Notes
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Praticien hospitalier, hôpital du Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69677 Bron Cedex
<jean-pierre.salvarelli@ch-le-vinatier.fr> -
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Classification internationale des maladies (CIM, en anglais International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems, ICD), dont l’appellation complète est Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes.
1Chaque période de l’histoire, et la nôtre n’y fait pas exception, a estimé que non seulement elle était devenue scientifique, par l’introduction notamment de la mesure et de la quantification, mais qu’elle l’était sûrement, et que par ailleurs, l’achèvement du savoir ne tarderait guère.
2Depuis son origine, la psychiatrie n’a certainement jamais occupé une place aussi importante tant au sein de la médecine que de la société. Jamais elle n’a été aussi intriquée socialement avec les pouvoirs décisionnaires et de pensée qu’aujourd’hui. Jamais le « peuple psy » (Daniel Sibony), si on y adjoint tous les professionnels de ce que l’on nomme la santé mentale, n’a été si nombreux. Jamais le fait et la théorie psychiatriques n’ont à ce point été populaires, à tous les sens du terme, ni participé à la vie courante de tout un chacun. Et pourtant, un certain « malaise dans la psychiatrie » perdure et persiste.
3En France, les rapports, les plans, les enquêtes de, par ou sur la psychiatrie et la santé mentale, sur ses pratiques, sur son organisation, sur les maladies mentales se multiplient, sans que ces travaux ne permettent de dégager un consensus ou ne se voient concrétiser en une quelconque mise en pratique.
4Nous pourrions affirmer sans trop de crainte d’être contredits que la pratique psychiatrique actuelle, pour le plus grand nombre d’entre nous, repose sur ce que l’on nommera un « empirisme radical » (William James). Devant les exigences que nous rencontrons tous les jours dans notre exercice et auxquelles l’ensemble des théories, qui ont constitué notre discipline, se trouve dans l’incapacité de répondre de manière exhaustive et cohérente, nous avons, tout un chacun, constitué une théorie personnelle de la pathologie mentale, sorte de « théorie implicite », accumulé un savoir propre, composé d’agrégats théoriques et pratiques, provenant d’idéologies diverses et parfois contradictoires, confrontés que nous sommes à une double nécessité : d’une part, répondre médicalement aux demandes des patients que nous rencontrons et, de l’autre, nous permettre d’établir une cohérence interne apparente permettant la rencontre avec un autre.
5Il s’est produit une distanciation entre les corpus théoriques et les pratiques qui en sont issues, devenues singulières, et provoquant un effet de balkanisation de la psychiatrie, qui dès lors se trouve menacée dans sa cohérence et sa cohésion.
6Cette sorte d’artisanat, qui tente de concilier, au sein de pratiques singulières, des théories fort différentes, laisse dans l’exercice quotidien la possibilité à chaque praticien, confronté à chaque patient, un choix ouvert concernant la clinique, la prise en charge et la thérapeutique, artisanat qui se retrouve de plus en plus éloigné de la standardisation scientifique. Les critères de ce choix demeurent individuels, déterminés et ancrés dans l’histoire personnelle et médicale de chaque psychiatre, entraînant ainsi une grande hétérogénéité de réponses que viennent interroger aujourd’hui, plus qu’hier, la science, le reste de la médecine, le social et le politique, mais aussi les patients eux-mêmes et leurs familles.
7Les trois courants, biologique, psychologique et social, au confluent desquels s’est constituée peu à peu la psychiatrie, ont structuré, modifié et continuent de le faire, en fonction de leurs influences et pouvoirs respectifs, l’aspect et l’identité de notre discipline. Le consensus mou actuel du modèle bio-psycho-social de notre spécialité, énonçant une origine multifactorielle des troubles, représente un territoire auquel l’absence de théorie unifiée permet à l’ensemble des psychiatres de s’y retrouver un temps. Ce modèle repose pleinement sur la nécessité constatée d’une superposition, d’un entrelacement, voire d’une complémentarité, des techniques de soins.
8En le caricaturant, c’est accorder au psychiatre, selon ses intérêts, et les nécessités du terrain, un rôle de médecin, de psychologue ou de travailleur social. C’est aussi dans l’ambiance totalisante du Diagnostic and statistical manual of mental disorders (DSM), le moyen de continuer à spécifier la psychiatrie par sa référence à une certaine question psychopathologique.
9La psychiatrie est depuis son origine en recherche d’identité et remanie sans cesse ses théories, ses pratiques et son champ d’intervention.
10Nous pourrions dire aujourd’hui de la psychiatrie, ce que saint Augustin disait du temps : « Qu’est-ce que en effet que le temps ? Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explication ? … Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus » [1]. C’est cette difficulté que nous allons tenter d’aborder avec vous de notre position de psychiatre, position nous croyons des plus difficiles à tenir. Nous nous excusons par avance d’un certain anthropomorphisme de notre discours que nécessite sa forme ; la science, la psychiatrie ou la société n’ont bien évidemment pas d’intentionnalités.
D’où venons-nous ?
11Toute l’histoire de la psychiatrie pourrait être revisitée, et c’est ce que nous allons essayer de faire, au travers d’une nécessité et d’une difficulté : celles de proposer un modèle unifié rendant compte des pratiques de soins. G. Lantéri-Laura décrit ainsi les étapes historiques traversées par la psychiatrie sous la forme de trois paradigmes.
12Le premier paradigme, dans le sillage de Pinel et d’Esquirol et jusqu’au milieu du xixe siècle, est celui de l’aliénation mentale, maladie mentale unique, décrite par une théorie unique et traitée par des médecins « spéciaux » avec un traitement, le « traitement moral », en un lieu, l’asile. C’est aussi le temps où la psychiatrie française occupe une place prédominante dans le monde.
13Au début du xixe siècle, au moment où la médecine se réforme, dans son idéologie, par l’intermédiaire de l’anatomopathologie, et dans son enseignement, en imposant une formation commune à la médecine et à la chirurgie, une médecine spéciale apparaît qui donnera naissance à la psychiatrie.
14Spéciale elle l’est d’abord, parce qu’elle s’isole de ce qui est encore « la médecine » qui devient alors générale en créant une certaine rupture dans la vision de la folie et de l’être humain ; spéciale elle l’est ensuite, car elle n’abandonne pas son aspect ontologique, se retrouvant ainsi à contre-courant du reste de la médecine qui fait aussi sa révolution ; spéciale elle le sera encore car elle continuera de se différencier des autres spécialités médicales qui lui feront suite, ne se définissant pas plus par l’organe ou l’appareil atteint, que par les agents pathogènes, mais pas davantage par l’anatomopathologie que par l’étiologie ; spéciale elle l’est enfin, car elle va unir une pratique médicale et une pratique sociale.
15La psychiatrie se trouve alors délimitée dans la mesure où les sujets dont elle s’occupe ont en commun des singularités tant de l’expérience vécue que du comportement. Expérience vécue et comportement, la problématique est posée d’emblée, déterminant ainsi une des bases de sa dichotomie et des conflits qui continuent de l’agiter aujourd’hui.
16En affirmant que l’aliénation mentale est une maladie, Philipe Pinel permet son entrée dans le champ de la pathologie et va légitimer l’appartenance de la folie au monde médical. Comme le note Swain, si Pinel a été pour la mémoire collective l’homme d’un geste, il fut pour ses contemporains l’homme d’un livre ([2], p. 39-40) et on admet que la psychiatrie sous sa forme moderne et scientifique médicale est née symboliquement avec l’ouvrage paru en 1801, Traité médico-philosophique de l’aliénation mentale ou la manie.
17Médecin, Pinel ne se réfère à ses maîtres que pour mieux s’en éloigner, et c’est à des hommes « étrangers aux études de médecine, et dépourvus des connaissances préliminaires de l’histoire de l’entendement humain » ([3], p. XXVIII), et non au « médecin borné le plus souvent » ([3], p. XXVIII) qu’il affirme devoir son savoir sur l’aliénation mentale basé sur un empirisme de circonstance.
