1La formation est un processus individuel, mais aussi groupal, qui amène, grâce à l’appropriation la plus subjective possible de ce qui est transmis, à se transformer, et non à se conformer ou à se déformer. Ce parcours de formation est un parcours d’individuation, de transformations successives permettant à l’interne de passer du statut d’étudiant en médecine à celui de psychiatre. Quelles sont les particularités dans notre spécialité de ce processus et de ces transformations ? Par quoi sont-elles sous-tendues ? Quels mouvements psychiques sont en jeu dans ce processus, aussi bien chez l’étudiant que chez l’enseignant ? Enfin, les particularités des théories en psychiatrie, liées notamment au fait que la psychiatrie a cette unique caractéristique d’avoir pour support de réflexion et pour objet, via la maladie psychiatrique, le psychisme lui-même, viennent modifier ce processus de formation ?
Particularités de l’identité d’interne en psychiatrie
2Le statut de l’interne se situe entre celui d’externe qu’il a été pendant ses études de médecine et celui de docteur qu’il sera pendant le reste de sa vie. Statut « entre-deux », pourrions-nous dire.
3Mais, tout en étant dans cette période « entre-deux », l’interne a aussi cette particularité d’être à la fois un étudiant, comme en témoigne cette fameuse carte qu’il reçoit chaque année et qui lui confère quelques réductions au cinéma ou au musée, et un médecin appelé « docteur » par ses patients, signant des ordonnances en y ajoutant deux petites lettres lourdes de significations devant son nom : « Dr ». « Double statut », dirions-nous alors.
4Le paradoxe de ce statut fait que l’interne, qui est encore dans une démarche d’apprentissage dont l’ampleur de la tâche à accomplir le lui rappelle tous les jours, est déjà dans une position de docteur, rôle qu’il se doit d’endosser malgré les doutes, craintes et appréhensions qu’il suscite en lui.
5Après avoir appris durant ses années de médecine à examiner de façon la plus objective possible le corps de son patient, l’interne en psychiatrie va d’une part, découvrir la complexité du psychisme qui, contrairement au corps, ne se laisse pas « examiner » sans résistances, d’autre part, appréhender la subjectivité comme composante inévitable de sa nouvelle identité d’interne en psychiatrie. Du visible et du manifeste, l’interne s’oriente ainsi vers le ressenti et le latent. Nous ne développerons pas ici l’importance de la part subjective inhérente à tout métier de médecin car elle n’est pas l’objet de notre réflexion.
6En effet, le statut de futur psychiatre confère à l’interne une autre particularité, celle de se situer entre une démarche de type médical qu’il a apprise durant ses études et une démarche plus subjective [1] qu’il va découvrir pendant son internat. Ainsi, le cursus médical, avec sa prévalence de l’objectivation, de l’interrogatoire structuré, de l’examen clinique rigoureux et de la sémiologie, apprend à chercher ce que l’on connaît déjà, à rechercher des signes que l’on a appris, afin, d’une certaine façon, de les faire rentrer dans des catégories préconçues [2]. L’enseignement médical est donc basé sur « un mode de pensée et un type de pratique fondés sur un savoir explicatif déterminant directement les actions thérapeutiques » [3].
7En psychiatrie, la part médicale (sémiologique, nosographique, pharmacologique, etc.) relève du même type de fonctionnement : celui d’un « savoir qui confère quasi-directement les moyens d’une action et qui reste tout à fait extérieur à la subjectivité de celui qui opère » [3]. Mais cette part médicale ne se suffit plus à elle-même, la subjectivité et l’intersubjectivité venant interférer avec cette démarche et l’enrichir. De l’interrogatoire rigoureux permettant de chercher, et de trouver, des signes parmi ceux qu’il a appris, l’interne en psychiatrie doit apprendre à observer ce qu’il ne connaît pas, à regarder de façon naïve en se laissant imprégner de ce qu’il voit, à adopter une position où l’écoute devient encore plus primordiale et féconde [2]. La formation créée par Ester Bick à la fin des années 1950, visant à apprendre aux étudiants à observer le nourrisson et la dynamique de ses interactions avec son entourage, en est l’exemple le plus caractéristique : l’observateur doit être le plus réceptif et le moins actif possible, réceptif non seulement par ses sens, mais aussi par son émotionalité [4].
