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Article de revue

Analyse de livre

Pages 791 à 793

1Jean Oury
Les symptômes primaires de la schizophrénie suivi de Le corps et la psychose
Paris : édition D’une, 2016 441 pages. Préface de Pierre Delion

2Une enquête de Jean Oury.

3Qu’est-ce qui fait dire à un soignant qui reçoit pour la première fois quelqu’un, que son interlocuteur est assurément marqué par la schizophrénie ? D’où lui vient cette idée qui a valeur de diagnostic ? Sur quelles impressions, sensations, savoir livresque, préjugés, ou expérience relationnelle se fonde-t-il pour établir ce repérage clinique ? Qu’en fera-t-il d’ailleurs, et en quoi, selon le contexte où il se trouve, cette conclusion engagera-t-elle son approche des soins ?

4 Pour ceux qui pensent aujourd’hui que la psychopathologie n’a plus de mystère, ces questions sembleront superflues. Car on sait bien qu’une vulgate dominante arrimée au scientisme n’a que faire de ces interrogations. Elles seraient sans objet face aux nouveaux savoirs qui, des classifications des maladies mentales aux protocoles de soins standardisés, dicteraient la ligne de conduite d’une psychiatrie résolument moderne.

5Pourtant, a contrario des certitudes assénées, la réalité du terrain (augmentation constante, ces dix dernières années, des hospitalisations sous contrainte, multiplication banalisée des méthodes coercitives…) devrait inciter à beaucoup plus de modestie, voire à une franche inquiétude.

6C’est pourquoi, dans ce contexte, la lecture du texte de Jean Oury, intitulé Les symptômes primaires de la schizophrénie, publié récemment par Sophie Legrain aux éditions d’Une, s’avère d’une grande actualité pour ceux qui ne se satisfont pas des ravages des réductionnismes en vigueur.

7Invité par Ginette Michaud à faire un cours à l’université de Paris VII, en 1984-86, il avait alors choisi de s’atteler à une recherche ambitieuse. Car en prenant pour thème ces « symptômes primaires », il allait explorer ce qui, depuis Bleuler, l’« inventeur » du terme « schizophrénie », sera ensuite réélaboré par des générations de psychiatres tant phénoménologues que psychanalystes, soucieux de définir quels sont les traits, les manières d’être, les modes d’expression, les particularités relationnelles pathognomoniques de cette affection. Or dans cette vaste constellation de cliniciens, l’un d’entre eux, Kurt Schneider, psychiatre allemand, élève de Jaspers et sensible à la psychanalyse, va proposer en 1950 une énième description sémiologique de la schizophrénie qui connaîtra une redoutable postérité. Identifiant cette pathologie au repérage de onze « symptômes primaires », reconnus partiellement ou simultanément dans toute manifestation de cette psychose, il en infèrera qu’on disposerait désormais de critères objectifs conduisant à des diagnostics fiables. Le problème, comme le note Jean Oury, n’est pas tant cette tentative en soi que sa reprise ultérieure. Peu remarquée initialement en France, elle connaîtra trente ans plus tard une tout autre considération quand, incluse sous la forme d’une épure schématique dans le DSM III, elle aura gagné le statut de description universelle, susceptible d’ouvrir la voie au traitement des diagnostics psychiatriques par ordinateur. En attirant notre attention sur cet exemple de simplification positiviste de la clinique conçue comme simple relevé de signes que l’on croit décisifs, Jean Oury va alors s’interroger sur la possibilité même de fixer dans un tableau incontestable, ce que l’on reconnaît pourtant comme expression manifeste de la schizophrénie. Cela l’amène, avec une grande érudition et une extrême prudence épistémologique, à déplier les connotations associées à cette mystérieuse désignation de « symptômes primaires », socle sans doute introuvable d’une clinique objectivante. Pour ce faire, dans un va-et-vient permanent entre examen bibliographique, vignettes cliniques et théorisations personnelles, il s’attachera à déceler ce qui spécifie la psychose, sans jamais la réduire à un tableau figé une fois pour toutes.

