Introduction
1Dans cet article, notre propos ne sera pas de décrire un nouveau cas de syndrome de Diogène, mais d’aborder la question à nouveaux frais. En effet, dans la littérature qui s’y rattache le syndrome augmente en extension mais pas en compréhension. On trouve ainsi des observations, à la facture parfois insolite, en maison de retraite, voire dans la rue. De proche en proche et en faisant preuve d’un peu d’humour, on pourrait affirmer que le monde entier atteste d’un syndrome de Diogène. Ne voit-on pas, dans l’indifférence générale, l’espace public encombré d’objets divers et hétéroclites qui réduisent telle une peau de chagrin notre espace vital ? Malgré cela, l’élucidation de ce syndrome reste très superficielle.
2Notre démarche s’étayera sur les étapes suivantes. Tout d’abord, après avoir décrit exhaustivement l’article princeps qui a donné ses lettres de noblesse à cette pathologie, nous procéderons à une revue de la littérature. Puis nous décrirons des hypothèses, tant psychopathologiques que physiopathologiques. Enfin, nous proposerons une nouvelle hypothèse psychopathologique, basée sur notre réflexion de 1998 sur le moi-peau [1]. Pour formuler notre nouvelle hypothèse, celle du syndrome de Diogène compris comme œuvre d’art manquée, nous devons en premier lieu aborder d’une tout autre manière la vie et l’œuvre de Diogène le cynique et ne pas nous contenter des anecdotes cocasses reprises inlassablement aux dépens des contenus de la philosophie cynique que l’on trouve rarement décrite avec rigueur.
Revue de la littérature
3Même si la recherche d’un précurseur s’avère une notion parfois utilisée abusivement, il n’est pas sans intérêt de porter notre attention sur deux articles parus dans les années soixante dans lesquels, bien que le nom de syndrome de Diogène ne soit pas encore mentionné, il est question d’incurie dans l’habitat. Ainsi, en 1963, Stevens, un gériatre anglais, a réalisé une enquête au domicile de 681 personnes âgées hospitalisées en unité gériatrique. Les soignants constatent la négligence totale et l’incurie des personnes visitées. L’auteur parle de self neglect in the elderly[2]. À sa suite, en 1966, Mac Millan et ses collaborateurs se penchèrent sur les cas de 72 personnes âgées (12 hommes et 60 femmes) pour lesquels ils établirent une échelle de négligence. Les sujets observés se répartissaient à parts égales entre la psychose sénile et un syndrome gériatrique déclenché par le stress. Ils dénommèrent ce syndrome senile breakdown[3]. Le nom de Diogène n’est pas encore invoqué et ne le sera qu’en 1975, sous la plume de Clark et Mankikar [4], qui confirmèrent les intuitions de leur prédécesseur. L’article de Clark, qualifié à juste titre de princeps, décrit une sémiologie très polymorphe à partir d’une étude réalisée sur 30 patients, hospitalisés à la suite d’une intervention extérieure. Leur aspect frappe par une grande incurie. Leur appartement est non seulement sale mais parfois rempli d’immondices, avec accumulation de boîtes de conserve et de vêtements. La gêne, bien qu’importante, n’a sensiblement réduit l’espace vital que pour six patients sans que toutefois, ils en éprouvent aucune honte. Tous souffrent d’une pathologie organique : maladie cérébro-vasculaire, bronchopneumonie et maladie de Parkinson. Les personnes apparaissent distantes, méfiantes et perspicaces. L’examen dégage un pourcentage de cinquante pour cent de patients indemnes de pathologie psychiatrique associée. Leur intelligence demeure supérieure à la moyenne et certains témoignent même d’une réussite professionnelle exemplaire.
