Notes
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[1]
Ey H. Défense et illustration de la psychiatrie. Paris : Éditions Masson, 1978 ; Ey H. L’anti-antipsychiatrie ou les progrès de la science psychiatrique. Publié dans Évolution psychiatrique en 1974. Conférence à l’hôpital psychiatrique de Prangins, 28 juin 1971 ; Chebili S. « Le passage à l’acte : problématique au cœur du différend entre Michel Foucault et Henri Ey ». L’Information psychiatrique 2006 ; 82 (5) : 421-8.
-
[2]
Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au xxe siècle (sous la direction de E. de Waresquiel). Larousse, 1999.
-
[3]
Encyclopédie médico-chirurgicale 1974 (II) : 37-005-A-40.
-
[4]
Laing RD. The divided self: a study of sanity and madness. London : Tavistock, 1960.
-
[5]
Lacan J. Variantes de la cure type. EMC. Psychiatrie 2-195 37812 C 10.
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[6]
Jean Garrabé. Henri Ey et la pensée psychiatrique contemporaine. Les Empêcheurs de tourner en rond, de l’institut Synthélabo, 1997 (voir chapitre VII ; p. 167-92).
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[7]
Jean Garrabé nous montre un traité récent de psychiatrie japonaise où on repère nombre de citations de Henri Ey, et aussi Laing, une fois Cooper… (Encyclopedia of Contemporary Psychiatry, Tokyo, 2011.)
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[8]
Voir aussi l’intéressante thèse de doctorat de l’université Paris XII, 1998 (en philosophie et histoire des idées), soutenue par un psychiatre venu du Venezuela, Freddy Seidel-Diaz, « Antipsychiatrie : approche historique et critique », avec Jean Garrabé membre du jury présidé par Georges Lantéri-Laura.
1Suzanne Parizot, Martin Reca : Jean Garrabé, nous venons vers vous pour tenter de comprendre nous-mêmes et de transmettre aux plus jeunes, de manière vivante (à travers des témoins-acteurs), un moment particulier de l’histoire psychiatrique française qui se situe entre 1965 et 1977 avec en particulier la controverse entre Henri Ey et les conceptions « antipsychiatriques »...
2Nous nous adressons à vous, d’abord, parce que vous êtes un de nos grands historiens de la psychiatrie, fervent défenseur de la conception « organo-dynamique » de Henri Ey dont la construction s’achevait dans ces années là ; ensuite, parce que nous aimerions votre témoignage personnel, « oculaire » sur ce grand homme, que vous avez admiré comme beaucoup de psychiatres français, non seulement à travers sa volumineuse œuvre écrite, mais personnellement côtoyé… : à cette époque, vous étiez jeune psychiatre et de cette place, comment appréhendiez-vous cet homme, un peu au sommet de sa carrière, de la construction d’un système de compréhension des maladies mentales, et aussi dans la réussite « politique » de son entreprise scientifique pour dégager une voie originale de toute la discipline psychiatrique, devenue indépendante (et pourtant liée à) de la neurologie et de la psychanalyse… Rappelant qu’il avait organisé, non seulement son hôpital comme un centre attractif pour l’intelligentsia psychiatrique mondiale, mais aussi le Syndicat des psychiatres des hôpitaux autour des réflexions sur le secteur, le Groupe de l’évolution psychiatrique et même l’Association mondiale de psychiatrie, dont il a créé le premier congrès en 1950 à Paris…
3Mais autour de 1968, on a l’impression [1] que le maître s’est senti attaqué, voire blessé, par les théories de Michel Foucault (et son absence au colloque de l’évolution psychiatrique à Toulouse, et donc de la discussion désirée et programmée par Henri Ey en 1969)…, de R. Laing et des socio-politico-psychiatres qui suivaient le mouvement psychiatrica democratica italien…
4Pouvez-vous nous raconter les faits mais aussi les impressions, les conséquences de cette période mouvementée ?
