tourne, semble-t-il, autour de plusieurs éléments. D’une part, si la psychanalyse est concernée par le corps humanisé, le corps érotique, en quoi peut-elle être concernée par le soma qui se dérobe au sens ? Où sont, comme s’interroge Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse[11],« les frontières qui séparent la biologie de la psychologie » (p. 57) ? Ce débat repose la question de l’articulation entre la psychanalyse et les sciences du vivant, une des origines de la psychanalyse dont elle a cherché à se démarquer. Il reste d’actualité comme le montrent, entre autres, de multiples théories psychosomatiques, dont celles de l’École de Paris, ou les élaborations de Lacan sur « la chair », terme qu’il utilise pour parler de notre corps en tant que matière, en tant que « viande ». D’autre part, quelle peut être l’expérience psychique du nourrisson ? Dans la Correspondance entre Freud et Rank[1], Freud écrit avec prudence : « Je suppose que la naissance ne peut absolument pas être considérée comme un traumatisme psychique, probablement parce qu’il n’existe encore aucun investissement d’objet, mais comme un traumatisme physiologique qui serait réglé aussi de façon psychologique par la production de l’expression pour un affect. Je crois que vous ouvrez le dossier psychologique trop tôt. Mais tout cela n’est pas encore clair pour moi » (p. 360). Dans Inhibition, symptôme et angoisse[11], Freudincite encore à la prudence : « nous sommes malheureusement bien trop peu renseignés sur la constitution psychique du nouveau-né… Je ne puis même me porter garant de la validité de la description que je viens de donner… le point décisif demeure de savoir ce qui réveille en eux ce souvenir (de la naissance) et de quoi il se souvient » (p. 59). Dans ce même texte, qui se veut aussi une réponse au Traumatisme de la naissance[6], Freud objecte que « dans la vie intra-utérine la mère n’était pas un objet pour le fœtus, qu’il n’y avait alors pas d’objet » et aussi que « la naissance n’est absolument pas vécue subjectivement comme séparation d’avec la mère, car celle-ci est, en tant qu’objet, complètement inconnue du fœtus entièrement narcissique » (p. 54). Et un peu plus loin, il écrit : « l’état d’angoisse reproduit le traumatisme de la naissance (le mécanisme psycho-physiologique), mais le danger de la naissance n’a aucun contenu psychique » (p. 59). Il faudra des années, et les travaux, entre autres, de Winnicott, qui en 1949 a fait un article intitulé « Les souvenirs de la naissance, le traumatisme de la naissance et l’angoisse »[12]pour que les psychanalystes puissent commencer à penser la question de l’originaire et de ses traces dans la constitution de la psyché, son impact chez l’adulte et dans les cures. Les « angoisses disséquantes primitives », présentes en chacun de nous, seraient une trace de la présence irréductible en nous des conséquences de notre prématurité physiologique avec tout ce qu’elle induit de relation à l’autre et à l’environnement. Les théorisations de Winnicott sur la constitution de l’objet dans l’interaction avec l’environnement, comme les travaux de Daniel Stern [13] et bien d’autres nous aident à penser aujourd’hui les premiers moments de la vie psychique de l’humain. Mais c’est le texte de Winnicott « La crainte de l’effondrement » [14], qui prolonge sans doute le mieux le débat entre Freud et Rank. Ce texte pose la question suivante : comment faire dans la cure avec une expérience qui a eu lieu, que le patient porte lointainement caché dans son inconscient, mais que le moi était incapable d’intégrer, d’enclore, car trop immature. Cette question, telle que l’a traitée Winnicott, était déjà abordée de façon moins élaborée, et en fonction des débats et des théories de l’époque, par Ferenczi et Rank dans Perspectives de la psychanalyse [4] lorsqu’ils écrivent : « cet inconscient lui même, dont la découverte est la tâche principale de la psychanalyse, ne peut – puisqu’il n’a jamais été ressenti – être remémoré et certains signes obligent