Notes
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[1]
Toutes les situations citées dans le texte le sont avec l’accord des intéressés.
1Le deuil est un phénomène douloureux à traverser, mais naturel. La rupture de nos liens avec une personne proche est douloureuse et très perturbante. Les émotions du deuil permettent de trouver le sens, l’orientation pour laisser peu à peu le lien avec notre proche se transformer et lui donner une juste place dans notre souvenir. Dans le travail de deuil, un des besoins fondamentaux d’une personne endeuillée est de parler de la personne qu’elle a perdue et de pouvoir exprimer ses émotions. Comment ce travail de deuil peut-il se faire chez les détenus, contraints à la solitude et à l’isolement ? Notre travail consiste à montrer les questions éthiques posées par la présence de membre d’une association d’accompagnement de personnes endeuillées dans une maison d’arrêt
Méthodologie
Mise en place des réunions d’accompagnement
2C’est la rencontre avec une infirmière en poste dans un SMPR (service médico-psychologique régional) et un bénévole formé à l’accompagnement du deuil qui m’a permis de mettre en place un groupe d’accompagnement de détenus en maison d’arrêt. Je suis moi-même bénévole formée à l’accompagnement du deuil. Notre démarche a débuté après avoir écouté au tribunal pour enfants des histoires de vie de mineurs ayant commis des délits et montrant que pour la plupart, les deuils vécus n’avaient jamais été entendus, écoutés, pris en compte, laissant la place à une très grande souffrance.
3Le projet fut étudié pendant plusieurs mois, avec le personnel du SMPR et la direction de l’établissement pénitentiaire, sensibles au sujet du deuil rarement abordé en maison d’arrêt et parfois démunis face à certaines situations. Un groupe d’accompagnement pour détenus endeuillés a vu le jour en février 2012.
4Nous intervenons à deux bénévoles dans le quartier des hommes une fois par mois (2 heures) depuis mars 2012 et depuis juillet 2013 au quartier « femmes ». Nous rencontrons de 1 à 4 personnes à chaque séance. Chaque détenu peut venir au groupe à son rythme et n’est pas tenu de venir à chaque séance (et on ne peut l’obliger). Il en est de même pour le groupe que l’association anime à l’extérieur.
5 Une de nos conditions pour intervenir auprès des détenus était que nous puissions les rencontrer sans personnel de santé, de surveillance ou personnel pénitentiaire afin qu’ils puissent s’exprimer dans un climat de confiance et confidentialité.
Mission en tant que bénévoles
6Notre mission est d’accompagner la souffrance de la personne en deuil, de l’aider à accoucher de sentiments, émotions et ressentis nouveaux, déconcertants et déstabilisants qu’elle éprouve après la perte d’un proche.Le bénévole d’accompagnement au deuil n’a pas un rôle de psychologue ou thérapeute mais essentiellement d’écoute. Chaque endeuillé peut en toute liberté, s’exprimer sans crainte d’être jugé, partager son expérience lors d’un entretien individuel et/ou écouter les autres lors des rencontres du groupe. C’est lui donner des repères pour le chemin unique et particulier qui s’ouvre devant lui. Les priorités de cet accompagnement sont le respect inconditionnel des personnes, l’esprit de solidarité, la confidentialité.
7Ces personnes se sont adressées à nous pour avoir de l’aide et dire leur souffrance.
On peut repérer 4 constantes chez les endeuillés dans ce qu’ils expriment :
- « Personne ne peut comprendre ce que c’est ou ce que je vis ! »
- « Je veux en parler avec des gens qui savent ce que cela représente ! »
- « Je ne peux en parler nulle part. »
- Ils veulent être témoin aussi de constater que l’on peut survivre et revivre en côtoyant les autres endeuillés.
8Si vous demandez aux personnes en deuil ce dont elles ont besoin, elles vous diront qu’elles ne peuvent plus parler avec leur entourage, de la personne décédée et de la souffrance de l’absence du défunt parce que les proches sont passés rapidement à autre chose ou parce que l’endeuillé doit faire face au quotidien.