18Dans cet ouvrage, Pinel tente de réunir la médecine et la philosophie, séparées depuis l’Antiquité ; le médecin s’attribuant le corps et le philosophe se réservant l’âme. La médecine mentale est dès son origine médicale et philosophique, et est une médecine du corps et de l’âme.
19Ainsi, la médecine mentale s’est instituée dans une curieuse situation de porte-à-faux par rapport au reste de la médecine. Au moment même où s’impose la médecine « scientifique » moderne, cette médecine clinique issue de l’anatomopathologie et de « l’ouverture de quelques cadavres », l’aliénisme avec Pinel recherche dans la médecine du xviiie siècle, et sa vision ontologique de la maladie, le modèle de ses nosographies et la formule de son approche pratique. Classification des symptômes, des pathologies, recherche d’une étiologie morale des maladies mentales, prépondérance du traitement moral sur les moyens physiques, forment, au début du xixe siècle, un ensemble certes cohérent, mais décalé et comme en retard (déjà diraient certains) par rapport aux critères de la science qui s’imposent au même moment en médecine.
20Dans la suite de Philippe Pinel et d’Esquirol, de fait premier psychiatre s’il en fut un, va se créer une découpe originale de la médecine et du corps médical, le groupe des médecins aliénistes. Cette spécialité bénéficiera d’une formation homogène, décalée par rapport à l’enseignement des facultés, et d’un statut, longtemps unique en médecine, de fonctionnaire à temps plein directement nommé par le pouvoir central et rattaché à une institution hospitalière. C’est aussi une médecine spéciale du fait du statut particulier que conserveront longtemps les médecins en charge de l’appliquer.
21Le fou s’installe avec Pinel dans son statut de malade ; la sociologie et l’ethnopsychiatrie ayant démontré depuis que la maladie ne prend sa valeur, sa réalité, sa signification de maladie qu’à l’intérieur d’une culture, d’une société qui la reconnaît comme telle [4]. Et comme l’énonce Pinel : « L’heureuse influence exercée dans ces derniers temps par la médecine sur l’étude des autres sciences ne peut plus permettre aussi de donner à l’aliénation le nom général de folie, qui peut avoir une latitude indéterminée et s’étendre sur toutes les erreurs et travers dont l’espèce humaine est susceptible, ce qui, grâce à la faiblesse de l’homme et à sa dépravation n’aurait plus de limite. Ne faudrait-il pas alors comprendre dans cette division toutes les idées fausses et inexactes qu’on se forme des objets, toutes les erreurs saillantes de l’imagination et du jugement, tout ce qui irrite ou provoque des désirs fantasmatiques ? Ce serait alors s’ériger en censeur suprême de la vie privée et publique, embrasser dans ses vues l’histoire, la morale, la politique, et même les sciences physiques dont le domaine a été si souvent infecté par des subtilités brillantes et des rêveries » ([3], p. 128-9). Voilà, tout est en quelque sorte déjà dit et écrit…
22Quelles que soient les interprétations données à cette naissance et à ce paradigme, de celle de Michel Foucault à celle de Gladys Swain, toutes mettent en évidence, la reconnaissance par Pinel d’un « sujet de la folie ». L’aliénation ne fait pas disparaître complètement la subjectivité, la raison, l’humanité de l’homme qui en est atteint.
23De son origine à nos jours, la problématique double qui détermine le mouvement psychiatrique semble la même : d’une part, la psychiatrie est une spécialité médicale qui s’est constituée en médecine spéciale, c’est-à-dire dans un rapport à la fois essentiel et impossible à la médecine, car d’elle dépend son existence avec le risque de banalisation médicale et donc de disparition que cela comporte (notamment dans une assimilation organique, neurobiologique, de son domaine) ; et, d’autre part, la psychiatrie a pour fonction de réduire une pathologie relationnelle, de traiter des troubles psychiques, et se trouve donc sous la menace de se diluer dans le psychologique, voire dans le pédagogique ou le social.
24Le deuxième paradigme est celui des « Maladies Mentales » qui perdure jusqu’aux années 1920 où, dans les suites de Falret, la séméiologie psychiatrique, influencée par le positivisme et l’anatomopathologie, va se rapprocher de la séméiologie médicale. À la multiplicité des maladies, répondent alors la multiplicité des étiopathogénies et la multiplicité des traitements.
25En 1845, Grieisinger écrivait « les maladies mentales sont des maladies du cerveau », entendant par le biais de son déterminisme biologique ancrer la psychiatrie au sein de la médecine scientifique. C’est la période où se développe une certaine domination de la psychiatrie de langue allemande, avec, pour ne citer qu’eux, Kraepelin, Bleuler mais aussi bien entendu Freud.
26Lorsqu’avec la soutenance de sa thèse le 21 novembre 1822 intitulée « Recherches sur les maladies mentales » qui porte sur six cas, Antoine-Laurent Bayle démontra que la paralysie générale, se manifestant par des troubles psychologiques et comportementaux caractéristiques, était due à une lésion cérébrale particulière visible à l’autopsie, à savoir une inflammation chronique des méninges, l’« arachnitis chronique », il éveilla l’espoir que ce cas exemplaire pourrait être étendu à toute la médecine mentale. Il s’agit alors d’une entité neuropsychiatrique de causalité organique correspondant au modèle médical idéal, issu de l’anatomopathologie, qui s’oppose aux théories de Pinel et de l’aliénation mentale, processus unique.
27On présente cette découverte comme la première cause organique identifiée d’une maladie mentale. Mais il est bon de rappeler qu’en 1822, on ne connaît que peu de choses de la topographie du cortex hormis la « phrénologie » de Gall, base scientifique peu fiable on en conviendra, si bien que la localisation éventuelle des lésions demeure impossible ; et on ignore tout de la notion de neurone, même si les fibres nerveuses sont alors étudiées, si bien qu’il ne pouvait s’agir d’histopathologie. En 1822, l’étiologie syphilitique n’est pas évoquée par Bayle qui croit à une congestion cérébrale, et Magnan défendra longtemps l’éthylisme comme étiologie de la maladie, d’autant plus que l’on devra attendre plus de 70 ans pour disposer de la ponction lombaire et de la sérologie de Bordet-Wassermann et davantage encore pour l’isolement par Shaudin de l’agent en cause, le tréponème pâle. C’est Alfred Fournier qui le premier en 1879 dans son ouvrage La Syphilis du cerveau soutient l’hypothèse d’une nature syphilitique de la paralysie générale. Mais, ce n’est qu’en 1913 que la cause infectieuse sera confirmée formellement par Noguchi et Moore grâce à la découverte de tréponèmes pâles dans l’encéphale de paralytiques généraux décédés. Ainsi, la détermination de la première cause organique des maladies mentales ne l’avait pas été avec tous les critères scientifiques qu’elle aurait dû exiger.
28Elle prend pourtant valeur de modèle tout au long du xixe siècle, et cela notamment car elle représente l’emblème d’un mouvement idéologique qui devait permettre l’identification de toute la psychiatrie à la médecine nouvelle, à la recherche de cette légitimité scientifique que confère le modèle anatomoclinique, dans sa relation de causalité entre une lésion anatomique spécifique et un ensemble symptomatique.
29Nous en sommes encore là en psychiatrie, cette recherche continue.
30L’anatomie permet de donner une base factuelle à la médecine. Elle va faire passer la médecine du temps, de l’histoire chronologique de la maladie, à l’espace, à la recherche et à la localisation des lésions. De l’histoire à la géographie en quelque sorte…
31Cette fin de xixe siècle, c’est aussi le moment où Sigmund Freud énonce les principes fondamentaux de la psychanalyse qui amènent à une refondation de la clinique psychiatrique, de sa pratique, de sa nosologie et de sa thérapeutique.
