Notes
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Rosenhan DL. On being sane in insane places. Science 1973 ; 179 : 250-8.
1Cécile Hanon. Jean-Charles Pascal, vous avez été chef de service du secteur 92G09 à l’EPS Érasme d’Antony, secteur de région parisienne qui couvre le sud des Hauts-de-Seine, durant plus de trente ans. Vous avez été président de la Fédération Française de Psychiatrie, et un des membres fondateurs de la Société de l’Information Psychiatrique et rédacteur en chef adjoint de la revue éponyme. Vous avez été co-rapporteur du plan d’étape « Pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale ». Vous avez toujours été en recherche d’une vision large de la psychiatrie et de son organisation sectorielle. Vous êtes aujourd’hui un jeune retraité hyperactif, et c’est donc légitimement que la rubrique « Mémoires vives » vous ouvre ses portes, afin de recueillir votre expérience en rapport avec les mouvements antipsychiatriques.
2Pour commencer, situons-nous dans le contexte, nous sommes au début des années soixante dix, quel est votre souvenir de l’actualité des soins psychiatriques de l’époque ?
3Jean-Charles Pascal. En effet, l’antipsychiatrie a vibré différemment selon les moments et les endroits. Commençons donc juste avant les événements de 1968, dans la charnière avant et après 1970. Il faut dresser l’état de la psychiatrie publique en France à ce moment-là, puisqu’il n’y a pratiquement pas encore de psychiatrie privée : le nombre de psychiatres libéraux est infime, excepté quelques jeunes psychiatres le plus souvent installés comme psychanalystes. La psychiatrie est donc hospitalière et publique : deux tiers des hôpitaux sont dans un état identique à celui qui existait il y a 150 ans, c’est-à-dire de grands asiles – hospices, différenciés selon les sexes. Pour exemple, Maison Blanche n’accueille que des femmes soignées par des infirmières et en face Ville-Évrard accueille des patients hommes, soignés par des infirmiers. Dans certains services, on compte encore les couteaux et les fourchettes à la fin des repas, les patients portent des tenues spécifiques, les malades travailleurs font tourner la buanderie et les cuisines ; le personnel de l’internat est constitué de femmes présentant des psychoses chroniques. C’était il y a quarante ans à peine et il est difficile de se représenter que c’est si proche. Une femme développant une psychose, à l’âge de trente ans, sans famille, sans mari, avait de fortes chances de rester toute sa vie à l’hôpital, sauf en cas de troubles thymiques rapidement résolutifs. Il n’y avait pas de mauvaise intention à cela, l’asile était protecteur, donnait le gîte et le couvert et était très peu exigeant. Il y avait peu de médecins jusqu’à la fin des années 60, puis un afflux considérable de jeunes psychiatres à l’hôpital va faire basculer cette situation traditionnelle et paternaliste.
4Il faut cependant noter que l’autre tiers de la psychiatrie publique est engagé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans des réflexions sur une évolution vers un autre mode de fonctionnement de la psychiatrie, avec la création de service hospitaliers libres, de consultations extrahospitalières et de structures de réinsertion. Il y a donc des services dits « libéraux » dans lesquels on prend conscience d’une possible situation péjorative faite aux malades mentaux, et des services plus « traditionnels », voire extrêmement traditionnels, très défensifs et figés dans un fonctionnement archaïque…
5C’est dans cette situation contrastée, difficile et parfois conflictuelle, que vont survenir les thèmes de l’antipsychiatrie.
6CH. En effet, peut-on encore aujourd’hui parler de l’antipsychiatrie au singulier ? J’ai le sentiment que ce terme porte en lui plusieurs déclinaisons ou étapes, comme autant de niveaux de lecture ? Est-ce aussi votre avis ?
7JCP. Oui, il y a toujours eu plusieurs niveaux d’antipsychiatrie.
8En premier lieu, il y a une antipsychiatrie qui dénie la maladie mentale et dont la position se résume ainsi : s’il n’y avait pas de psychiatres (qui sont les agents fidèles d’une répression ourdie par une société, archaïque, hostile et contraignante) pour dire qu’il y a des malades mentaux, il n’y aurait pas de maladie mentale. La maladie mentale n’est qu’une expression différenciée de l’injuste résultat d’une juste cause, la révolte contre l’injustice sociale. Une société idéale (non capitaliste) ne produirait pas de maladie mentale donc changeons de société.
