Introduction
1Après le décès de Fanon, l’Information psychiatrique [1] a été la première revue à lui consacrer, en 1975, sous la direction de Jacques Postel un numéro spécial, reconnaissant ainsi l’apport essentiel de ses analyses psychopathologiques. Ce travail est resté pionnier puisque, selon Achille Mbembe [2], les deux décennies suivantes ont vu la parution d’un certain nombre d’ouvrages consacrés principalement à la biographie de l’auteur. Puis, à la faveur des mouvements de décolonisation, les travaux se sont largement focalisés sur Les Damnés de la terre[3] qui situe la violence au cœur du processus des guerres de libération, dont la préface de Sartre a largement contribué à sa notoriété. La parution du livre d’Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait[4], en 2000, a quitté ce domaine pour une approche plus psychopathologique. Cet ouvrage a été un catalyseur de l’approche psychopathologique et a stimulé la rédaction d’articles et l’organisation de colloques. Dans cette veine, en 2015, est paru l’incontournable ouvrage de Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté[5], qui comporte des textes réunis et présentés par Jean Khalfa et Robert Young. Ils ont réalisé un travail documentaire remarquable par la collecte et l’ordonnancement des écrits de Fanon disséminés jusque-là dans des revues peu accessibles. Mais encore, ils ont proposé une analyse féconde des textes. Enfin, notre brève recension ne saurait passer sous silence l’ouvrage de Matthieu Renault [6], philosophe de formation, qui s’est livré à une interprétation approfondie, tant philosophique que phénoménologique, du corpus fanonien. Selon les époques et les lieux, tel ouvrage de Fanon a retenu l’attention. Cependant, si des travaux sur Fanon et le traumatisme ont bien été entrepris, aucun ne s’est consacré spécifiquement aux répercussions de la torture en milieu colonial. Une telle entreprise a retenu notre attention. Dès lors, pour notre part, nous aimerions proposer une analyse psychopathologique et phénoménologique de la torture. Précisons d’emblée que dans ses écrits, Fanon n’a pas mené à bien un tel travail sous la forme de texte spécifique sur le sujet. Nous avons, à partir de la lecture de ses livres et de ses articles, repris les différents éléments relatifs à cette question, pour ensuite les ordonner.
Les conséquences psychologiques de la torture
2Commençons par rapporter quelques éléments biographiques. Fanon naît en 1925 à Fort-de-France en Martinique. Venu en métropole, il a poursuivi ses études de médecine à Lyon. Incontestablement, ce passage par la capitale des Gaules, lors de son internat en 1952, a eu une influence décisive sur le cours de son existence. En effet, il a été confronté, lors de sa pratique médicale au traitement de patients maghrébins. Il a ainsi pu saisir la difficulté à comprendre leur pathologie à partir des catégories nosographiques classiques et proposait déjà dans son célèbre article, le « syndrome nord-Africain » recueilli dans son ouvrage Pour la Révolution africaine ([7], p. 9-21), une approche phénoménologique et psychopathologique. D’autre part, il a effectué un stage à Saint-Alban, où, auprès de Tosquelles, il s’est initié aux pratiques de la psychothérapie institutionnelle. Éclectique, Fanon a suivi l’enseignement de Maurice Merleau-Ponty qui a eu une influence décisive sur sa réflexion théorique. En 1953, il choisit un poste de chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie qu’il va réformer en profondeur. Son activité militante et son engagement au sein du mouvement de libération lui attirent des ennuis auprès des représentants de la société coloniale. Il démissionne de son poste en 1956, poursuit une double activité, de psychiatre et de militant, devenant représentant du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Son activité militante lui a valu une surveillance renforcée par les autorités françaises. Dès lors, il était devenu de notoriété publique que l’hôpital de Blida, où exerçait Fanon recueillait, voire abritait des militants du FLN. Il en est résulté son expulsion d’Algérie, puis après un court séjour en France, il rejoint Tunis, où il exerçait une double activité, d’une part psychiatrique et d’autre part, politique par un engagement encore plus important pour la cause algérienne. C’est la raison pour laquelle, après que sa leucémie a été découverte, le FLN l’a envoyé se faire soigner à Moscou puis aux USA, où il est décédé en 1961 [8]. Enfin, hommage ultime, Fanon a été enterré en terre algérienne. Il apparaît à l’évidence à partir de ces brèves remarques que, chez Fanon, les militantismes politique et psychiatrique ne sont pas dissociables.