5Jean Garrabé : J’avais été nommé interne des hôpitaux psychiatriques de la Seine en 1958 ; j’ai donc suivi naturellement l’enseignement de Henri Ey à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Cet enseignement était centré sur des présentations de malades suivies d’exposés, à l’amphithéâtre Magnan ; c’était, pour moi, la meilleure préparation de l’oral pour le concours du médicat (le séminaire de Lacan, à l’époque, se déroulait de la même façon). Henri Ey a été considéré après la Libération comme le « pape » de la psychiatrie française, depuis qu’il avait monté une grande réunion à la faculté de médecine, pour organiser cette psychiatrie après la guerre, qui avait été complètement détruite, avec la disparition de tant de malades dans les asiles d’aliénés mais aussi des intellectuels, des soignants, par exemple, la déportation à Auschwitz de Levi Valensi au moment où il aurait dû prendre une place de professeur de psychiatrie à Sainte-Anne… On voit déjà que la relation entre Psychiatrie et Politique est très forte…
6La suite de cette réunion a directement débouché, en 1952, sur la création du mouvement, nommé par Daumézon et Kœchlin, de « psychothérapie institutionnelle ». Son élaboration et sa réalisation ont émergé très concrètement de quatre « centres de traitement et de réadaptation sociale », à Ville-Evrard pour les hommes avec Sivadon, à Villejuif pour les femmes du département de la Seine avec Le Guillant, à Bonneval pour les femmes avec Henri Ey et à Saint-Alban pour les hommes avec Tosquelles. Il s’agissait de mouvements « politiques » mais contrairement à ce qui est parfois dit, d’inspirations variées, même si les ministres de l’époque (qui prenaient H. Ey comme conseiller) étaient communistes (je pense que les gouvernements d’Union nationale préféraient peut-être leur confier un ministère de la Santé, considéré comme moins dangereux !). Tosquelles était anarchiste, Ey était clairement gaulliste, Sivadon et Daumézon étaient eux surtout empreints de leur foi protestante, seul Le Guillant était communiste. À partir de là, on voit le développement d’un nouveau mode d’assistance des malades mentaux par la création de structures extrahospitalières ; or, les hôpitaux psychiatriques n’avaient pas le droit de créer des structures sans lit ; c’est pourquoi le relais a été pris par des associations ; ce fut le cas de « l’Élan retrouvé », premier hôpital de jour créé par les médecins de Ville-Evrard (maintenant Institut Paul-Sivadon). Les services psychiatriques de l’Assistance publique à Paris, eux, ont plus vite obtenu l’autorisation de créer des hôpitaux de jour intra-muros ; actuellement, Bernard Granger, universitaire connu pour son attachement aux théories et pratiques cognitivo-comportementales, est très fier d’être responsable du premier hôpital de jour fondé par l’Assistance publique à Paris. En réalité, la législation était complexe, très variée selon les départements et les établissements…
7On voit la dépendance permanente à la politique, même au sens de la législation qui gouverne l’existence de telle ou telle forme d’institution. Il faut savoir que ces créations sous l’égide de la psychothérapie institutionnelle n’ont pas attendu la circulaire de 1960 sur le secteur. Cette simple circulaire, origine des débuts de légalisation du secteur, a été complètement poussée par Rose Mammelet, qui occupait un poste peu élevé (« rédacteur ») au ministère, et obtint la signature (une simple signature !) par le ministre de la Santé, qui était, à l’époque Houphouët-Boigny (président, ensuite, de la Côte d’Ivoire) ; on a vu alors se déclencher toute une série de réformes, en particulier pour la formation des psychiatres ; moi-même, j’ai été qualifié comme « neuropsychiatre » mais beaucoup de médecins des hôpitaux psychiatriques n’avaient pas cette qualification, ni les psychiatres privés dont beaucoup, à Paris en tous cas, exerçaient la psychiatrie ou la psychanalyse sans être « neuropsychiatres » ; ils étaient médecins généralistes, donc leurs consultations non remboursées avec le CNpsy qui valait trois fois plus… C’est un aspect important pour comprendre divers mouvements et la situation des malades qui devaient être suivis en consultation après leur sortie de l’hôpital…