4Au vu de tous ces éléments, les auteurs ont subsumé les symptômes sous la bannière d’une entité sémiologique, le syndrome de Diogène, caractérisé par les éléments suivants : saleté sur soi et dans le logement avec propension à l’accumulation de bric-à-brac ou syllogomanie ; prise en charge antérieure par les services sociaux ; existence d’un problème médical sévère exploré aux urgences ; absence de déficit cognitif. Selon les auteurs, ces résultats appellent deux explications. Premièrement, ces patients menaient un mode de vie désorganisé, aggravé par l’âge et les infirmités physiques. Deuxièmement, des personnes stables auparavant décompensent car des facteurs sociaux, économiques et organiques ébranlent une personnalité fragilisée par l’anxiété, la distance et la morosité. En effet, il est notoire que le stress génère des maladies mentales chez la personne âgée et stimule l’émergence de mécanismes de défense comme le retrait ou le déni d’un besoin d’aide.
5À partir des années 2000, les contributions des psychiatres augmentent sensiblement en nombre et sont menées en partenariat avec des gériatres. En effet, on peut penser que la mise en place des équipes mobiles de psychogériatrie a donné l’occasion aux premiers de croiser la route de tels cas cliniques. Cette collaboration n’a pas manqué de susciter de nombreuses discussions sur l’exactitude de la clinique. Ainsi, Dervinos n’accrédite la définition de cette entité que si un apragmatisme, un repli sur soi, une incurie et un entassement structurent le tableau clinique. Il ne reconnaît pas de pathologie psychiatrique spécifique, mais il tient néanmoins pour acquis que le Diogène sous-tend un « processus d’interaction entre une personnalité vulnérable […] et des changements significatifs de l’état de santé et de l’entourage relationnel ou social » [5]. Monfort, maître d’œuvre d’une enquête rétrospective à Paris, a envoyé 600 questionnaires aux professionnels concernés par les problèmes d’insalubrité chez les personnes âgées de cinquante ans et plus. Son échantillon comporte surtout des sujets âgés et des femmes. Après analyse des questionnaires, il propose une sémiologie basée sur quatre éléments cardinaux : la personne ne demande rien alors qu’elle a besoin de tout ; relation inhabituelle aux objets ; relations aux autres de type misanthropique ; négligence corporelle. Le problème des co-morbidités reste en suspens : cinquante pour cent des cas sont associés à une psychose ou à une démence. L’anamnèse met en évidence un événement traumatique dans l’enfance [6]. Cette enquête part du présupposé contestable que les syndromes surviennent surtout chez les gens âgés. Or cette hypothèse ne fait pas l’unanimité. En effet, des pathologies identiques chez les sujets jeunes ont été diagnostiquées par une équipe de visites à domicile, dirigée par Védie, dans le cadre du suivi en appartement communautaire de patients psychotiques âgés de trente-cinq ans. La synthèse de leurs réflexions, parue dans un article de la revue Perspectives psychiatriques, conclut : « Nous pourrions opposer les syndromes de Diogène jeunes, qui pour nous seraient le témoignage d’une psychose avérée ou d’une suppléance qui fait tenir une personnalité psychotique aux syndromes de Diogène plus âgés où la détérioration notamment frontale pourrait être le primum movens » [7]. Monfort revient d’ailleurs dans un travail récent, sur l’idée que le Diogène ne toucherait que les sujets de plus de 50 ans. En effet, il tient désormais comme critère principal de Diogène, toute personne qui, aux yeux d’un visiteur, aurait besoin de tout mais ne demande rien. Prudent, il y ajoute trois signes secondaires relatifs aux modalités de la relation aux objets, au corps et à autrui [8]. Cette imprécision sémiologique sur le syndrome et son utilisation comme mot-valise apparaît plus flagrante encore lorsqu’il signifie l’absence de demande d’aide en direction des professionnels médico-sociaux [9]. Cette constellation syndromique est contestée notamment par Maes-Bieder, pour qui les deux signes constants sont l’incurie et le collectionnisme. Il précise sa pensée en suggérant une symptomatologie unitaire associant un conglomérat syndromique : comportement de négligence avec incurie et logement insalubre ; accumulation d’objets divers ; rejet du monde extérieur ; absence de honte ; déni des troubles et refus d’aide [10].