9L’endeuillé vient nous voir parfois après de longs mois de traitement qui ont comme « endormi », « anesthésié » sa souffrance. Ils disent souvent : « j’ai arrêté tous mes médicaments et je pleure encore plus qu’avant, j’ai l’impression que je ne m’en sortirai jamais. »
10C’est comme un besoin de déposer un lourd fardeau, être écouté, dire une colère insupportable ou simplement pouvoir enfin pleurer sans retenue l’être cher décédé. L’endeuillé veut sortir de son entourage qui lui demande d’aller mieux, vite et bien… et il a l’opportunité, grâce à ces rencontres, d’être « vrai » et non pas de faire « comme si tout allait bien ».
Rôle des animateurs
11Il est de [2] :
- Se mettre dans une disposition particulière d’attention totale à l’autre avec bienveillance mais aussi compétence et respect.
- Ne pas encombrer l’autre avec ce qui nous appartient.
- Accepter de ne pas connaître le chemin et de n’être qu’un catalyseur.
- Permettre à la souffrance de s’exprimer.
- Aider à identifier la réalité de la perte et à lui faire une place au quotidien.
- Aider à construire des repères différents (apprendre à vivre avec l’absence).
- Aider à traverser le deuil comme étant une épreuve nécessaire et non une maladie dont il faudrait se cacher, en encourageant l’endeuillé à partager leurs chagrins et leurs peines et à parler ensemble de leur disparu.
- Donner une place juste à la personne décédée.
12Je ne reviendrai pas sur les différentes étapes du deuil largement décrites dans la littérature [1, 5] préférant faire référence au travail de deuil dans son ensemble. Ce travail n’est pas linéaire. Toute personne en deuil oscille entre 2 orientations : orientation vers le passé, la perte et les souvenirs et une orientation vers l’avenir, la reconstruction et les projets.
13La personne en deuil est déstabilisée et effectue des va-et-vient entre 2 pôles : un pôle où domine la perte subie et le passé dans lequel elle s’inscrit et un pôle dans lequel se dessine une tentative de reconstruction et un avenir à nouveau possible. C’est un tiraillement constant entre le passé qui attire et parfois engloutit et l’avenir qui appelle et met en marche. C’est ce que vivent les personnes au cours de leur deuil et qui engendre angoisses et inquiétudes : « Est-ce qu’il faut oublier le passé pour faire son deuil ? », nous demande-t-on parfois ; « Si aller mieux ne signifie pas oublier mon enfant, alors je peux me permettre d’aller mieux. »
14Ce processus d’oscillation ne peut s’engager que si les personnes qui entourent ou accompagnent la personne en deuil l’autorisent à parler du passé, à évoquer ses souvenirs, à parler de la personne décédée et de la souffrance qu’elle éprouve à vivre sans elle. Ce travail de deuil est long, douloureux physiquement et psychiquement et l’aide des bénévoles intervient souvent lorsque les proches ne peuvent plus entendre et réentendre les souvenirs, sont passés à autre chose, espérant entraîner avec eux l’endeuillé dans une « nouvelle vie ». L’endeuillé se sent incompris, rejeté parfois par les amis ou les proches qui ne comprennent pas, ne reconnaissent pas leur proche devenu différent et ne veulent pas être confrontés plus longtemps aux souvenirs du défunt mais surtout à l’évocation de la mort, cette mort qui rôde et qui fait peur à ceux qui s’en sentent épargnés. L’endeuillé reste en quête d’écoute, de réponses à leurs peurs, leurs colères, leur incompréhension face à ce processus de deuil dont la cicatrisation sera parfois longue et difficile.
Particularités des endeuillés en détention
Double peine, pour le détenu et la famille
15Au moment de l’incarcération, famille et détenu sont en état de choc (surtout s’il s’agit d’une première incarcération) [6] ; des conflits familiaux apparaissent, des ruptures surviennent. Les uns et les autres sont souvent marqués par un état de sidération, de déni, de dépression (étapes retrouvées dans le processus de deuil). La famille a peut-être assisté à l’arrestation qui marque l’irruption de la prison, du délit dans la vie familiale. Le détenu découvre le milieu carcéral, perd ses fonctions sociales.