32C’est un même mouvement, animé à la fois par la psychanalyse à ses débuts et par la séméiologie neurologique qui va permettre de caractériser un grand nombre d’affections mentales, névroses, psychoses, au sein d’une nosographie que nous sommes encore nombreux à utiliser de nos jours.
33Par ailleurs, l’aliénisme devenu psychiatrie et « médical » se développe de manière concomitante avec l’hygiène publique assumant à partir de ce moment-là, dans la lignée de Bénédict Augustin Morel et de sa théorie de la dégénérescence, des missions d’ordre public et fait son entrée, par l’intermédiaire notamment de l’expertise, au sein même de la société. La psychiatrie n’a plus dès lors la folie comme objet exclusif.
34Le troisième paradigme, celui des grandes structures psychopathologiques, et dont la psychiatrie garde encore la trace, se déroule des années 1920 aux années 1980. Il tend à concilier le retour à une certaine unicité des pathologies tout en maintenant des subdivisions. L’unité repose sur la notion de structure empruntée à d’autres champs de connaissances que la psychiatrie, au premier rang desquelles la théorie de la forme en psychologie, l’anthropologie sociale et la linguistique structurale. La structure y est définie comme organisation des éléments, irréductible à la somme de ses parties.
35Henri Ey offre à la psychiatrie le modèle « organodynamique », « exemple particulièrement élaboré de l’emploi du point de vue structural » ([5], p. 182) fortement inspiré de la théorie de la forme et comme psychopathologie, une « pathologie de la liberté ». Quelles que soient les critiques que ce modèle a pu générer, on se doit de reconnaître qu’il s’agit là du dernier grand modèle « psychiatrique ».
36Mais, de fait, on assiste, lors de cette période, à une certaine « balkanisation » de la psychiatrie. La psychiatrie n’est plus dans la capacité d’offrir un modèle explicatif global et unifié des différentes pathologies qui la constituent, G. Lantéri-Laura parle alors de « psychopathologies régionales » ([5], p. 199).
37Avec un certain renoncement à un modèle unique, voire unifié, avec donc des « épistémologies régionales » ([5], p. 77) se construit ce qu’on a pu nommer une « psychiatrie postmoderne » au sein de laquelle « les repères psychopathologiques se sont multipliés, sans qu’aucun d’entre eux put s’imposer à tous les autres » ([5], p. 207).
38Avec le développement des outils thérapeutiques en psychiatrie, ce troisième paradigme tente d’articuler des pratiques validées, mais hétérogènes les unes aux autres, à des troubles homogènes dans un retournement de la logique qui régnait jusqu’alors. Chaque théorie du fait psychiatrique répond à une approche thérapeutique :
- aux théories psychanalytiques, la psychanalyse et ses nombreuses techniques dérivées ;
- aux théories neurobiologiques, les médicaments et les différentes techniques « biologiques » ;
- aux théories de l’apprentissage, les diverses techniques cognitivocomportementales ;
- aux théories systémiques, les thérapies systémiques, de groupes ;
- sans oublier l’antipsychiatrie et la thérapie institutionnelle, etc.
39Comme le signale Jacques Hochmann, l’année 1980 n’est pas seulement celle de la publication du DSM-III mais aussi celle où le président américain Reagan, coupant les crédits fédéraux, met à mal la psychiatrie communautaire qui s’était développée aux États-Unis.
40C’est aussi le moment où un groupe de chercheurs de la faculté de médecine McMaster, au Canada, crée le terme evidence-based medecine (EBM) pour désigner une stratégie d’étude clinique à partir de protocoles standardisés de la médecine fondée sur des preuves.
41C’est encore l’ère de ce qui a été nommé par Alain Badiou, la « deuxième Restauration », avec l’avènement d’une culture obsédée par le nombre et tournée vers la standardisation, l’homogénéisation et la normalisation.
42La création du DSM-III et son influence sur la pensée psychiatrique mondiale, et notamment sur la CIM 10 [2] de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), constituent, nous en faisons l’hypothèse, les prémices d’un nouveau paradigme, le quatrième, celui d’une théorie qui se généralise, d’un modèle unique comme renoncement au « modèle », celui d’un modèle diagnostique comme abandon d’une tradition psychopathologique de la psychiatrie, celui d’un modèle comme projet d’homogénéisation de la spécialité.
43Le terme de « maladie mentale », s’il est toujours employé dans les pratiques, a disparu des classifications psychiatriques officielles. Il apparaissait déjà significatif, que l’OMS qui reconnaissait que le terme « Trouble n’est pas précis » en justifie l’emploi en constatant que « le recours à d’autres termes tels que celui d’affection ou de maladie aurait soulevé des problèmes encore plus importants ». Cette évolution réintroduit, tout en tentant de la faire disparaître, l’ambiguïté du statut médical de la psychiatrie.
44À l’origine donc, outil de recherche, basé sur un modèle biomédical et évacuant toute considération sur l’étiologie des pathologies psychiatriques, le DSM-III se veut empirique et athéorique dans la description de « troubles » tout en assimilant les pathologies psychiatriques aux pathologies somatiques, ce qui, en soi, représente une théorie du registre du médical. Nous assistons à la mise en place d’une « métapathologie » [6], selon le mot de Foucault, qui étudierait la maladie mentale avec les concepts et les méthodes de la pathologie organique.
45Dans un formidable mouvement d’inclusion-exclusion au sein de la médecine, les promoteurs du DSM renoncent à l’objet même de la médecine : la maladie, au moment même où il est affirmé que la maladie mentale est une maladie comme une autre. Il est à repérer la paradoxalité de ce discours qui échoue au moment même où il s’énonce.
46Dans une démarche se voulant pragmatique et rationnelle, très intriquée à sa culture, l’école américaine visait à mettre en regard de tableaux cliniques, définis par un consensus entre psychiatres de même obédience, des protocoles de traitement spécifiques. Une telle corrélation pouvait alors constituer la porte d’entrée à des catégories de troubles, définis pragmatiquement, dont l’homogénéité serait apportée par la sanction thérapeutique et la recherche « biologique ». Ses contraintes étaient d’être opérationnelle, c’est-à-dire objective, privilégiant l’accord entre professionnels dans la reconnaissance des troubles plutôt que la spécificité des signes. Il s’agissait d’établir une série de diagnostics fiables.
47Cette nouvelle clinique psychiatrique est tentée de revenir à une perspective clinique purement descriptive et classificatoire au détriment d’une compréhension psychologique de l’individu. Comme l’écrit Henri Maldiney « L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Mais peu s’en aperçoivent, parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme ! ».
48La structuration du DSM et notamment les choix d’une clinique orientée vers la prescription de psychotropes, et de la description résolument comportementale d’un « trouble » déterminent un modèle privilégiant de fait la recherche en psychiatrie vers la neurobiologie, la psychopharmacologie et les approches se basant sur une action sur le comportement, facilement observable et évaluable.
49Ce projet a permis des avancées importantes dans notre discipline. L’écueil, d’aucuns diraient le projet, de la démarche du DSM, c’est qu’il ne permet pas un modèle « intégré » de psychopathologie générale qui permettrait de rendre compte de l’efficacité d’autres approches. Écueil, facilement contourné de nos jours, tant il est utilisé à ces fins, notamment par l’Inserm.
50Nous pourrions affirmer que nous assistons à un phénomène de circularité. Cette circularité s’exprime par le fait que le regard porté sur les faits est orienté par la théorie qui les sélectionne de manière ad hoc pour s’accorder avec des idées préconçues.
51D’un outil technique ajusté à un besoin et une nécessité de « classer » pour pouvoir expérimenter et développer la recherche en psychopharmacologie, ce manuel a lentement dérivé pour tenir lieu de modèle général de la psychiatrie, de concept révolutionnaire de la psychopathologie, en permettant une description simple et opératoire des troubles désormais assimilés à des entités pathologiques opérant ainsi un certain retour au modèle ontologique originel.
