Notes
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[1]
Maître de conférences à l’Université Lyon 2, Centre Max-Weber, UMR 5283 / Institut des sciences de l’homme, 14, av Berthelot 69007 Lyon, France
<benoit.eyraud@ish-lyon.cnrs.fr> -
[2]
Les opérations de découpage de la capacité de la personne s’inscrivent dans la longue tradition du droit civil. À la fin du 19e siècle, le statut civil des malades internés dans les asiles étaient qualifiés de « demi-incapacités ».
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[3]
Ces analyses sont issues d’un travail d’enquête ayant conduit à une thèse de sociologie [10] et à un ouvrage [14] et de travaux ultérieurs portant sur la protection des personnes très vulnérables.
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[4]
À partir de la réforme du 3 janvier 1968, les mesures de représentations sont des tutelles, alors que les mesures d’assistance et de contrôle sont des curatelles.
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[5]
En Angleterre par exemple, le Mental Capacity Act a donné en 2005 un cadre procédural transversal à l’ensemble des interventions sur autrui ; en Allemagne, la réforme de 1992 a créé une mesure de protection unique pouvant s’adapter à de très nombreuses situations.
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[6]
Nos travaux s’inscrivent dans une perspective d’anthropologie capacitaire telle qu’elle est développée par exemple par les travaux de Paul Ricœur [15].
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[7]
Pour des exemples empiriques, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage [14], la taille de l’article ne nous permettant pas de les développer ici.
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[8]
Ce rattachement de l’activité décisionnelle à une capacité fonctionnelle est inspiré des analyses proposées par Fabrice Gzil, tel qu’il les a par exemple présentées en septembre 2011 au séminaire MiRe-Drees sur la protection des majeurs.
1Au lendemain de la réforme du 3 janvier 1968 du droit de ceux qu’on appelait alors « les incapables majeurs », Jean Carbonnier affichait les intentions du législateur, dont il avait été la plume inspirée, en affirmant qu’« il fallait arriver à une législation où à chaque malade, sa dose de capacité put être prescrite ». Il justifiait alors la formule en précisant : « la psychiatrie moderne insiste sur cette espérance : une participation aux actes juridiques peut avoir des vertus de psychothérapie » [1]. La formule renvoie à l’imaginaire médical et illustre indéniablement la dimension thérapeutique que le juriste donnait au droit. Elle souligne une ambition considérable, celle-là même d’adapter les règles de la protection et de l’intervention sur autrui à chaque personne. Le législateur avait alors bien conscience de cette ambition puisqu’il annonçait un service public de la tutelle qui concernerait plus de 500 000 personnes [2] et organisait de fait des régimes de protection, tutelle et curatelle, dans lesquelles les pouvoirs d’intervention sur autrui, sous les formes de la représentation, de l’assistance, du contrôle, ou encore du conseil pouvaient s’imbriquer de manière multiple.
2De fait, cette ambition a été en partie tenue puisque cette réforme a été suivie d’effets sociaux importants. Près d’un demi-siècle plus tard, ce sont plus de 800 000 personnes qui sont sous mesure de protection et une nouvelle forme de mandat, le mandat de protection future, a été instauré et qui a vocation à se diffuser fortement. Autrement dit, le souci du civiliste d’adapter la protection à la vulnérabilité de la personne en promouvant une graduation de la capacité civile, en valorisant des « demi-capacités » [2], a indéniablement rencontré des attentes sociales.
3Cette dynamique interroge aujourd’hui les pouvoirs publics. Les motifs de la réforme du 5 mars 2007 s’inquiètent du succès de ce dispositif en considérant que celui-ci traduit sa dérive. D’un autre côté, le même législateur crée la disposition du mandat de protection future qui a pour vocation de démocratiser encore un peu plus le droit des incapacités. Au-delà des implications économiques et budgétaires qui sont souvent mises en avant pour expliquer cette hésitation des pouvoirs publics, nous considérons que celle-ci révèle une difficulté à penser les dispositifs juridiques de graduation du droit des (in)capacités et leurs usages sociaux.
4Cet article vise à donner quelques éléments d’éclairage relatifs au mouvement de démocratisation du droit des (in)capacités et des règles civiles et sociales d’intervention sur autrui. Pour cela, nous commençons par faire une mise en perspective historique de la définition et des usages de ce droit ; puis nous dégageons trois enjeux sociaux relatifs à la mise en œuvre effective de ce droit ; nous proposons enfin une piste de réflexion pour répondre à ces enjeux [3].