à le laisser se reproduire » (p. 55). Aujourd’hui, l’expérience originaire du nouveau-né et le rôle de cette expérience dans la constitution de la psyché ont été travaillés par de nombreux analystes comme Piera Aulagnier ou Laplanche par exemple. À propos de la rencontre entre un adulte en position maternelle et un infans dès sa naissance, Laplanche [15] parle d’« une situation anthropologique fondamentale » plus universelle que l’œdipe, où l’adulte propose à l’enfant des signifiants non verbaux, aussi bien que verbaux, voire comportementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes ». Dans le même texte, il écrit que « l’analyse remet en jeu l’originaire dans son essence même » (pp. 155-6). Il y aurait ici les traces du débat entre Freud et Rank, mais aussi une ouverture et un dépassement de celui-ci. On les retrouve aussi dans le texte de Winnicott la « Théorie de la relation parent nourrisson » [16],écrit presque 40 ans après le Traumatisme de la naissance. Winnicott écrit dans ce texte, après avoir cité une note [1] de l’article de Freud « Formulation sur les deux principes de l’advenir psychique » [17], que ce dernier « rendait pleinement hommage au rôle joué par les soins maternels, et on peut supposer que s’il n’a pas abordé ce sujet, c’est qu’il ne se sentait pas prêt à analyser ses implications » (p. 360). Et il rajoute un peu plus loin « La théorie [de Freud] esquissée dans cette note ne parvient pas à couvrir les exigences de la phase la plus primitive » (p. 370). C’est à ce travail que Winnicott s’est attelé, en affirmant qu’il n’était pas contradictoire avec la métapsychologie freudienne, l’évolution de la clinique conduisant forcément, comme pour toute discipline ou praxis, à se poser de nouvelles questions qui peuvent l’enrichir.
La question du transfert
11La question du maniement du transfert et du contre-transfert dans la cure continue à susciter débats, questions et ruptures au sein du mouvement psychanalytique. Ces débats se heurtent à la question de la suggestion qui à notre insu continuerait à fonctionner dans la cure, à celle de « la folie du transfert » et aux difficultés de son dénouement, donc à ce que peut être la fin d’une cure. Ces questions ont aussi noué le débat entre Freud, Ferenczi et Rank. Dans Lire Ferenczi [18], j’ai décritla façon dont Ferenczi, et aussi Rank et Freud, ont essayé de se débattre avec ce que j’ai appelé « le roc du transfert » (p 43). Ferenczi, dès 1909, dans Transfert et introjection [19], a l’intuition d’un transfert brut et archaïque sur lequel viendraient buter les cures. Dans ce texte, il fait de longs développements sur l’importance du transfert dans l’hypnose et le fait que le transfert peut créer des phénomènes d’accoutumance et d’addiction à l’analyse. Il définit aussi dans ce texte une « introjection primitive » (p. 101) à l’origine des premières relations d’objet de l’enfant. Elle est le modèle de tout transfert ultérieur. Ferenczi propose de réserver le terme de transfert « aux introjections qui se manifestent en cours d’analyse et qui visent la personne du médecin » (p. 104). Compte tenu de ces théorisations, tout transfert et contre-transfert sont narcissiques et portent intrinsèquement en lui l’illusion de leur toute puissance. L’analyste n’échappe pas non plus dans la cure à la confrontation à « l’introjection primitive » dans la relation à son patient. Freud s’est aussi confronté dans plusieurs textes, comme par exemple « Observations sur l’amour de transfert » [20], ou « Analyse avec fin et analyse sans fin » [21], mais aussi d’une certaine façon dans « Psychologie des masses et analyse du moi »[22], à la question de la « folie » du transfert, à la suggestion et au risque d’aliénation inhérents à toute relation humaine et groupale. Perspectives de la psychanalyse[4], écrit par Ferenczi et Rank, prolonge « Psychologie des masses et analyse du moi » [22] quand ils écrivent que « la psychanalyse est “une sorte de processus social”… une “formation de foule à deux” » (p. 41).