52À cela le modèle d’inclusion-exclusion continue de s’appliquer au sein même de la psychiatrie avec de fait la tentative de mise à l’écart d’une psychopathologie psychiatrique de la subjectivité, c’est-à-dire de la tentative de donner du sens aux divers destins individuels et à la souffrance des personnes, influencée par les théories sociales et politiques, marquée par la psychanalyse et soutenant depuis sa naissance la spécificité de la psychiatrie par rapport aux autres disciplines médicales ; cela au profit d’une psychopathologie d’un nouveau type, objectiviste et objectivante, d’aspiration scientifique et purement médicale.
53Tout en étant un champ de théories, de savoirs et de pratiques, « la psychopathologie comme fait de civilisation » ([6], p. 17), selon l’expression de Michel Foucault, rend compte de l’idée que la maladie mentale est aussi le produit des conditions historiques, et plus encore, d’un contexte culturel particulier. Il signifie par-là que la psychiatrie est liée à la définition des normes sociales et à ce qu’il nomme « les régimes de vérité » pour une société donnée à un moment donnée.
54En répondant à la demande sociale, la psychiatrie contribue à une socialisation de la médecine. En retour, elle assure une légitimité à la médicalisation des problèmes sociaux qu’elle permet de recoder. Pour ce faire, son savoir et ses pratiques doivent sans cesse s’éloigner de l’aliénation et de la folie pour se rapprocher d’une expertise des troubles, des comportements troublés, voire déviants, et ce, quel que soit le domaine de leur mise en acte.
55Les concepts fondamentaux de cette recherche clinique (hypothèse biologique, définition opérationnelle des troubles, rupture avec toute autre forme de clinique ou toute autre orientation de recherche) devenaient alors les concepts fondateurs d’une nouvelle psychiatrie : une psychiatrie qui pourrait enfin à la fois s’inscrire toute entière dans le modèle médical et se développer dans le champ social.
La psychiatrie est une médecine comme une autre
56La psychiatrie depuis son origine ne se conçoit qu’au sein de la médecine. Elle ne peut se départir de son appartenance au monde médical quand bien même elle revendique une certaine extraterritorialité. Les conditions et les modalités de son appartenance ont depuis toujours déterminé ses théories, ses pratiques et son développement.
57Les mouvements récents de la psychiatrie ne sauraient se détacher, au-delà des apparences, de l’évolution de la médecine en général et de la société dans laquelle elle se déploie.
58Dans notre civilisation, la médecine n’a cessé d’accroître son pouvoir d’intervention, certains diraient d’ingérence, et de contrôle social sur la santé des individus et des populations bien au-delà du champ de ses limites originelles que constituait la maladie.
59Le fait pathologique est variable dans l’espace et dans le temps, déterminé qu’il est, au sein d’une culture, par les sciences, les techniques, le social, le psychologique, le politique et l’économique.
60C’est l’existence de ce que l’on peut nommer, avec Ian Hacking, la « niche écologique » [7] d’un savoir culturel qui permet, dans une société donnée, aux concepts et aux théories scientifiques, ici médicales, de voir le jour ; concepts et théories qui par un effet de « feedback » remodèlent et recodent ladite société. Le médecin permet aux individus, désormais patients, voire usagers, d’exprimer leurs souffrances, de lui donner une forme, au sein d’une culture à laquelle tous deux appartiennent. Il y a une forme culturelle de la pathologie. Nous disons forme car il ne s’agit pas de réduire les savoirs et les pratiques aux conditions sociales et culturelles aux seins desquelles elles émergent et se développent.
61Cela étant, « davantage on s’éloigne de l’évidence biologique des anomalies, davantage les pratiques du soin demeurent dépendantes des idéologies qui les favorisent et les régulent, comme de la “niche écologique” dont elles émergent » ([8], p. 40-1).
62Nous assistons à une médicalisation sans précédent et sans limite de l’existence et de la société. La médecine n’est pas seulement une rationalité scientifique et une pratique professionnelle. Elle est aussi une pratique sociale et en tant que telle participe au gouvernement des conduites et au contrôle des populations.
63La vie semble devenue une maladie, sexuellement transmissible, d’évolution chronique le plus souvent, à l’issue fatale dans tous les cas, qui se diagnostique dès son apparition à l’hôpital, et qui se termine généralement là où elle a commencé, dans un établissement dit de santé.
64Depuis l’avènement de la médecine moderne et de l’anatomopathologie, le modèle de « l’homme en santé » se définit par l’absence de maladies, de désordres corporels. La santé et la normalité sont depuis des notions positives.
65Or, la notion de santé s’est transformée dans l’histoire des pratiques d’entretien et de réparation du corps jusqu’à s’étendre actuellement à l’ensemble des secteurs de l’existence. L’OMS a confirmé cette véritable mutation anthropologique en définissant en 1947 « la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
66Désormais, les questions de santé ne concernent plus seulement les gens malades, une thérapeutique pour les gens dits normaux apparaît.
67Cette extension de la santé aux bien-portants étend considérablement le champ et le pouvoir de la médecine et des médecins en charge, non seulement de devoir traiter les individus, mais aussi les populations ; d’où le développement concomitant de la médecine de santé publique, comme celui de l’épidémiologie ou encore de la médecine préventive, ou celui de la médecine sociale (scolaire et du travail).
68Dans une perspective de préserver la santé, et étayé sur l’épidémiologie, une expertise des conduites se met en place de plus en plus précocement et de plus en plus finement par rapport aux normes attendues dans une tentative de gestion des populations à risque alors identifiées. Se développe alors, notamment, une idéologie de la santé assimilable à une idéologie comportementale de la maladie imputable à l’inconduite des populations (alcool, tabac, sexualité, etc.).
69Comme l’affirme Hannah Arendt, l’« uniformité statistique n’est en aucune façon un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne accepte la conception scientifique maintenant inhérente à son existence » ([9], p. 82). Avec Foucault on rappellera que les statistiques, étymologiquement, c’est d’abord ce qui a trait à l’État.
70Il se produit donc une reconfiguration des pratiques et des savoirs thérapeutiques sous l’autorité du laboratoire, de l’industrie de la santé et de l’État. Il s’agit d’un évènement historique, d’une invention collective et économique, autant qu’une nouvelle technologie de discours.
71Avec le développement d’une société bio-économique, la santé, les pratiques de soin et de bien-être, prennent la forme fétiche de la marchandise, devenant des biens de consommation et la maladie une perte de biens.
72Au-delà d’un sujet en détresse, le patient, désormais usager aux yeux de l’organisation de la santé, se voit reconnu dans des droits de consommateur éclairé.
73Dans le même mouvement, qui détermine de plus en plus en termes de populations les règles des bonnes pratiques de soin, notre civilisation a fait du sujet un « entrepreneur de lui-même » selon l’expression de Michel Foucault, qui possède un capital bio-psycho-social qu’il doit rentabiliser comme une entreprise, au mieux de ses idéaux de performance.
74C’est-à-dire, dans le champ de la santé, un individu médicalisé et médicalisant, transformé en auxiliaire de prévention et de soins de son propre corps et gardien de sa santé somatique et mentale. Au point que dans l’histoire des pratiques sociales de santé, jamais autant qu’aujourd’hui le patient ne s’est trouvé invité à se transformer en « acteur de sa santé » comme le précise la loi Kouchner du 4 mars 2002.
75Si la santé se révèle alors une valeur normative, elle demeure, on peut le constater, difficile à atteindre. La santé, devenue une sorte de course au bonheur, s’oppose désormais à la maladie, cet état « déficitaire » de l’homme qui tombe malade. De nombreux auteurs ont analysé ce phénomène. Dans nos univers démocratiques, même l’« accomplissement de soi » n’est plus suffisant, remplacé qu’il est par la culture du « dépassement de soi » [10].