8En 1960, il y a aussi la parution de la 1re édition du Manuel de psychiatrie de Henri Ey, dont on oublie parfois les deux autres auteurs : Paul Bernard, qui a été en charge de tous les aspects législatifs, réglementaires, et Charles Brisset, ancien médecin des Hôpitaux de Paris mais travaillant comme psychiatre de la clinique de Ville d’Avray et comme psychanalyste, et donc responsable des chapitres sur les aspects somatiques, psychanalytiques ou cliniques relevant de la psychiatrie privée. Ce « manuel » devint la bible des jeunes psychiatres que nous étions, à notre grand soulagement, car il n’y avait aucun ouvrage depuis l’ancien « Dide et Guiraud »… J’ai ainsi vu, théorisé dans ce manuel, ce que j’avais entendu s’élaborer en clinique dans le séminaire…, exposé avec la même méthode de travail : partir du rappel historique d’un concept, puis présenter l’état de la question et, enfin, ce qu’il est possible actuellement d’en déduire. Pour revenir à « l’antipsychiatrie », dans ce manuel, on ne la voit apparaître que dans la 5e édition. Henri Ey (déjà à la retraite) y rapporte, de manière très neutre, essentiellement l’opinion de Paul-Claude Racamier revenu des États-Unis ; il parle donc seulement de l’antipsychiatrie nord-américaine (Thomas Szaz…), avec l’idée que ces critiques ne sont valables que dans le contexte de pays, qui n’ont pas, contrairement à la France, fait les réformes profondes et nécessaires pour penser et organiser la psychiatrie. Elles n’apparaissent pas, ici et alors, comme idées révolutionnaires.
9Il commence à dire ce que beaucoup d’auteurs français disent à l’époque ; c’est aussi mon expérience, moi qui avais été interne puis premier assistant de Hélène Chaigneau au CTRS de Ville-Evrard, bientôt détaché, à la demande de Paul Sivadon, à l’Institut Marcel-Rivière de la Verrière (établissement « public-privé » dépendant de la MGEN (Mutuelle générale de l’Éducation nationale), construit avec l’aide de la Sécurité sociale qui décide de rembourser les consultations, dont les services étaient complètement mixtes, avec des chambres individuelles, un hôpital de jour et un aspect architectural soigné (dada de Sivadon) ; il y avait une réalité de l’absence des murs « asilaires » qui ont été si vilipendés… Expert de l’OMS en ce domaine, j’ai donc exercé dans le contexte politique des années 1965-1970 (ma lecture récente d’un dictionnaire du « siècle rebelle » [2]) où se développaient des contestations tous azimuts, protégé par le statut d’hôpital « expérimental » obtenu par la Verrière. Les conditions de soins étaient d’autant plus favorables que ce statut permettait que les malades suivis soient remboursés par la Sécurité sociale, pour les maladies mentales, comme pour d’autres maladies. On rejoint d’autres problématiques comme celle qui concerne actuellement les psychiatres américains où la réforme proposée par Obama ne concernera probablement pas les malades mentaux, idem pour le DSM dont l’une des fonctions est le remboursement ; autres signes de l’importance du « contexte » politique pour la psychiatrie… Ainsi, je n’ai pas participé à cette grande contestation des hôpitaux psychiatriques en mai 1968 (j’étais médecin chef depuis quelques mois à la Verrière) et seuls deux de nos internes avaient adopté les thèses antipsychiatriques… avec un destin très décalé de ces aspirations révolutionnaires, puisque l’un est devenu un psychiatre des hôpitaux très rigoureux et l’autre a terminé sa vie par un suicide.
