Notes
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[1]
Nous remercions Jorge Baños Orellana d’avoir attiré notre attention sur cette partie manquante du séminaire publié de Lacan, qu’il a commentée et reconstituée avec grande pertinence (cf. “De cómo la señorita Gélinier transfiguró la lectura lacaniana del caso Dick”, Página Literal, Revista de Psicoanalálisis 2008 ; n̊8-9 : 116-32. San José de Costa Rica).
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[2]
La seule exception serait les applications de son schéma en « Z » aux cas freudiens de la « Jeune homosexuelle » et du « petit Hans » (Lacan J. « La relation d’objet ». In : Le séminaire, Livre IV. Paris : Seuil, 1994) et au cas « Schreber ».
Introduction
1L’autisme, en tant que trouble psychique, a été décrit pour la première fois en 1944 par Leo Kanner [1]. Cependant, d’autres descriptions cliniques avaient vu le jour, depuis les années 20 et 30. Un des premiers cas décrits est le fameux « cas Dick », exposé par la psychanalyste Melanie Klein dans un article de l’année 1930 intitulé « L’importance de la formation du symbole dans la formation de l’ego » [2]. Une des raisons qui semble avoir motivé l’auteur à rendre compte du suivi de cet enfant est sans doute la différence clinique qu’il présentait à l’égard des troubles névrotiques et psychotiques chez l’enfant. Aujourd’hui nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’un cas d’autisme assez classique, ce qui expliquerait aussi que la thérapeute opère un changement de stratégie dans sa méthode psychothérapeutique, comme elle l’explique dans son texte. Cet article a été commenté à Paris, en 1954, lors d’une des séances de ce que l’on nomme « le séminaire » de Jacques Lacan par une des participantes, la psychanalyste Marie-Cécile Gélinier [3]. Au moment de rappeler les points les plus saillants du cas, Gélinier, fidèle à la description du texte de M. Klein, provoque la surprise du Dr Lacan, au point qu’ils sembleraient ne pas avoir lu le même texte, tant un des points cruciaux de l’observation clinique semble avoir été mal compris par Lacan. La question sur laquelle nous voudrions nous attarder concerne ce point de divergence, car la discussion tourne autour, précisément, d’un des critères cliniques majeurs qui définit l’autisme (il s’agit de ce que l’on nomme les « intérêts restreints »), auquel le psychiatre français ne parvient pas à lui attribuer l’importance nécessaire, au moins dans un premier temps. Déjà dans son texte, Klein diagnostique le cas Dick comme une psychose au sens large du terme, mais en proposant précisément d’élargir ce concept, en incluant ainsi des cas atypiques comme celui de l’enfant nommé Dick. À notre sens, le malentendu à propos des « intérêts restreints » reflète comment, déjà à l’époque, l’autisme est considéré comme faisant partie du concept de psychose, notion qui comme nous le savons, perdure jusqu’à nos jours, notamment dans le contexte français de la psychiatrie et de la santé mentale, sans doute en raison de l’influence de la psychanalyse.
Le texte non publié
2Jacques Lacan commence son séminaire en 1953, sous le thème « Les écrits techniques de Freud » [4]. L’intérêt, nous le savons mieux aujourd’hui, était pour lui de relire l’œuvre de Freud et, pour le cas précis de ce séminaire, de relire en particulier les positions de Freud quant à la technique psychanalytique, ce qui n’est pas une mince affaire : il s’agit de savoir comment fonctionne la psychanalyse et, mieux encore, comment doit opérer le psychanalyste dans le suivi de ces cures. On explore ainsi, dans ledit séminaire, les différentes stratégies des psychanalystes, qui diffèrent, selon Lacan, de ce qui avait été préconisé par Freud dans ses écrits et dans ses cas publiés. Lors de la séance du 17 février 1954 donc, on s’apprête à lire l’article de Klein sur le cas Dick, mais non sans avoir d’abord dit quelques mots sur une autre psychanalyste connue à l’époque, rien de moins que la fille de Sigmund Fred, Anna Freud. Ainsi, Lacan essaie de bien distinguer une « analyse du discours et une analyse du moi » : Anna Freud concentrerait sa stratégie thérapeutique sur cette analyse du moi, centrant ainsi ses interprétations dans un rapport « duel » avec le patient. Mais d’une manière encore plus complexe, Lacan veut comparer les positions théoriques et thérapeutiques d’Anna Freud et de Melanie Klein « concernant l’analyse des enfants, et spécialement les défenses du moi » [4]. Un long échantillon du texte d’Anna Freud est lu pendant la séance du 17 février et, après cela, Lacan invite Gélinier à rappeler à l’audience les points importants de la position clinique de Klein, mais surtout à concentrer sa lecture et sur le cas clinique et sur la manière qu’a Klein d’opérer dans la cure [1]. Nous reparlerons de la démarche de Lacan ou, tout au moins de ce que nous croyons qu’il avait en tête au moment de demander à un de ces participants de commenter le cas Dick, mais avant tout, lisons quels sont les points cardinaux chez Dick, résumés par Gélinier, description clinique qui a été supprimée dans l’édition publiée du séminaire de Lacan.