Les évolutions socio-juridiques du droit des (in)capacités
5Depuis la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et sa mise en application dans le droit positif, le droit reconnaît à tout citoyen une égale capacité d’exercer ses droits et d’agir dans la vie civile. En codifiant ce droit dans le Code civil, le législateur a cependant prévu que certaines catégories de personnes se voient réduire cette capacité : pour des raisons d’âge en ce qui concerne les enfants, ou des raisons statutaires comme pour les femmes mariées jusqu’en 1938 ; suite à une décision judiciaire en raison de leur état ou de leur comportement pour ceux qu’on appelle au début du 19e siècle, les déments, les imbéciles, les furieux ou encore les prodigues. Dans le cas des décisions judiciaires, le juge donne un mandat à un tuteur, ou à un conseil judiciaire, d’agir pour la personne, mandat donnant des pouvoirs de représentation, ou d’assistance et de contrôle. Ce mandat autorise à intervenir sur autrui, considéré comme « incapable » de pourvoir à ses intérêts, aussi bien par l’usage de ses revenus, que par des décisions relevant du domaine personnel, visant à « adoucir le sort ou favoriser la guérison de la personne ». Différentes techniques d’intervention (représentation, assistance, contrôle) sont prévues, qui s’appliquent aux actes relatifs « aux biens » et à « la personne » [4].
Un droit désuet
6Jusqu’au début des années 1970, ce volet judiciaire du droit des (in)capacités n’était pas utilisé, ou très peu. Un rapport parlementaire évoque même un droit « en pleine décadence, sinon en voie de disparition » [2]. Deux raisons au moins expliquent ce manque d’effectivité de ce droit. La première est que cette organisation judiciaire de la protection a principalement vocation à répondre à des questions patrimoniales : organisée par une procédure complexe et coûteuse, elle est destinée de fait à des citoyens dotés de ressources matérielles importantes. La seconde raison est relative à l’instauration d’un droit additionnel qui a hiérarchisé autrement les principes autorisant l’intervention sur autrui quand celui-ci n’est pas capable de consentir [3]. La loi sur l’asile de 1838 a organisé le soin aux personnes considérées comme aliénées, dans le cadre d’une procédure qui donnait au médecin et à l’administration le pouvoir d’organiser le traitement thérapeutique et la gestion de leurs biens. Ce régime relève alors d’une décision médico-administrative, et non d’une décision judiciaire. Il régule les décisions relatives à la liberté d’aller et venir des patients, prévoit des mesures d’assistance pour les indigents, et rencontre un grand succès, même s’il fait très vite l’objet de vives critiques.
Démocratisation de la protection ou tutellarisation de la vulnérabilité ?
7Dans la dynamique d’évolutions de l’action publique envers les personnes malades, mais aussi les personnes âgées ou les personnes handicapées, le droit civil des (in)capacités et la loi du 30 juin 1838 sont révisées à la fin des années 1960. Face aux évolutions socio-démographiques (vieillissement de la population…), les promoteurs de la réforme entendent démocratiser l’accès aux mesures judiciaires de protection et répondre aux critiques visant les spécificités des règles concernant les interventions psychiatriques sur autrui [4]. La loi du 3 janvier 1968 ne traitera que du premier objectif, la réforme de la protection de la personne étant alors remise à plus tard. L’accès aux mesures de protection est simplifié : un magistrat de proximité, le juge des tutelles, se voit confier l’instruction des demandes de protection ; des mandats simplifiés permettent d’éviter la difficulté d’organiser un conseil de famille pour instituer une mesure.
8De fait, à partir des années 1970, le nombre de mesures ouvertes chaque année augmente rapidement. La généralisation de prestations sociales pour les personnes handicapées contribue à créer un nouveau public concerné par les mesures de protection. À côté des requêtes familiales, des filières d’accès « psychiatriques », « d’action sociale », et gériatriques s’organisent, afin de protéger aussi bien personnes malades, précarisées, ou vieillissantes [5].
9Si ces mesures de protections sont une obligation familiale, celle-ci ne peut pas être remplie dans de nombreuses situations. La protection est alors déléguée à un tiers (personne privée, morale, ou État). Le cadre administratif de cette délégation s’est organisé progressivement. Les « multiplications et les divisions » des dispositions du droit des (in)capacités [6], favorisées encore par l’organisation de la tutelle d’État en 1975, puis de la curatelle d’État en 1988, offrent un cadre juridique pour répondre de manière toujours plus singularisées aux aptitudes, compétences, habiletés des personnes concrètes.