16Nous rencontrons B. (1re incarcération), sa grand-mère est décédée le jour de son incarcération. Son frère vient le voir au parloir, essentiellement pour le culpabiliser de ne pas avoir été présent au moment du décès et aux funérailles, nous dit-il. (B. nous dit que son frère et lui ont été élevés par cette grand-mère). Une partie de la famille n’a pas été avertie de l’incarcération de B. ; ses collègues de travail ne sont pas autorisés à venir au parloir ; ses amis lui ont tourné le dos... Seuls ses parents et son frère viennent le voir. Sept mois plus tard, les conflits s’apaisent peu à peu avec son frère… un vrai travail de deuil pour les détenus qui arrivent en maison d’arrêt.
17Lors de la dernière rencontre, B. nous dit que son grand-père va mourir, qu’il ne demandera pas à aller aux obsèques.« Y aller avec les menottes et une escorte, non ! Je préfère ne pas me montrer ainsi… »Il nous dira :« Mon travail de deuil pour mes grands-parents commencera le jour de la sortie… Ici c’est impossible. »
18L’endeuillé en détention vit le deuil différemment. Il doit vivre le deuil de sa liberté, de ses liens familiaux et sociaux. Il subit le choc de la détention et de l’enfermement. Le deuil d’un proche pour un détenu est une épreuve supplémentaire auquel il doit faire face seul. Il en va de même pour les proches qui doivent surmonter à la fois le deuil de ce proche et l’épreuve du proche incarcéré.
19J. nous dira : « Ici le temps s’arrête, tout est au ralenti. Le deuil je verrai à la sortie, ici on a trop de choses à gérer : la préparation de mon procès qui sera je ne sais quand, l’enfermement, le co-détenu à supporter, les conditions de vie, pas de travail, pas de parloir, je ne vais pas en promenade pour ne pas me confronter à certains détenus, je passe ma journée enfermé et je préfère ne pas trop penser à la mort de mon cousin sinon je pète un câble. »
Pas toujours informés, des rituels inexistants : prise de conscience et travail de deuil compliqués
20Après plusieurs mois d’animation du groupe, nous pouvons constater que la plus grande des difficultés pour le détenu est de ne pas pouvoir prendre conscience de la mort de leur proche. La plupart des détenus que nous avons rencontrés nous disent l’avoir appris par un autre détenu lors d’une promenade ou au parloir (parfois plusieurs semaines ou mois après le décès). Pour la plupart, il ne leur a pas été possible d’avoir une autorisation de sortie pour assister aux funérailles (un seul des détenus rencontrés a pu aller aux funérailles avec une escorte) ou aller au funérarium ou au cimetière. Certains détenus diront : « on m’a refusé une escorte », « certains surveillants sont irrespectueux, je n’aurais pas voulu les avoir en guise d’escorte », « me montrer aux obsèques avec une escorte, les menottes, alors qu’une partie de ma famille ignore que je suis incarcéré… non je n’ai pas voulu y aller », « je suis perdu, je le vois encore dans son fauteuil ou en train de jouer avec moi. Je ne peux pas croire qu’il soit mort ! »
21Nous savons bien que le travail de deuil est d’autant plus difficile si l’endeuillé ne peut pas prendre conscience de la réalité de la mort du proche. Le travail de deuil commence dès les premiers moments qui suivent le décès, notamment avec les rituels (veillée, rites funéraires etc…) qui seront mis en place. Alors comment imaginer commencer un travail de deuil chez des détenus qui apprennent parfois le décès de leur conjoint, leur frère, leur enfant plusieurs mois après celui-ci?