3 On peut lire dans la description clinique de Klein, reprise par Gélinier, les éléments cliniques suivants chez cet enfant âgé de quatre ans, avec de grandes difficultés au plan relationnel, un retard de langage et la présence d’une anorexie et d’une alimentation sélective dès sa naissance. Voici ce que Gélinier, qui a lu l’article Klein en anglais, peut nous informer à propos de Dick :
- « il a un niveau général de développement qui correspond, dit-elle, à 15 à 18 mois » ;
- « un vocabulaire très limité, et plus que limité, incorrect : il [Dick] déforme les mots et les emploie mal à propos la plupart du temps, alors qu’à d’autres moments on se rend compte qu’il en connaît le sens » ;
- « elle [Klein donc] insiste sur le fait le plus frappant [chez] cet enfant [c’est qu’il] n’a pas le désir de se faire comprendre, il ne cherche pas à communiquer » ;
- « elle trouve qu’il n’a aucune adaptation au réel et aucune relation émotionnelle, il est dépourvu d’affect dans toutes les circonstances de la vie quotidienne : il ne réagit pas, ni à la présence ni à l’absence de sa mère ou de sa nurse » ;
- « il ne montre aucune anxiété dans aucune circonstance » ;
- « il ne joue pas. Ses seules activités plus ou moins ludiques seraient d’émettre des sons et se complaire dans des sons sans signification, auxquels on ne peut pas donner de signification, dans des bruits » ;
- « il est tout à fait insensible à la douleur physique : il ne réagit pas quand il se fait mal » ;
- « vis-à-vis des adultes, mère, père, nurse, il a deux attitudes tour à tour. Elle explique cela vis-à-vis du vocabulaire : ou bien il s’oppose, systématiquement, par exemple quand on veut lui faire répéter des mots, ou il ne les répète pas, ou il les déforme, ou alors, s’il prononce les mots correctement, il paraît leur enlever leur sens, et il les mouline, il les répète d’une façon stéréotypée, bien que les mots soient corrects, ça ne veut plus rien dire » ;
- « par ailleurs, il ne recherche jamais aucune caresse de ses proches, de ses parents » ;
- « et elle finit la description en insistant sur sa maladresse physique. Deux choses : d’une part il est maladroit en général, et mal coordonné, plus précisément, il se montre incapable de tenir des ciseaux et des couteaux, alors qu’il manipule très bien sa cuiller à table ».
4Nous avons donc une description très complète de l’enfant qui correspond, sur tous les points, à celle d’un enfant autiste. Il va sans dire qu’à l’époque l’article de Kanner n’est pas très connu et que, de toute évidence, Lacan et l’audience de son séminaire ne connaissent pas la clinique de l’autisme. On essaie tout de même de comprendre quelque chose à ce cas difficilement compréhensible, qui échappe aux catégories cliniques connues de l’époque, notamment les névroses et les psychoses. Après la présentation clinique lors de la séance du 17 février, suit une discussion à propos des points de vue théoriques de Klein et de la manière dont elle explique le cas Dick, mais nous ne rentrerons pas dans cette discussion. Par contre, il nous intéresse de nous arrêter sur l’échange, assez vif, qu’il y a eu lieu entre Lacan et Gélinier, échange jamais publié.