8La subjectivité, qui implique de s’éloigner du champ unique de la sémiologie pour comprendre le symptôme et en percevoir son sens et sa fonction dans l’organisation psychique du patient, est ainsi pour l’interne une démarche nouvelle, remettant parfois en cause les convictions et certitudes rassurantes qu’il a connues lors de son externat. La plainte est perçue en psychiatrie comme un signal d’appel, sollicitant non seulement le savoir du psychiatre, mais aussi celui du patient qui en détient le sens et la signification, et renvoyant inéluctablement à la notion de transfert.
9Dans sa description des stades du développement psychosocial, Erikson parle d’un « moratoire psychosocial » donné par la société aux adolescents qui peuvent alors se livrer à diverses expériences leur permettant de cheminer dans leur quête identitaire. Lorsque le futur psychiatre commence son internat, une grande partie de son identité professionnelle de médecin est déjà en place. Lors de ce « moratoire psychosocial », l’étudiant remet en question son identité de médecin pour tenter de l’adapter à sa nouvelle identité de psychiatre. Comme le soulignent certains auteurs, l’enjeu de la formation réside dans cette remise en question : « dans ce processus, les informations reçues et la construction de sa personnalité au contact de ses maîtres jouent un rôle fondamental […], l’orientation thérapeutique et l’idéologie du psychiatre se construisent en partie tout au long de sa formation et deviennent de plus en plus similaires à celles de ses professeurs. Le type d’activités réalisées pendant la formation, la pratique, modifient son idéologie » [5].
Processus et étapes de la construction identitaire du psychiatre
10Certains auteurs, principalement d’orientation psychanalytique, se sont intéressés aux processus en jeu dans la construction identitaire de l’interne et aux étapes de celle-ci. Klagsbrun [6] et Drucker et al. [7] se sont ainsi essayés à décrire différentes phases au cours de l’internat : tout d’abord une phase d’acceptation sans critique de ce qui est enseigné en début de formation, suivie d’une phase constituée de critiques et de plaintes avec un sentiment d’insatisfaction, puis, en fin d’études, une phase d’intégration constructive. Holt [8] perçoit la période d’internat comme une phase d’évolution psychologique, où le choix de la médecine puis de la psychiatrie permet à l’individu de sublimer ses pulsions, soumettant les motifs asociaux, destructeurs et narcissiques à des motivations altruistes par la mise en place de divers mécanismes de défense. E.S.C. Ford [9] insiste quant à lui sur l’importance de l’évolution de l’identité personnelle au cours de la formation, rendue possible par les phénomènes d’identification et d’introjection. Plus récemment, Bischoff [10] montre comment les questions posées par les internes en formation durant leurs trois premiers mois d’exercice tournent autour de trois thèmes principaux : comment avoir confiance en soi, sur quelles bases avoir des critères propres d’évaluation, sur quelles bases définir son identité professionnelle. De cette première étape de l’apprentissage, qualifiée de « questionnante », et de la façon dont l’interne tentera de répondre à ces questions, dépendra l’expérience ultérieure. Plusieurs façons de dépasser ces questions sont envisagées par Naudin et Azorin [11] : « désaveu de ce questionnement dans la foi en l’acte purement médical de la prescription ; résolution dans l’apprentissage précoce d’une technique de psychothérapie spécifique ; maintien à distance dans une activité théorisante ; sauvegarde par l’immersion dans l’expérience pratique ». Ces auteurs soulignent par ailleurs que « ces alternatives, loin d’être exclusives, représentent volontiers des options successives ou concomitantes dont le renouvellement, motivé par l’insatisfaction, équivaut à une réactivation de l’étonnement initial dans l’expérience pratique ».