22 Comment exprimer sa douleur en cellule, devant les autres détenus ? Souvent, ils nous disent qu’ils ne comprennent pas ce qui arrive : « Je l’aimais si fort et pourtant je ne pleure pas, en cellule ce n’est pas possible… Ici nous devons montrer que nous sommes forts sinon on peut se faire agresser… »
Bienfaits du groupe
23Au début de chaque rencontre nous rappelons que tout ce qui va se dire reste confidentiel au groupe [1]. Il nous est arrivé parfois de rencontrer des personnes en entretien individuel soit parce qu’il leur était impossible de parler dans un groupe, soit parce que les autres détenus qui étaient prévus ne nous ont pas rejoints ce jour-là. Chacun raconte son histoire de vie qui le reliait à la personne disparue. Ici il n’est pas question d’aborder la raison de l’incarcération. Chacun parle de l’être cher disparu et des questions qui resteront sans réponse probablement jusqu’à la sortie. Les pleurs des uns sont respectés des autres et nous voyons au fil du temps, pour ceux qui viennent régulièrement au groupe, que le travail de deuil se fait, lentement. Ils ont besoin d’être rassurés, d’être écoutés, que leur souffrance soit écoutée et attestée. Certains nous demandent s’ils sont devenus fous. C’est une question que tout endeuillé pose. Tout endeuillé vit un moment de folie mais n’est pas fou. Ils nous disent parfois leur peur. « Je n’ai pas encore pleuré depuis que ma grand-mère est morte ! Mais j’ai peur de mes réactions à la sortie, lorsque j’irai chez elle ou sur sa tombe avec ma famille ou seul. Là je vais craquer ! » Il est important de leur dire que chacun vit son deuil différemment, avec ou sans pleurs mais que pleurer libère et permet de laisser la place à d’autres émotions. Nous n’attendons aucun remerciement et pourtant nous partageons leur émotion quand parfois ils nous disent être rassurés par nos mots lorsque pour la 1re fois ils peuvent exprimer leur souffrance, leur colère ou lorsqu’ils entendent que ce qu’ils vivent à propos de ce deuil est une épreuve épouvantable, que ce qu’ils ressentent est normal, que ce sera un long chemin à traverser et qu’ils n’oublieront jamais cet être cher.
24Lors d’un entretien, P. qui est venu plusieurs fois au groupe suite au décès d’un enfant, écoute le récit de M. qui a également perdu un enfant. Au moment de prendre la parole, P. est sans voix, comme anesthésié. Il dit en s’adressant à M. : « je ne peux pas parler de moi, ton histoire est si tragique, toi c’est bien pire que moi… ». Il a été important pour nous de lui dire qu’il n’y a pas de mort plus douloureuse que d’autres et que chacun est au groupe parce qu’il est en souffrance suite à la perte d’un être aimé. Ce jour-là, P. a écouté chaque personne du groupe sans pouvoir prendre la parole à propos de son deuil. Il dira à la fin de la séance avoir été surpris et rassuré de voir que d’autres que lui vivaient aussi des drames dans leur coin. Il dira à M. : « je t’ai déjà vu dans la cour, je ne savais pas que tu vivais ça… c’est bien ! On a fait connaissance on pourra se parler maintenant… ».
Problématiques des bénévoles : une éthique personnelle chaque fois mise à l’épreuve
Être accepté par le personnel et comprendre l’organisation pénitentiaire
25Habituellement, avant de pouvoir intégrer un groupe d’accompagnements, chaque endeuillé participe au minimum à un entretien individuel avec un binôme de l’association. Pour la maison d’arrêt ce n’est pas possible, faute de disponibilité des bénévoles, nous devons animer le groupe tel qu’il se présente. Pour limiter les difficultés et afin d’éviter les demandes abusives ou non adaptées, le SMPR (service médicopsychiatrique régional) étudie les situations de chaque détenu souhaitant venir au groupe et constitue une liste à chaque rencontre.
