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Article de revue

Analyse de livre

Pages 77 à 79

1

2 Juan Pablo Lucchelli
Lacan. De Wallon à Kojève
Paris : éditions Michèle, Paris, 2017(Préface de Serge Cottet.)

3 L’ouvrage de Juan Pablo Lucchelli nous conduit par les sentiers du jeune Jacques Lacan dans la traversée initiale de son œuvre, « de Wallon à Kojève ». Un premier Lacan (1938-1953) pour qui le nœud de l’action se situe au départ dans le texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » qu’Henri Wallon – médecin, psychologue et homme politique français –, lui commande pour l’Encyclopédie française, qui paraît de 1935 à 1939, dirigée par l’historien Lucien Febvre [1]. Ce livre peut être lu à la fois comme une enquête historique (presque « détectivesque ») – un sérieux travail de recherche des sources et archives des contacts personnels entre les protagonistes ; mais aussi comme une analyse comparative (presque philologique) des inspirations théoriques, emprunts ou appropriations des notions par Lacan ; ou enfin comme une démonstration de l’empreinte durable des idées de cette période. Le tout poussé par une hypothèse piquante : « Lacan pratique la citation d’une manière pour le moins paradoxale : plus sa dépendance est littérale, moins il cite ».

4 Nous ne savons pas exactement pourquoi Wallon se tourne vers le jeune Lacan pour la partie de l’Encyclopédie « La Famille », un nœud idéologique crucial d’une époque orageuse. Car, il y a aussi une intrigue politique en arrière-plan. Remarquons cela en quelques dates : en 1933, en Allemagne, Hitler finit avec la République de Weimar, créant un flux de réfugiés ; en 1934, échoue à Paris une tentative de coup d’état par les groupes d’extrême droite, dont Action française ; en 1936 arrive au pouvoir en France le Front populaire ; en 1938, chute du Front populaire suivi en 1939 du début de la Deuxième Guerre mondiale, et en 1940, en France, Pétain est investi des pleins pouvoirs. La passion politique de l’époque se retrouve aussi dans le monde psychiatrique avec les mêmes ondes de choc : civilisation française contre kultur allemande, nationalisme antisémite réactionnaire contre « judéo-bolchevisme » ou germanophilie, gestalttheorie ou psychanalyse contre « psychologie académique ». L’air du temps est électrique et les choix ne sont pas insignifiants dans ces va-et-vient.

5 Le service d’Henri Claude à Sainte-Anne, où travaille Lacan entre 1927 et 1931, accueille à la fois Eugénie Sokolnicka, analysante de Sigmund Freud, née à Varsovie, et Edouard Pichon, gendre du psychologue Pierre Janet et adhérant de l’Action française. Tous les deux sont membres fondateurs de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Ailleurs, le groupe de L’Évolution psychiatrique, que va fréquenter Lacan, prône dans le premier numéro de leur revue en 1925 « l’obligation d’un contrôle » par l’esprit français des notions psychanalytiques allemandes en vue de son éventuel redressement, afin de les adapter au génie latin et sa civilisation. D’un autre bord, en 1928, le philosophe venu de Hongrie, Georges Politzer, fait paraître sa Critique des fondements de la psychologie qui révise la psychanalyse à la lumière du matérialisme dialectique. La psychologie concrète qui est exposée, celle qui s’attache au drame de l’existence comme une nouvelle science du je, du sujet à la première personne, marque de manière sensible la thèse de Lacan de 1932 et certains écrits postérieurs (sans pourtant que son nom y soit cité). Peut-on penser que ces sympathies puissent être pour quelque chose pour que Wallon, éditeur en 1935 de À la lumière du marxisme, demande à Lacan la partie la plus importante dans le volume La vie mentale ? Nous ne le savons pas. En tout cas, c’est ici que commence le livre de Lucchelli.

6 Dans la première partie du livre, le fameux « stade du miroir » trouve un commentaire minutieux profitable pour tous, profanes ou pas. Car, il s’agit de le situer par rapport aux travaux de Wallon sur l’enfant au miroir. Lucchelli suit de près l’introduction des différentes notions de l’article de 1938 de Lacan : la famille, les complexes, l’imago ; et puis ensuite leurs articulations à travers le sevrage, l’intrusion et l’identification. Il les expose et les explique de manière détaillée et claire dans un souci de précision. Ce faisant, il aborde tangentiellement l’épineuse question des titres et intertitres successifs du manuscrit (commencé certainement en 1935), entre sa première publication en 1938 et ensuite celle de 1984. Les différents éditeurs (Febvre, Wallon, Miller) y mettent du sien, c’est toute une histoire. Mais Lucchelli s’y réfère aussi à une trouvaille qu’il a faite dans les archives : une lettre datée de 1935 de Lacan à Alexandre Kojève, philosophe d’origine russe ayant fait sa thèse de doctorat en Allemagne avec Karl Jaspers, où il évoque déjà son travail « sur la famille, considérée du point de vue psychologique ». La lettre intéresse Lucchelli, car il veut montrer qu’en même temps que Lacan travaille sur le texte demandé par Wallon, il assiste au séminaire du russe. Et celui-ci va à introduire dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, la non moins célèbre « dialectique du maître et de l’esclave ». Ainsi, la trame d’un texte « écrit à quatre mains », « Hegel et Freud », nous est présentée comme étant restée inachevé. La partie qui reviendrait à Lacan pourrait être lue dans ce texte sur la famille ? C’est ce que pense Lucchelli.