8Mais ce passage en revue a un préalable. Ainsi note-t-il : « aucune description, qu’elle soit phénoménologique ou pratique, n’échappe à une position théorique de l’observateur. Nous ne pouvons faire un tableau de la rencontre avec Autrui, du fait même que l’on est celui qui fait la rencontre, et qu’une description est toujours sous-tendue par une certaine position théorique, mais je préfère dire une sorte d’extraction conceptuelle de l’attitude que l’on a vis-à-vis d’un autre. Nous ne pouvons donc pas faire une description pure, et si nous la faisons tout de même, il faut chercher ses présupposés et quels sont ses critères de pertinence » (p. 86). Et, quand il prône l’« ouvert », qui devient chez lui un concept qui indique un axe de travail, cela s’applique évidemment à sa façon d’envisager la théorie en tant que « traduction de notre place dans telle ou telle praxis » (p. 53) position corrélative de « savoir situer Autrui là où il est » (p. 103).

9Le cours va alors se dérouler par approches successives autour de différents foyers problématiques, personnifiés par les innombrables figures qui ont nourri ses réflexions. Ainsi, par exemple Wyrsch et la notion de « personne », c’est-à-dire ce « moi » énigmatique qui a traversé l’épreuve de la catastrophe existentielle (Tosquelles). Ou encore Blankenburg et « la perte de l’évidence naturelle » qui l’amène à des développements sur « la perte des axiomes de la quotidienneté dans la psychose ». Et s’il suit attentivement les phénoménologues dans leur souci d’appréhender quel est le mode de présence au monde de tel ou tel malade (Binswanger), leur manière de faire tenir le corps (Zutt), ou encore la non-destructivité des constructions schizophréniques (Tatossian), et l’importance du « pathique » (von Weizsäcker), il ne s’y limite pas. Ainsi se réfère-t-il aussi à Pankow pour insister sur les proximités totalement divergentes entre psychose hystérique et schizophrénie, ou bien à Sullivan pour interroger la notion de « réaction » dans la psychopathologie des psychoses.

10Aucune de ces déclinaisons, inspirées par le côtoiement des patients, n’a quoi que ce soit du catalogue universitaire. Elles sont le témoignage d’une élaboration critique qui impose de préciser, le plus justement possible, ce que l’on nomme « rencontre », ou bien « relation à », ou « relation avec », autant dire, ce que l’on peut saisir des modalités du transfert dans telle ou telle forme de pathologie. Or, et c’est sa limite discutable, la phénoménologie ne permet pas vraiment d’en suivre les mouvements. Elle néglige de prendre en compte les désirs et fantasmes inconscients et fait donc l’impasse sur la division voire la dissociation subjective qui en est corrélative. Malgré la richesse de ses peintures des distorsions de la corporéité ou des rapports au temps et à l’espace dans la schizophrénie ou la mélancolie, elle les recueille comme l’énoncé du vécu des patients, sans s’interroger suffisamment sur les caractéristiques langagières de ces énoncés, et sur la position du sujet de l’énonciation qui les formule (à qui s’adresse-t-il, dans quel contexte, animé par quels désirs ?). Alors, et c’est une de ses originalités, tout en prenant acte des impasses des approches phénoménologiques, Jean Oury les intègre néanmoins dans une perspective beaucoup plus large dont les repères essentiels sont donnés par Freud, Winnicott, quelques psychanalystes, et surtout Lacan. Tout l’intérêt du cours tient sans doute à la singularité de cette articulation non dogmatique (les phénoménologues sont rarement Lacaniens et inversement). À titre d’exemple, au cœur du livre il présente un diagramme de sa composition à partir de Lacan et Pankow afin de préciser ce que l’on entend par identification, quels en sont les différents registres et quels sont leurs avatars pathologiques. Il y situe alors, ce qu’il nomme un « point d’horreur », point de catastrophe de la psychose, où, dans certaines circonstances, « faute de rassemblement » quelqu’un peut s’effondrer. C’est un schéma personnel, très suggestif mais qu’il n’érige pas en modèle définitif, car dit-il « chacun peut en reconstruire un à sa guise » (p. 144). Ainsi, quand il définit les différentes acceptions d’un terme majeur (en index, Sophie Legrain en répertorie plus de deux cents) il le fait comme un cartographe qui place les points nodaux à partir desquels on peut envisager un cheminement, chaque clinicien ayant ensuite à frayer par lui-même ses propres pistes, en n’oubliant jamais qu’une description, quelle qu’elle soit, n’a de sens qu’en « référence constante avec une pratique ».