6La recension d’Haddad et Lefebvre des Noëttes, fruit d’échanges entre psychiatres et gériatres, attire notre attention par son esprit critique. En effet, loin d’approuver la sémiologie décrite précédemment elle souligne non seulement l’hétérogénéité des symptômes mais en conteste la spécificité chez les personnes âgées. En outre, elle mentionne chez les personnes atteintes de troubles psychiatriques : troubles de la personnalité, démence, dépression, alcoolisme et schizophrénie, la survenue de syndrome de Diogène. Enfin, dernière précision de leur analyse, la maladie mentale touche surtout les jeunes, à l’inverse des plus de 65 ans moins sensibles aux pathologies psychiatriques [11]. Certains collègues ont tenté une approche transnosographique du syndrome avec une catégorisation entre des formes actives et des formes passives de Diogène. Les premiers entassent à leur domicile les objets collectés à l’extérieur, tandis que les seconds se laissent envahir par leurs déchets [12].
7Certaines formes cliniques suscitent notre intérêt, notamment la liaison du Diogène avec un alcoolisme. La coexistence de ces deux pathologies varie selon les auteurs. Macaigne rapporte deux cas de femmes, âgées respectivement de 66 et 52 ans, chez lesquelles le syndrome de Diogène interfère avec une problématique alcoolique [13], sans s’étayer sur des données statistiques, à la différence de Taurand pour lequel le pourcentage d’alcooliques atteint 57 % [5]. Cette configuration évoque l’observation de Colle, où un homme alcoolique cohabite avec une femme démente [14]. Toutefois, l’alcoolisme n’emporte pas la conviction en tant que facteur étiologique.
8Faraldi et son équipe rapportent un syndrome de Diogène à deux rencontré lors d’une visite à domicile et décrivent avec beaucoup de précision la dynamique de l’accumulation. « Lorsque les colis arrivaient, M. G. les pose au milieu des autres et Mme G., prétextant ne plus les retrouver, refait une autre commande. C’est dans ces échanges où les deux participants sont impliqués que ce syndrome est ici particulièrement intéressant » [15].
9Au terme de cette revue non-exhaustive de la littérature, force est de constater que c’est dans la plurivocité symptomatique du syndrome de Diogène qu’il faut situer la raison de la difficulté à s’accorder sur un consensus définitionnel. Dès lors, la tendance est grande de le réduire à une curiosité gériatrique [16], voire d’en récuser la dénomination pour lui préférer celle de syndrome d’auto-exclusion [17]. La cinquième version du DSM, quant à elle, s’est risquée à inclure dans son manuel une nouvelle entité, la syllogomanie, traduction de l’anglais hoarding, absente des versions antérieures où les comportements d’accumulation se rangeaient sous la bannière des troubles obsessionnels compulsifs. L’équipe de psychogériatrie de Limoges a ressaisi cette appellation pour en chercher les relations avec le Diogène. Ils suggèrent prudemment l’hypothèse que « le syndrome de Diogène et le hoarding disorder pourraient être deux dimensions d’une même entité, l’un représentant la dimension de saleté (squalor) et l’autre la dimension d’entassement (hoarding) » [18].
10Pour notre part, nous pensons que l’habitude a consacré la longévité de ce syndrome. Aussi, malgré toutes les réserves, il convient de maintenir cette dénomination. Dès lors, partisan d’un pluralisme épistémologique, nous continuerons à l’explorer d’abord sur le plan physiopathologique puis psychopathologique.