12Le débat que suscite le Traumatisme de la naissance[6]sur la nature du transfert n’est pas seulement autour de l’opposition entre la conception d’un transfert de type maternel et de type paternel. Comme le dit Rank dans la Correspondance avec Freud [1], puis dans le Traumatisme de la naissance, ce qui est en jeu, c’est le travail psychique autour du transfert de type maternel (archaïque) et les modalités de son dépassement pour qu’il puisse y avoir ensuite « transfert de la libido sur le père » (p. 218). Et rajoute Rank : « ou pour employer notre terminologie analytique, il s’agit de la phase qui précède le développement du complexe d’œdipe » (p. 218). Il n’y a pas opposition entre l’archaïque et l’œdipe qui sont deux phases différentes à travailler dans une cure. Cependant, ce qui s’est transmis dans le mouvement analytique comme trace de ce débat a été l’opposition entre ces deux moments. Comme si une élaboration théorique devait forcément s’opposer à l’autre et non compléter l’évolution de la pensée dans notre discipline.
13Ce qui est surtout en jeu dans le débat entre Freud et Rank, dans lequel est pris aussi Ferenczi, c’est avant tout la question des liens entre transfert et mécanismes psychiques archaïques, la difficulté à tracer une frontière claire entre transfert et suggestion, et la rupture difficile de la psychanalyse avec ses origines.
14Dans Le Traumatisme de la naissance[6], Rank décrit un « transfert primaire » (p. 17 et suiv.) archaïque difficilement dépassable. En relation avec le lien au maternel, il est déterminé par le destin biologique de l’humain, c’est-à-dire la vie du fœtus dans le ventre maternel et la naissance avec ses effets inévitablement traumatiques. Le « transfert primaire » serait la réactivation dans la cure de la fixation originelle à la mère et du traumatisme de la naissance. Le dispositif de la cure reproduirait la « bulle mère-enfant ». D’où, le « désir de prolonger indéfiniment la situation analytique » (p. 19) et un risque d’addiction à l’analyse. Chaque fin de séance reproduirait le traumatisme de la naissance. Le transfert « primaire », prototype du transfert archaïque, est un concept limite entre le psychique et le biologique. Il serait difficilement dépassable car ancré dans un biologique d’origine. Rank, pris dans les effets du « transfert primaire » dont il n’arrive pas à se déprendre, bascule dans la suggestion et le pédagogique. Pour pouvoir renoncer à la fixation à la mère qui est au centre du « transfert primaire », le patient est incité à s’identifier à l’analyste mis à la place du moi idéal (p. 218) [2]. Dans les dernières lignes du Traumatisme de la naissance, le patient « se trouve par rapport à l’analyste dans la situation de l’élève par rapport au maître : l’analyste prêche l’exemple, et l’analysé, comme l’élève, ne peut apprendre qu’en s’identifiant avec son médecin » (p. 218). La fixation systématique d’un terme à l’analyse vise à rompre le « transfert primaire », voire la relation hypnotique, dans lesquels se débattent patient et analyste. Dans une note du « Moi et du ça » [23], publié en 1923, donc avant la parution du Traumatisme de la naissance, Freud a l’intuition que l’analyste peut être mis à la place de l’idéal du moi et qu’il peut s’y croire. Le refus d’occuper cette place, à cause des règles de l’analyse, crée « une barrière à l’effet de l’analyse ». Il faut en prendre acte et l’accepter. En effet, la tâche de l’analyse « n’est pas de rendre impossible les réactions morbides, mais d’offrir au moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou cela » (p. 265). L’éthique de la psychanalyse et du psychanalyste apparaît ici comme un rempart érigé par Freud pour contrer la suggestion et l’aliénation au thérapeute.