11Insistant sur la particularité de la formation en psychiatrie, « situation unique dans l’ensemble des spécialisations médicales […] à l’interface du champ médical et du champ psychothérapeutique », des résidents belges ont mené une enquête [12] auprès des résidents de l’Université de Louvain s’intéressant, entre autres, à leur vécu identitaire. Trente-deux résidents ont participé à l’enquête, soit un taux de réponses de 45 %. Il leur était demandé de renseigner leur identité de soignant en lui conférant une note de degré d’importance croissante allant de un à sept. Les résidents belges se perçoivent avant tout comme psychiatre, la note moyenne étant de 6,16. Les identités de médecin (5,78) et de psychothérapeute (5,72) viennent en seconde position et se révèlent être très proches.
12En France, des sociologues de l’équipe Sésame-Cermes 3, en partenariat avec l’Association française fédérative des étudiants en psychiatrie (AFFEP), ont mené un travail de recherche qualitative par entretiens semi-directifs auprès d’une trentaine d’internes en psychiatrie concernant leurs conceptions et pratiques des psychothérapies et la place qu’ils leur donnent au sein de la psychiatrie [13]. L’appartenance de la psychiatrie à la médecine fait consensus chez les internes mais elle est déclinée de diverses manières, pouvant être soit totalement apparentée aux autres spécialités médicales, soit appartenir à la médecine tout en possédant une certaine spécificité ou, enfin, être totalement spécifique en raison du caractère particulier aussi bien des pathologies psychiatriques que de leurs prises en charge. Ces conceptions, quant à la place de la psychiatrie dans la médecine, sont en partie liées aux conceptions des internes sur la psychothérapie [13]. Le consensus sur la psychothérapie comme constitutive de l’identité du psychiatre s’accompagne d’une forte variabilité dans l’intensité des engagements en faveur de la psychothérapie, témoignant ainsi d’identités diverses allant de celle de « psychiatre » à celle de « psychothérapeute » ou encore de « médecin ».
Enseignement ? Apprentissage ? Transmission ?
13Se questionner sur le processus de formation implique de se questionner sur la pédagogie qui désigne l’ensemble des théories de l’enseignement, de l’apprentissage et de l’éducation. Nombreuses théories pédagogiques se sont succédées. Nous pouvons citer à titre d’exemple, et sans aucune prétention d’exhaustivité : la pédagogie traditionnelle, basée sur l’idée que la connaissance se transmet, la pédagogie active considérant que la connaissance s’acquiert et, enfin, la pédagogie constructiviste s’appuyant, quant à elle, sur l’idée que la connaissance se construit. À chaque théorie pédagogique correspondent une méthode pédagogique et un rôle assigné à l’enseignant et à l’élève (tableau 1).
Rôles de l’enseignant, de l’étudiant et méthodes privilégiées des diverses théories pédagogiques
Rôles de l’enseignant, de l’étudiant et méthodes privilégiées des diverses théories pédagogiques
14La littérature sur la formation en psychiatrie emploie parfois le terme d’apprentissage, parfois celui d’enseignement, et parfois enfin celui de transmission.
15Le terme d’enseignement renvoie à un savoir théorique, dénué de tout aspect pratique. Il fait référence à l’acquisition de connaissances.
16L’apprentissage, quant à lui, renvoie à l’acquisition d’un savoir-faire, c’est-à-dire au processus d’acquisition de pratiques, de compétences et d’attitudes par l’observation, l’imitation, l’essai, la répétition, etc. Il s’oppose, tout en le complétant, à l’enseignement.
17Il en va différemment pour le terme de transmission qui renvoie au mouvement qui existe entre un émetteur et un récepteur. Il nous semble donc pouvoir s’appliquer aussi bien à la dimension du savoir, qu’à celle du savoir-faire, mais aussi à celle du savoir-être, permettant ainsi d’intégrer la dimension subjective inhérente au métier de psychiatre. En effet, l’art thérapeutique en situation, comme sa transmission, ne peuvent renoncer à leur caractère non reproductible. Ainsi l’imitation et la répétition d’un savoir-faire, bases de tout apprentissage, s’enrichissent-elles alors d’une dimension unique, subjective et interindividuelle.