10Mai 1968 a bien été une période spécifiquement française et pour la psychiatrie, il s’y est rajouté le débat déclenché par Michel Foucault ; on peut, cependant, se demander s’il n’y a pas eu une amplification de cette histoire par de simples coïncidences chronologiques… En effet, Michel Foucault qui avait suivi l’enseignement de Henri Ey et bénéficié de ses conseils, mais aussi d’importants échanges de services comme celui de la demande par Ey que Foucault traduise « le cycle de la structure » de Viktor Von Weizsäcker (dont il a demandé au « maître » de rédiger la préface) alors qu’il occupait un poste ennuyeux un peu obscur de lecteur de français à Uppsala. À cette époque (1956-1957), travaillant dans une bibliothèque qui possédait une masse de livres inaccessibles en France, il rédigeait sa thèse, Histoire de la folie, qui paraît en 1961. Cette thèse, dans les années 1965-1968, a été mise sous l’égide de l’antipsychiatrie, alors que Foucault lui-même a bien dit que lors de sa rédaction à Uppsala, il n’avait jamais entendu parler de ce mouvement. Parmi les psychiatres, il y a un étonnement, voire une opposition, avec le relevé d’erreurs (en particulier par Gladys Swain), d’abord sur l’utilisation de Pinel, qui avait publié une opinion différente dans deux éditions de son traité, que Foucault a cité indifféremment, puis on a relevé des espèces d’omission, dont la citation de Hegel, sur le traitement moral… L’accueil fut donc mitigé par la plupart des psychiatres, avec un assez petit nombre de « foucaldiens » ; dans l’ensemble, malgré ces polémiques, cette thèse nous a fait relire Pinel et beaucoup d’autres auteurs cités dans l’Histoire de la folie…
11Quant à Ey, il est résolument anti-antipsychiatre… Là, on doit parler de la Société de l’Évolution psychiatrique où il y avait beaucoup de débats ; en 1969, Henri Ey décide que la société organise un colloque à Toulouse sur l’antipsychiatrie et Foucault, invité et annoncé, ne vient pas au dernier moment, ce que Ey ne peut supporter (comment ce jeune philosophe se permet sans raison affichée de ne pas venir, alors que les réunions de Bonneval invitent avec succès les plus grands auteurs de l’époque, divers philosophes de grand renom). On voit cette position dans divers articles, en particulier dans un article de 1974, paru dans l’EMC (dont Ey avait obtenu le volet psychiatrique… presque exclusivement écrit par des membres de l’évolution psychiatrique, il avait ainsi contribué à donner des lettres de noblesse médicale faisant éditer les données de cette discipline à côté de la médecine ou de la chirurgie) qui a été remplacé par des mises à jour, mais que j’ai gardé (texte rare) : « L’antipsychiatrie, son sens et ses contresens » [3]. On peut le comprendre comme une réaction plus immédiate s’indignant, du genre : « alors que nous venons de faire reconnaître médicalement la psychiatrie, des gens d’origine très diverse (sociologues, philosophes…) viennent nous dire que la psychiatrie n’existe pas ! »
12Je pense qu’on peut distinguer deux courants d’opposition fondés par deux idées différentes : (1) la psychiatrie n’est pas une discipline médicale sérieuse sans anatomopathologie, ni lésion cérébrale définie… courant « scientifique » qui existe chez Griesinger et persiste chez les « neuroscientifiques » contemporains… ; (2) courant « philosophique » avec Cooper qui nie la maladie mentale et la transforme en expérience (je crois qu’il fut le premier à employer le mot « antipsychiatrie »)…, courant dans lequel on place aussi R. Laing ; mais on mélange Laing et Cooper qui sont très différents. Laing n’a jamais dit que la schizophrénie n’existait pas, tandis que Cooper, surtout à la fin, disait que la schizophrénie était une invention de la société occidentale… Par ailleurs, on sait que dans « le moi dissocié » de Laing [4], l’auteur le plus cité est E. Minkowski.
13S.P., M.R. : N’y a-t-il pas des points de rencontre à travers la phénoménologie entre Henri Ey, les « antipsychiatres » anglais et Basaglia, qui était aussi grand connaisseur de ce courant philosophique ?