11 C’est peut-être l’exercice formel du cours qui l’amène, plus encore que dans ses séminaires, à discuter minutieusement les discours fondateurs des psychopathologies classiques (celles qui ont précédé le, ou survécu au DSM). Mais, au fur et à mesure qu’avance son investigation, on voit peu à peu s’effacer la certitude que l’on pourrait identifier à coup sûr les fameux « symptômes primaires », garantie d’une clinique a-subjective. Cela ne veut pas dire, évidemment, que la psychose n’a pas de « traits fondamentaux », puisqu’elle témoigne de « l’expérience d’une mutation existentielle » où, pour qui la vit, « les valeurs, les points de vue, les aperceptions, les sentiments, les comportements, etc., ne sont pas tout à fait comme avant » (p. 191). D’où la difficulté de rendre compte, sans simplification et pourtant de façon suffisamment précise de cette « expérience schizophrénique » de manière à « extraire, dans le vécu quotidien quelque chose dont on doit s’occuper » (p. 109). Et de quoi s’agit-il sinon de permettre à quelqu’un de poser les pieds sur un sol assez stable où il puisse vaille que vaille se tenir à peu près debout. Fort de son érudition clinique, Jean Oury peut alors risquer cette formulation provocatrice : « pour définir ce lieu, il faut peut-être recourir à des notions apparemment étrangères à la psychiatrie » (p. 326). Comme il en a depuis longtemps l’habitude, c’est alors auprès des philosophes ou des artistes qu’il va chercher, en contrepoint de ses hypothèses psychanalytiques, les images suggestives de l’émergence du chaos (Klee), ou de l’« automouvement » de l’« homme en apparition » (Giacometti, Maldiney).

12 Au moment où il prononce son cours à Paris-VII, Jean Oury donne à Sainte-Anne son séminaire sur le thème du « collectif ». Bien qu’il y ait forcément des interférences entre les deux textes, il est frappant de constater à quel point ils diffèrent. Si le séminaire s’attache à décrypter quelles sont les conditions, indissociablement politiques et cliniques, préalables à toutes pratiques de soins en institution, le cours, s’adressant à un autre public, s’apparente plutôt à une enquête sur la possibilité même de saisir « l’essence » d’une pathologie, en l’occurrence la schizophrénie. Or après avoir relevé de multiples indices, suivi bien des pistes, convoqué de nombreux témoins, jean Oury peut conclure que si des processus communs se retrouvent à l’origine des troubles schizophréniques, processus qu’il situe pour sa part du côté des aléas de « l’identification primordiale », ceci ne permet pas d’en déduire un profil type à quoi se réduirait la personnalité des patients. Car, et c’est tout l’enjeu de la clinique, « quand on rencontre un schizophrène, si nous n’éprouvons pas un “état d’étonnement”… (comme devant l’Himalaya)… si nous n’éprouvons pas cette surprise, ce n’est pas la peine d’insister, il faut faire autre chose ». (p. 207).

13 Il convient enfin de mentionner la qualité du travail d’édition de Sophie Legrain qui s’est attachée à référencer en note, avec précision, les auteurs et les ouvrages dont sont tirées les citations qui émaillent les propos de Jean Oury. Chacun peut ainsi saisir plus justement ce qui fonde ses réflexions et s’il le souhaite, prolonger sa lecture par un retour aux sources. Par ailleurs le cours est suivi par la publication de deux conférences sur le corps et la psychose prononcées en 1976.

14 Paul Bretécher
pbretecher@free.fr


Date de mise en ligne : 30/11/2017.

https://doi.org/10.1684/ipe.2017.1711
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