10Parallèlement, des acteurs associatifs issus des fédérations familiales ou spécialisés dans le handicap contribuent à la spécialisation d’une pratique professionnelle de protection, qui dispose de pouvoirs juridiques d’intervention sur autrui importants et mal délimités. Ces acteurs s’organisent en dehors du secteur psychiatrique, même s’ils utilisent de techniques d’intervention sur ou avec autrui relevant aussi bien de savoirs médicaux, éducatifs ou relevant de l’action sociale [7], et portant sur de nombreux domaines de vie comme l’insertion professionnelle, l’habitat, la santé, la vie affective et familiale.
La loi du 5 mars 2007 et le renouveau du souci pour le droit des (in)capacités
11Pendant longtemps, ce développement du recours au droit des (in)capacités ne fait pas l’objet d’une attention importante des pouvoirs publics. À partir des années 1990, ce droit fait l’objet des nouvelles préoccupations, ce qui s’explique par plusieurs facteurs.
12Le premier est économique. L’augmentation du nombre de mesures d’État conduit à une augmentation parallèle des coûts. Plusieurs rapports publics considèrent alors qu’il s’agit d’une dérive du dispositif de protection [8].
13Le second est juridique. Au niveau international, le Conseil de l’Europe a adopté le 23 février 1999 la recommandation n° R(99)4 portant sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables. L’année suivante est mise en place une convention entre États, signée à La Haye le 13 janvier 2000 sur la protection internationale des adultes, dont les principes d’égale « personnalité juridique » seront repris dans l’article 12 de la convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées.
14Dans d’autres pays, ces préoccupations ont conduit à une refonte importante du droit des (in)capacités [5]. En France, la réforme du 5 mars 2007 s’est inscrite dans les principes du droit existant en organisant davantage l’administration des mesures de protection, et a créé une nouvelle mesure non judiciaire, le mandat de protection future. Elle n’a en revanche pas cherché à articuler les dispositions spéciales d’intervention sur autrui prévues dans le cadre du soin psychiatrique et celles relatives au Code civil.
Les enjeux soulevés par la mise en œuvre du droit des (in)capacités
15Au-delà du succès quantitatif du recours au droit des (in)capacités et des évolutions législatives qui promeuvent ce type de régulation, nos travaux portant sur l’ouverture et la mise en œuvre de 90 mesures pendant cinq ans [10] nous invitent à dégager trois enjeux soulevés par l’usage social de plus en plus important du droit des (in)capacités.
Le processus d’incapacitation et l’enjeu de l’évaluation des (in)capacités
16Le premier enjeu est celui de l’évaluation des (in)capacités. Le droit prévoit que l’ouverture d’une mesure de protection peut être justifiée par une « altération des facultés personnelles » (article 425 du Code civil). Si une telle altération doit être constatée médicalement, elle est peu définie par la loi et est construite socialement à travers un processus d’incapacitation qui se caractérise par de multiples opérations de cadrage biographique centré sur les échecs vécus par les personnes. Ces cadrages révèlent une imbrication des difficultés économiques, professionnelles, de santé, familiales et affectives qui sont imputées à la personne à travers la catégorie juridique « d’altération des facultés personnelles ». L’absence de critère permettant d’objectiver formellement des seuils d’(in)capacités est notable et l’enchevêtrement avec les notions de « maladie mentale » ou de « handicap psychique » n’est pas pensé. De plus en plus de travaux existent aujourd’hui dans les pays anglo-saxons autour de la notion de « capacité mentale » [12]. Ceux-ci ont tendance à insister sur les dimensions fonctionnelles de la capacité, et prennent plus difficilement en compte d’autres dimensions plus morales et politiques.