Hypothèses physiopathologiques
11Pour Mac Millan [3], le Diogène incarnait un effondrement sénile des normes de propreté personnelle et environnementale alors que Clark le limitait à la réaction d’une personnalité pathologique au stress [4]. Des partisans d’une approche neurophysiologique penchent pour l’hypothèse d’un dysfonctionnement du lobe frontal [19-21]. Beauchet et son équipe [22] réalisèrent des tests psychométriques et une analyse du débit sanguin cérébral de repos à quatre femmes âgées atteintes de maladie d’Alzheimer. L’imagerie fonctionnelle cérébrale visualisa une hypofixation antérieure bi-fronto-temporale. Dès lors, ils affirment que le syndrome de Diogène est symptomatique d’une démence corticale neuro-dégénérative de type frontal. Si l’atteinte du lobe frontal leur semble déterminante dans le syndrome de Diogène, en revanche ils contestent l’univocité des mécanismes. À l’appui de cette intuition, la description d’un cas secondaire à un accident vasculaire cérébral [23] laisse entrevoir la multiplicité et la complexité des mécanismes en jeu. Les analyses précédentes faisaient référence à un hypofonctionnement frontal chez les sujets âgés. L’interprétation se complexifie lorsqu’Esposito rapporte le cas d’un homme de 35 ans atteint d’un syndrome de Diogène dont l’imagerie par résonance magnétique cérébrale montre des lésions frontales bilatérales séquellaires d’un traumatisme crânien. Une évaluation neuro-psychologique confirme le dysfonctionnement frontal évoluant secondairement et tardivement vers une démence [24]. Plus récemment, Macaigne [13] a relevé la similitude sémiologique entre le syndrome de Diogène et la démence frontale, pour proposer à titre d’hypothèse que le premier est un précurseur de la seconde.
12Pour clore ce chapitre, nous ne devons pas occulter une question essentielle. L’hypofonctionnalité relève-t-elle d’une atteinte fonctionnelle ou organique ? C’est en s’attelant à cette interrogation que Thomas pointe l’origine précoce des altérations du grand âge. Auquel cas, « le syndrome de Diogène pourrait n’être qu’une première fenêtre ouverte sur le vieillissement frontal pathologique. Il pose la question de la continuité : troubles de l’attention de l’enfant et de l’adulte jeune, troubles affectifs et démence frontotemporale » [25]. Ces recherches, malgré l’intérêt qu’elles suscitent, ne nous satisfont pas totalement. D’abord, elles utilisent un échantillonnage réduit. Ensuite, last but not least, nous saisissons mal comment supposer un hypofonctionnement frontal à une symptomatologie polymorphe, imprécise et retrouvée à tous les âges de la vie.
Hypothèses psychopathologiques
13Celles-ci font l’objet de moins de réserves et, pour notre part, nous avons préféré axer notre réflexion sur cette voie de recherche. Tout d’abord, limitant le syndrome de Diogène aux personnes âgées, Monfort a avancé qu’il correspondait à une névrose d’involution [26]. Théorie vague qu’il a abandonnée dans sa contribution pour le volumineux traité de psychiatrie du sujet âgé dirigé par Léger, dans lequel il y voit plutôt une pathologie s’érigeant sur une névrose de caractère ou une personnalité paranoïaque [27].
14Maes-Bieder diagnostique une névrose obsessionnelle avec régression au stade sadique-anal, méticuleusement dégagé par Karl Abraham [12]. D’autres auteurs, inspirés par Bergeret, font du Diogène un paranoïaque qui s’entoure d’objets pour se soustraire et se protéger des menaces d’intrusion [28]. Pour Kocher, les personnes touchées par cette affection éprouvent une angoisse de morcellement qui s’accorde avec une personnalité pathologique de type paranoïaque [29]. Dès lors, le Diogène résulterait d’une décompensation d’une psychose stable jusque-là. Pichon [30], axé sur la psychodynamique de l’habitat, voit dans les déchets accumulés un deuil figé dans la matière et l’habitat. De cette marque psychopathologique résulte une crainte de voir les objets d’attachement se désanimer, se « mélancoliser » avec la menace de coupure du lien avec le sujet.
Discussion
15Malgré des efforts louables tant sur le plan méthodologique qu’étiopathogénique, les arguments en faveur d’une appellation Diogène sont minces. En effet, la ressemblance avec le philosophe cynique repose seulement sur l’absence de honte et la négligence de soi.