26À l’extérieur, quand un endeuillé ne vient pas à un rendez-vous ou au groupe, nous pouvons croire qu’il va mieux ou que le moment n’est pas bien venu pour lui de venir parler de son deuil. En détention tout est bien différent. Lorsque le détenu ne vient pas, ce peut être parce qu’il a quitté l’établissement ou par refus de nous rencontrer mais ce peut être aussi à cause d’un problème d’organisation interne à l’établissement (parfois nous arrivons trop tard à la salle qui nous est réservée et un détenu inscrit peut être parti en promenade ou à son poste de travail) et dans ce cas il est dommageable pour le détenu de ne pouvoir poursuivre son travail de deuil au sein du groupe. Au début de nos rencontres, les explications reçues à propos de la non-venue d’un détenu inscrit au groupe restaient souvent vagues de la part des surveillants. Au fil des mois, nous nous sentons moins « étrangers ». Le temps à la prison est suspendu, nous sommes dans un monde qui nous paraît parallèle et pour nous, bénévoles, c’est un travail sur nous-mêmes que nous devons faire chaque fois entre patience, attente, écoute ; l’intervention de bénévoles au profit de détenus endeuillés serait-elle parfois vécue difficilement par des personnels pénitentiaires qui ne comprennent pas toujours le bien-fondé de nos interventions (pourquoi eux et pas nous ?). Il faudra du temps, comme pour le travail de deuil, pour qu’ils nous apprivoisent et mettent tout en œuvre pour faciliter nos interventions. Chaque rencontre est pour nous une rencontre avec l’inconnu. Eric Fiat [4] nous dit qu’il y a des regards qui font fondre le sentiment de dignité comme neige au soleil. Nous nous sentons parfois transparents dans ce lieu. Le va-et-vient des gardiens dans un brouhaha constant nous étourdit souvent. Mais une question me vient : ce non-regard envers nous, je ne le considère jamais comme m’étant directement destiné ; ne serait-il pas réactionnel au fait qu’un détenu ne mérite pas qu’on puisse l’aider ? Cet homme qui a commis un délit ne mérite-t-il plus d’être considéré comme un être humain méritant, un regard, un soutien, une poignée de main chaleureuse, une écoute toute particulière ? Cela fait 18 mois maintenant que nous nous côtoyons et les sourires, les poignées de mains, les petits mots gentils commencent à s’échanger plus facilement avec les personnels de surveillance.
S’adapter au groupe qui se présente à nous
27Les bénévoles sont confrontés à animer un groupe ouvert dont les deuils sont parfois très différents (exemple de groupe : père qui a perdu son enfant suite à une maladie foudroyante ; père dont l’enfant a été tué par un proche ; conjoint qui a perdu son épouse ; petit-fils qui a perdu sa grand-mère). À l’extérieur, ces personnes auraient eu des entretiens individuels préalablement au groupe, mais nous ne pouvons pas intervenir de façon individuelle, faute de disponibilité suffisante des bénévoles. Nous devons nous adapter à ce groupe qui est souvent nouveau à chaque rencontre et les détenus doivent aussi pouvoir s’adapter à écouter chacun, dans sa singularité.
Autres difficultés
28Il est important de savoir tempérer lorsqu’ils tentent de discuter de leur vie difficile en milieu carcéral (pas de travail, incompatibilité entre détenus dans une même cellule, les rapports difficiles entre détenus et surveillants…).
29De même, il faut pouvoir leur donner l’espoir qu’ils parviendront à cheminer dans leur deuil ; bien souvent isolés de leurs proches, ils se sentent souvent très démunis (notamment dans l’impossibilité de faire des démarches qui leur permettraient de cheminer (aller sur la tombe, avoir des réponses auprès de médecins qu’ils ne peuvent obtenir pendant l’incarcération, pouvoir voir la famille (le sujet du deuil et les questions s’y rapportant n’étant souvent pas abordés en parloir car ils sont trop douloureux !). Le sentiment de culpabilité évoqué chez tout endeuillé reste très longtemps présent chez les détenus (culpabilité d’être incarcéré, de n’avoir pas pu être avec leurs proches au moment du décès, culpabilité de n’avoir pas pu éviter le décès, de ne pas avoir pu dire « au revoir »). Nous devons nous adapter à chaque fois, nous restons un lieu de paroles et d’écoute qu’ils n’ont pas d’ordinaire et qui peut parfois donner l’impression d’être « l’occasion de sortir de la cellule » pour parler. À nous, de revenir avec patience sur le deuil de leur proche qui les a amenés à nous rencontrer.