76On constate au sein de la santé un phénomène paradoxal en apparence. Au fur et à mesure que le magister médical, soutenu par les exigences de la science, s’étend dans la société et à l’ensemble des populations du prénatal à la fin de vie, l’extension des besoins et des demandes de santé produit une « démédicalisation », une « déprofessionnalisation », de la clinique et des actes médicaux, du moins au sens traditionnel de ces termes.
77D’une part, le médecin n’est plus décisionnaire au sein de la santé, la loi HPST en est d’ailleurs le promoteur ; d’autre part, la pratique médicale traditionnelle n’est plus applicable à cette échelle devenue trop grande. Cette expansion du médical bien au-delà de ses anciennes frontières ne permet plus à la médecine d’exercer sa pratique exclusivement par des actes iatriques, c’est-à-dire par des actes réservés jusqu’alors à la pathologie individuelle.
78Du fait de cette expansion des besoins nouveaux et des demandes sociales nouvelles associée à une pénurie médicale organisée pour des motifs économiques, on assiste à la redistribution des missions traditionnelles des médecins, au transfert de compétences des médecins vers les auxiliaires médicaux et les paramédicaux pour la réalisation de certains actes qui ne nécessiteraient pas spécifiquement le savoir-faire du médecin, mais toujours celui de la médecine ; voire on assigne le médecin à une position de prestataire de service qui indique la marche à suivre sans réaliser lui-même lesdits actes.
79L’industrialisation de la santé modifie en profondeur l’approche médicale. L’humain est alors transformé en « matière vivante » et le sujet réifié en marchandise. Au point où on a pu parler de « biopolitique des populations » (Michel Foucault). On est confronté à cette fameuse société « bouchère » que dépeint de manière si pertinente Pierre Legendre.
80Comme le décrivent Gori et De Volgo, « L’efficacité des connaissances rationnelles des maladies a pu progresser aux dépens de la prise en charge subjective du malade, aux dépens de son souci de soi » ([11], p. 53). Du fait de la marche en avant de la position scientifique, la conceptualité de la maladie tend toujours à éloigner le corps en tant que matériau biologique du corps comme expérience vécue et parlée. « Et ce d’autant plus que la médecine technoscientifique, hypersophistiquée, tend toujours davantage à mesurer, évaluer, normaliser, homogénéiser, randomiser ses analyses et ses protocoles sur des populations où la notion même du singulier se trouve par nature exclue » ([11], p. 78).
81Foucault note que, lorsque la vérité se trouve réduite à l’« exactitude » de la représentation et plus tard à sa vérification contrôlée par l’expérience, c’est le « sujet connaissant » qui se trouve exilé du champ du savoir et des pratiques, quitte pour lui à faire retour sous le travestissement des objets de la psychologie, de la psychiatrie ou de l’herméneutique psychanalytique. Mais il apparaît que, même, ce retour supposé débouche de nos jours sur une certaine impasse.
82On a vu apparaître et se développer, avec une médecine nouvelle, une nouvelle séméiologie, une « médecine sans le corps » comme l’écrit Didier Sicard, dont les signes s’éloignent toujours davantage de la clinique au profit des résultats de laboratoire ou d’imagerie médicale, réalisant ainsi une abstraction de la chair au profit des chiffres et des images. Cela, de fait, provoque un certain déficit du savoir médical, un éloignement et parfois un abandon de la clinique en tant que telle.
83On constate une véritable mutation anthropologique consécutive à la recomposition des relations que le sujet entretient avec lui-même, son corps, sa souffrance et les autres. Effet de l’objectivation, « L’homme contemporain a une image de lui de plus en plus paramétrée, quantifiée, normée, normative, “normale”, encadrée par la médecine. Cette image le constitue de l’extérieur ; ce qui est vrai et juste c’est ce que disent de lui les instruments de bord. Ceux-ci ne mentent pas, ne délirent pas mais expriment des faits constatés. Pas plus, pas moins » ([12], p. 23). Ainsi, « Nous nous fions de moins en moins à la parole, la nôtre ou celle de l’autre pour “faire preuve ([11], p. 72)”. ».
84Et pourtant, comme le rappelle Canguilhem, « En matière de pathologie, le premier mot, historiquement parlant, et le dernier, logiquement parlant, revient à la clinique » ([13], p. 153). Il existe une « maladie du malade » qui se distingue radicalement de la construction médicale objective et rationnelle de la maladie.
85On perçoit alors, sous l’égide de la science et de cette médicalisation galopante, un retour massif du caractère ontologique de la maladie. La maladie redevient cet être extérieur, désormais intérieur, qui colonise l’individu dorénavant réifié. Ce n’est plus un sujet qui est malade, c’est son corps, voire son cerveau. Le malade est pour ainsi dire annulé, réduit à une pure fiction épidémiologique de support d’une maladie.
86Les limites de la médecine vont alors être bornées, si l’on peut dire, d’un côté par la biologie moléculaire et la génomique et ouvertes de l’autre jusqu’à l’horizon des urgences sociales comme à l’infini du gouvernement des conduites. Le développement de la santé va définir « idéologiquement » un cadre de pensée et un champ de concepts qui situe l’individu à la fois comme « irresponsable » (de son héritage génétique) et « coupable » (par son comportement) de ses maladies.
87Mais se pose alors de manière aiguë cette question formulée par Canguilhem : « Et quel est donc le type de société, pourvu d’une organisation sanitaire exploitant l’information la plus sophistiquée sur la distribution et les corrélations des facteurs de maladies, qui dispensera un jour le médecin de la tâche, “peut-être désespérée”, d’avoir à soutenir des individus en situation de détresse dans leur lutte anxieuse pour une guérison aléatoire ? » ([14], p. 88). Comme il le précise : « les maladies de l’homme ne sont pas seulement des limitations de son pouvoir physique, ce sont des drames de son histoire » ([14], p. 89).
88Cette médicalisation de la société à laquelle nous contribuons tous trouve son point culminant avec notre discipline qui s’inscrit dans ce mouvement de fond.
La psychiatrie est à la fois médecine comme une autre et autre que la médecine : dépsychiatrisation et médicalisation
Santé mentale et médicalisation de la psychiatrie
89En France, suivant en cela l’évolution culturelle que nous avons décrite, la psychiatrie se voit doublement modifiée par ce mouvement de médicalisation qui touche l’ensemble de la société et donc elle-même ; d’une part, du fait de la médicalisation de son objet, de sa théorie et de sa pratique ; et, d’autre part, par la désormais nécessaire prise en charge du domaine de la santé qui lui incombe : la santé mentale.
90En retour, le passage d’une référence psychiatrique spécifique à la référence médicale générale accentue cette médicalisation de l’existence tout en permettant une « psychologisation » du social.
91L’OMS détermine que « La santé mentale englobe la promotion du bien-être, la prévention des troubles mentaux, le traitement et la réadaptation des personnes atteintes de ces troubles ».
92Dès la publication de la circulaire ministérielle de mars 1960, la sectorisation met la psychiatrie en situation d’être confrontée et d’avoir à gérer une multitude de problématiques non seulement médicales, mais également sociales et politiques et s’inscrit déjà complètement dans ce mouvement.
93La circulaire du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale donne à la psychiatrie une double mission : celle de traiter les maladies mentales et celle de promouvoir la santé mentale. Le discours est clair, comme pour le reste de la médecine, la psychiatrie continue de se déployer au-delà du cercle circonscrit autour de son objet originel : la folie intégrée en tant que pathologie mentale.