5Gélinier donc continue par ces mots : « Elle [Klein] pense ensuite (…) et elle le justifie plus loin, d’une manière que je ne comprends pas (…) que les pulsions génitales – proprement génitales – ont été particulièrement précoces chez Dick, et que ces pulsions génitales ont entraîné une moindre tolérance des pulsions sadiques et des défenses accrues contre les pulsions sadiques. Et alors, dit-elle, Dick n’a pas pu (…) faire cette distribution d’anxiété sur les objets du monde extérieur, mais seulement sur deux ou trois objets, qu’elle cite, qui étaient les seules activités ludiques de Dick : l’intérêt pour les trains, pour les gares, pour les portes, les trois choses qu’il manipulait ». Point clinique important puisqu’il informe de l’existence chez l’enfant d’une activité précise, à savoir des intérêts restreints, un des deux critères fondamentaux des « troubles du spectre autistique ». Mais c’est à ce moment précis de la description du cas que Lacan intervient, nous nous permettons de citer l’échange avec Gélinier :
6« Peut-être, là, faites-vous quand même une élision, me semble-t-il, qui est importante si vous la maintenez, de la description que vous avez faite du cas clinique. Il y avait quelque chose d’autre qui est le comportement de Dick chez Melanie Klein (…) Parce que ce que vous venez de dire, les histoires concernant les portes, les gares et les trains, c’est surtout chez Melanie Klein, que ça a lieu. » (nous soulignons).
7Gélinier : « c’est ce qu’elle dit avant (…) Elle pense que les seules distributions faites sur l’extérieur, étant donné son anxiété, sont les trains, les gares, les portes (…) Et connaissant son intérêt pour les trains et les gares, et connaissant que c’était son seul investissement anxieux d’objets, elle a pris un grand train qu’elle a mis à côté d’un petit train. » (nous soulignons).
8Lacan : « Vous êtes sûre qu’il y a ça, qu’elle connaissait ça ? Elle ne connaissait rien de pareil, elle lui a foutu le train dans les mains. » (nous soulignons).
9Quelqu’un : « Si. Elle le connaissait, elle le savait avant ».
10Lacan – « D’ailleurs, ça ne change pas grand-chose » (nous soulignons).
11Peu avant la fin de son exposé, Gélinier précise : « J’ai laissé tomber la fin du chapitre sur le diagnostic ».
La séance du 24 février 1954 : la rectification
12Lors de la séance du 17 février, et même avant, Lacan est parfaitement hégélien. On entend parler de Bejahung, Verneignung et la lecture d’Hyppolyte ([5], pp. 879-87), Aufhebung, du rôle de la négation dans l’humanisation du monde, etc. Dans la discussion qui nous occupe, l’idée était d’opposer deux procédés : celui d’Anna Freud et celui de Melanie Klein. La première analyse est fondée sur la notion imaginaire des défenses et du moi, la seconde ferait tout de même apparaître un procédé plus dialectique. La preuve de cela est qu’il a suffi qu’elle introduise le « train » et son interprétation œdipienne pour que son intervention prenne un sens pour l’enfant jusque-là fermé au langage : en effet, à partir du moment où Klein indique à l’enfant que le grand train est « papa » et que le petit train est « Dick », l’enfant prononce le mot « gare » [2].