18Une des particularités de la formation en psychiatrie est d’associer enseignement, apprentissage et transmission en incluant une dimension subjective au savoir et au savoir-faire. Cela pose des problèmes pédagogiques différents de ceux liés uniquement à l’enseignement et à l’apprentissage. L’autre particularité de la psychiatrie est que la pratique n’est pas qu’une application simple et précise de la théorie. Il existe en psychiatrie des savoir-faire qui se réfèrent à des savoirs, des pratiques liées à des théories et leurs articulations respectives sont complexes. En effet, la théorie psychiatrique, ou plutôt les théories psychiatriques apparaissent plus comme des « fragments de théorie » que comme un support cohérent et global. C’est la pratique qui vient jouer le rôle unificateur et structurant des fragments de théories [14].
19La formation en psychiatrie repose sur différentes voies de transmission : le langage écrit, le langage oral ou digital, et le langage non verbal ou analogique. Ces deux dernières voies sont issues de l’expérience de la rencontre. Dans un souci de clarté, nous distinguons ici ces trois voies de transmission, mais elles sont souvent intriquées et co-existent en permanence.
20Le langage écrit, qui a la particularité d’être le support à la fois des théories les plus anciennes écrites par les « auteurs classiques » et des découvertes et recommandations les plus récentes, renvoie principalement à la connaissance et au savoir. Cette voie de transmission est de nos jours accessible, il ne tient qu’au futur psychiatre de se la procurer.
21Le langage oral ou digital (en reprenant la comparaison de l’école de Palo Alto) est l’autre voie de transmission du savoir, mais est aussi le support privilégié de la transmission du savoir-faire, qu’elle s’intègre dans une relation maître-élève ou dans une relation de compagnonnage. Dans sa thèse sur la transmission orale et la formation des internes en psychiatrie, Anne Révah-Lévy a mené une enquête qualitative auprès d’élèves et de formateurs, s’intéressant à différents aspects de la rencontre et de cette voie de transmission. La question de l’intransmissible a été posée. Elle renvoie chez les formateurs à l’envie de transmettre (faisant référence à la dimension intime du savoir qui reste propriété du formateur) mais aussi à sa possibilité, à sa capacité à transmettre. Du point de vue des internes, il n’est pas question d’intransmissible mais de non transmis, celui-ci créant un espace vide témoignant que la transmission orale ne peut répondre à toutes les questions [14].
22Cela nous amène à évoquer la troisième voie de transmission, le langage non verbal ou analogique (gestes, postures, silences, etc.) via l’observation du formateur par l’étudiant. Elle est par définition silencieuse et ne donne pas lieu à une communication didactique, mais laisse des traces importantes chez l’étudiant en termes de vécus et d’éprouvés, en termes d’identifications et de contre-identifications.
Mouvements et enjeux psychiques de la formation
23Parler de la formation ne peut faire l’économie d’un détour par un questionnement sur les mouvements psychiques en jeu dans tout processus de formation, indépendamment de l’objet de celle-ci.
24Nous nous appuierons entre autres sur le livre de René Kaës intitulé « Le travail psychique de la formation » [15] dans lequel il développe, à partir de l’expérience de formation au psychodrame de groupe, les fantasmatiques inconscientes qui soutiennent le processus de formation chez l’« étudiant » et chez le « formateur ». Il articule ainsi la formation avec la pulsionnalité, la scène et le roman des origines, l’incestualité, la filiation et l’affiliation, se demandant à quelles représentations, à quels affects et à quels mouvements régressifs renvoie la formation. Est-ce à celle de l’embryon, de l’image de soi, de l’adolescence ou d’autres moments de passages et de crises ?
25Quelles que soient les réponses à la question posée par Kaës, la formation mobilise chez le formateur et chez le sujet en formation le travail des pulsions antagonistes et complémentaires : pulsions narcissiques et pulsions dirigées vers l’objet, pulsions de mort (dé-former) et pulsions de vie (former).
26Freud parle du désir d’apprendre et de comprendre, de l’envie de savoir, comme d’une pulsion : « pulsion épistémophilique » en lien avec la pulsion de vie. Ce désir de savoir est de nature transgressive. Dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle », il explique comment l’enfant éveille son intelligence en s’intéressant aux problèmes sexuels, renvoyant eux-mêmes à la question des origines [16]. L’interne en formation est animé par cette pulsion comportant une dimension réflexive, « se former », et une dimension passive, « être formé ».