94Cela a comme conséquences d’élargir considérablement le domaine d’intervention de la psychiatrie, suivant en cela les progrès de la médecine et cette médicalisation de notre société où on naît et où on meurt à l’hôpital. Ce domaine s’étend dès lors du pathologique, de la schizophrénie, de la maladie mentale la plus manifeste ou étiquetée comme telle, au bien-être, voire au mieux-être, individuel et collectif intégrant ainsi pleinement l’immense marché tout d’abord de l’équilibre intérieur avant d’aborder celui de la performance. On retrouverait là ce double mouvement, déjà décrit, apparemment paradoxal, de renforcement de l’expertise médicale de la psychiatrie et de sa dissolution dans le social. Or il n’en est rien…
95Cette modification, liée à la promotion d’une santé mentale désormais tournée vers les populations, n’a fait qu’accentuer la question nouvelle et médicale de la prise en compte de la dynamique individuelle par la psychiatrie non plus seulement sur le versant d’une pathologie, mais sur celui d’un trouble (concept limite s’il en est) et d’un bien-être individuel. Le champ de l’expertise psychiatrique, s’appuyant sur la notion trouble, beaucoup plus malléable que celui de maladie, ne semble alors plus avoir de limites au sein de la société et du parcours de vie de tout un chacun. La science médicale et la santé ont cela en commun de s’intéresser de manière préférentielle au général, aux populations ; plus qu’au particulier, au singulier ; et participent de concert, dirions-nous, aux modifications de notre spécialité. Il n’y a plus dichotomie entre les deux pôles médical et social de la psychiatrie, il y a profonde synergie.
96On assiste à une « dépsychiatrisation » de la médecine mentale par son éloignement de la psychopathologie traditionnelle et l’abandon du schéma classique de la relation médecin-malade. On entre « dans la sphère de la “thérapie pour les normaux”, mais dans sa version la plus objectiviste » ([15], p. 111-2).
97Ces mouvements viennent de loin au sein de notre spécialité, dès son origine pourrions-nous dire, mais ils changent de configuration, de nature, en changeant nos manières de penser et nos pratiques.
98Déjà, en chaque individu, dit normal, pouvait sommeiller un névrosé qui s’ignorait ; voire la normalité faisait symptôme, en particulier chez les « normosés ».
99Désormais, tout individu normal est un dysfonctionnel qui s’ignore, dysfonctionnel parce que reconnu comme étant porteur d’un écart à la norme ou dysfonctionnel parce que incapable de tirer le meilleur parti de ce qu’il croit être et d’améliorer ses performances.
100Mais si la psychiatrie s’occupait du diagnostic et du soin des individus reconnus alors comme étant malades, la santé mentale, elle, se préoccupe de la gestion sociale et de la maintenance administrative des populations à risques, des « dysfonctionnants », dont on étend sans cesse le champ et qui réintègrent en partie le domaine médical et scientifique, par l’invention de nouveaux diagnostics, notamment la grande famille des « dys » : dyslexie, dysorthographies, dyscalculie, dysphoriques, dysthymie, dysfonctionnels de toutes sortes et même érectiles. Disneyland, non ça c’est autre chose…
101On assiste alors à l’invention sans fin de nouveaux troubles, de nouveaux diagnostics. Le mot « invention » est polysémique et ambigu car à mi-chemin de la création, voire de la fiction et de la découverte. Nous l’employons ici à dessein car il nous apparaît que ces formes de souffrance, reconnues nouvellement, ne peuvent être assimilées, ni à une pure création car elles sont liées à la civilisation d’où elles émergent, ni à une découverte naturelle car elles sont déterminées par la spécificité du regard clinique qui les isole.
102Deux rapports réalisés en 2009, un par le ministère de la Santé et un par le secrétariat d’État chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique, font la promotion d’une « santé mentale positive ». Cette santé mentale, dite positive, concept encore une fois importé du Québec, englobe les notions d’épanouissement personnel, d’estime de soi, de réalisation, d’accomplissement, etc., déterminants qui permettraient d’améliorer la qualité de vie. La santé mentale ne cesse de se développer et franchit un nouveau palier… Il est vrai que si tout ce qui entrave l’épanouissement personnel, si tout ce qui se manifeste par un comportement troublé, en vient à être considéré comme le produit de dérèglements neurogénétiques, la société se trouve dédouanée de la part qui est la sienne dans la genèse de ce qui se manifeste ainsi.
103Il y a un mouvement de transformation de la psychiatrie sous l’action de la santé mentale en dispositifs d’expertise, plus ou moins généralisée, des comportements, des conduites qui ne nécessitent même plus le trouble. L’homme « se trouve transformé en “séries de comportement” produits par une petite entreprise autogérée et ouverte à la performance comme à la compétition » ([8], p. 56).
104La psychiatrie à l’épreuve de la santé mentale va se trouver dans la nécessité de répondre à deux exigences majeures dans ce mouvement de médicalisation sociétale : d’une part, faire face à l’accroissement quantitatif et la diversification qualitative des populations qui relèvent de la médecine mentale ou des pratiques qu’elle inspire ; d’autre part, maintenir, en santé mentale, la permanence et la complémentarité de fonctionnement de tous les dispositifs, de toutes les institutions, de toutes les pratiques, des plus scientifiquement médicaux aux plus socialement déterminés auxquels elle participe.
105Cette multiplication s’est produite devant la nécessité de répondre spécifiquement aux interpellations innombrables de populations devenues hétérogènes. Au-delà de la question pathologique, il s’agit de la capacité à traiter (pourrions-nous dire) chaque « problème », de pouvoir fournir une réponse adéquate à ce que chaque individu peut reconnaître comme un malaise personnel ou à ce que chaque individu peut identifier comme un trouble en tant que problématique sociétale ; et cela dans une institution spécialisée, selon des techniques adéquates, maniées par des spécialistes qualifiés. La polysémie possible du traitement (encore la médicalisation) joue à plein.
106Par ailleurs, le développement de la santé mentale et la reconnaissance exponentielle de la souffrance psychique dans nos sociétés, à laquelle d’ailleurs a grandement participé le mouvement psychanalytique, provoquent l’exigence, tant sur le plan technologique que sur le plan de la consommation, de thérapies répétables, repérables, standardisées, évaluables pour lesquelles on puisse former nombre de soignants à même de répéter cette thérapeutique sans trop de difficultés.
107C’est une des causes de la « déprofessionnalisation », de la « dépsychiatrisation » de la médecine mentale car un tel traitement cesse dans la plupart des cas d’être psychiatrique au sens strict du terme. « Une “société psychiatrique avancée” est une société où la psychiatrie a cessé d’intervenir exclusivement comme un opérateur spécial, au sens où les aliénistes du xixe siècle parlaient de “médecine spéciale” et “d’établissements spéciaux” » ([16], p. 347-8).
108Pendant de nombreuses années, on pouvait schématiser le modèle clinique d’intervention psychiatrique, comme étant structuré autour de deux formes : examen centré sur le corps selon une étiologie organique des maladies mentales, investigation du psychisme selon les diverses modalités de psychothérapies. De même, le modèle, que l’on pouvait qualifier de classique, du patient en médecine mentale pouvait être réduit à deux aspects : soit l’aliéné institutionnalisé, soit le patient en clientèle porteur d’une « demande » individualisée.
109Mais dans tous les cas, c’est le spécialiste qui monopolisait la compétence et le savoir-faire. Il disposait d’un arsenal de moyens, des médicaments aux instruments de compréhension psychologique, qu’il dispensait au patient en vertu de son savoir et de son sens clinique.
110Cette relation est devenue impossible à maintenir au fur et à mesure que la psychiatrie développait son champ d’exercice et prenait de plus en plus en charge des usagers de la santé mentale, et non plus seulement des « malades ».
111Il s’agit alors de continuer de faire évoluer la psychiatrie, sa pratique, sa technique, vers de nouveaux modes d’intervention immédiatement intégrables au schéma médical classique et « d’inventer un nouveau rapport de la psychiatrie à la population qui permettrait en même temps de toucher des populations nouvelles : interventions ponctuelles et rapides, portant sur les symptômes davantage que sur l’étiologie, visant à modifier les conditions du milieu au moins autant que l’équilibre interne de la personne, économisant les détours de la verbalisation et s’attachant à désamorcer les conflits aigus » ([16], p. 345).