9Cette partie de l’antipsychiatrie est encore un peu active en 2014 et on peut retrouver ce thème ici ou là, ce déni de la pathologie et de la psychopathologie, et pas uniquement au sein de l’Église de Scientologie.
10Et puis il y a une antipsychiatrie qui ne dénie pas les troubles mentaux mais qui dénonce le mauvais sort fait aux malades, qui énumère avec une certaine efficacité tout ce qu’ils ont dû subir depuis la nuit des temps et particulièrement depuis l’avènement de la psychiatrie classique. C’est le « sadisme positif médical » qui est en cause : les médecins veulent tellement soigner leurs patients et souvent contre leur volonté, qu’ils les ont enfermés, attachés, douchés, choqués, impaludés, battus, effrayés… Si l’on regarde ce que la médecine somatique a fait dans ses recherches et ses traitements, on s’aperçoit qu’elle a parfois été tout aussi agressive.
11Ce courant de l’antipsychiatrie nous dit : « les malades mentaux souffrent déjà d’une maladie, souvent très sévère et qui potentiellement pèse très lourd sur le plan familial, social, etc., n’aggravons pas leur état par les mauvais traitements qu’on leur fait subir ». C’était la pensée de Basaglia, que j’avais rencontré, lorsque les membres de mon équipe étaient allés le voir à Gorizia. Il était venu au centre Jean Wier, à Suresnes. C’était un événement, tel Gandhi arrivant dans l’Inde occupée ! Il s’était montré assez… bougon… devant la fierté que nous exprimions à lui présenter la modernité de notre centre, un bel immeuble dans le cœur de la cité, en extrahospitalier proposant un dispositif d’offre de soins très développé pour l’époque. Et oui, cela ne l’avait pas beaucoup intéressé… Dans un échange que j’ai eu avec lui, j’ai compris que sa position profonde était celle-ci : nous ne savons pas soigner la grande maladie mentale, nous devons attendre les progrès des neurosciences et dans l’attente de ces progrès, essayons de nuire le moins possible.
12La « Loi 180 », très en lien avec les influences du parti communiste italien, et ce qui s’en est suivi le confirme : il n’y a pas de proposition autre que de fermer les asiles, de mettre les patients dans des maisons d’accueil, de leur prodiguer des soins consentis et de promouvoir le primum non nocere à tout prix. Position idéale bien sûr, qui a été loin de se réaliser si ce n’est qu’une bonne partie de la psychiatrie italienne s’est rapprochée des neurosciences tout en étant hostile au message humaniste et peut-être utopiste de Basaglia. C’était cela l’antipsychiatrie humaniste et politique.
13CH. Donc, une première antipsychiatrie dans le déni des troubles qui considère que les psychiatres sont les pourvoyeurs des pathologies, une deuxième antipsychiatrie humaniste et politique qui considère que la société est la source des maux… Jamais deux sans trois ?
14JCP. La troisième serait davantage centrée sur la dénonciation de l’inefficacité des psychiatres. Elle ne nie pas qu’il y ait une maladie, qu’il faille la soigner et la prendre en charge, mais elle dénonce l’incompétence des psychiatres. Ce qui s’est passé en 1968 autour de l’appartenance de la psychiatrie aux sciences humaines ou à la médecine tourne autour de cette question. Les positions dualistes se sont affirmées, et des tensions se sont crées entre les défenseurs d’une psychiatrie du sujet, « psychologisante » ou anthropo-sociale et ceux en faveur d’une psychiatrie scientifique et objective. C’est l’époque de la révision du DSM III, lorsque les psychiatres américains ont été mis en cause dans leurs savoirs et challengés sur leur capacité à objectiver les troubles psychiatriques avec une bonne fidélité inter-juges. C’est la publication de l’étude de Rosenhan [1] [1] qui avait mis en lumière l’incapacité d’une équipe de psychiatres à repérer et diagnostiquer des « faux-malades » par rapport à des non-psychiatres. L’objectivation par le savoir médical leur a permis de dire : on existe.
15Voilà, à mon sens, les trois niveaux de l’antipsychiatrie.