27Se former, c’est hériter et s’approprier un héritage. Selon Kaës, il existe deux pôles dans ce travail de l’héritage : « l’un centré sur le sujet lui-même (narcissique) avec le partage de l’origine (on provient des mêmes parents, du même organisme de formation, etc.) ; l’autre centré sur la relation (objectal) avec le partage des objets d’amour (parents, formateurs, etc.). Chacun hérite alors à la fois d’une part, de l’origine et, d’autre part, de l’amour parental. Ces parts sont à partager avec d’autres, ce qui pose les questions de la place des formés et des formateurs » [15].
28Être formé, c’est hériter de façon passive. C’est recevoir.
29Quant à former, c’est transmettre un héritage, opération s’animant principalement par les mouvements de transfert et de contre-transfert. Il renvoie à la pulsion de transmission.
Travail psychique chez l’étudiant
30Tout processus de formation implique inéluctablement chez l’étudiant des mouvements psychiques divers. Selon Sharaf et Levinson [17], l’incompétence initiale amène les étudiants à chercher auprès de leur « mentor » à la fois un modèle mais aussi, à un niveau inconscient, une figure magique participant d’un fantasme de future omnipotence. Au delà de cette quête, les mécanismes d’identifications et de contre-identifications, les dynamiques de filiation et d’affiliation, les remaniements narcissiques et les rivalités fraternelles sont des éléments inévitablement à l’œuvre dans la formation [15]. La manière dont ils seront vécus par l’étudiant sera source de plaisir mais aussi de souffrance. « Ludique, maturante et narcissisante » [15] de par l’accompagnement de sa propre croissance psychique, l’approfondissement de la connaissance de soi, le plaisir de faire sien un héritage fondateur et de se constituer un maillon d’une chaîne de transmission, mais aussi de par « la remise au travail des parts structurantes et apaisantes du complexe fraternel » [15], la formation peut néanmoins devenir source de « souffrance » : risque de se perdre en étant déformé sous l’emprise de l’autre ; déception de n’avoir pas assez reçu ; douleur et anxiété liées à la réactivation du complexe fraternel et des failles narcissiques ; travail de désillusion ; violence de la nécessaire expérience de solitude dans la formation, etc.
Fonctions du formateur
31La fonction du formateur ne se résume ni à un rôle de transmission d’un héritage, ni à celui de support des identifications et contre-identifications (figure de l’altérité, du semblable, du rival, de l’adversaire, de l’idéal, etc.). Il a aussi une fonction de soutien aux processus de croissance et de transformation. Entre le « soutenir » et le « lâcher », la position du formateur est loin d’être évidente. Un soutien excessif entraîne un risque d’intrusion et de prévalence des rapports d’emprise, un soutien insuffisant expose au risque d’angoisses destructrices et dépressives, avec un risque d’abandon de la formation [15]. Le plaisir de transmettre et d’accompagner l’étudiant dans ses différentes transformations est aussi associé à une potentielle « souffrance » chez le formateur : déception de n’avoir pas réussi à transmettre, crainte d’assister à un abandon de la formation, douleur de l’éventuelle non reconnaissance de la formation acquise par l’étudiant, travail de deuil de l’enfant idéal, etc. En dépit de l’intensité des mouvements psychiques en jeu dans la formation, tant chez l’étudiant que chez le formateur, la position META du formateur doit lui permettre de garantir le dispositif de la formation et d’en accompagner le processus [15].
Relation « maître élève », relation de « compagnonnage »
32En psychiatrie, la littérature sur la relation entre un enseignant et un étudiant utilise majoritairement deux termes, celui de relation « maître élève » et celui de relation de « compagnonnage ».