Utilité d’intervenir en binôme, une réalité
30La spécificité de l’animation de ces groupes repose sur cette co-animation. L’un des animateurs peut aider l’autre à rectifier le tir si besoin est, afin de recentrer la discussion. L’un peut prendre le relais en cas de risque de débordement d’émotions qui peut intervenir au moment d’une rencontre. Les récits de vie des détenus sont parfois très éprouvants, un relais peut être discrètement mis en place si l’un des animateurs a besoin de « souffler » un peu. L’endeuillé pourra se sentir plus en « sécurité » en parlant facilement à l’un des deux animateurs pendant que l’autre sera à l’écoute et « veilleur du temps » qui s’écoule.
31« Le deuil est un processus fondamentalement solitaire mais qui se nourrit de la présence et du soutien d’autrui » nous dit Christophe Fauré [3]. On ne mesure jamais assez combien on a besoin de témoins face à ce qu’on est en train de vivre.
Choix du binôme : un point primordial
32Nous sommes très complémentaires. Lors d’un moment de doute sur l’efficacité de nos entretiens, mon « binôme » m’a rappelé qu’être à deux nous permettait de découvrir en l’autre des richesses et des ressources. Il me décrit comme celle ayant des capacités à faire parler alors qu’il se dit avoir des capacités d’observation. Je pense que nous avons tous les deux ces capacités. Ce qui nous relie surtout c’est l’entente que nous partageons, la bienveillance que nous avons l’un pour l’autre. Nous venons chacun avec notre « sac » d’expériences, notre vécu différent, notre simplicité à nous dire ce que nous ressentons après chaque entretien pour analyser simplement ce que nous vivons pendant ces rencontres.
33 Nous essayons d’être simples, présents et proches des détenus. Un jour, il me rappelait que nous n’avions pas hésité une seconde à aller au plus près de la porte qui nous séparait de Fr. pour discuter avec lui et lui donner une poignée de main avant qu’on lui ouvre la porte. Il ajoutait : « ce n’est peut-être pas grand-chose mais cela montre notre simplicité et notre sincérité » « Tu as vu son sourire en nous disant bonjour, peut-être la joie d’être reconnu comme un homme et non comme un détenu ! »
34Dans les moments difficiles j’ai pu trouver du soutien grâce à lui. Il m’a permis de me rappeler que ce que nous offrons aux détenus est en quelque sorte unique car il ne s’agit ni d’activités ni d’apprentissage ni d’interventions sociales ou je ne sais quelle activité. Nous leur offrons, même si ce n’est qu’une heure ou deux, une fois par mois, mais une heure ou deux de parole, pour s’exprimer, extérioriser leurs sentiments, leurs angoisses, leurs mots. C’est un moment d’écoute, de présence. Nous leur permettons de savoir que dans le cheminement de leur deuil ils ne sont pas seuls au fin fond de leur cellule, que même si ce n’est qu’une petite matinée par mois, ils peuvent compter sur deux personnes qui les accompagnent dans leur souffrance et les aident à cheminer. La preuve ? Depuis que nous intervenons, ils reviennent ! Et une matinée ils ne sont pas seuls face à leur souffrance qui volontairement ou involontairement n’a pas la place qu’elle mérite pour être exprimée. Comme ils le disent tous, vu la particularité de leur situation (l’incarcération), le décès d’un être cher pour eux n’est peut-être pas leur premier souci, ce qui fait que le deuil reste en attente voire, pire encore, refoulé (mais pas oublié). Nous leur permettons de faire sortir le deuil « refoulé ». Il s’exprime, s’extériorise et parle.
Différents publics, différents moments
Quartier des femmes
35Depuis quelques mois, nous intervenons dans le quartier des femmes.
36Nous rencontrons individuellement V. le visage très fermé ; Elle dit un très vague « bonjour », a l’air en colère, ne nous regarde pas. Nous lui donnons une poignée de main et lui expliquons le déroulement de la rencontre. Nous lui expliquons clairement que ce qu’elle nous dira restera entre nous et qu’aucun rapport ne sera fait. Elle nous parle tout de suite de la mort de son père en 2004.