7 Mais, dans le commentaire comparatif que Lucchelli fait avec le texte de Wallon, Les origines du caractère de l’enfant, il y trouve des notions qui deviendront familières : la prématuration, le morcellement, la proprioception, et le miroir. Wallon lui-même trouve ses sources dans les travaux sur le chimpanzé par l’École allemande de Würzburg et les époux Bühler. En avançant dans la lecture, on y arrive au dédoublement subjectif que ces expériences permettent de penser : jalousie, rivalité, identification, sociabilité. Parfois, on croit lire Lacan, mais Lucchelli nous montre qu’on lit Wallon... (qui n’est pas cité dans la bibliographie finale des complexes familiaux, alors même qu’il a peut-être mis sa plume pour quelques intertitres). On dirait presque que l’expérience des attitudes entre les enfants dont il est question y trouve sa place. Citons Lucchelli, citant Lacan : « Examinons les plus fréquentes : celles de la parade, de la séduction, du despotisme […] chacune d’elles se révèle à l’observation, non pas comme un conflit entre deux individus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux attitudes opposées et complémentaires […] Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui [il s’identifie à l’autre par le biais d’une seule « partie de l’autre » et non pas l’autre entier, comme tel] ».

8 Puis, Lucchelli montre que l’influence de Wallon sur Lacan va « au-delà des complexes familiaux ». Il attire l’attention sur une remarque de Wallon : « L’enfant de Darwin sourit surtout à son image et à celle de son père qu’il aperçoit dans la glace. Mais il se retourne surpris quand il entend parler derrière son dos ». Car, il faut attendre le séminaire sur l’angoisse pour que Lacan élabore dans ce geste une mutation subjective par laquelle le sujet « semble demander à celui qui le porte, et qui représente ici le grand autre, d’entériner la valeur de cette image ». Dans cet échange des regards se fraye le passage de l’imaginaire au symbolique au prix d’une spaltung, un dédoublement, la perte d’un ici et maintenant, dont Lucchelli nous fait suivre pas à pas ce qui passe de Wallon à Lacan, dont le résultat est l’objet (a).

9 Avant d’amorcer le passage de Wallon à Kojève, le livre de Lucchelli intercale deux curiosités. La première – encore une histoire de citations –, est qu’il identifie dans la bibliographie des « Complexes familiaux » un nom caché : celui de Max Horkheimer. Et derrière lui, celui de l’École de Francfort. Retour du politique : à partir de la référence bibliographique Studien über Autorität und familie, un ouvrage collectif de près de mille pages où écrivent, entre autres, Eric Fromm et Herbert Marcuse, publié (en allemand) à Paris en 1936, la lecture du rapport de Horkheimer que fait Lucchelli nous y fait découvrir, presque mot à mot, la thèse du « déclin social de l’imago paternelle », porteur « d’effets psychologiques ». Et même si, ni Horkheimer ni Lacan, ne « s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial », cela n’empêche pas la dite thèse de devenir une tarte à la crème qui tourne souvent au vinaigre (certes, selon Horkheimer, cela proviendrait du sociologue français Frédéric Le Play, une référence pour l’Action française). Ce détail mis en lumière par Lucchelli lui vaut d’être à son tour cité par Slavoj Zizek dans son dernier livre Incontinence of the void, comme la « seule preuve des contacts directs » [2] entre Lacan et l’École de Francfort.

10 Ensuite, Lucchelli publie cinq lettres inédites de Lacan à Kojève, qu’il a trouvé à la Bibliothèque nationale de France. Elles montrent qu’entre ses réunions régulières avec les surréalistes, ou avec ses amis psychiatres, dont Henri Ey, Lacan insiste auprès de Kojève pour qu’il se joigne aux réunions habituelles qu’il organise à son domicile, dont notre auteur y voit le germe du futur séminaire. C’est dans ce contexte que l’hypothèse d’un texte commun sur Freud et Hegel prend force. Lacan devrait y traiter le passage de la sur la folie de la Phénoménologie de l’esprit. Lucchelli nous donne les coulisses de l’affaire, et publie en fin de son ouvrage le manuscrit de Kojève destiné à ce propos. Ce rapprochement, qui intervient en même temps que la rédaction du texte demandé par Wallon, peut faire penser que Lacan cherche chez le Russe quelque chose qui lui manque chez le Français. Peut-être la négativité de Hegel, qui a peu touché Wallon, mais qui règne en maître absolue chez Kojève.