La collaboration obligatoire et l’enjeu de l’action partagée
17Le second enjeu est celui de la forme prise par l’activité de protection. Caractérisable comme collaboration obligatoire, la protection se décline dans une grande plasticité. Celle-ci est d’abord institutionnelle. Le tuteur ou le curateur familial n’exerce le plus souvent qu’une mesure ; le mandataire a en charge une soixantaine de mesures, et il est aidé pour cela par un service médico-social spécialisé ; un mandataire privé a en charge un nombre très variable de mesures, et ce nombre conditionne ses propres revenus. Au-delà de cette diversité institutionnelle, l’activité de protection recouvre une grande hétérogénéité dans la mise en œuvre pratique. Les mandats juridiques donnés de protection des biens et/ou de la personne recouvrent une réalité sociale complexe et très variable. Les mandataires interviennent dans de nombreux domaines de la vie des personnes avec des rôles variables de gestionnaires, de pourvoyeur de soin, d’éducateur, de protecteur des droits… Depuis de nombreuses années, la professionnalisation de cette activité s’est traduite par la mise en place de formation, de référentiels de compétence, et de chartes éthiques. La question de l’équilibre entre la portée des mandats de protection et la prise en compte des capacités des personnes demeure difficile à réguler. Deux difficultés paraissent particulièrement importantes à souligner : d’abord celle de la difficile imbrication des catégories juridiques de représentation, de contrôle et d’assistance, à l’intérieur des mesures de protection ; ensuite celle de l’articulation entre les interventions des mandataires judiciaires à la protection et celles des autres professionnels intervenant ou des membres de la famille, et plus largement entre les politiques publiques relatives à la prise en charge de la vulnérabilité et d’intervention sur autrui (psychiatrie, protection sociale, action sociale, handicap).
L’épreuve identitaire et l’enjeu d’appropriation des mesures
18Le troisième enjeu pratique du recours au droit des (in)capacités est celui de l’appropriation de la protection par les personnes qui y sont soumises. Les mesures de protection constituent une épreuve identitaire se caractérisant par l’ambivalence importante à laquelle les personnes sont confrontées : d’abord au regard du jugement d’altération qui constitue une violence symbolique importante en même temps qu’il rend compte des injustices subies par la personne ; ensuite au regard de la protection au quotidien, qui constitue à la fois un empêchement et une aide pratique ; enfin en ce qui concerne l’inscription de la protection dans un horizon biographique, les aspirations des personnes alternant entre une déprise forte vis-à-vis de leur autonomie juridique, ou une reconquête de celle-ci.
Protéger/partager les conditions capacitaires de l’autonomie
19Pour répondre à ces enjeux d’évaluation, d’action, et d’appropriation des interventions sur autrui, nous proposons une piste de réflexion transversale construite à partir de l’observation des mesures de protection et des outils élaborés aujourd’hui dans les débats philosophiques sur le concept d’autonomie. Les mesures autorisant l’intervention auprès d’autrui consistent à scinder l’exercice de la capacité juridique au motif que les personnes ne sont pas en condition pour l’exercer ; elles décomposent une capacité qui est présumée sous une forme unifiée par le droit. En encourageant cette manière de partager l’autonomie, les règles juridiques insistent sur le souci de prendre en compte au maximum les capacités restantes de la personne, sans pour autant analyser comment se scindent et se partagent les capacités restantes et les capacités insuffisantes mais protégées. Explorer de manière transversale les différents enjeux d’intervention sur autrui nécessite cette analyse du partage des compétences dans l’action. Dans cette perspective, nous proposons, à partir de l’observation des formes d’intervention sur autrui pour des personnes protégées et des analyses de philosophie morale sur l’autonomie [13], une piste de réflexion consistant à dégager trois « conditions capacitaires » de l’autonomie [14] [6] qui se partagent et se protègent à travers des modalités différentes d’intervention sur autrui [7].
Les (in)capacités fonctionnelles et la préservation de l’autonomie d’initiative
20Les travaux théoriques sur l’autonomie dégagent sa dimension exécutionnelle. Celle-ci est conditionnée par des (in)capacités fonctionnelles, qui peuvent se décliner sous une forme matérielle ou cognitive. Ces (in)capacités fonctionnelles ont une dimension matérielle qui passe par la disposition de moyens économiques ; elles ont aussi une dimension décisionnelle [8] en ce qu’une prise de décision implique différentes compétences techniques (prise en compte de différentes informations, mise en balance et calcul). Le partage de cette condition capacitaire se fait par une répartition de l’action entre la personne qui prend l’initiative et celle qui la protège en rendant possible de manière fonctionnelle la réalisation de cette initiative. La protection consiste alors en un processus d’aide à la décision informé des possibilités d’accès et de répartition de ressources matérielles. Par exemple, dans le cas d’un acte d’achat, l’aide consistera à mettre en comparaison différentes dépenses possibles, alors que la personne gardera l’initiative de la hiérarchisation des achats.