3Sur la question de la torture, Fanon a incontestablement fait œuvre de pionnier. Rappelons que les critères définitionnels de la torture – l’implication d’au moins deux personnes, le tortionnaire et la victime ; l’imposition d’une souffrance et d’une douleur aiguës ; l’intention de briser la volonté de la victime ; la mise en œuvre d’une activité systématique avec un objectif rationnel – ne font l’objet d’un consensus qu’en 1974 dans une publication d’Amnesty International. Or Fanon a, dès 1957, décrit avec précision dans Les Damnés de la terre ([3], p. 202-211) les motivations affectivo-intellectuelles et les troubles mentaux générés par la torture. Il nous propose une classification rigoureuse. Le premier tableau rassemble les manifestations psychiques secondaires aux tortures indifférenciées dites préventives : dépression agitée ; anorexie mentale ; instabilité psychomotrice. Le deuxième réunit les tortures avec pour vecteur l’électricité qui génèrent une symptomatologie différente : cénestopathies localisées ou généralisées ; apathie, aboulie et désintérêt et enfin une peur phobique de l’électricité. Le troisième caractérise les manifestations consécutives à l’administration d’un sérum de vérité : stéréotypies verbales, perception intellectuelle ou sensorielle opacifiée ; crainte phobique de tout tête-à-tête et inhibition. Quant au lavage de cerveau il provoque d’autres altérations : phobie de toute discussion collective et impossibilité d’expliquer et de défendre une position donnée. Enfin, Fanon réserve un registre auquel il attache beaucoup d’importance, celui des troubles psychosomatiques compris comme « l’ensemble des désordres organiques dont l’éclosion est favorisée par une situation conflictuelle. Psychosomatique, car le déterminisme est d’origine psychique » ([3], p. 211). Il diagnostique des ulcères d’estomac, des coliques néphrétiques, des troubles des règles chez les femmes, une hypersomnie par tremblements idiopathiques, un blanchissement précoce des cheveux ainsi qu’une tachycardie paroxystique. Enfin, last but not least, les modifications corporelles à type de contracture généralisée et de raideur musculaire lui paraissent spécifiques de la guerre coloniale.
4Ce recensement sémiologique ne relève pas d’une quelconque connaissance livresque, mais de la pratique de Fanon au sein du service de psychiatrie de l’hôpital de Blida.
5Fanon, malgré une analyse sémiologique précise, ne se préoccupe pas de définir des catégories diagnostiques. Au contraire, il tente d’analyser la torture à l’aune de deux référents. En premier lieu, par la situation coloniale et en second lieu par une approche phénoménologique étayée sur la notion de corps propre théorisée par Merleau-Ponty. Nous examinerons tout d’abord la situation coloniale.
La situation coloniale
6Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive, s’interrogeait sur l’origine de l’antisémitisme. Pour lui, l’idée de Juif est l’élément essentiel. En effet, « pour l’antisémite, ce qui fait le Juif, c’est la présence en lui de la “Juiverie”, principe juif analogue au phlogistique ou à la vertu dormitive de l’opium » ([9], p. 44). Cette première réflexion en amène une seconde qui influencera Fanon à savoir que « le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif […] c’est l’antisémite qui fait le Juif » ([9], p. 83-84). Fanon transpose cette pensée et soutient que « c’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé » ([3], p. 6). Il est un produit du monde colonial qui va le définir et le figer en un type psychologique précis. En effet, « le monde colonial est un monde manichéiste […]. Le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal […]. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens il est le mal absolu » ([3], p. 10). À travers cette citation, l’avenir du colonisé nous apparaît complètement obturé, ses comportements seront frappés d’opprobre du fait d’un mécanisme de clivage au cours duquel une frontière s’instaure entre d’un côté le bon blanc et de l’autre, le sauvage, le noir ou le colonisé. Par projection le colonisateur fait de lui un mauvais objet. Comment dès lors, en situation coloniale, accréditer la thèse hégélienne selon laquelle l’esclave, au terme du processus dialectique devient le maître du maître en s’affranchissant de la servitude par le travail ? Le colonisé reste aliéné car le monde colonial n’obéit pas à la dialectique hégélienne car le mécanisme dialectique ne s’enclenche pas en situation coloniale. L’autochtone est dépossédé de lui-même et perd une partie de son être, de son individualité dans le travail abêtissant qu’il fournit en pliant sous le joug du colon. Son statut évoque celui de l’ouvrier, dont Marx disait que dans le travail, il « ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit » [10]. C’est la définition marxiste de l’aliénation. Elle occupe une place centrale chez Fanon. Il en fait usage pour montrer qu’elle aboutit à valider le concept de race qui viendra donner un tour supplémentaire à l’infériorité du colonisé ; qui dit race, dit inégalité. Alors la situation coloniale se fera l’écho des théories de Gobineau sur l’inégalité des races. Ce dernier mettait en garde les Occidentaux, incarnation de la race supérieure, contre la tentation de se mélanger aux races inférieures. Si d’aventure cela arrivait, il y aurait contamination des races supérieures et dégénérescence de leur culture. Cette idée trouve une application directe dans le monde colonial, où l’univers de l’Européen et de l’Arabe sont cloisonnés, compartimentés avec un clivage au sein même de la ville. Le colonisateur a balisé avec soin son territoire pour se protéger d’une promiscuité qui l’avilirait. Césaire aborde ce sujet dans le Cahier d’un retour au pays natal pour souligner que le colon fuit avec ostentation le regard de « ceux qui se sont assoupis aux agenouillements […] ceux qu’on inocula d’abâtardissement » [11]. Un autre mécanisme renforce l’aliénation du colonisé, décrit magistralement sous la plume d’Octave Mannoni, que Fanon approuve malgré des désaccords théoriques profonds. Dans Psychologie de la colonisation, Mannoni avance l’idée que « la séparation que le racisme dessine ainsi, avec toute sa charge d’affectivité confuse, entre les hommes, c’est l’image d’une séparation qui divise le sujet à l’intérieur de lui-même, contre lui-même » ([12], p. 191). Notion fondamentale, ce clivage psychique entraîne la dépersonnalisation du Maghrébin qui le rend absent, hermétique aux sollicitations du médecin européen qui ne peut comprendre son malaise. Toutefois malgré cet apport majeur, Mannoni prête le flanc à la critique en affirmant que « presque partout où les Européens ont fondé des colonies du type qui est actuellement “en question”, on peut dire qu’ils étaient attendus, et même désirés dans l’inconscient de leurs sujets » ([12], p. 87-88). Cette phrase a suscité les répliques féroces et l’ire de Fanon. Plus grave encore, le colonisé n’en finit pas d’être l’objet de typologies relevant plus d’une approche raciste que d’une réflexion psychiatrique. L’une d’elle, largement véhiculée par les tenants de l’École d’Alger, au premier rang desquels il faut citer Antoine Porot, et qui va faire le lit de la torture, c’est la thèse selon laquelle les relations entre le colonisateur et le colonisé mettent en évidence non seulement le primitivisme de ce dernier mais aussi les stigmates biologiques de son infériorité [13, 14]. Antoine Porot représente la tentative la plus aboutie pour asseoir le racisme sur une théorie biologique. De là, on ne peut que suivre Fanon lorsqu’il avance que la colonisation soutient non seulement « le néant du colonisé » ([15], p. 61) mais encore le fait qu’il est inexistence et non-être, ce qui en fait un parfait bouc émissaire ([16], p. 68). Ici pointe en filigrane l’influence de Sartre pour qui le Néant « tirerait son origine de jugements négatifs, ce serait un concept établissant l’unité transcendante de tous ces jugements, une fonction proportionnelle du type : “X n’est pas”. […] le non-être, la négation n’existe que dans un rapport de l’homme au monde et par rapport à un autrui qui l’a posé comme possibilité » [17]. En clair, c’est autrui qui vous néantise. Pour Fanon, il est évident qu’un tel processus entre en jeu dans la colonisation.