11 Alors, pour la deuxième partie du livre, Kojève arrive comme Napoléon sur son cheval (on pourrait avoir dit aussi Staline sur ses chars, car à ce moment pour le Russe il est l’homme de la fin de l’histoire). Lucchelli va suivre ligne à ligne ce qui reste du cours dicté à l’École des hautes études de 1934 à 1939 (c’est-à-dire le compte-rendu établi par Raymond Quenaud publié en 1947 [3]), l’Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l’esprit. Avec l’attention prêtée aux mots qui le caractérise, Lucchelli va identifier dans le texte du séminaire des expressions qui feront mouche : « l’être-parlant », le « désir du désir », « la lutte pour la reconnaissance », etc. Et même la matrice marxienne, par le biais du caractère fétiche de la marchandise, de la célèbre définition : « le sujet est ce que représente le signifiant pour un autre signifiant ». Mais, plus original, Lucchelli va nous montrer aussi un Kojève clinicien que Lacan ne renie pas. À partir de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, de la de lutte à mort pour la reconnaissance, différentes positions se dégagent : « L’homme doit rester en vie, mais être (ou devenir homme) », d’où il isole une conséquence digne d’une anthropogenèse : l’esclave, c’est-à-dire l’homme, n’est rien d’autre qu’un devenir homme. C’est l’esclave qui « se situe à deux positions : celle d’être un non-homme, mais aussi et surtout celle où il doit obligatoirement advenir à une autre position dialectique ». Et pour cela il s’agit de faire le choix de risquer sa vie avec l’espoir de devenir homme, ou bien de rester esclave et essayer d’obtenir sa liberté par le travail.

12 Lucchelli avance que toute l’explicitation lacanienne des névroses provient de l’anthropogenèse de Kojève : le maître combat en homme pour la reconnaissance et consomme comme un animal sans avoir travaillé, alors que l’esclave travaille tout le temps. Ainsi donc, chez Lacan, l’obsessionnel répondrait à la figure du stoïcien de Kojève, celui qui pense, mais n’agit pas, qui attend la mort du maître : l’esclave qui se dérobe au risque de la mort. Et réciproquement, l’hystérique, rejoint le sceptique kojevien, celui qui ne fait que nier l’autre, le maître, le monde extérieur, même si lui non plus n’agit pas. Notre auteur déploie ainsi cette clinique hégélo-kojevienne avec citations à l’appui et y situe une originalité de Lacan par rapport aux autres auteurs psychanalystes.

13 Pour la dernière partie du livre, l’auteur s’emploie à faire fonctionner les notions dégagées par Lacan, de Wallon à Kojève, pour une relecture du Banquet de Platon. À partir d’une indication que Kojève donne à Lacan en 1960 (« En tous les cas, vous n’interpréterez jamais Le Banquet si vous ne savez pas pourquoi Aristophane avait le hoquet »), Lucchelli suit les pas de Lacan, avec cette fois-ci des traces moins nettes (ce qui lui donne l’occasion à l’auteur de revenir sur ses propres pas... [4]). Il y aurait jusque, y compris dans la métaphore de l’amour – dans le passage de l’aimant à l’aimé –, des traces de la dialectique kojévienne du maître et de l’esclave. Nous laissons chacun s’avancer dans ces dernières pages pour découvrir la dialectique que Lucchelli y met en jeu. Car, l’effort de travail considérable que représente ce livre, gagne notre reconnaissance.

14 Eduardo Mahieu< dr.eduardo.mahieu@free.fr >

Liens d’intérêts

15 l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

  • 1. Roudinesco E, Schottler P. « Lucien Febvre à la rencontre de Jacques Lacan ». Paris, 1937. Genèses 1993 ; 13 : 139-150. (Numéro thématique « L’identification »)
  • 2. Žižek S. Incontinence of the Void. Economico-Philosophical Spandrels 2017 MIT Press Cambridge (MA)
  • 3. Kojève A. Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études réunies et publiées par Raymond Queneau 1947 Gallimard Paris
  • 4. Lucchelli J.P. Le transfert de Freud à Lacan 2009 Presses universitaires de Rennes Rennes

Date de mise en ligne : 14/02/2018

https://doi.org/10.1684/ipe.2018.1746

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