16Cependant, cette affirmation, vaguement étayée par le jugement de Diogène Laërce, ne sonne pas juste. Ce dernier, doxographe des philosophes antiques, répondait au dessein de se faire le spécialiste des paroles en prose des philosophes, brèves et destinées à imprimer des traces durables dans la mémoire collective. Dès lors, lisons Diogène Laërce pour pénétrer le quotidien de Diogène le cynique.
17Résumons brièvement sa vie. Il vécut au ive siècle avant J.C. Fils d’un banquier, né à Sinope (actuellement, ville située en Turquie, sur les bords de la mer Noire), il est accusé d’avoir falsifié de la monnaie. Contraint de quitte sa ville natale, il gagne Athènes, où il se fit, non sans mal, le disciple d’Antisthène. Diogène méprisait les biens et les richesses. Deux images ont marqué l’imagination jusqu’à nos jours. D’une part, celle d’un homme enveloppé dans un manteau pour la nuit, muni d’un sac contenant ses maigres effets, l’exact portrait d’un provocateur, qui dans son tonneau, donne le change à ses besoins – pour reprendre la célèbre métaphore de Rousseau. D’autre part, après avoir rencontré par hasard un enfant qui se désaltère à la fontaine à même la main, Diogène jette son gobelet et s’écria selon Diogène Laërce : « Ce gamin m’a dépassé en frugalité » [31]. L’appellation de cynique tire son origine de Cynosargues, qui signifie « chien agile » en mémoire du chien sacrifié à Hercule au lieu même du gymnase, lieu où Diogène lançait ses diatribes enflammées sans respect ni considération des titres et des honneurs au point de rudoyer Alexandre le Grand, qui, debout devant lui, se voyait reprocher de lui cacher son soleil. Ces anecdotes ne sont pas des facéties, ni des plaisanteries mais traduisent un mode de vie sous-tendu par une philosophie précise, le cynisme. M.O. Goulet, spécialiste française de ce courant philosophique, a enrichi nos connaissances sur le sujet. Disciple de Socrate, le philosophe cynique pratique l’elenchos pour suivre l’enseignement d’Antisthène, le fondateur de l’École. Mais, en outre, il voulait transgresser toutes les conventions sociales, ou comme le dit Nietzsche, il se livre à une transvaluation des valeurs. Il s’arme alors d’une forme particulière de communication très acerbe, les chries. Toujours selon M.O. Goulet, la chrie « combine souvent un trait d’esprit, un aspect polémique et une recommandation éthique » [32]. Diogène pourfend ainsi la civilisation et ses bienfaits au profit d’un retour à la nature, notamment à l’animal, auquel il s’identifie par sa frugalité. Il se soumet à une véritable ascèse qui imprime tout son mode de vie. Ne pourrait-on faire un parallèle avec notre syndrome, dans lequel les patients adoptent un mode de vie régi par une ascèse que l’on qualifierait de négative. La philosophie cynique qui s’exprime par chries ne saurait, à l’inverse de celle de Platon ou d’Aristote, constituer une œuvre ou un enseignement formalisé. Ce refus de toute œuvre nous ouvre une nouvelle perspective de compréhension du syndrome de Diogène.