16En France, ces phénomènes sont aussi présents, et de manière concomitante à la publication de l’Histoire de la folie de Foucault. Son ouvrage fit grand bruit, il fut très bien reçu par une grande partie des jeunes psychiatres, et très mal vécu par d’autres. Peu de gens l’ont d’ailleurs complètement lu, et ce livre a été perçu comme une dénonciation de l’incompétence et d’une certaine férocité des psychiatres, thème que l’on retrouve aujourd’hui : les psychiatres enferment des gens sains, par incompétence ou malignité, et parfois les deux et ils sont dans l’incapacité de trouver des solutions pour les patients potentiellement dangereux qu’ils laissent divaguer.
17CH. Mais alors, dans ce climat de « dénonciation d’incompétence », comment réagissent les jeunes psychiatres, ceux de l’après mai 68, ceux qui accèdent (enfin) à une spécialité reconnue et différenciée de la neurologie ?
18JCP. Ils sont fascinés par ce qui est dit, et en même temps sur la défensive. Il y a, en première ligne, un rejet formel de l’antipsychiatrie par ceux qui vont défendre leur discipline et qualifier les antipsychiatres de démagogues irresponsables. Mais ceux-là mêmes qui prennent leurs fonctions dans les hôpitaux constatent des situations souvent hallucinantes, au regard de ce que l’on connaît aujourd’hui, et voient bien qu’il faut faire bouger les lignes en matière de soins prodigués aux malades. Tout en critiquant l’antipsychiatrie en tant que « mouvement », beaucoup de ce qui va être dit par l’antipsychiatrie va être repris. Par exemple, le fait de dissocier le malade et la personne : « le » schizophrène, « la » grande délirante, « le » dément vont petit à petit – et c’est un travail toujours d’actualité – reprendre leur statut de personne atteinte de telle ou telle pathologie. C’est une prise de conscience considérable, qui est au cœur de la question psychiatrique. Un psychiatre qui n’a pas compris cela n’est pas digne d’exercer son métier. Pour les patients que nous soignons, il y a un tel envahissement de leur personne par leurs troubles que si l’on ne les regarde pas comme des sujets, même s’ils sont comme « pétrifiés » par leurs symptômes, il n’y a plus de médecine psychiatrique possible.
19Les psychiatres lisent, ils s’informent et ils mènent en parallèle le travail de la psychanalyse (à l’époque, 80 % des jeunes psychiatres sont en analyse), dont on ne sait pas encore qu’elle est un magnifique outil théorique mais un piètre moyen thérapeutique. Même s’ils sont réticents aux théories de l’antipsychiatrie, ces jeunes psychiatres vont réfléchir à ce qu’ils voient et vont vouloir libérer quelque chose de la parole de leurs patients. À cette époque on passe vite pour être un « nouveau Pinel » en ouvrant les portes des unités, en laissant leurs effets personnels aux patients, en militant pour la mixité, en médicalisant les services tout en ouvrant l’espace institutionnel. Tous unis, médecins et infirmiers, luttent contre le système autoritaire de l’asile classique… Avec très peu de choses, ils vont bouleverser les façons de faire. Certes, au début, on déplore quelques mauvaises surprises, par exemple dans les premières années de cette ouverture, on a noté un taux de passages à l’acte suicidaires important. Peu avant cette nouvelle donne, un projet d’hôpital psychiatrique « moderne » – un hôpital village – proposait de mettre les services des femmes près de ceux des insuffisants mentaux en pensant qu’elles allaient, « par syntonie », s’occuper d’eux ; ou alors de disposer les services des femmes près des ateliers de couture et ceux des hommes près des garages et des ateliers de peinture. Ce sont ainsi des représentations sociales figées qu’il va falloir complètement bouleverser. Le travail se met en place très rapidement, de façon là aussi inégale. La loi de 38 était considérée par beaucoup comme étant dépassée, après 140 ans d’existence, elle n’était pas considérée comme liberticide stricto sensu mais l’antipsychiatrie l’attaquait violement. Il y avait quand même des dérives très surprenantes telles que « l’auto-placement » où le malade demandait son internement dit « volontaire » mais qu’il ne pouvait plus modifier. Cela correspond d’ailleurs à certains protocoles américains actuels, dans lesquels les patients disent, à un moment où ils sont stabilisés : « dans le cas où j’irais mal, je vous autorise à faire cela ». On pourrait y voir une équivalence de nos directives anticipées, qui s’appliquerait à l’évolution (non fatale bien entendu) d’une pathologie, ce qui est loin d’être applicable aujourd’hui en France. C’est étonnant de voir comment les positions les plus modernes procèdent parfois à un retour de ce qui a été dénoncé auparavant comme archaïque.