L’analyse de la torture
7Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué les différentes manifestations psychiques induites par la torture. Or Fanon, partisan d’une démarche holistique ne se satisfait pas du seul point de vue sémiologique. Il nie l’existence d’une séparation tranchée entre le corps et l’esprit et approuve la théorie de l’intégration corps-esprit. Il reprend l’argumentation de Ey selon laquelle « la vie psychique est enracinée dans la vie organique, s’en nourrit, l’utilise, l’intègre et par conséquent la dépasse » [18]. Fanon retient la leçon du maître de Bonneval et dans sa thèse considère la personne […] comme un fait, une unité indissoluble » [19]. L’atteinte du corps n’est pas limitée au seul corps, mais dénature l’harmonie de la dyade corps-psyché. Dès lors, après avoir décrit les manifestations psychiques de la torture, il convient de ne pas en méconnaître le retentissement somatique. Rappelons tout d’abord que la torture trouve sa justification dans le système colonial, elle « n’est pas un accident, une erreur ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une des modalités des relations occupant-occupé » ([7], p. 68). Les tortionnaires s’autorisent ainsi à agir en toute impunité et pensent ne commettre aucun acte répréhensible dès lors qu’ils ont affaire à un non-être, à une personne insignifiante, biologiquement sous-développée du fait d’un fonctionnement diencéphalique prédominant. De plus, ces pratiques encouragées voire autorisées par le régime d’exception mis en place en Algérie ne soulèvent aucun remords chez les tortionnaires. Si la composante sadique ne fait aucun doute, il ne faut pas, dit Fanon lecteur de Freud, en méconnaître la composante érotique : « Nous savons tout ce que les sévices, les tortures, les coups comportent de sexuel. Qu’on relise quelques pages du marquis de Sade et l’on s’en convaincra aisément » ([16], p. 129). Même si comme le dit Césaire dans son Discours sur le colonialisme, « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la haine raciale » [20], Fanon n’en méconnaît pas moins les effets de la torture sur le tortionnaire lui-même qui va présenter un cortège de troubles psychopathologiques avec un dysfonctionnement au sein des relations familiales. Les tortionnaires « frappent durement leurs enfants car ils croient être avec des Algériens. Ils menacent leurs femmes car “toute la journée, je menace et j’exécute”. Ils ne dorment pas, parce qu’ils entendent les cris et les lamentations de leurs victimes » ([7], p. 63). Mais, tout état d’âme doit être réprimé devant la nécessité d’obtenir des aveux. Fanon, dans son article sur les conduites d’aveu lors des expertises médico-légales, dont Khalfa et Young ont publié le tapuscrit conservé à l’Imec, distingue deux pôles dans le processus de l’aveu, l’un civique et l’autre social. Le premier renvoie à la sincérité tandis que le second fait référence à un contrat social. Fanon a donné en 1959-1960 un enseignement de psychopathologie sociale à l’Institut des hautes études de Tunis qui n’a pas été conservé hormis quelques notes rassemblées par une de ses étudiantes, Cette dernière, Lilia Ben Salem a confié à Khalfa et Young son travail de restitution du cours que Fanon a intitulé « Rencontre de la société et de la psychiatrie ». Ces derniers ont eu l’heureuse initiative de les inclure dans le recueil de textes, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Fanon y poursuit sa réflexion sur l’aveu et s’interroge : dans le cas particulier du colonisé, peut-on dire qu’il « a contracté un engagement ? Se sent-il lié ? […] En l’occurrence par quel groupe, l’Européen ou le musulman » ([5], p. 351). Or avouer, c’est « avouer qu’on fait partie de son propre groupe social » ([5], p. 442) L’aveu s’avère donc impossible pour le colonisé puisque justement le colon l’a marginalisé pour en faire un autre étranger et menaçant sans l’intégrer dans son propre groupe social. Le système colonial s’arroge le pouvoir d’accorder la vie et la mort au colonisé. Ce pouvoir, ce droit de vie et de mort, n’est pas sans nous rappeler les descriptions foucaldiennes de la bio-politique. Il s’agit d’un pouvoir qui s’immisce dans tous les interstices de l’individu, que ce soit dans sa vie ou dans son corps. En termes foucaldien, les rapports de pouvoir passent bien à l’intérieur des corps avec pour objectif l’assujettissement total de l’individu [21]. Michel de Certeau nous dévoile la dialectique de la torture qui « cherche à produire l’acceptation d’un discours d’État par l’aveu d’une pourriture. Ce