1Comme l’indique le titre, le présent article s’ouvre au doute que peut avoir le clinicien. Doute concernant principalement les imperfections du cadre soignant, seul outil qui lui appartient et sur lequel il exerce une influence. Cadre sans faille ? Cadre souple, ferme, rigide ? Cadre propre, parfait ?
2Plongeons quelques instants dans la musique. En musique classique a récemment fait apparition le terme de « musiques sales» [1]. En réalité, il a émergé d’abord en Amérique, en musique populaire, et notamment chez les joueurs de guitare électrique. Dès les années 70, certains d’entre eux ont commencé à s’intéresser aux bruits parasites, par exemple aux bruits des attaques, aux bruits des ongles sur la corde, aux distorsions sonores résultant des imperfections des premiers amplificateurs électriques.
3Ces bruits en principe dérangeants, que les musiciens essaient d’éliminer, a intéressé certains d’entre eux au point qu’ils ont eu envie de les exploiter.
4En musique classique, une recherche plus systématique sur ce phénomène est actuellement en cours. En effet, la limite entre « bruit » et « son » étant culturelle, on peut se demander après tout pourquoi un bruit ne deviendrait pas musique.
5Si on écoute bien par exemple la résultante sonore d’une main droite qui joue du piano dans les registres suraigus, on se rend compte que soixante-dix pour cent de ce qu’on entend est bruit parasite, « sale » donc, produit par le contact du marteau sur la corde laquelle est très courte dans cette tessiture. Dans le contexte culturel d’une écoute habituelle de musique classique, l’auditeur ne prêtera pas attention à ce bruit, et aura l’illusion d’entendre des sons aigus purs.
6Dans les recherches de la composition contemporaine, certains compositeurs utilisent délibérément ce matériel sonore « sale ». Ainsi, Tristan Murail dans son œuvre Tellur [5] (1984) explore-t-il tous les bruits possibles de la guitare classique et les amplifie pour composer une œuvre aux couleurs sonores inhabituelles et riches.
7Cette recherche s’étend également à la dimension du jeu collectif. Les instruments de l’orchestre classique attaquent en principe simultanément, sur le signe du chef d’orchestre. Des compositeurs contemporains comme Enno Poppe [6] jouent entre autres sur des décalages minuscules de l’attaque, et c’est cette imprécision choisie qui vient enrichir considérablement le résultat sonore en jouant sur une transformation de la sensation rythmique chez l’auditeur.
8Sur le plan harmonique, l’utilisation de micro-intervalles (quarts de tons, huitièmes de tons) génère des sensations nouvelles en brouillant les repères classiques chez l’auditeur.
9D’une manière générale, l’intérêt porté aux perceptions directes est bien distinct d’une écoute qui passe par un filtre culturel préétabli. Les créateurs, en privilégiant les perceptions directes, peuvent faire leur miel des sonorités innovantes et complexes, créer « tout un monde lointain » de petits bruits – pour paraphraser Baudelaire et Dutilleux [3] – qui déferlent comme une dentelle sonore à nos oreilles.
10Dans une unité pour adolescents, la question de savoir si ce qu’on entend est « bruit » ou « son » va également dépendre de nos filtres culturels. À vouloir être trop propre dans l’application du cadre, la rigidité qui en découle risque de court-circuiter l’émergence d’élaborations plus profondes ainsi que la création d’issues sublimatoires authentiques et porteuses d’avenir.
11L’ADAJ, située dans le service de psychiatrie adulte du Dr Paris à Dreux, existe depuis 2007. Le cadre en a été élaboré en recherchant un équilibre entre éléments fixes et éléments souples [4]. Règlement intérieur, contrat de soins, planning des activités et limitation du séjour en constituent en quelque sorte l’ossature. Elle limite excès et débordements. Qualité de l’accueil, disponibilité des soignants, variété de l’équipement et de la décoration forment un cocon chaleureux, en résonance avec les souffrances des jeunes et leurs moments de manque. La culture des médiations thérapeutiques y est centrale, à travers des espaces variés d’expression et d’élaboration où les jeunes travaillent sur leur capacité de mise en jeu [7], toujours indispensable pour s’autonomiser psychiquement.
12Au printemps 2012, il nous a semblé entendre des grains de sable crisser dans le rouage de notre fonctionnement. Plusieurs jeunes semblaient « s’installer » à l’ADAJ. Étiquetés « phobie scolaire », déscolarisés, souffrant de troubles anxio-dépressifs peu caractérisés, ils allaient de plus en plus mal dans le service, exacerbant toute la palette des passages à l’acte auto-agressifs, avec des scarifications, l’un d’entre eux sur fond de traitement anticoagulant, des intoxications médicamenteuses volontaires, fugues, alcoolisations et comportements boulimiques.