Les (in)capacités de jugement et la réponse à la folle autonomie
21Une seconde dimension, morale, de l’autonomie est conditionnée par les (in)capacités de jugement de la personne. Dans la vie quotidienne, ces (in)capacités de jugement peuvent se traduire par des actes déraisonnables, dans le sens où ils ne répondent pas aux attentes morales ordinaires, qui sont compensées par une continuité ordinaire forte du jugement. Dans des situations de grande vulnérabilité, ces actes « non lucides » peuvent se multiplier (folles dépenses, non-respect des civilités ordinaires, dévoilement des tabous, rupture des ordres symboliques de la filiation, insoumissions aux obligations, mise en danger, fugues…). La cause de ces (in)capacités de jugement est complexe, elle peut relever de croyances spécifiques ou d’un coup de folie. L’activité des mandataires à la protection nous permet de saisir l’importance de protéger la personne au regard de ces actes déraisonnables en en partageant la responsabilité avec elle, « tout contre elle ». Répondre de ces actes peut consister à en assumer les conséquences pour la personne, ce qui peut conduire le mandataire à partager des actes transgressifs, ou à faire cesser leur conséquence, parfois par la contrainte.
Protéger les (in)capacités sociales en rendant possible une autonomie enfouie
22La troisième modalité de partage de l’autonomie fait écho à sa dimension politique. De nombreuses personnes se retirent de la vie civile et sociale, n’y participent pas, à cause de la maladie, des obstacles environnementaux qu’il rencontre ou de discriminations qu’elles subissent. Elles en viennent à accepter de nombreuses formes d’intervention sur autrui, comme celle des mandataires à la protection, « parce que c’est obligé », ou parce que « c’est comme ça ». Ces retraits de la vie sociale, qu’ils soient considérés comme pathologique ou relevant de la marginalité, n’empêchent pas que ces personnes gardent une autonomie dans leurs désirs ou dans leur fonctionnement. Le partage politique de l’autonomie consiste à faire valoir la place et les droits de la personne ainsi retirée, quelle que soit la présence effective de celle-ci. Confrontés à l’absence de demandes et à une distance forte imposée par les personnes protégées qui se dérobent de la relation interpersonnelle, les acteurs de la protection partagent l’autonomie des personnes en les rendant présente, malgré leur absence physique, d’abord de manière procédurale, en tant que personne juridique. Ils agissent, non pas tant en fonction de ce que la personne ferait, qui demeure inaccessible, mais de ce qui est socialement important, se substituant alors à elle. Paradoxalement, il semble que le sens de cette substitution consiste à ce que la participation de personnes qui sont retirées de la vie sociale demeure possible.
Conclusion : pour une condition « à demi-capable »
23Le succès du droit des (in)capacités constitue un phénomène social majeur révélant une transformation des régulations de l’autonomie et de la vulnérabilité. Il traduit un souci social pour les repères juridiques et éthiques autorisant l’intervention sur autrui dans les situations où l’autonomie personnelle ne va pas de soi.
24En apportant quelques éléments socio-historiques concernant le cadre juridique autorisant l’intervention sur autrui, nous avons montré que si les dernières décennies ont conduit à la spécialisation d’une activité de protection dont l’organisation juridique et administrative a été reconnue par la loi du 5 mars 2007, une généralisation et une harmonisation des règles juridiques permettant d’agir avec des personnes très vulnérables semble encore attendue.
25Après avoir dégagé les enjeux d’évaluation des (in)capacités, de mise en œuvre pratique de la protection, et d’appropriation identitaire des (in)capacités, on a proposé une piste de réflexion relative aux différentes conditions capacitaires de l’autonome, de leur protection et de leur partage.
26Loin d’être spécifique aux personnes faisant l’objet d’une mesure judiciaire de protection, l’enjeu de l’articulation de la visée d’autonomie et de la prise en compte de la vulnérabilité est commun à toute personne adulte. C’est en cela qu’il nous semble aujourd’hui important de continuer à élaborer les règles juridiques permettant de réguler les personnes de fait et de droit en tant qu’elles sont reconnues comme « à demi capables ».
27Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.
Références
- 1Carbonnier J. Préface. In : Massip J, Les incapacités. Paris : Répertoire Defrénois, 1969.