33Cette relation « maître-élève » renvoie à la question de la singularité du lien et de la dynamique de la relation entre celui qui reçoit et celui qui transmet. Elle comprend, comme nous l’avons vu précédemment, des enjeux intrapsychiques, mais aussi des difficultés intersubjectives qui méritent d’être évoquées. Ainsi, des mécanismes œdipiens sont réactivés et interviennent dans l’acceptation ou la contestation du savoir transmis [1]. Un double mouvement de reconnaissance se rejoue dans la relation filiative entre le maître et son élève : pour les formateurs, de la place du formé dans la continuité narcissique dont il est un moment du trajet ; pour la personne en formation, de sa propre position dans l’ordre des générations. Cette relation renvoie par ailleurs nécessairement à la question de la dette pour chacun des protagonistes, dette de l’élève envers son maître liée à ce qui lui a été transmis, dette du maître envers son élève, qui a fait de lui un « maître ». Enfin, cette relation est basée sur une double exigence décrite en ces termes par Kress : « L’enseignement du maître n’est pas inépuisable et l’élève est par définition perfectible. L’élève n’est pas seulement destiné à égaler le maître, mais aussi à devenir différent. Il est soumis à l’exigence du maître. Cette exigence se double du risque de rivalité […] et est à double sens. Ces exigences sont impitoyables, toujours doublées de la critique et de la menace de rejet » [18].
34La relation de compagnonnage fait davantage référence à l’apprentissage qu’à l’enseignement. Indispensable à l’apprentissage de la pratique clinique, elle a une place primordiale dans la formation de l’interne dont « le pivot est l’autorisation que lui accordent le psychiatre et le patient d’être le témoin de leur relation » [19]. D’une autonomie totale, nécessairement angoissante, à un encadrement strict et contraignant, la liberté qui est consentie à l’interne, et que celui-ci prend, est intimement liée à cette relation de compagnonnage qui se tisse entre les deux protagonistes.
Particularités des théories en psychiatrie
35Nous nous appuierons ici sur les travaux du Pr Kress s’intéressant aux rapports subjectifs qu’entretiennent le psychiatre, et donc l’étudiant et l’enseignant en psychiatrie, avec les théories de sa discipline [20].
36La théorie en psychiatrie a cette unique caractéristique d’avoir pour support de réflexion et pour objet, via la maladie psychiatrique, le psychisme lui-même. En effet, « tout système explicatif de la maladie mentale implique une conception générale du fonctionnement psychique ». Cette représentation du fonctionnement psychique est nécessairement subjective : « la théorie n’est plus un simple instrument de son action, mais un objet qui concerne sa subjectivité » [3].
37Le futur psychiatre débute son internat avec des idées préconçues, avec une représentation, plus ou moins floue, du fonctionnement psychique. Les rencontres qu’il fait durant son internat avec ces théories viennent modifier ces représentations et sont de divers ordres, sans chronologie clairement établie. La première attente de l’étudiant envers les théories est l’espoir d’y trouver une explication de ce qu’il observe dans sa pratique, espoir lié à un certain désir de maîtrise. L’étudiant cherche ensuite à élaborer ce qu’il rencontre dans sa clinique en s’appuyant sur une ou des théories. Il peut enfin être amené à souhaiter étendre l’une des théories, à la développer, ce qui implique alors que « les mécanismes ayant déterminé l’adhésion subjective soient devenus méconnaissables » [3].
38Le lien qu’entretient l’étudiant avec la ou les théories suscite aussi bien le « désir » que l’« effroi ». Le désir de savoir est en lien avec le savoir sur le désir [21]. L’« effroi » ou « inhibition phobique à l’égard de la théorie » est liée à la dimension transgressive du désir de savoir, ainsi qu’aux rapports « aux idéaux et à la position de maîtrise ». Ce lien amène à s’interroger sur le « pouvoir de séduction des théories », qui peut être relié au transfert lorsque la théorie est développée par un grand auteur, ou aux particularités de son écriture si la théorie passe par un texte, mais ne peut se limiter à cela. Le pouvoir de séduction de la théorie est autrement plus complexe et fait nécessairement appel à d’autres dimensions inconscientes.