14J.G. : Est-ce que le point commun de formation entre « anti » et « anti-anti » est la phénoménologie ? Je penserais plutôt qu’il y a un socle sur le fait que la description de la schizophrénie par Bleuler est insuffisante et nécessite d’autres approches de compréhension psychopathologique, et pour laquelle la phénoménologie apparaît comme un outil philosophique ; en France, c’est l’apport d’Eugène Minkowski ; en Allemagne et Angleterre, ce serait Mayer-Gross ; pour Basaglia, je ne sais pas. Pour Ey, la psychopathologie se soumet toujours à la clinique. On voit très bien chez Minkowski l’influence des courants philosophiques sur la psychiatrie, ou plutôt sur la psychopathologie, car Minkowski distingue clairement la psychiatrie, description clinique, de la psychopathologie, qui éclaire les tableaux cliniques. Pour lui, on peut faire une lecture psychopathologique à travers la philosophie phénoménologique… En anglais, il y a une difficulté car il n’y a pas de vocabulaire phénoménologique, même si on peut citer Mayer-Gross. En effet, Mayer-Gross, après avoir quitté l’Allemagne, publie en anglais mais il a beaucoup de mal à faire passer ses textes pleins de termes allemands. Ainsi, le manuel de Ey aux États-Unis est traduit d’abord par un professeur de philosophie, mais le livre ne passe pas, car bourré de mots allemands incompréhensibles pour les psychiatres américains. Il devait aussi être édité par Oxford. On m’a demandé de rédiger pour le New Oxford Textbook of Psychiatry le texte sur les bouffées délirantes, ce dont je m’acquitte avec F.-R. Cousin (qui est, lui, anglophone) mais finalement l’éditeur nous a refusé ce texte à cause des mots allemands supposés inconnus aux lecteurs, comme « erlebnis » (qu’on peut traduire en français par « expérience vécue »).
15S.P., M.R. : Pourquoi Ey n’accroche pas à ce débat qui pouvait l’enrichir ?
16J.G. : On peut penser qu’il y a des histoires d’âge. À ce moment, il a 70-71 ans, quelques ennuis de santé, la retraite même s’il restait très présent, publiant, invitant diverses personnalités chez lui, à Banyuls-sur-Aspres… L’antipsychiatrie se présente à lui de manière très négative et irrite alors nombre d’autres auteurs ; les propos étaient aussi très anti-psychanalyse provoquant la même colère chez des analystes comme Green, (voir un numéro de la NEF sur l’antipsychiatre où divers psychanalystes se sentent mis en cause personnellement). Dans ses expressions les plus exagérées, on entend une accusation implicite : « vous soignez des malades qui n’existent pas ».
17S.P., M.R. : On constate cette colère d’Henri Ey et on relève l’emploi du terme « psychiatricide » pour qualifier Foucault dans l’article de 1974, reprise d’une conférence faite en Suisse en 1971 ; c’est le même terme qu’il avait déjà employé, en 1964, pour Lacan…
18J.G. : Les relations Ey-Lacan sont aussi, depuis leurs années d’internat à Sainte-Anne, un peu du même ordre, assez passionnelles, avec divers épisodes. Ainsi, Ey avait demandé à Lacan pour l’EMC un article sur les psychoses paranoïaques [5], qu’il n’a jamais écrit (mais publie celui sur les variantes de la cure type qui a déclenché la guerre entre les diverses écoles psychanalytiques) ; Lacan demeurant dans une attitude générale assez paradoxale par rapport à la psychiatrie, la formation… Ey, lui, demeurait un catalan, très vif, très passionnel ; cette colère qu’on peut lire dans certains écrits doit être située dans ses divers contextes. On doit comprendre que ces réactions sont déclenchées par la violence d’idées qui entraînent, pour H. Ey, la démolition de l’œuvre de toute une vie, sa patiente construction de la psychopathologie, la réorganisation de la psychiatrie… Mais à cette époque, d’autres auteurs ont aussi réagi très vivement, les psychanalystes et beaucoup de psychiatres, par exemple, après les publications de Deleuze et Guattari sur l’anti-Œdipe… à l’origine de débats assez houleux dans les groupes de psychiatres. Bien sûr, il y a ce caractère coléreux de Ey. Pourtant, il ne visait pas à la soumission des idées ; je me souviens d’une présentation de malade, où un interne prononce « selon la théorie organo-dynamiste… » et on voit Ey s’agiter, protester, presque traiter l’intervenant de c… s’expliquant ensuite sur son refus des gens « qui ne font que répéter, qui n’ont pas de pensée originale. Je dis des choses pour que les gens apprennent à penser par eux-mêmes ». Ses réactions sur l’antipsychiatrie comportaient cet aspect ; il disait ce qu’il en pensait mais c’était toujours une invite pour que chacun se fasse sa propre idée ; il était, en fait, beaucoup moins dogmatique que Lacan (surtout Lacan vu par ses successeurs, car je pense que son maniement du paradoxe visait aussi à faire réagir ses élèves).