15Toujours dans Le Traumatisme de la naissance[6], Rank écrit ceci : « le médicament dont se sert la psychanalyse n’est autre que l’homme qui, tel l’homme médecine avec ses pratiques magiques, exerce son action en faisant appel directement à l’inconscient du malade » (p. 208). Une des questions qu’il pose ainsi serait la rupture incomplète de la psychanalyse avec l’acte de prescription du médicament, rupture qui conduisit à sa fondation. L’acte de fondation de la psychanalyse fut aussi, en effet, la rupture avec la prescription de cocaïne par Freud (et son utilisation pour lui-même) et donc la renonciation à l’objet thérapeutique qui fonde le médical. « L’épisode de la cocaïne » de Freud est très bien développé dans De la cocaïne [24], par Françoise Coblence [25] et par Pierre Benoit [26]. Avant de devenir psychanalyste, Freud mena en effet de nombreux travaux sur les effets de la cocaïne, dont il fut un ardent défenseur. À cause des attaques dont il fut l’objet, attaques liées aux effets secondaires de cette prescription, et à cause des effets délétères de ce produit sur son ami Fleischl à qui il en avait prescrit et de la culpabilité que cela entraîna chez lui, Freud cessa de prendre de la cocaïne et d’en prescrire. Reprenant l’histoire des liens complexes entretenus par Freud avec la cocaïne, P. Benoit [26] fait de la renonciation à cet objet thérapeutique et de cette rupture le moment de fondation de la psychanalyse. Il écrit : « Je ne suis pas loin de penser que l’acte analytique originaire a été, face à la souffrance de l’homme, d’avoir pour la première fois dans le cabinet d’un médecin suspendu tout recours à l’objet thérapeutique… Grâce à quoi l’objet ancestral du transfert du malade sur la médecine ayant été écarté, le transfert analytique peut se produire et conduire au dévoilement d’un autre objet, puis d’un autre objet encore » (p. 125). Rank, en écrivant les quelques lignes que je viens de citer remettait sans doute en cause l’acte de suspension de la prescription et l’acte de rupture avec la suggestion qui présida à la fondation de la psychanalyse. Il mettait aussi au cœur du transfert l’introjection de l’objet archaïque que représenterait le psychanalyste. La psychanalyse fonctionnerait, comme tout acte de soin, avec un effet « placébo », magique, que l’on retrouve chez tout « guérisseur ». Il y aurait donc une part inéluctable de suggestion dans tout acte analytique. Mettre la prescription du psychanalyste au cœur de la cure et du transfert, c’est aussi donner une place très importante au travail sur « l’ici et maintenant » de la séance. Balint, héritier de Ferenczi, sans doute dans le prolongement de Rank, a travaillé sur l’importance du « remède médecin » [27] dans la relation de soins et plus largement sur la façon dont l’analyste se prescrit [28] en tant qu’objet archaïque. Dans Lire Michael Balint [29], je me suis demandée si Balint a annulé la rupture fondatrice de la psychanalyse avec l’objet thérapeutique en centrant le transfert sur la relation d’objet et sur la façon dont le médecin (et éventuellement le psychanalyste) se prescrit. Je me suis aussi questionné sur le type de transfert qu’il a travaillé quand il cherche à mieux comprendre et à améliorer la façon dont le médecin (ou le psychanalyste) se prescrit. O. Mannoni dans « La férule » [30] différencie l’effet de transfert qui est équivalent à une forme « brute du transfert » qui intervient dans toute situation interpersonnelle et dans la relation thérapeutique et une forme « analytique » de transfert dont nous ne pouvons que repérer les effets et qui consiste en un « déplacement, une erreur sur la personne » (p. 66-67). Lorsqu’il s’est intéressé au « remède médecin », Balint aurait peut-être plutôt travaillé sur « le transfert brut », sur l’exploration de la « part sacrée » de la relation thérapeutique recherchée aussi auprès du guérisseur.