13Or, quand Lacan s’aperçoit, lors de cette séance mémorable du 17 février, grâce à Gélinier, qu’il existe une donnée clinique fondamentale qu’il avait négligée, toute l’élucubration hégélienne de Lacan tombe comme un château de cartes. Et Lacan est obligé de changer son cheval de bataille. Une semaine plus tard donc, nous constatons une transformation totale, une vraie rectification subjective, comme l’effet d’une séance brève, Lacan change d’avis. Il n’essaie plus de dialectiser le cas Dick et introduit un modèle « optique » (la fameuse expérience du bouquet renversé) pour rendre compte de ce cas d’autisme. Lors de la séance suivante, donc, Lacan avoue avoir relu le texte (il aurait pu commencer par là) et il dit : « Melle Gélinier nous le raconte [le cas], et nous le résume (…) je l’ai revu, et il est vraiment fort fidèle, ce qui ne nous empêchera pas de nous rapporter au texte de Melanie Klein ». L’idée force, après la séance avec Gélinier, sera maintenant celle-ci : « Melanie Klein doit donc renoncer là à toute technique. Elle a le minimum de matériel [maintenant l’accent se déplace sur le minimum de matériel dont Klein dispose, à savoir des trains ?]. Elle n’a pas même de jeux – cet enfant ne joue pas. Quand il prend un peu le petit train, il ne joue pas, il fait ça comme il traverse l’atmosphère – comme s’il était un invisible, ou plutôt comme si tout lui était, d’une certaine façon, invisible » [4]. Ainsi, la nouvelle proposition de Lacan sera d’affirmer que le problème pour Dick est de ne pas pouvoir assembler le bouquet et les fleurs en une seule image. En effet, si nous devions résumer l’expérience du bouquet renversé proposée par Lacan, nous pourrions l’expliquer ainsi : si, d’une part, l’enfant est morcelé, puisque l’expérience peut être remontée au vécu du nourrisson et au « stade du miroir » ([5], p. 93-100) que ce moment implique, d’autre part, il retrouve une image complète, une unité rassurante, dans l’image de l’autre, ses semblables ou, même, dans sa propre image reflétée dans la glace. Or, c’est cela qui pose problème chez Dick : il ne parvient pas à une unité, à placer en un seul espace, de manière simultanée, les objets auxquels il a affaire, que c’est soit les jouets, les personnes ou lui-même.
Discussion
14Il est nécessaire de rappeler que la question diagnostique est laissée de côté, et nous nous demandons aujourd’hui pourquoi. Cette mise entre parenthèses du diagnostic n’est pas nécessairement un point négatif car cela permet de se concentrer sur les caractéristiques cliniques de l’enfant Dick au-delà des catégories psychiatriques. Mais essayons avant tout de contextualiser et de reconstruire la suite des raisonnements qui ont amené le Dr Lacan à méconnaître l’élément clinique décrit plus haut. On sait qu’après la rencontre d’avec Alexandre Kojève, le psychanalyste essayait d’appliquer la méthode « dialectique » à la psychanalyse et à la lecture de Freud [6]. Il suffirait, à titre d’exemple, de mentionner sa lecture du cas « Dora » de Freud considérée comme la suite des certains « renversements dialectiques » ([5], pp. 215-26), lecture qui s’est avérée fort pertinente au moment de lire ce cas de « névrose », un des premiers cas traités par le père de la psychanalyse. Mais c’est une chose que d’expliquer par la dialectique, en tenant compte donc de la « fonction dynamique » ([4], p. 76), une cure analytique classique d’une jeune femme sans troubles psychiques majeurs, et c’en est une autre que d’approcher la clinique de l’enfant, et en particulier un cas d’autisme, à partir de la même méthode de lecture. Pour dire les choses d’une manière amusée, il faut reconnaître que Dick, c’est le moins qu’on puisse dire, s’est avéré peu « dialectique ».