- 2« Rapport de M. Pleven au nom de la commission des lois (n° 1891) », Travaux préparatoire à la loi n° 68-5 du 4 janvier 1968, JO, Documents de l’Assemblée nationale, 7 sept. 1967, Annexe, n° 1891, p. 1307.
- 3Gotman A. Dilapidation et prodigalité. Paris : Nathan, 1995.
- 4Eyraud B, Henckes N. Entre psychiatrie, travail social, et droit civil, les régulations de la protection de la personne au tournant des années 1968. Le Mouvement social 2013 ; 1 : 242.
- 5Bucher-Thizon M, Rappart P, Simmonnet-Rouveyre D, Favory S. La protection des incapables majeurs comme rapport social. Association pour le développement des recherches en santé mentale et en psychiatrie. Paris : MiRe, 1987.
- 6Geffroy C, Bellec N. La tutelle d’État. Analyse du de?cret du 6 novembre 1974. Perspectives psychiatriques 1975 ; 51 : 1043-176.
- 7Velpry L. Le quotidien de la psychiatrie. Paris : Armand Colin, 2008.
- 8Inspection générale des Finances, l’Inspection générale des Services judiciaires, et l’Inspection générale des Affaires sociales. Rapport sur le fonctionnement de dispositif des majeurs. Paris : La documentation française, 1998. www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/984001980/0000.pdf.
- 9Favard J, (Dir.), Cecchi-Tenerini R. Rapport définitif du groupe de travail interministériel sur le dispositif de protection des majeurs présidés par M. Favard. Paris : Ministère de la Justice, 2000, 63 p.
- 10Fossier T. Le droit des tutelles après sa réforme : nouvelle branche du droit de l’action sociale ? Revue de droit sanitaire et social ; 2007 : 4.
- 11Eyraud B. La protection de la personne à demi-capable. Suivis ethnographiques d’une autonomie scindée. [Thèse de doctorat d’Université, Sociologie]. Paris : EHESS, 2010.
- 12Eyraud B, Bascougnano S. Évaluer les (in)capacités civiles. Recherches familiales 2013.
- 13Appelbaum PS, Grisso T. The MacArthur treatment competence study. I. Mental illness and competence to consent to treatment. Law Hum Behav 1995 ; 19 : 105-26.
- 14Gzil F. Maladie d’Alzheimer, Problèmes philosophiques. Paris : PUF, 2008.
- 15Eyraud B. Protéger et rendre capable. La considération civile et sociale des personnes très vulnérables. Toulouse : Érès, 2013.
- 16Ricœur P. Le Juste (vol. 2). Paris : Esprit, 2001.
Mots-clés éditeurs : capacités, intervention sur autrui, droit, tutelle, protection
Date de mise en ligne : 13/05/2014
https://doi.org/10.1684/ipe.2014.1187Notes
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Maître de conférences à l’Université Lyon 2, Centre Max-Weber, UMR 5283 / Institut des sciences de l’homme, 14, av Berthelot 69007 Lyon, France
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Les opérations de découpage de la capacité de la personne s’inscrivent dans la longue tradition du droit civil. À la fin du 19e siècle, le statut civil des malades internés dans les asiles étaient qualifiés de « demi-incapacités ».
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Ces analyses sont issues d’un travail d’enquête ayant conduit à une thèse de sociologie [10] et à un ouvrage [14] et de travaux ultérieurs portant sur la protection des personnes très vulnérables.
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À partir de la réforme du 3 janvier 1968, les mesures de représentations sont des tutelles, alors que les mesures d’assistance et de contrôle sont des curatelles.
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En Angleterre par exemple, le Mental Capacity Act a donné en 2005 un cadre procédural transversal à l’ensemble des interventions sur autrui ; en Allemagne, la réforme de 1992 a créé une mesure de protection unique pouvant s’adapter à de très nombreuses situations.
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Nos travaux s’inscrivent dans une perspective d’anthropologie capacitaire telle qu’elle est développée par exemple par les travaux de Paul Ricœur [15].
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Pour des exemples empiriques, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage [14], la taille de l’article ne nous permettant pas de les développer ici.
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Ce rattachement de l’activité décisionnelle à une capacité fonctionnelle est inspiré des analyses proposées par Fabrice Gzil, tel qu’il les a par exemple présentées en septembre 2011 au séminaire MiRe-Drees sur la protection des majeurs.