13Trois adolescents, notamment, semblaient ainsi nous lancer un défi permanent. Ils avaient en commun la disparition précoce de leurs pères (par suicide, incarcération ou décès des suites d’un alcoolisme). Ils occupaient tous les trois une place d’enfant « adultifié » auprès de leurs mères qui, elles, ne tranchaient jamais. Ils présentaient des ébauches de comportements d’allure perverse. Ils nous inquiétaient. Ils nous divisaient : certains soignants souhaitaient que nous fassions respecter le cadre en les excluant. D’autres au contraire suspectaient chez eux une souffrance qui avait besoin de s’exhiber davantage encore pour pouvoir être dépassée.
14Ainsi, ils nous faisaient percevoir leur volonté de distordre le cadre et simultanément, en sourdine, ils nous transmettaient leur souffrance. L’ADAJ leur permettait d’être enfin ailleurs que dans leurs familles, de sortir de la fusion et de l’emprise qui y régnait. Leur nouveau sens de la maitrise de soi passait par le symptôme. Leur style d’affirmation comportait des fantasmes extrêmement crus.
15L’équipe comme à son habitude compara alors les perceptions des uns et des autres. Elle élabora de façon collective la signification et la complémentarité de leurs perceptions clivées. Peu à peu, nous pûmes ainsi intégrer le sens des différents défis qui nous avaient été lancés. Peu à peu, ces jeunes nous ont poussés à inventer. Peu à peu, ils ont inventé à leur tour et créé leurs propres issues vers leurs avenirs.
16Nous avions donc mis à jour une faille de notre cadre qui risquait d’enfermer ces jeunes dans une voie de patients chroniques. Cette faille était la forclusion du scolaire, à l’exception des ponctuelles présences du médecin aux collèges ou lycées pour négocier des PPS (projet personnalisé de scolarisation) ou des PAI (projet d’accueil individualisé). Pour nos trois adolescents, le moindre mal était apparemment de s’éloigner de leurs familles. À l’ADAJ, ils étaient à l’abri de toute sollicitation scolaire, ce d’autant plus que les mères n’imposaient pas leur volonté en ce domaine. Soudainement, il nous est apparu qu’une unité d’adolescents qui ne donne pas une place très concrète au projet scolaire ou professionnel du jeune risque de le fidéliser en psychiatrie, et de chroniciser de la sorte son besoin de passage à l’acte.
17Par la suite, nous avons rencontré le médecin conseiller technique de l’inspecteur d’académie d’Eure-et-Loir ainsi que la directrice du SAPAD (service d’assistance pédagogique à domicile). De leur côté, le constat était que ces adolescents étiquetés « phobie scolaire » étaient soit déscolarisés chez eux, avec « du » CNED (centre national d’enseignement à distance) et souvent sans soins, soit « malades » suivis en hôpital avec parfois « du » SAPAD à domicile, difficile à mettre en place. Ils étaient toujours absents de l’école. Beaucoup des demandes de SAPAD à domicile ne fonctionnaient pas. En ce qui concernait les demandes de CNED pour « phobie scolaire », beaucoup n’étaient pas adaptées et ne faisaient qu’aggraver les déscolarisations.
18Partageant l’envie de sortir de nos frustrations, nous avons pu créer ensemble un dispositif intitulé « SAPAD à l’ADAJ ». Ce dispositif prévoit une consultation du médecin conseiller technique de l’inspecteur d’académie par le médecin de l’ADAJ à chaque fois qu’un jeune ne se rend plus à l’école pendant plus de deux semaines en raison de ses difficultés psychologiques ou psychiatriques. Le médecin conseiller technique se charge ensuite de contacter les parents, les établissements scolaires concernés ainsi que le SAPAD. Il fait une proposition adaptée à la situation de l’adolescent concerné. Cette procédure est beaucoup plus concertée et rapide que tout ce qui se pratiquait auparavant, et ce même dans le cas de parents plutôt passifs ou dépassés.
19Il a été mis en place en outre des cours SAPAD dispensés dans un bâtiment annexe de l’ADAJ (dans sa partie ambulatoire). Les enseignants en sont reconnaissants, ne pouvant souvent pas intervenir à domicile du fait de l’absence des parents quand ces derniers travaillent. Certains enseignants se sentent au début mal à l’aise face à des élèves dont l’étiquette psychiatrique les renvoie à leur angoisse de la folie ; la possibilité de pouvoir joindre un soignant en cas d’émergence de symptômes les rassure.