15Nous comprenons facilement que le seul point de discorde ou de malentendu concerne un des critères majeurs de l’autisme : les comportements répétitifs et/ou les intérêts restreints. Il s’agit d’un élément crucial, en ce sens qu’il permet de définir l’autisme non seulement par ce qu’il n’est pas, à savoir par ses aspects déficitaires (déficit de communication ou de réciprocité sociale), mais aussi et surtout de définir l’autisme par ce qu’il est : pic d’habilités perceptives, facilités dans la manipulation des ensembles et des catégories, capacités de mémorisation, etc. [7]. Or, c’est précisément en méconnaissant le point essentiel de « l’intérêt restreint » que l’on change d’optique quant au cas clinique en question. Entendons-nous bien à propos du terme « méconnaissance » : on n’ignore pas que quelque chose existe, mais on fera comme si cela n’existait pas. Revenons sur l’échange entre Lacan et Gélinier, qui ressemble à une vraie discussion clinique qui aurait pu avoir lieu dans un hôpital (par ailleurs, le séminaire se déroule à l’hôpital Sainte-Anne de Paris) : Lacan semble surpris d’apprendre que Dick avait un intérêt particulier pour les trains, ce qui lui semble, et à juste titre, un point important du point de vue clinique, mais aussi dans la compréhension de la cure kleinienne. En effet, il venait d’affirmer quelques instants avant le point de discorde : « Peut-être, là, faites-vous quand même une élision, me semble-t-il, qui est importante si vous la maintenez, de la description que vous avez faite du cas clinique » : autrement dit, il est conscient que c’est un élément non négligeable, ne serait-ce que dans sa reconstruction du cas. Mais une fois rendu à l’évidence qu’en effet, il existait chez l’enfant des intérêts restreints, il change subitement d’avis : « D’ailleurs, ça ne change pas grand-chose. ». Belle négation freudienne, car cela change tout. Il y a dans le cas Dick deux éléments importants :1) l’enfant présentait des « intérêts restreints » (les trains) ; et 2) Klein connaissait cette information et, mieux encore, elle l’utilise pour approcher l’enfant qui, autrement, serait resté inapprochable. Lacan semble, dans un premier temps, ignorer cet aspect (or, c’est lui qui aurait proposé la lecture du cas Dick de Klein) et, dans un deuxième temps, face à l’évidence, il préfère méconnaître cet élément clinique cardinal qui définit les troubles du spectre autistique. Pourtant, le texte anglais est assez clair : « The child was indifferent to most of the objects and playthings around him […] But he was interested in trains and stations ». Autrement dit, à partir du moment où la prémisse de laquelle partait Lacan s’est avérée fausse, toute son intervention n’avait plus beaucoup de sens et il a été obligé de modifier son point de vue quant au cas Dick. En effet, parce que : a) si l’enfant s’intéressait aux trains et, même, s’il connaissait le mot « train » et, en tout cas, le mot « station », alors b) Klein ne procède pas avec « brutalité ». Bien au contraire, elle ne fait que suivre l’enfant là où il est. Elle le dit fort bien d’ailleurs dans son texte quand elle affirme qu’elle a dû laisser de côté ce qu’elle savait, sa technique. Mais Lacan, mauvais perdant, ne peut se résigner à l’évidence, et quelques minutes plus tard insiste sur le fait que (c’était son point de départ) « Elle [Klein] lui fout le symbolisme avec la dernière brutalité » [4], alors qu’avant il avait dit : « elle lui a foutu le train dans les mains ». Le « symbolisme » ou les « trains » ne semblent rentrer que par la voie de la « brutalité ». Que pouvons-nous dire de ces échanges ? On serait presque tentés de penser que le seul à manifester quelque brutalité c’est Lacan-même, car il fait abstraction d’un point clinique important et, même plus : il lui faut l’absence des « intérêts restreints » pour pouvoir nous expliquer le processus dialectique opéré par Klein, malgré elle (puisqu’elle est censée ne pas « savoir » et avoir agi avec son « intuition »). Et Lacan d’insister, lors de la séance du 17 février : « Les trains et tout ce qui s’ensuit, c’est quelque chose sans doute, mais qui n’est ni nommable ni nommé. C’est alors que Melanie Klein, avec cet instinct de brute qui lui a fait d’ailleurs perforer une somme de la connaissance jusque-là impénétrable, ose lui parler – parler à un être qui se laisse pourtant appréhender comme quelqu’un qui, au sens symbolique du terme, ne répond pas. Il est là comme si elle n’existait pas, comme si elle était un meuble. Et pourtant elle lui parle. Elle donne littéralement des noms à ce qui, sans doute, participe bien du symbole puisque ça peut être immédiatement nommé, mais qui n’était jusque-là, pour ce sujet, que réalité pure et simple » ([4], p. 82).
16C’est très instructif. Peut-on adhérer à cette idée ? Les trains, les gares, ne sont rien tant qu’elle n’ose pas les nommer ? Rien n’est moins sûr. Car on nous dit que l’enfant a déjà un vocabulaire et que, parfois, il l’utilise de manière correcte : il serait d’ailleurs étonnant que ces mots qu’il utilise de manière correcte ne concernent pas les trains car c’est son seul centre d’intérêt. On voit ici l’importance de la notion de « structure clinique » car, puisqu’il s’agit d’un autiste, nous savons très bien, et seulement par ce que c’est un autiste, qu’il ne peut pas répondre lors d’une première rencontre avec un thérapeute, en utilisant un mot qu’il n’avait jamais employé auparavant (on peut d’ailleurs appliquer le même raisonnement à un enfant typique). Donc, la question de savoir, si oui ou non, l’enfant connaissait les trains, revient sans cesse lors de la discussion.