19S.P., M.R. : Dans votre livre sur Henri Ey, vous évoquez l’Antipsychiatrie, l’Antépsychiatrie et l’Anti-Antipsychiatrie [6]…, nous avons l’impression que le bâtisseur Ey a beaucoup de mal à entendre (et donc à utiliser) la critique de la psychiatrie, la réduisant à celle de l’existence de la maladie mentale (qui n’était pas niée par tous les antipsychiatres) sans y voir, étonnamment et malgré son érudition, l’élargissement de la réflexion sur les maladies mentales qu’elle induisait… Il n’hésite pas à qualifier ces critiques de « légères »…
20J.G. : Il faudrait remettre toutes ces interventions dans leurs contextes ; tel écrit est une réponse à tel colloque ou tel intervenant, tel auditoire…, il y a un rassemblement artificiel (comme pour les « écrits » de Lacan, de même pour Basaglia qui se défendait d’avoir rien écrit qui puisse constituer une « antipsychiatrie ») qui font croire à une théorie… Quant à la « légèreté », il la nomme après la diffusion d’une émission télévisuelle d’Étienne Lalou et d’Igor Barrère qui s’intitulait « Faut-il brûler les HP ? », deux jours plus tard un malade a mis le feu à une clinique d’étudiants d’Aire-sur-Adour, provoquant le décès de 60 personnes… car les aspects médiatiques (assez nouveaux, à l’époque) étaient forts et incontrôlables… d’où ses accusations de légèreté…
21S.P., M.R. : Surtout depuis sa place qu’on pourrait qualifier de « Psychiatre d’Autorité », il fallait contenir ces excès…
22J.G. : Oui, il avait une place spéciale. Ey a pu rester 16 ans secrétaire général de l’Association mondiale de psychiatrie, en 1966, à Madrid, il annonce assez subitement sa démission ; il est remplacé par le Canadien Cameron, dont j’ai appris récemment qu’il travaillait pour la CIA, dans le cadre de la guerre chimique et de l’expérimentation de diffusion de substances comme le LSD… Sans sombrer dans le délire de la guerre mondiale, on voit aussi que ce changement est suivi de toutes les positions de l’AMP contre la psychiatrie soviétique… Pour l’antipsychiatrie, on parle des « Anglais », mais Laing est Écossais et Cooper vient d’Afrique du Sud, avec l’expérience de l’apartheid… On voit encore toute l’importance du contexte géopolitique environnant (cela me rappelle une des idées centrales d’Hélène Chaigneau : il n’y a pas une « psychothérapie institutionnelle » car chaque pratique doit être créée pour chaque endroit ; ce n’est pas la même chose dans le milieu rural de Saint-Alban et dans la banlieue parisienne).
23S.P., M.R. : Est-ce que Henri Ey ne revendique pas lui-même d’être un « Anti » ?