20CH. Arrêtons-nous là une seconde et regardons ce qu’il faut explorer à présent. Hier, puis aujourd’hui, quels ont pu être les apports ou a contrario les critiques qui vous ont aidé dans votre approche des soins et de leur organisation ?
21Quel rôle a pu jouer l’antipsychiatrie dans ce que vous avez voulu impulser comme dynamique institutionnelle dans votre service ?
22JCP. Une des conséquences directes de l’antipsychiatrie s’est traduite par un éloignement de la psychiatrie du champ médical. Une question qui n’est toujours pas réglée dans notre psychiatrie française… On s’éloigne de la médecine « somatique », qui resterait la partie sombre de la psychiatrie, et on va faire une psychiatrie libérée des contraintes médicales. Certains antipsychiatres se sont dit : si le modèle médical n’avait pas été choisi, est-ce qu’on aurait hospitalisé les gens ? La question est intéressante, elle est reprise encore, fréquemment. Il y avait une certaine défiance par rapport aux neurosciences, tout à fait à l’opposé du message de Basaglia, une certaine explication psychologisante de tout… Il y a une perception française du rapport à la science en psychiatrie qui n’est pas sans lien avec le message de l’antipsychiatrie : les neurosciences, la génétique (liée à un certain déterminisme) serait de droite, et tout ce qui est lié à l’environnement, à l’histoire du sujet (donc acquis) serait de gauche…
23En même temps que ce débat quasi épistémologique, existait depuis mars 1960 une circulaire sur l’organisation des soins : le secteur. Cette circulaire va commencer à être vraiment appliquée en 1970, au moment de la « vibration » antipsychiatrique. S’il n’y avait pas eu ce questionnement antipsychiatrique sur les structures, sur la liberté, sur la liberté d’aller et venir, il n’y aurait peut-être pas eu un tel succès du secteur en France.
24C’est comme s’il y avait eu, alors, une réponse du dispositif de soins à l’antipsychiatrie. On va ouvrir les hôpitaux, les services libres, déjà créés, vont se développer de façon considérable, de même que les consultations, les hôpitaux de jour, les CATTP, les soins à domicile… Il y a une sorte de résolution dans le secteur d’un certain nombre de messages présents dont l’antipsychiatrie, dont le primum non nocere.
25L’application de la circulaire se fait de façon inégale et plus ou moins rapidement selon les endroits, et parfois pour des raisons paradoxales. L’histoire de notre service en témoigne car c’est d’une « aberration géographique » qu’est né notre dispositif pilote : c’est parce que les communes desservies par notre secteur se trouvaient à 80 km de l’hôpital (celui de Clermont de l’Oise) que notre dispositif extrahospitalier s’est mis en place et que le centre Jean-Wier a été créé avec beaucoup de moyens. Les services hospitaliers qui étaient proches de leur secteur n’ont pas tous fait cet effort : l’hôpital était là. On venait consulter à l’hôpital, on avait un hôpital de jour dans l’enceinte même de l’établissement, et personne ne pensait à mal.
26La question se pose alors : le dispositif sectoriel se serait-il développé de la même manière, de cette façon exponentielle entre les années 70 et 90, les médecins auraient-ils été aussi volontaires s’il n’y avait pas eu ce champ de l’antipsychiatrie en arrière-fond ? Cet arrière-fond est resté présent dans certaines réticences qu’ont eues longtemps – plus maintenant –les psychiatres sur les classifications. Leur rejet de la loi de 1975 sur les handicapés, dénommée « loi scélérate » par les psychiatres, cette loi qui a mis en place l’allocation adulte handicapé. S’il n’y avait pas actuellement cette AAH pour nos patients, ce serait un désastre. Mais ce qui était reproché à la loi de 1975, c’était la notion de handicap. La maladie mentale, pour les psychiatres, devait rester une maladie mobile, évolutive – ce qui est vrai, sauf qu’à un certain moment les troubles peuvent s’installer et entraîner un handicap. Cette définition du handicap fixant la pathologie dans un temps donné ne convenait pas à une position psychiatrique « libérale ».