37Puis elle nous parle de sa grossesse (un accident nous dit-elle), mais elle souhaitait mener au bout la grossesse. Un jour, elle se souvient avoir eu très mal au ventre et saigner. Elle va chez le médecin qui lui explique qu’elle est en train de faire une fausse couche. Personne de sa famille ne parlera de cet épisode, elle le regrette. V. pleure. Elle nous dit que personne ne s’est intéressé à cet événement. Elle nous dit être fatiguée mais soulagée de nous avoir dit des choses qu’elle n’avait jamais dites auparavant.Elle dit : « quand je suis arrivée pour vous voir j’avais une masse sur les épaules, maintenant je suis soulagée » et elle esquisse un sourire. Nous nous quittons au bout d’1 h 30 d’un récit éprouvant interrompu par les sanglots. Elle souhaite nous revoir. Effectivement, elle reviendra plusieurs fois à notre rencontre, parfois seule, parfois avec sa co-détenue, elle aussi endeuillée.
Sortie de détention
38À la sortie de détention, les détenus qui nous rencontrons pourront avoir les coordonnées de l’association pour nous contacter à l’extérieur s’ils le souhaitent. À ce jour nous n’avons pas eu de demande. Nous savons aussi qu’il nous arrive de rencontrer des endeuillés une unique fois, sans avoir d’autre demande, pour exprimer sans retenue la souffrance de la perte d’un être cher. Ils savent que nous sommes là, prêts à les revoir, à les écouter, à les accompagner, s’ils en éprouvent le besoin.
Bilan
39Au total, le bilan pour ce groupe d’accompagnement, après une année d’existence à la maison d’arrêt, ne fait que conforter notre envie de poursuivre nos rencontres auprès des détenus et la nécessité d’aller vers eux pour être à leur écoute et être un soutien essentiel dans leur travail de deuils. Nous les voyons au fil des mois toujours demandeurs. Nous sommes désormais « attendus » ; des liens se sont noués avec les différents personnels et il est important de revoir les situations avec les infirmiers et psychologues après chaque séance pour expliquer, éclairer parfois, sur le travail de certains deuils qui nous sont présentés comme « pathologiques » simplement parce qu’ils sont anciens…
40Nous remercions très sincèrement ces hommes et ces femmes qui nous font confiance et osent venir nous rencontrer. Nous savons combien il est difficile pour un endeuillé d’aller à la rencontre de l’autre pour faire partager ses émotions, ses souffrances d’avoir perdu un proche. Beaucoup nous disent qu’ils parlent de leurs deuils, de leur souffrance d’avoir perdu un être cher, pour la 1re fois depuis leur incarcération. Nous sommes là pour cheminer ensemble.
Liens d’intérêts
41les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Références
- 1. De Broca A. Deuils et endeuillés. 4e édition. Paris : 2010 Masson, 2010, p. 13-23..
- 2. Ernoult-Delcourt A.. Pour une éthique de l’accompagnement dans le bénévolat : repères pour mieux accompagner la souffrance de l’autre. Éthique et Santé 2008 ; 5 : 30-4.
- 3. Fauré C. Vivre le deuil au jour le jour. Paris : Albin Michel, 1995 (J’ai lu, 1998)..
- 4. Fiat E. Colloque Maltraitances et dignité à travers les âges de la vie. www.deux-sevres.com/deux-sevres/Portals/cg79/missions/solidarit%C3%A9/pdf/ERIC_FIAT.pdf..
- 5. Kübler-Ross E.. Accueillir la mort. Paris : Pocket, 2002 .
- 6. Ricordeau G., Chazel F.. La solidarité familiale à l’épreuve de l’incarcération – une analyse comparative. Paris : Institut des Sciences humaines appliquées (Université Paris IV), 2003 .
Mots-clés éditeurs : service médico psychologique régional, accompagnement, travail de deuil, bénévolat, prison, détenu
Date de mise en ligne : 27/04/2015
https://doi.org/10.1684/ipe.2015.1333Notes
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Toutes les situations citées dans le texte le sont avec l’accord des intéressés.