17Lors de la séance suivante (le 24 février 1954), Lacan change son point de vue quant à la lecture du cas Dick. Il nous semble qu’il faille retenir deux choses importantes : 1) l’introduction du « schéma optique » ; et 2) les conséquences sur le mode de relation sociale (à l’autre) que cela implique. Concernant le premier point, il est remarquable que la première occurrence du schéma optique de Lacan (l’expérience dite « du bouquet renversé ») ait lieu quand on essaye de rendre compte du cas Dick, à savoir un cas qui n’est pas facilement explicable par la psychiatrie et par les psychanalystes, au point que Klein doit changer de méthode thérapeutique. Par ailleurs, il faudrait aussi remarquer que, tout au moins à notre connaissance, c’est l’unique fois où Lacan applique le schéma optique à un cas clinique concret et, presque, la seule fois où il applique n’importe lequel de ses schémas à la clinique [2]. Étant donné qu’à propos de l’autisme on retient comme un point clinique fondamental le déficit d’attention conjointe et que celle-ci se définit comme « le fait de partager ensemble un intérêt commun pour un objet » [8], et que cette attention conjointe n’existe que par le contact visuel, on ne peut donc nier la pertinence du modèle optique lacanien pour expliquer un cas d’autisme, même si le diagnostic était peu connu à l’époque. En effet, depuis les années 70, et l’article princeps de Scaife et Bruner [9], on accorde une importance primordiale à l’attention conjointe, à l’incidence du regard dans la construction même du rapport du sujet à autrui et, par là-même, on reconnaît aussi l’incidence qu’a l’échange des regards dans le rapport à la réalité et au monde symbolisé. Ainsi, comme le remarque Aubineau, « les compétences issues de l’intersubjectivité permettent la construction d’une pensée singulière. Ces dernières évoluent en même temps que la vision mature, aidées par le développement moteur tels que le contrôle postural, la manipulation d’objet dès 3-4 mois […] De l’intersubjectivité primaire qui est la relation duelle, le bébé évolue vers l’intersubjectivité secondaire qui intègre une relation triadique ou coopérative : l’enfant intègre et coordonne son attention avec une autre personne et un objet ; ou deux autres personnes. Dans cette dynamique développementale, c’est autour de 9 mois que l’on observe clairement l’intersubjectivité secondaire dans laquelle se développe l’attention conjointe. » ([8], pp. 5-6). Il est aussi remarquable que Lacan lui accorde une importance décisive plusieurs décennies auparavant, et qu’il fasse état dans son texte « De nos antécédents » (1966) : « Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet les plus évanouissant à n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards, manifeste à ce que l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu » ([5], p. 70). L’attention conjointe (l’échange de regards) est ici déterminante. Lacan avait déjà introduit ce moment de « retournement » du regard, donc d’attention conjointe, comme un moment décisif dans la construction du sujet, en 1963 : « Il suffit de se référer à ce moment que j’ai marqué comme caractéristique de l’expérience du miroir et paradigmatique de la constitution du moi idéal dans l’espace de l’autre – ce moment où l’enfant retourne la tête, selon ce mouvement familier que je vous ai décrit, vers cet autre, ce témoin, cet adulte qui est là derrière lui, pour lui communiquer par son sourire, les manifestations de sa jubilation, disons de quelque chose qui le fait communiquer avec l’image spéculaire. Si la relation qui s’établit à l’image spéculaire est telle que le sujet est trop captif de l’image pour que ce mouvement soit possible, c’est que la relation duelle pure le dépossède de sa relation au grand autre […]. Le sentiment de dépossession a d’ailleurs été bien marqué par les cliniciens dans la psychose […] le hors-espace, en tant que l’espace est la dimension du superposable » ([10], p. 142, nous soulignons). Nous n’irons pas plus loin dans ce développement, mais il nous semble fondamental de préciser que pour Lacan, l’attention conjointe, à laquelle il ajoute le mot souligné par nous à deux reprises de « communication », est décisive dans la constitution du sujet, et que celle-ci, bien entendu, ne se limite pas seulement à l’image dans le miroir, mais il faut encore, et c’est décisif, le moment de « nutation de tête », de retournement, où l’enfant met en corrélation l’image observable et son rapport à la réalité par l’intermédiaire d’un autre : donc il incorpore la simultanéité de l’existence d’un objet réel et de son image reflétée – tout ceci fait défaut dans l’autisme.