27Peut-être faut-il dissocier la prise en charge développée par les psychiatres, tellement secoués par les reproches qui leur ont été faits ?
28Il faut probablement que les psychiatres fassent de la psychiatrie et laissent à des services spécialisés, qui peuvent bien sûr intégrer des psychiatres parmi eux, faire tout ce qui est du domaine social. L’inquiétude que l’on peut avoir actuellement, ce n’est pas tant qu’il y ait des systèmes de prise en charge de patients non reliés à la psychiatrie, mais c’est surtout qu’ils ne communiquent plus entre eux.
29Il est vrai que si un patient présentant des signes majeurs de schizophrénie voit encore régulièrement un psychiatre en France, après plusieurs années d’évolution ou de stabilisation, c’est en grande partie parce qu’il y a toujours l’idée qu’il y a des choses à faire, des situations à améliorer. Dans d’autres pays européens, le patient qui présente des symptômes psychotiques ne voit le psychiatre qu’une ou deux fois par an. C’est pour cela qu’il est toujours difficile d’arrêter une position tranchée…
30On peut tracer un tableau caricatural de l’antipsychiatrie à travers ses positions provocatrices et utopiques. J’ai le souvenir de l’action d’un « comité de libération des malades », arrivant à l’hôpital Sainte-Anne pour libérer les patients, un soir de 1968 à 23 h et du professeure Thérèse Lempérière leur disant, « Ne peut-on pas attendre demain matin ? ». Ils sont partis et ne sont jamais revenus… Il y a eu de la folie dans l’antipsychiatrie, il y a eu du déni. Mais en même temps il y a eu des choses importantes qui ont été semées, que l’on retrouve dans la pratique quotidienne et qui mettent toujours les psychiatres dans une position de paradoxe : soigner en respectant le sujet avec le minimum de contrainte, sans pour autant nier les situations de fait où le sujet/patient est en danger dans sa position aliénée. C’est tellement facile de « décrocher », c’est tellement facile de moins voir les patients schizophrènes, ils demandent souvent si peu… Si l’on n’est pas garant de cela, en défendant une cause qui n’est pas facile à défendre, il n’y a plus de psychiatrie.
31CH. Mais l’antipsychiatrie a voulu la fermeture des « asiles » et le soin psychiatrique sans psychiatre ? Comment composer avec cette antinomie ?
32JCP. Cette antipsychiatrie du déni de la maladie a eu des conséquences catastrophiques. J’ai vu à San Francisco un centre, fleuron de l’antipsychiatrie américaine de la côte Ouest, un « centre d’accueil de personnes troublées », où il y avait marqué sur le fronton « No Witch » (pas de sorcier). Le sorcier, c’était le psychiatre ou le psychologue. D’anciens patients devenus soignants manifestaient une grande hostilité contre la psychiatrie et les psychiatres. En visitant ce centre, je découvre une pièce équipée comme une cellule. Je demande à quoi sert ce réduit : « c’est une chambre d’isolement » me dit-on. Je demande : « mais qu’est-ce que vous faites d’une chambre d’isolement, puisqu’il n’y a pas de maladie mentale ? ». On me répond : « oui mais quand il y en a qui sont trop pénibles, on les boucle et on les amène à l’hôpital ».
33Cela renvoie au problème de la psychiatrie sans lit, théorisée autour des années 1970. Des psychiatres ont fait croire cette utopie aux tutelles, fascinées par le fait qu’on puisse faire de la psychiatrie uniquement ambulatoire. Ce à quoi répondaient ceux qui avaient des lits à gérer : « la psychiatrie sans lit, c’est bien mais ça veut dire cent lits ailleurs ». Je l’ai vérifié très tôt à Clermont l’Oise, car avant que le secteur se dessine vraiment on recevait beaucoup de patients d’autres secteurs, qui étaient dans une position très antipsychiatrique et qui « n’avaient pas besoin de lit », seulement les malades de leurs secteurs allaient ailleurs…
34La maladie mentale résiste à l’idéologie, elle a résisté sur ce point à l’antipsychiatrie dogmatique.