16C’est peut-être Rank qui, le premier, a dévoilé et utilisé la rupture incomplète de la psychanalyse avec l’objet thérapeutique et qui, avec Ferenczi et ses travaux sur l’introjection, a posé la question de ce « transfert brut ». Cela ne pouvait sans doute pas être entendu par Freud qui s’était débattu tellement douloureusement avec l’épisode de la cocaïne. Dans le livre de Prado de Oliveira, [31] j’ai trouvé enfin la traduction que je cherchais depuis des années de ce qu’écrit Rank dans la Technique de la psychanalyse [3]à propos du rêve de « L’homme aux loups ». Il écrit (traduction par Prado De Oliveira, pp. 154-9) « Ce rêve semble reproduire la situation analytique… La remarque du rêve “mon lit était placé le pied contre la fenêtre devant laquelle se trouvait une rangée de vieux noyers” se réfère directement à l’espace et à la situation dans lesquels Freud soignait ses patients à l’époque…Mais voici la partie étrange : entre la porte que le patient voit directement en face de lui et la fenêtre à gauche de la porte se trouve une colonne sur laquelle Freud avait accroché les photos de ses disciples…entre cinq et sept…les nombres au sujet desquels le patient hésite au sujet des loups dans son rêve…Ainsi quand il ouvre les yeux, il voit ces six ou sept loups (analystes) qui le regardent fixement, l’arbre généalogique de la psychanalyse, pour ainsi dire, Freud et ses fils (je suis convaincu que le patient savait que Freud avait six enfants, ce qui fait de lui le septième, le seul à être sauvé (dans la caisse de l’horloge = la mère = par Freud). D’où l’association ultérieure d’être lui-même le voyeur : en premier lieu parce qu’il voit vraiment les photos, en deuxième lieu parce qu’il se met à la place de l’analyste (des analystes). » Au delà du fait que Rank assigne Freud à une place maternelle dans le transfert, sans doute ce qu’il disait à Freud était impossible à entendre par ce dernier, voire d’une violence extrême. En effet, Rank lui disait sans doute : le rêve de votre patient est un rêve transférentiel né de l’ici et maintenant de la séance et de la façon dont vous, Freud, vous avez été introjecté par votre patient, et dont vous vous êtes prescrit en tant qu’objet à votre insu. Technique de la psychanalyse a consommé la rupture entre Freud et Rank, en particulier autour de l’interprétation que donna Rank sur ce rêve. Freud sollicita L’homme aux loups pour confirmer sa théorie et ses interprétations, ce qui fut une des origines de sa décompensation dans l’après coup de son analyse avec Freud. Il pria aussi Ferenczi d’écrire un texte pour critiquer le livre de Rank en reprenant la polémique autour du rêve de L’homme aux loups ([5], p. 289 et suiv.).
Conclusion
17Le débat et la rupture entre Freud, Rank, qui prolongent et compliquent ceux qui ont eu lieu entre Freud et Ferenczi, ont profondément marqué le mouvement psychanalytique et ont sans doute eu des effets délétères sur sa créativité. Parlant des effets du débat et de la rupture entre Freud et Ferenczi (cela peut aussi s’appliquer au conflit et au débat Freud-Ferenczi-Rank), Balint [28] souligne que ceux-ci ont constitué un traumatisme pour la communauté analytique et une source de stagnation théorique.
18Réfléchir aujourd’hui aux enjeux de ces débats et conflits, c’est participer à une réflexion nécessaire sur les modalités de construction collective de la clinique et de la théorie psychanalytiques mais aussi à des questions cliniques toujours actuelles et en débat pour les psychanalystes.
Otto Rank a été engagé par Freud comme secrétaire de la première association psychanalytique et il sera son plus jeune et son plus proche collaborateur jusqu’à leur rupture en 1926. Il partira ensuite continuer sa carrière aux États-Unis. Certaines de ses œuvres ont été traduites en français, en particulier Don Juan et le double et Le traumatisme de la naissance qui fut l’une des origines de sa rupture avec Freud. Mais c’est surtout son livre Technique de la psychanalyse, non traduit en français, qui constitue une rupture majeure avec les thèses freudiennes.