24J.G. : Dans l’histoire de la psychiatrie, il y constamment des positions Anti… avec des oscillations ; on retrouve cela dès Pinel, qui se plaint de ne pouvoir faire son traitement moral et Esquirol lui propose alors la création d’une clinique privée. La carrière de Ey est originale… Il n’a pas voulu venir à Sainte-Anne ; bien sur, il y a eu la Seconde Guerre avec l’Occupation, mais après la guerre, il aurait pu revenir à Paris, mais non, il reste à Bonneval – probablement pense-t-il mieux pouvoir travailler dans un asile de province… – sauf ses venues hebdomadaires à Paris où il s’occupe énormément de la bibliothèque de Sainte-Anne… En même temps, il se plaint de ne pouvoir pratiquer, exactement comme il veut, la psychiatrie, même à Bonneval, quoiqu’il y ait, très vite et très tôt, pratiqué des consultations hors les murs, dans le cadre de ce qu’on appelait le « Dispensaire d’hygiène mentale ».
25S.P., M.R. : La construction du savoir en psychiatrie semble beaucoup dépendre des convictions personnelles de chaque psychiatre…
26L’antipsychiatrie affirme au grand jour que le politique traverse absolument le savoir psychiatrique, contrairement à Ey.
27J.G. : La Société médico-psychologique, dont on dit que c’est la plus ancienne du monde avant la création du mot « psychiatrie », a été constituée après la Révolution de 1948, par quelques pionniers, dont Baillarger, démontre depuis longtemps que la dimension politique est majeure. Dans sa dernière réunion, précisément intitulée « Psychiatrie et politique », on voit bien ce lien ; en particulier, en Italie où, selon la majorité politique, les soins psychiatriques sont radicalement différents.
28Il faudrait retrouver ses discours car il dit, par exemple, qu’il faut renouveler la législation. Ey et Lacan ont bien affirmé que la maladie mentale était très déterminée, d’un côté, par la médecine et, de l’autre, par la loi (de 1938, bien sûr, mais aussi le Code pénal… avec le non-lieu de la « démence »…) mais la contestation politique de l’antipsychiatrie est une contestation des structures mêmes de la société… Pour Ey, la dimension politique est immanente.
29S.P., M.R. : La critique des antipsychiatres porte aussi beaucoup sur les soins ; cela va dans le sens défendu par les conceptions de Ey ?
30J.G. : Il y a un auteur cité par Ey : Gunther Stern (premier mari de Hannah Arendt ; au départ de l’Allemagne, ils sont tous deux réfugiés à Paris) qui est à l’origine d’une part connue de son œuvre ; Stern avait écrit un article : « Pathologie de la Liberté », publié par Études philosophiques, dirigée par Koyré… C’est à partir de ce texte que Ey parle de la psychiatrie comme pathologie de la liberté. On voit donc la complexité des rapports historiques avec des échanges entre le « Scientifique » et le « Politique » (par exemple, dans la recommandation cautionnée scientifiquement de l’extermination des malades mentaux)…
31S.P., M.R. : Tout ce que connaissait bien Henri Ey et pourtant il n’insiste pas vraiment sur cette construction du savoir par le pouvoir… Et puis, lui qui avait opéré un démantèlement de la construction clinique de de Clérambault… devient quasi-« sensitif » devant les attaques sur ses propres constructions ?
32J.G. : Ey avait une vision évolutionniste du savoir psychiatrique. Il est tout à fait conscient que la psychiatrie est un corpus à une époque précise dans un contexte culturel donné. D’ailleurs, il commence toujours par « l’histoire » de la psychiatrie, du concept… et puis la psychiatrie n’a pas toujours existé (voir ce chapitre de mon livre sur anti- et antépsychiatrie). On peut dire que « sa » psychiatrie est très « 5e République » avec toute une organisation représentative d’une époque de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, puis marquée par les guerres d’Algérie (moi-même j’ai interrompu deux ans mon internat pour cela), d’Indochine. Et alors une clinique avec toute une cohorte de malades PTSD, reconnus et nommés ainsi par les Américains après le Vietnam. Il s’est irrité que les critiques de l’antipsychiatrie émanent d’éléments plus fragiles, de vagues idées philosophiques sans contextualisation historique, et surtout sans proposition pour construire un nouveau savoir, une nouvelle pratique… C’est une démolition sans construction… C’est aussi une critique de la psychanalyse… un peu comme maintenant, Michel Onfray critiquant Freud sur sa pratique de l’hypnose sans rappeler que tous les médecins de cette époque pratiquaient l’hypnose…
33S.P., M.R. : Vous avez évoqué le côté « 5e République » de la psychiatrie de Ey ; on y repère bien ce versant paternaliste… Mai 1968 a été très vite analysé comme une révolte contre le Père. Est-ce que Henri Ey, figure très paternelle, autoritaire, n’a pas ressenti particulièrement cette attaque ?