35On peut aussi s’interroger sur l’antipsychiatrie et ses relations aux soins sous contrainte. Les psychiatres, après un certain consensus, se sont opposés vivement sur la question de la nécessité de la contrainte. Il y a eu des positions très clivées, mais il me semble qu’un certain bon sens soit revenu. Il a été dit, dans la perspective de l’antipsychiatrie classique : « la seule contrainte que je m’autorise à donner à mes patients, c’est la proposition d’un prochain rendez-vous ». C’est merveilleux… un véritable conte de fées probablement recevable si on ne soigne que des légères névroses ou des problématiques existentielles mais le rendez-vous « pour la semaine prochaine » ne va certainement pas régler la question de l’envie de se tuer immédiatement, de passer à l’acte sur autrui dans le cadre d’une injonction hallucinatoire ou de traiter une douleur mélancolique. Le reproche que je ferais aux antipsychiatres, sur cette question, c’est d’avoir mal perçu l’infinie souffrance dont peut être responsable la maladie mentale. Ils y répondent, évidemment par l’infinie souffrance infligée par les psychiatres aux malades mentaux…
36Pour en revenir à la question de l’hospitalisation, n’oublions pas que les travaux de Pinel et d’Esquirol ne considéraient nullement l’hôpital psychiatrique comme un lieu d’exclusion, où l’on observerait les malades comme un entomologiste le ferait des papillons. C’était pour eux un remarquable outil de guérison. Le problème est que le regroupement des malades mentaux a créé de facto une incapacité à soigner dans ce contexte institutionnel figé.
37CH. Mais c’est aussi car l’hôpital devait assurer un rôle de contrôle de la société, en soustrayant le fou dangereux au regard de l’autre, en aliénant l’aliéné ?
38JCP. C’est la théorie de l’antipsychiatrie et de Foucault par exemple. C’est devenu il faut bien le reconnaître un petit peu cela. Mais je le répète, dans les écrits des pères de la psychiatrie classique, c’est surtout un endroit de soin. Quand on regarde les livres de l’époque où sont indiquées les entrées et sorties de l’hôpital, le nombre de guérison est considérable. L’hôpital avait un objectif thérapeutique, qui a été dévoyé pour devenir un lieu, si ce n’est de renfermement, de mise à distance.
39CH. Alors, ne pourrait-on pas revisiter une antipsychiatrie « moderne » dans laquelle le patient, devenu un usager du soin, et son entourage, s’émanciperait du savoir psychiatrique et prendrait le pouvoir d’agir, comme le définit la théorie de l’empowerment ?
40JCP. C’est un point très important à discuter. Dans la psychiatrie moderne, il y a une part croissante des décisions prises par le patient, tout au moins théoriquement. Pratiquement, plus aucune décision ne peut se prendre sans son accord, sauf extrême urgence. Une place plus grande a été donnée aux familles, qui se sont très vite dirigées vers le concept d’handicap psychique et ce malgré les réticences de nombreux psychiatres. Il faut dire que les familles ont été fort maltraitées par les psychiatres, et si aujourd’hui les relations avec les associations de familles et patients sont excellentes, il demeure un contentieux qu’il faudra beaucoup de temps à apaiser.
41Est-ce que cette fragilisation de la place du psychiatre dans l’appréhension des problèmes par les patients et les familles est une conséquence directe de l’antipsychiatrie ? Je crois que l’on peut répondre oui, partiellement, et cela peut représenter ce qu’elle voulait : les patients se prennent en charge eux-mêmes, se soignent eux-mêmes, sans psychiatres ou soi-disant « sachants » qui imposent leurs théories et soignent en matraquant avec des neuroleptiques ou en enfermant.