18Lacan relève aussi un autre élément, bien renseigné par Klein, à savoir le fait que l’enfant ne joue pas. C’est fort pertinent. Car le jeu est le jeu du faire-semblant, le jeu est la grimace sociale par antonomase. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les tests que l’on pratique chez l’autiste (par exemple l’ADOS-2 [11]) demandent à savoir si l’enfant est capable de « faire semblant », de faire fonctionner une télécommande de télévision comme si c’était une voiture (notons qu’il faut la faire fonctionner comme si c’était une voiture et surtout parce que ce n’est pas une voiture). Le jeu est le jeu des équivalences précisément, là où la télécommande peut équivaloir à la petite voiture. Car il suffit que ce soit accepté par l’autre, dans le monde du « faire semblant », pour que ça marche. Ainsi, il va sans dire, le rapport à l’objet est indirect, jamais direct, c’est ainsi que l’existence de l’attention conjointe s’avère décisive, ce qui fait défaut chez l’autiste (remarquons que les enfants autistes avec un niveau relativement préservé d’attention conjointe ont, en général, de meilleurs pronostic quant au développement des performances sociales que ceux chez qui elle est absente (Loveland, 1986). Dans la suite de la séance du 24 février, Lacan précise aussi que ce qui compte dans le développement de l’enfant n’est pas seulement le langage car, par exemple, Dick avait déjà un langage, un stock verbal, un vocabulaire, mais que ce qui construit la personnalité, c’est la dimension de ce qu’il nomme, à la suite de Karl Bühler, l’appel (« Appell ») [12]. En ce sens, l’appel, le fait de « faire signe », présente déjà chez l’animal, rappelle Lacan, est à corréler sans doute à ce que nous venons de reconstruire à propos de l’attention conjointe, dans la mesure où celle-ci est un fait de communication, d’adresse à l’autre, au-delà de la parole et du vocabulaire, plus lié donc à l’énonciation qu’à l’énoncé.
19Nous citons Lacan une dernière fois quand il affirme à propos de Dick et de l’expérience du bouquet renversé : « Dick joue avec le contenant et le contenu. Déjà, il a tout naturellement entifié dans certains objets, le petit train par exemple, un certain nombre de tendances, voire de personnes – lui-même en tant que petit train, par rapport à son père qui est un grand train. Ce qui ne se produit pas, c’est le jeu libre, la conjonction entre les différentes formes, imaginaire et réelle, des objets (…) C’est ce qui fait que, quand il va se réfugier dans l’intérieur vide et noir du corps maternel, les objets n’y sont pas, au grand étonnement de Mlle Gélinier. Pour une raison simple – dans son cas, le bouquet et le vase ne peuvent pas être là en même temps. C’est lui qui est la clef » ([4], p. 97, nous soulignons). C’est la clé du cas en ce sens que, comme dans la citation précédente, l’espace est « la dimension du superposable » : là où l’imaginaire, l’image, et le réel, à savoir la référence pure et simple des choses dans la réalité existante, validée par l’autre témoin, advient ou n’advient pas – ce qui ne se produit pas chez l’enfant autiste à un moment donné du calendrier de son développement. Pour Lacan, si l’existence du sujet n’est pas placée là il doit être (à la place de l’œil dans le schéma de Lacan), donc là où l’image dans le miroir peut être validée et superposée aux objets réels, il ne pourra pas « voir » les objets dans le monde, défaut qui les rendra « inhumains » (souvenons-nous que les objets, le jeu, c’est de l’humain par excellence, d’où l’obligation de forger le concept de « cognition sociale », à savoir le fait qu’il n’y a pas de « cognition » sans l’intervention de la médiation de l’autre). Ainsi, Lacan peut affirmer : « il regarde Melanie Klein comme s’il regardait un meuble » ([4], p. 96]).