112En parallèle, on a vu apparaître, dans la logique organisationnelle actuelle de la santé, la promotion, comme cela se passe au Québec par exemple, d’une place d’intervenant en deuxième ligne pour les psychiatres dans la lutte contre le mal-être et la souffrance psychique à laquelle les convoque la société, afin qu’ils puissent se consacrer à la folie, tant d’un point de vue d’expert de la maladie mentale que d’un point de vue de rentabilité économique et d’adéquation de l’offre de soin à la demande. Certains de nos collègues québécois, cantonnés dorénavant à ne plus s’occuper que des pathologies les plus lourdes, les plus symptomatiques, les plus « troublantes » sur le plan social, nous ont fait remarquer le déficit que cela représentait, entre autres, dans le repérage et la prise en charge des pathologies débutantes, torpides, paucisymptomatiques ; dans la formation des jeunes psychiatres débutants confrontés seulement à des tableaux cliniques francs ; dans la question de la prévention, etc. Mais il est vrai que la notion de trouble basé sur le comportement ne nécessite plus un savoir, une pratique, une technicité, dirions-nous, médicale très fine. Le déficit pour le psychiatre se retrouve dans la clinique et la pratique.
113D’une autre façon, mais sans que cela soit institué dans une organisation déterminée de la santé mentale, c’est en grande partie comme cela que les psychiatres interviennent déjà en France. Une forte proportion de la pathologie psychiatrique identifiée comme telle est déjà prise en charge par la médecine générale, les urgences, les réseaux sociaux. C’est un des éléments de la « dépsychiatrisation », de la « déprofessionnalisation » de la prise en charge de la maladie mentale.
114Par une même logique organisationnelle et économique qui affirmerait que les psychiatres ont désormais mieux et plus à faire qu’à consacrer leurs temps aux psychothérapies, il est proposé de déléguer, en partie, voire en totalité, l’acte psychothérapeutique, et même le soin psychique, à d’autres professions de santé, soit en intégrant la dimension psychothérapeutique de l’acte médical des autres médecins, soit en le confiant à d’autres soignants au rang desquels figurent au premier chef les psychologues cliniciens, voire à des travailleurs sociaux. Il s’agit de développer une psychothérapie nouvelle, soit par création, soit par adaptation, à ces modes nouveaux d’exercice.
115Le psychiatre deviendrait alors un gestionnaire de soins, auxquels d’ailleurs il n’est souvent pas lui-même formé, qu’il serait censé encadrer par des expertises scientifiques de comportement et des prestations spécifiques de psychotropes.
116On reconnaît là un certain malaise de la médecine mentale actuelle dont le champ d’intervention ne cesse de s’agrandir du fait de cette médicalisation à outrance de l’existence, avec comme conséquence une « dépsychiatrisation » de fait, au sens originel du psychiatrique, de sa pratique, tant au sein de son domaine originel, la folie, que de ses domaines d’intervention nouveaux.
117Nous pourrions résumer cela par : « Toujours plus de psychiatrie mais toujours moins de psychiatrie ». Ce serait le prix à payer pour ces pouvoirs nouveaux, pour cette reconnaissance contemporaine sociétale et scientifique.
118À cette normalisation des comportements, répondrait une normalisation des pathologies, une normalisation des malades mais peut être avant tout une normalisation des professionnels du champ de la santé mentale inspirées par une culture anglo-saxonne et mises en acte par les instances politiques de la santé, le CNRS, l’Inserm, les recommandations de l’HAS, la mise en place du DPC, etc.
119Ce mouvement sociétal, vers la normalisation des individus, passe inévitablement par la normalisation de ceux en charge de normaliser, soignants (médecins et psy, en particulier) et travailleurs sociaux, et, par là-même, de ceux qui les forment, les universitaires.
120Ce mouvement se retrouve particulièrement au sein de ce que l’on peut nommer la psychiatrie universitaire, et ce du fait même de la nécessité absolue qu’elle a de faire valoir sa reconnaissance en tant que spécialité médicale en lien avec les procédures d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Sa position de contiguïté avec les pouvoirs médicaux, politiques et économiques, son interpellation directe par tous les éléments constitutifs de la société, la recherche qui découle du DSM, la critériologie de l’EBM et des expertises généralisées de type Inserm, les règles de calcul de l’impact factor des revues scientifiques, les procédures de nomination des professeurs de médecine la rendent particulièrement sensible à cette évolution. Il est une évidence que la psychiatrie ne peut conserver sa spécificité que si l’université destinée à l’enseigner la conserve.
121L’exercice de la profession de psychiatre, aujourd’hui, reste encore en décalage avec la forme dont il demeure défini par la formation au sein des universités. Que l’on puisse, et cela me semble une évidence, différencier au sein de notre discipline, une psychiatrie universitaire et une qui ne le serait pas, est encore une spécificité de notre discipline. Il apparaît que l’écart originel entre, d’une part, une pratique de terrain psychiatrique, une formation empirique pourrions-nous dire, clinique « au pied du malade », étayée par le compagnonnage et, d’autre part, l’enseignement d’un savoir scientifique sur la maladie mentale, une formation instutionnalisée et universitaire, demeure.
122Il se produit simultanément un mouvement de médicalisation de la psychiatrie concomitant d’une « démédicalisation », une « dépsychiatrisation » de son discours, de ses pratiques ; un recentrage sur la folie en même temps qu’un agrandissement sans fin de son champ. La psychiatrie étant devenue une médecine comme une autre, la folie serait donc enfin une maladie comme une autre, de plus en plus circonscrites, l’une et l’autre, au fur et à mesure qu’elles se répandent. Ce serait là, peut-être, que se situe le « grand renfermement » tant décrié.
123Nous l’avons vu, la médecine mentale a débuté en développant « ce que l’on peut appeler avec Erving Goffman un “schéma de réparation”, c’est-à-dire un ensemble d’interventions techniques sur des populations gravement invalidées et très limités numériquement, afin de restaurer leur fonctionnement normal ou, à défaut, de les neutraliser en les enfermant. Avec le “schéma de prévention”, la médecine mentale s’est élevée à l’ambition d’intervenir sur les conditions du milieu dans la mesure où elles sont aptes à compromettre, conserver ou restaurer la santé. Ce déplacement a provoqué à la fois une inflation des techniques mises en œuvre et une multiplication des populations concernées. Mais cet expansionnisme restait encore limité par la référence à une norme médicale qui laissait hors de son champ d’intervention les conditions n’entrant pas dans une dialectique de la guérison et de la santé » ([16], p. 349). Le déploiement du champ psychiatrique dans le champ social se trouvait ainsi limité par la notion même de maladie. Le développement de la notion de trouble par l’idéologie mise en œuvre par le DSM permet le « tour de force » de renforcer la norme médicale et scientifique tout en s’en affranchissant.
124Avec l’invention de la santé mentale, le développement de la « thérapie pour les normaux » et plus généralement des techniques « scientifiques » de traitement « de l’individu et de son milieu s’élabore un « schéma de renforcement de la normalité ». Le but n’est plus de guérir ni même seulement de conserver la santé ; il est de corriger des déviations et de maximiser le fonctionnement de l’individu en l’assimilant à un modèle technique, donc manipulable, enserré dans un milieu scientifiquement contrôlable et modifiable » ([16], p. 348).
Esquisse d’un bilan de la médicalisation de la psychiatrie
125Il n’est pas question de remettre en cause ce que les recherches scientifiques, neurobiologiques, génétiques, épidémiologiques ont apporté à la connaissance des maladies mentales et notamment sur certains déterminants neurobiologiques des comportements humains ou ce que les sciences cognitives, les neurosciences, voire la psychiatrie, développent actuellement comme théories et pratiques de soin.
126Nous interrogeons une position épistémologique qui consisterait à réduire à la seule détermination neurobiologique ou génétique toute manifestation de souffrance, qu’elle soit psychique ou sociale, voire, aujourd’hui, la vie humaine dans sa globalité. Comme le disent Gori et Del Volgo : « la colonisation actuelle de la psychiatrie et de la psychopathologie par les idéologies et la rhétorique scientiste nous semble davantage provenir d’une mutation anthropologique de notre culture que de la logique des découvertes scientifiques » ([8], p. 302).