42Mais c’est aussi le résultat d’une évolution de la responsabilisation des patients, favorisée justement par les psychiatres. Bien sûr, il ne faudrait pas que ce soit un signe de désengagement des psychiatres sur le front de la psychose car je suis frappé par le nombre croissant de psychiatres qui ne veulent plus se confronter à la maladie mentale sévère. On va vers le stress, le bien-être, l’accomplissement de soi, les addictions au travail, le burn-out, les questions existentielles, c’est le chemin qu’emprunte la « santé mentale »…
43Les psychiatres prennent le risque de se replier sur des espaces où d’autres peuvent faire aussi bien qu’eux. Ce sont des questions passionnantes, seulement sur la ligne de front de la maladie mentale au long cours, de ses conséquences, des problèmes comportementaux lourds, certains disent : « vous voulez vous en occuper, faites-le ». Certains clubs, groupes d’entraide mutuelle, sont en difficulté parce que le leadership est souvent pris par le plus malade d’entre eux. Il faut faire attention à cela. Démédicaliser certes, mais en ayant bien l’œil sur ce qu’il se passe. Le monde de la maladie mentale n’est pas sans rivalité, sans agressivité, sans leadership. Il faut toujours protéger les plus faibles.
44Cela dit, il y a dans une certaine mobilisation de la société autour de la maladie mentale, l’idée que les psychiatres peuvent nuire. Aux États-Unis, des travaux ont montré que lorsqu’un patient avait beaucoup de rendez-vous avec son case manager, il en avait beaucoup moins avec son psychiatre. Cela a bien marché pour les patients qui avaient des ressources personnelles ou qui n’étaient pas atteints de pathologies lourdes, mais pour d’autres, cela a globalement échoué. Certains patients bénéficiaient de l’optimisme des case manager qui disaient que la société était un oasis de possibilités, alors que le psychiatre pointait plutôt les difficultés. À tout ce qu’on vit comme des obstacles : travailler, se loger, se nourrir, etc., le case manager américain répond : il y a plein de façons de se nourrir, de se loger, etc. Probablement que la bonne solution est un meilleur équilibre entre la prise en charge médico-sociale et la proximité du soin psychiatrique. Comme le disait André Mignot, il y a un degré de maladie mentale où la psychopathologie et le social se rejoignent.
45Dans la prise en charge de patients au long cours, il faut s’occuper de tout, d’où l’intérêt des restaurants thérapeutiques, des appartements thérapeutiques… Les psychiatres l’ont compris très tôt. Mais est-ce vraiment leur métier ?
46Dans ces années 1970-75, la SPASM (Société parisienne d’aide à la santé mentale) dirigée par son créateur visionnaire Bernard Jolivet, avait ouvert le premier hôtel thérapeutique en France. J’étais alors secrétaire général de la SPASM et j’avais été surpris de la position de l’association qui pouvait avoir dans certains points de son fonctionnement, au premier regard, une connotation, disons « antipsychiatrique sans le savoir » : ainsi, quand l’équipe recevait un patient pour savoir s’il allait être accueilli à l’hôtel thérapeutique, elle ne s’intéressait pas à sa pathologie mais à la « compatibilité » de son comportement avec le programme thérapeutique de l’institution.
47J’ai retrouvé ce même souci dans les appartements thérapeutiques et d’insertion gérés au centre Jean-Wier, depuis de très nombreuses années par un psychologue, des infirmiers et un éducateur. Ils sont toujours surpris quand je demande le passé, le diagnostic, le traitement du candidat… Leur réponse est : cette personne nous semble (ou non) compatible avec le projet, là où le psychiatre pourrait être peut-être gêné par la représentation clinique qu’il se fait du futur locataire/patient. D’où l’intérêt pour le patient de changer parfois de psychiatre. J’ai toujours lutté contre l’idée d’une référence médicale unique pour les patients, position inspirée par le modèle psychanalytique du transfert, qui a été longtemps la clef de voûte de la théorie du dispositif de secteur. Le patient, suivi par un psychiatre à l’extérieur, rentre à l’hôpital voit le même psychiatre, en ressort revoit le même psychiatre… J’ai toujours pensé que c’était une aberration. Les patients ont toujours intérêt à jouer une carte différente, et les soignants peuvent ainsi moduler et adapter leur programme de soins. Tel patient, objet à l’hôpital, d’un contre-transfert négatif, pour quelque raison que ce soit, peut être très bien accepté ailleurs. La coordination est nécessaire mais pas l’unicité du lien.
48CH. Merci cher Jean-Charles pour ce panorama vivant et docte, pour votre vision affutée des soins délivrés à nos patients. Je saisis le message suivant : que les psychiatres fassent donc de la psychiatrie…
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Rosenhan DL. On being sane in insane places. Science 1973 ; 179 : 250-8.