18Rappelons tout d’abord que les premières descriptions datent des années soixante, paradigme de la société de consommation. Mais qui dit société de consommation dit aussi accumulation de déchets et d’ordures. En témoignent les arts plastiques, notamment l’œuvre d’Arman. Rappelons brièvement sa biographie. Né en 1928 à Nice, Armand Fernandez, fonde en 1960 le mouvement des Nouveaux Réalistes et adopte le pseudonyme d’Arman. Son œuvre la plus célèbre, La poubelle des Halles, réalisée en 1961, est une boîte en verre remplie de détritus accumulés. Ce sont des détritus de poubelles ramassés dans le quartier des Halles, du papier, du plastique, des bouts de bois, des tickets dont les couleurs sont chatoyantes. Seulement, Arman les distribue selon un certain ordre, ce qui en fait une véritable œuvre d’art. Selon lui, les poubelles reflètent les travers d’une société, en l’occurrence la surconsommation et le gaspillage. Si nous en revenons au syndrome de Diogène, ce dernier accumule lui aussi. Mais au départ cette accumulation est ordonnée. Celui qui en est affecté stocke aussi des déchets de toute sorte. Il persévère dans sa conduite, mû par son ascèse négative. Pourquoi, à l’instar d’Arman, ne créé-t-il pas une œuvre d’art ? Dire, qu’à l’instar de Diogène, il refuse volontairement de s’engager dans la voie de la création d’une œuvre d’art, ce serait faire de l’accumulation propre au syndrome de Diogène un processus conscient. Or, il semble tout de même qu’il s’agisse là d’un phénomène pathologique. Nous avions évoqué [1] une hypothèse psychopathologique qui faisait référence à la théorie du moi-peau de Didier Anzieu dont nous pensons que la reprise peut s’avérer féconde pour la résolution de notre questionnement. Reprenons les étapes de la démonstration. Le moi-peau, pour Anzieu « désigne une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif » [33]. Ainsi, le moi-peau se présente à la fois comme une interface entre le moi et le monde externe et un contenant des instances psychiques. Or, dans le syndrome de Diogène, cette fonction archaïque se trouverait altérée et entraînerait une faille narcissique comme nous l’avions supposé dans notre précédent travail sur le sujet. Dès lors, l’accumulation d’objets tenterait de suturer le moi-peau dans sa fonction contenante, tâche qui ressemble au supplice de Sisyphe et qui n’aurait jamais de fin, la faille narcissique restant à jamais béante. Est-il possible de faire un lien avec le processus de création ? Explorons cette possibilité en appelant à l’aide la théorie d’Anzieu sur la psychanalyse du génie créateur. Ce dernier a tenté, avec succès nous semble-t-il, de dégager les principales étapes psychiques de la création d’une œuvre d’art. La première d’entre elles concerne le saisissement créateur. Il s’agit d’un moment de dessaisissement du moi qui s’engage dans un processus de régression avec surgissement de fantasmes soutenus par une angoisse importante, des affects intenses, voire d’un vide avec une désubstantialisation source soit d’une agitation ou d’une sidération [34]. Cet état de crise doit être supporté par le moi pour la continuation du processus créateur. Or chez le Diogène, du fait de sa faille narcissique, une angoisse massive surgit, débordant les défenses du moi. Et pour juguler cette angoisse, s’instaure un déchaînement pulsionnel sous la forme d’une compulsion à l’entassement. Ce processus s’emballe et se poursuit sans fin pour colmater la béance narcissique dont l’ébauche du processus créateur a rouvert la plaie. Dès lors, le patient ne contrôle plus rien, l’accumulation prend des proportions gigantesques et envahit l’appartement, donnant une enveloppe contenante et rassurante. Métaphoriquement, accumuler c’est mettre des barrières, des limites. L’œuvre d’art est manquée. La création, sous-tendue par le processus de sublimation, échoue du fait de la faille narcissique.
Conclusion
19Nous constatons la variabilité des tableaux cliniques du syndrome de Diogène. La revue de la littérature a montré que les auteurs ne s’accordaient pas sur une sémiologie précise. Le DSM V est venu lui aussi, d’une certaine manière, contester ce cadre nosographique, en validant le diagnostic de syllogomanie. Nous pensons que le temps a consacré l’usage du Diogène, dont la terminologie est utilisée par tous les acteurs du champ médico-social. Dès lors, il ne saurait être question de le remettre en cause. Toutefois, les études physiopathologiques sont non seulement trop peu nombreuses mais encore non significatives pour prétendre fournir une explication cohérente. Les analyses psychopathologiques semblent les plus pertinentes actuellement pour l’intelligibilité de ce syndrome. C’est dans ce registre que nous avons tenu à placer notre contribution pour apporter approfondir notre article déjà ancien. Notre analyse prend appui sur la théorie du moi-peau de Didier Anzieu et nous permet d’approfondir la question et de proposer l’interprétation du syndrome de Diogène comme œuvre d’art manquée.
Liens d’intérêts
20les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
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