20Lacan s’est trompé et il le reconnaît, et c’est à partir de cette reconnaissance qu’un nouveau savoir se produit. En effet, comment pouvait-il affirmer maintenant que « le petit train par exemple, un certain nombre de tendances, voire de personnes – lui-même en tant que petit train, par rapport à son père qui est un grand train » est comme quelque chose de pertinent alors que la séance précédente il avait affirmé que ce propos même était l’exemple vivant de la « brutalité » de Melanie Klein (à savoir son intervention par le biais des trains) ? Maintenant, il sait que l’enfant possédait cet univers-là, donc Klein est moins brutale, ses interventions sont plus pertinentes et Lacan se voit obligé à reconstruire le cas Dick d’une manière fort pertinente qui complète, en quelque sorte, ce qui avait opéré chez Melanie Klein (rappelons que la biographe de Klein rencontre « Dick » quand celui-ci a environ 50 ans et qu’il se rappelle encore du long suivi avec sa thérapeute, à laquelle il était resté très attaché [13]). Mais cette considération particulière concernant Dick nous indique aussi l’importance de bien détecter les intérêts restreints chez l’enfant autiste car c’est à partir de ceux-là que l’on pourra s’appuyer dans le suivi et faire avancer son inscription dans le monde [7, 14].
Conclusion
21Melanie Klein décrit, sans le nommer comme tel, un des premiers cas d’autisme de la littérature spécialisée. Le cas lui semble suffisamment étrange et atypique pour changer sa méthode de travail, même si elle considère lors de la discussion diagnostique qu’il s’agit d’un cas de psychose, mais non sans avant avoir été obligée d’élargir le concept de psychose chez l’enfant. Lacan, quant à lui, se trompe dans un premier temps et veut faire dire au cas clinique ce qu’il ne dit pas mais, dans un deuxième temps, grâce au dialogue avec son interlocutrice (ce n’est sans doute pas un détail qu’il s’agisse d’une femme et, qui plus est, qui a une pratique avec les enfants), il rectifie sa position et reconstruit le cas clinique en introduisant pour la première fois son fameux modèle optique du « bouquet renversé ». Aussi, le risque est d’assimiler l’autisme à la psychose, alors qu’il s’agit vraisemblablement de deux descriptions cliniques bien différentes [14]. L’autisme vient ainsi ébranler les certitudes acquises par les cliniciens, même aujourd’hui, les poussant à élaborer des nouveaux savoirs. D’autres études allant dans le sens que nous avons évoqué devraient compléter ces points fondamentaux de la recherche sur l’autisme.
Liens d’intérêts
22 les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Références
- 1. Kanner L.. Autistic disturbances of affective contact. Journal Nervous Child 1943 ; 2 : 217-50.
- 2. Klein M.. L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi. Essais de Psychanalyse. Paris : Payot, 1978 .
- 3. Gélinier MC. valas.fr/Jacques-Lacan-Les-Ecrits-techniques-de-Freud-Livre-I-1953-1954,265..
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Mots-clés éditeurs : autisme infantile, cas clinique, cas Dick, Klein Melanie, psychanalyse, attention conjointe, Lacan Jacques
Date de mise en ligne : 27/04/2018
https://doi.org/10.1684/ipe.2018.1793Notes
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[1]
Nous remercions Jorge Baños Orellana d’avoir attiré notre attention sur cette partie manquante du séminaire publié de Lacan, qu’il a commentée et reconstituée avec grande pertinence (cf. “De cómo la señorita Gélinier transfiguró la lectura lacaniana del caso Dick”, Página Literal, Revista de Psicoanalálisis 2008 ; n̊8-9 : 116-32. San José de Costa Rica).
-
[2]
La seule exception serait les applications de son schéma en « Z » aux cas freudiens de la « Jeune homosexuelle » et du « petit Hans » (Lacan J. « La relation d’objet ». In : Le séminaire, Livre IV. Paris : Seuil, 1994) et au cas « Schreber ».