39Les particularités de la théorie en psychiatrie modifient par ailleurs les rapports qu’entretient l’enseignant aux théories de sa discipline mais aussi à ses élèves. En effet, la frontière entre le désir de transmission et le désir de développement d’une théorie est floue, tout enseignant étant ainsi à risque de voir la théorie qu’il souhaite transmettre se transformer en idéologie ou en doctrine. Son pouvoir de transmission devient alors pouvoir de conviction. Ce que nous évoquons ici est valable pour toute situation d’enseignement ou de formation, mais prend une valeur toute particulière lorsque le savoir porte sur le fonctionnement psychique.
Conclusion
40Brisset assigne à la formation en psychiatrie un triple rôle : « l’apprentissage de la pratique, l’acquisition des connaissances, la mise en question de la personne du psychiatre » [22]. La mise en question de la personne du psychiatre relève à nos yeux de deux axes distincts, celui de la supervision et celui de la démarche personnelle de psychothérapie (indépendamment de son orientation). La formation en psychiatrie associe ainsi : acquisition de connaissances qui renvoie au savoir, apprentissage d’une pratique qui renvoie au savoir-faire, supervision et démarche personnelle de psychothérapie.
41Les deux premiers axes sont des éléments incontournables de la formation. L’acquisition de connaissances passe selon Bourdieu par trois statuts, un premier d’extériorité, un deuxième d’intériorité et un troisième de retour à l’extériorité ; processus qu’il nomme « intériorisation de l’extériorité » [23]. L’apprentissage de la pratique repose, nous l’avons vu, sur l’expérience et sur la relation de compagnonnage. La supervision nous est apparue, de par sa spécificité, comme un axe à part entière de la formation. Selon Kress, la formation des psychothérapeutes comporte deux versants, l’un épistémique, l’autre concernant les modifications subjectives du psychothérapeute produites par l’expérience même de l’activité psychothérapeutique [24]. La supervision relève de ce second versant, elle est l’espace pour penser ces modifications. Enfin, nous inspirant des modèles étrangers de formation, nous avons pris le parti de considérer la démarche personnelle de psychothérapie comme un des quatre axes de la formation au métier de psychiatre. L’enquête sur la formation aux psychothérapies menée par l’AFFEP [25] avait montré qu’un quart des internes de quatrième année a fait une cure type ou une psychothérapie d’inspiration psychanalytique. Même si les motivations ne pouvaient se résumer à un souhait de formation, cette démarche représente un atout et un complément de formation particulièrement intéressants.
42L’articulation du savoir au savoir-faire et la balance entre ces axes de formation sont les principaux enjeux de la formation des psychiatres. Il s’agit de trouver un juste équilibre, sans excès ni vers la pratique pure qui serait un non-sens, ni vers la théorie pure qui relèverait de l’obscurantisme [26]. Définir ce que serait une bonne formation en psychiatrie paraît utopique et illusoire. En revanche, les nombreuses spécificités évoquées auparavant nous amènent à réfléchir à ce que serait une mauvaise formation. Deux aspects semblent se dégager, l’un inhérent à la relation de l’élève au maître, l’autre inhérent à la relation de l’élève au savoir. Un modèle de formation trop rigide, basé sur une relation d’emprise entre le maître et l’élève expose aux risques d’intrusion et d’aliénation. Le processus de transformation est alors arrêté et devient un processus de formatage ou de déformation. Un modèle de formation trop lâche, où le lien entre l’élève et le maître n’est pas structurant, expose à des angoisses destructrices et dépressives, avec potentiel abandon de la formation. Par ailleurs, l’utilisation excessive du savoir, détachée de toute pratique relève de la doctrine, de l’idéologie. Il devient alors pour l’élève en difficulté « une cuirasse doctrinaire et exclusive, lui permettant de se défendre contres les affects et les représentations insupportables surgissant dans la relation avec le patient » [20]. À l’opposé le rejet du savoir, lié à l’effroi et à l’inhibition phobique qu’il peut susciter, est un autre risque de cette relation, un non-sens et un danger dans l’exercice de notre métier.
43Conflits d’intérêts : aucun.
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Mots-clés éditeurs : apprentissage, transmission du savoir, relation pédagogique, identité professionnelle, formation médicale, interne hospitalier, enseignement, processus psychique, psychiatrie, évolution
Mise en ligne 15/03/2013
https://doi.org/10.1684/ipe.2013.1012