34J.G. : C’était le « de Gaulle de la psychiatrie » comme le disaient les Américains… Bien que n’ayant aucun titre universitaire, son enseignement était suivi par tout le monde alors qu’il n’y avait personne pour écouter Delay à quelques mètres de là… Lui était mondialement connu : au Japon [7], un nom de psychiatre occidental ? C’est Henri Ey… Il a fait un nombre impressionnant de conférences dans les pays latino-américains qui continuent à s’inspirer assidûment de son manuel. Sur le plan syndical, il y avait un seul syndicat qu’il présidait… Sur le plan politique, quand Simone Weil était ministre de la Santé sous Giscard d’Estaing, le seul psychiatre interrogé (alors à la retraite) était Ey… On comprend qu’il ait mal supporté les diverses attaques, d’autant que c’était la fin de sa vie, retiré à Banyuls-sur-Aspres où, pourtant, les visiteurs continuaient d’affluer. Moi j’étais chef de service, je ne suivais plus directement son enseignement mais je le voyais à l’Évolution psychiatrique où j’étais secrétaire général avec Georges Lantéri-Laura président [8], lui qui, à sa manière, a ensuite occupé la place d’autorité scientifique pour la psychiatrie française (mais pas du pouvoir politique)…
35S.P., M.R. : On peut comprendre qu’il s’agissait d’une époque où il était au faîte de ces pouvoirs où il semblait incarner la psychiatrie dans toutes ses dimensions, politiques, scientifiques…, alors, il voit arriver des « petits jeunes » qui démolissent ce sur quoi avait été édifiée laborieusement cette psychiatrie… œuvre de sa vie…
36Merci Jean Garrabé. Grâce à votre humour et votre érudition, ce fut un grand plaisir de vous suivre dans les traverses de la psychiatrie française…
Notes
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[1]
Ey H. Défense et illustration de la psychiatrie. Paris : Éditions Masson, 1978 ; Ey H. L’anti-antipsychiatrie ou les progrès de la science psychiatrique. Publié dans Évolution psychiatrique en 1974. Conférence à l’hôpital psychiatrique de Prangins, 28 juin 1971 ; Chebili S. « Le passage à l’acte : problématique au cœur du différend entre Michel Foucault et Henri Ey ». L’Information psychiatrique 2006 ; 82 (5) : 421-8.
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[2]
Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au xxe siècle (sous la direction de E. de Waresquiel). Larousse, 1999.
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[3]
Encyclopédie médico-chirurgicale 1974 (II) : 37-005-A-40.
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[4]
Laing RD. The divided self: a study of sanity and madness. London : Tavistock, 1960.
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[5]
Lacan J. Variantes de la cure type. EMC. Psychiatrie 2-195 37812 C 10.
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[6]
Jean Garrabé. Henri Ey et la pensée psychiatrique contemporaine. Les Empêcheurs de tourner en rond, de l’institut Synthélabo, 1997 (voir chapitre VII ; p. 167-92).
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[7]
Jean Garrabé nous montre un traité récent de psychiatrie japonaise où on repère nombre de citations de Henri Ey, et aussi Laing, une fois Cooper… (Encyclopedia of Contemporary Psychiatry, Tokyo, 2011.)
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[8]
Voir aussi l’intéressante thèse de doctorat de l’université Paris XII, 1998 (en philosophie et histoire des idées), soutenue par un psychiatre venu du Venezuela, Freddy Seidel-Diaz, « Antipsychiatrie : approche historique et critique », avec Jean Garrabé membre du jury présidé par Georges Lantéri-Laura.