que le bourreau veut finalement obtenir de sa victime en la torturant, c’est la réduire à n’être que ça, une pourriture, à savoir ce que le bourreau est lui-même et ce qu’il sait qu’il est, mais sans l’avouer. La victime doit être la voix de cette saloperie, partout déniée, qui partout soutient la représentation de la “toute-puissance” du régime » [22]. Le régime afin de pérenniser sa survie doit doser les mécanismes en jeu dans l’attaque corporelle afin d’obtenir à tout prix des aveux et surtout contrôler le corps du colonisé qui est sous-tension, porteur d’une violence potentielle qu’il faut vite maîtriser. Fanon raconte que des médecins « attachés aux différents centres de torture, interviennent après chaque séance pour remettre en état le torturé et rendre possibles de nouvelles séances. Dans cette conjoncture en effet, l’important est que le prisonnier ne fausse pas compagnie à l’équipe chargée de l’interrogatoire, donc reste en vie. Les tonicardiaques, les vitamines à doses massives, avant, pendant et après les séances, tout est mis en œuvre pour maintenir l’Algérien entre la vie et la mort. Dix fois le médecin intervient, dix fois il confie de nouveau le prisonnier à la meute de tortionnaires » ([15], p. 127). Les médecins sont-ils peu ou prou à même de rétablir l’harmonie du corps ? Les processus moléculaires, le fonctionnement physiologique des divers organes vitaux semblent accessibles à une amélioration momentanée du point de vue du corps biologique. Mais que dire de l’atteinte du corps propre ? Nous avons évoqué ci-dessus l’importance des travaux de Merleau-Ponty pour Fanon, qui fait à de nombreuses reprises référence au corps propre. L’usage de ce concept s’avère heuristique pour la compréhension de la torture. Nous faisons nôtre l’hypothèse d’une atteinte du corps propre lors des séances de torture. Pour comprendre cette notion, il importe de se plonger dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Pour ce dernier, l’assemblage des différentes parties du corps est irréductible aux lois physicochimiques « car le corps dans son fonctionnement ne peut se définir comme une mécanique aveugle, une mosaïque de séquences causales indépendantes » [23]. Au contraire, le corps et le monde interagissent. En effet, le corps propre est moyen de communication avec le monde, mais aussi moyen d’avoir un monde. Il est ce corps, qu’en chaque situation, il est nôtre pour qu’un monde apparaisse. Mais en même temps, il participe de la nature qui est en lui et hors de lui et dans laquelle, il est comme immergé. La réflexion de Merleau-Ponty s’achemine vers la conception d’un moi sujet qu’il résume dans la Phénoménologie de la perception en des lignes célèbres : « Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi, l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet » [24]. La subjectivation du corps propre engage l’être dans sa totalité. Dès lors, la torture par sa néantisation du colonisé génère des dégâts irréversibles au niveau du moi. On saisit que pour Fanon, devoir traiter des patients souffrant de troubles psychiatriques induits par la torture, n’allait pas sans soulever de douloureux questionnements éthiques. C’est d’ailleurs la raison de sa fameuse lettre de démission à Lacoste, le ministre résident en Algérie qui l’a obligé à fuir pour éviter son arrestation et à se réfugier chez Jean Ayme en France [25] avant son départ pour la Tunisie.
Conclusion
8Au terme de ce travail, force est de constater la pertinence des analyses de Fanon. La richesse de sa pensée tient à l’ouverture de son esprit, à une curiosité sans cesse en mouvement. Celle-ci l’a amené à explorer les différents champs du savoir des années cinquante à savoir l’hégélianisme, la phénoménologie, le marxisme et la psychanalyse. Il a construit avec succès une théorie syncrétique associant tous ces courants, qui donne une profonde originalité à sa pensée dont on mesure de plus en plus la fécondité. Il reste pour nous un modèle en ces temps de réductionnisme théorique où le modèle univoque qui tente de s’imposer en psychiatrie est celui des neurosciences. Sans dénier l’importance de ces dernières, l’approche de Fanon met au cœur de la réflexion psychiatrique la question du sens qui, malheureusement tend de plus en plus à tomber dans un oubli délétère pour notre discipline [26].
Liens d’intérêts
9les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : colonisation, torture, Fanon Frantz, trouble réactionnelle, Algérie, histoire de la psychiatrie
Mise en ligne 27/04/2018
https://doi.org/10.1684/ipe.2018.1791