20Le projet « SAPAD à l’ADAJ » a permis de mettre en place des projets adaptés souples, avec introduction du « scolaire » d’abord sur le lieu de soins (avec des enseignants de leur établissement scolaire d’origine), puis dans l’établissement même de façon très partielle et/ou très progressive… et donc de redonner à ces adolescents une place dans leur école et un projet scolaire.
21À noter que le SAPAD fonctionne à l’ADAJ en toute autonomie et indépendance, hormis la mise à disposition du local et du numéro de téléphone d’un soignant. Cette indépendance nous semble indispensable pour ne pas favoriser un fonctionnement fusionnel, voire une intrication entre école et hôpital trop prononcée, qui pourraient être vécus comme intrusifs par l’adolescent.
22Suite à l’introduction de ce dispositif fin 2012, le fonctionnement de l’unité ADAJ s’est considérablement amélioré en ce qui concerne la prise en charge des phobies scolaires. Nos trois jeunes, entre autres, ont pu renoncer à leur « installation » prolongée à l’ADAJ, sans être « mis à la porte » de façon rigide.
23C’est ainsi qu’au printemps 2013, le dernier a pu brusquement révéler un secret : après avoir pratiqué l’atelier de slam, le psychodrame et l’atelier écriture pendant plus d’un an en ambulatoire, il a écrit un texte (non lu) à l’atelier de slam qu’il a pu montrer au psychologue qui anime cet atelier. Dans ce texte, il a pu dénoncer un inceste lourd subi pendant plusieurs années de la part du grand-père et du beau-frère paternels. Soulagé et plus serein suite à cette révélation, il arrive aujourd’hui à avancer enfin, et à grand pas, vers son indépendance et son intégration professionnelle. Le temps passé en soins lui aura été indispensable en le faisant cheminer vers le dépassement de son traumatisme lourd.
24Privilégier les perceptions directes – avec le moins possible de « cadres reçus » comme il y a des « idées reçues » – de ce qui est donné à entendre par les adolescents en soins à l’ADAJ permet peut-être d’échapper à des réactions rigides de la part des soignants. Ces réactions peuvent en effet constituer un contre-agir à travers des exclusions, court-circuitant l’élaboration côté soignants et côté soignés, vécues comme sadiques tant que la capacité de représentation n’est pas développée. Prêter l’oreille aux différentes perceptions directes au sein d’une équipe permet d’entendre en complémentarité quelque chose de multiple qui n’était pas attendu. Il peut s’agir d’une faille du cadre de soins comme il peut s’agir d’une zone d’ombre chez le soigné encore trop fragile pour qu’il puisse faire face à ce qui le hante sur le fond. L’influence réciproque qui découle de ce processus ouvre en tout cas un espace de création et de changement de part et d’autre, soignants et soignés.
25« La face interne du chaos, psychanalysable, le désigne comme l’arme du fils contre le père, la transgression, la subversion, l’anarchie contre le dirigisme. Paradoxe : l’excès d’ordre engendre du désordre […] Le désir de chaos est une réactualisation, une réémergence. » [2], écrit le musicologue Nicolas Darbon. Et Stockhausen lui répond : « Les sons sont pareils aux étoiles le soir. On pense que c’est un chaos, mais quand on commence à l’étudier, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une composition fantastique qui est cohérente. » [2]
26Liens d’intérêts : les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.
Bibliographie
Références
- 1Darbon N. Les musiques du chaos. Paris : L’Harmattan, 2006.
- 2Darbon N. Les musiques du chaos. Paris : L’Harmattan, 2006, pp.174-175.
- 3Dutilleux H. Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle et orchestre. Paris : Heugel, 1970.
- 4Golse B. Psychothérapie du bébé et de l’adolescent : convergences. La Psychiatrie de l’enfant 2002 ; XLV2 : 393-410.
- 5Murail T. Tellur pour guitare. Paris : Transatlantiques, 1977.
- 6Poppe E. Interzone : Lieder und Bilder. Théâtre musical. München : Ricordi, 2004.
- 7Winnicott DW. Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, pp.162-176.
Mots-clés éditeurs : phobie scolaire, passage à l'acte, médiation thérapeutique, adolescent, clivage
Mise en ligne 19/03/2014
https://doi.org/10.1684/ipe.2014.1160