La Correspondance Freud-Ferenczi parue chez Calmann-Levy et celle entre Freud et Rank parue aux éditions Campagne Première constituent des sources importantes pour comprendre les relations complexes entre Freud, Rank et Ferenczi.
Liens d’intérêts
19 les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
- 1. Freud S., Rank O.. Correspondance 1907-1926. Paris : Campagne Première, 2015 .
- 2. Freud S. « Totem et tabou ». In : Œuvres complètes. Vol XI. Paris : PUF, 2009. pp 189-386..
- 3. Freud S.. L’homme Moïse et la religion monothéiste. Paris : Gallimard, 1986 .
- 4. Ferenczi S, Rank O : Perspectives de la psychanalyse, Paris, Payot, 1994..
- 5. Freud S, Ferenczi S. : Correspondance, Tome III, Paris, Calmann- Levy, 2000..
- 6. Rank O : Le traumatisme de la naissance, Paris, Payot, 1976..
- 7. Ferenczi S: Thalassa, Paris, Payot, 2002..
- 8. Freud S : Vue d’ensemble sur les névroses de transfert, Paris, Gallimard, 1986..
- 9. Freud S : Au delà du principe de plaisir, in Œuvres complètes de Freud, vol XV, Paris, PUF, 2002 , p 273-338..
- 10. Freud S : Projet d’une psychologie, in Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p 593-693..
- 11. Freud S : Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1978..
- 12. Winnicott D.W : « Les souvenirs de la naissance, le traumatisme de la naissance et l’angoisse », in De La pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1960, p 111-134..
- 13. Stern D : le monde interpersonnel du nourrisson, paris, PUF, 1989..
- 14. Winnicott DW : La crainte de l’effondrement, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p 205-16..
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Mots-clés éditeurs : transfert, psychanalyse, Sandor Ferenczi, Otto Rank, Sigmund Freud
Mise en ligne 28/05/2018
https://doi.org/10.1684/ipe.2018.1812Notes
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[1]
Dans cette note, Freud écrit : « On objectera à juste titre qu’une organisation qui est l’esclave du principe de plaisir et néglige la réalité du monde extérieur ne pouvait subsister pour un laps de temps si bref soit-il, si bien qu’il ne lui aurait même pas été possible de se former. Le recours à une fiction de cet ordre se justifie néanmoins si l’on considère que le petit enfant – pour peu qu’on tienne compte aussi des soins qu’il reçoit de sa mère – réalise presque en fait un système mental de ce type » (cité par Winnicott, p. 360).
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[2]
Dans l’hypnose, le thérapeute est mis à la place de l’idéal du moi. Voir Psychologie des masses et analyse du moi [22]. Dans Le Traumatisme de la naissance[6], le terme utilisé est celui de moi idéal. Je n’ai pas eu accès à l’œuvre originale en allemand et je n’ai donc pas pu vérifier la traduction. Dans l’œuvre freudienne, les termes idéal du moi et moi idéal ont souvent été utilisés de façon indifférenciée. C’est Lagache, puis Lacan qui introduiront une différenciation plus systématique entre ces instances.
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[3]
Il n’existe de Technique de la psychanalyse qu’une version en allemand du tome 1, écrit en 1926. Ce livre acheva la rupture avec Freud. Technik der Psychoanalyse vol. 1. Die analytische Situation illustriert an der Traumendeutungstechnik, vol. 2. Die analytische Reaktion in ihren konstruktiven Elementen, vol. 3. Die Analyse des Analytikers und seiner Rolle in der Gesamtsituation),Deuticke, 1926-1929-1931, reprod. fac-sim. Psychosozial-Verlag, 2006. Volonté et psychothérapie. Analyse du processus thérapeutique dans son rapport avec la relation analytique est une traduction des vol. 2 et 3 à partir de la trad. Anglaise, Paris, Payot, 1976, réimpr. 2002.