127En l’état actuel des connaissances scientifiques, et dans une optique purement médicale, aucune causalité spécifique des maladies mentales n’a pu être mise en évidence en l’absence de témoins biologiques fiables, de marqueurs biochimiques ou de signatures physiologiques.
128À la différence des maladies infectieuses, il paraît extrêmement difficile, voire illusoire, de trouver une causalité spécifique qui puisse être valide, simultanément en clinique et en laboratoire, ce qui, bien entendu, n’interdit en rien de la rechercher. Il est tout de même à observer que cela reste encore valable pour une grande partie de la médecine si on prend soin de différencier l’origine, la cause et l’étiologie d’une pathologie. Il n’y a que peu de causes identifiées scientifiquement, et ce même aux pathologies dites somatiques.
129Nous ne disposons pas encore en psychiatrie de témoins fiables qui valident ou réfutent les concepts traditionnels des classifications descriptives médicales. L’importance de la subjectivité des praticiens, comme du relativisme culturel de leurs théories et des sociétés dans lesquelles ils évoluent, est établie depuis fort longtemps. Le diagnostic différentiel se révèle extrêmement difficile en psychiatrie du fait même de sa dépendance aux normes culturelles, qui, à un moment donné, et, pour un praticien donné, relativise le cadrage conceptuel.
130Et pourtant les troubles, recensés par les catalogues du DSM, tels les petits pains, se multiplient, par quatre notamment, entre 1952 et 1990.
131On peut bien évidemment naturaliser, médicaliser une pathologie, une norme, « en faisant comme si » elle se déduisait logiquement d’un modèle induit par la pharmacologie : la dépression est simplement ce que l’antidépresseur guérit. On inverse alors une certaine logique médicale : devient une maladie psychique ce qu’un médicament est censé guérir ou soulager. Ce qui a pu faire dire à certains : « avant on avait des maladies et on cherchait des médicaments, aujourd’hui on a des médicaments et on recherche des maladies… ».
132Il y a un intérêt manifeste pour la science, la médecine, à cette naturalisation à fins d’étude, de recherche, d’épidémiologie, etc. Le problème apparaît quand disparaît dans un second temps le « comme si »… Ou pour le dire autrement quand on cesse de distinguer ce qu’est un modèle établi pour la recherche et la santé mentale, et la clinique avec ses implications thérapeutiques.
133La science comme le démontrait Claude Levi-Strauss est une construction du réel. Elle tente de faire advenir des modèles cohérents et efficaces de l’expérience. Rien ne doit entraver cette recherche illusoire d’une adéquation entre la science et la réalité. Néanmoins, il persiste toujours un écart, un reste. Toute théorie peut être envisagée comme une métaphore, qui comme cette figure linguistique perd de son sens dès qu’elle est prise au pied de la lettre.
134Nous nous permettrons ici de remarquer que notre spécialité est la seule au sein des spécialités médicales à partager un point commun fort avec l’infectiologie. Nous sommes en effet aussi dans la nécessité de devoir faire face à des épidémies, voire à des pandémies… Fort heureusement, jusqu’alors, il semble que l’océan Atlantique constitue une barrière naturelle qui en atténue la virulence et la transmission. Beaucoup sont frappés, mais le mal semble atténué, ce qui, sans doute, est dû à la complexité de la transmission… On peut reconnaître parmi les épidémies qui ont pu se déclarer, notamment aux États-Unis à partir des années 1980, celle du trouble de personnalités multiples, des troubles obsessionnels compulsifs, des troubles de l’attention, etc., sans bien entendu oublier celle de dépression, véritable pandémie qui continue de sévir, et représentera bientôt la première cause mondiale de handicap. À quand la « rhinocérite » comme la décrivait Ionesco ?
135On assiste là au fait que les théories médicales ne produisent pas simplement des théories pour des troubles et des malades, mais également des troubles et des malades pour ses théories.
136Pour le dire autrement, il apparaît que l’influence du social, dans la construction des normes, des troubles, voire des pathologies, ainsi que dans l’identification et la reconnaissance des malades (par la médecine mais surtout par eux-mêmes) prend, dans le champ de la psychiatrie, une importance jusqu’alors inusitée.
137Les recherches biologiques non seulement sur les maladies mentales, mais pour trouver une causalité objective à toutes les anomalies du comportement, voire reconnues comme telles se développent sans beaucoup de résultats malgré quelques annonces médiatiques tonitruantes.
138Les recherches médicamenteuses, financées par les laboratoires pharmaceutiques, continuent mais marquent le pas. Des produits nouveaux à l’efficacité augmentée et aux effets secondaires diminués ont vu le jour. Mais depuis quand n’avons-nous pas vu apparaître une classe thérapeutique nouvelle, agissant sur une cible pharmacologique nouvelle, avec un mécanisme thérapeutique nouveau ? Depuis quand une innovation médicamenteuse telle qu’a pu l’être le développement des neuroleptiques a pu s’ajouter à notre arsenal thérapeutique ? Nous pouvons répondre à ces questions : une quarantaine d’années.
139Aux vues des techniques de recherche actuelles des laboratoires pharmacologiques industriels, il n’est pas sûr que la prochaine classe médicamenteuse psychotrope soit pour demain. Et il ne suffit pas de changer de nom…
140Est-il bon de rappeler que l’ensemble de notre médication est à visée symptomatique et qu’aucune classe médicamenteuse de notre pharmacopée n’a été commercialisée aux fins d’être utilisée en psychiatrie ? C’est par la constatation d’effets collatéraux, voire secondaires, de médicaments « mis sur le marché » pour des maladies hors champ de la psychiatrie, en brefs à partir d’observations cliniques, qu’ils ont été dans un second temps indiqués en psychiatrie. Antiépileptiques, antihistaminiques (imipramine ou Tofranil®, chlorpromazine ou Largactil® ou 4560 RP), anesthésiant, ou ballade devant un abattoir à cochons…
141Et que dire de la récente pénurie de nombreux médicaments utilisés en psychiatrie à laquelle nous avons assistée sans en être, les professionnels et les patients, le moins du monde prévenus (Atarax®, Haldol®, Piportil L4®, etc.). Des esprits chagrins ont pu faire remarquer qu’après tout il ne s’agissait que de patients psychiatriques et qu’aucun médicament récemment mis sur le marché, et à la rentabilité bien différente pour l’industrie pharmaceutique, n’avait fort heureusement été touché par cette vague exceptionnelle de pénurie. Que pourrions-nous ajouter concernant l’arrêt de fabrication et le retrait de la commercialisation de certains médicaments par manque de rentabilité ? Nous semblons découvrir que nous sommes dans un monde libéral, capitaliste, où le modèle économique a envahi la société et où les pouvoirs publics en sont de plus en plus les spectateurs, voire les facilitateurs. La récente affaire du Médiator® ne saurait renforcer la confiance dans leur capacité régulatrice.
142Depuis sa création en 1901, le prix Nobel de physiologie ou de médecine destiné à « ceux qui pendant l’année précédente, auraient apporté les plus grands bienfaits à l’humanité » n’a que peu récompensé ceux dont l’objectif était de traiter les maladies psychiatriques. Au-delà des progrès indéniables accomplis en un siècle dans le traitement des maladies mentales, seuls deux hommes ont pu se targuer de l’avoir reçu, Julius Wagner-Jauregg l’obtint en 1927, pour la malariathérapie dans le traitement de la paralysie générale, et Egas Moniz le remporta en 1949, pour la découverte de la valeur thérapeutique de la lobotomie.
143Les recherches génétiques en psychiatrie se sont considérablement développées. Il existe une génétique des maladies mentales, cela apparaît aujourd’hui indéniable, mais certainement pas comme certains le reprennent en tentant d’associer de manière simpliste, voire simplette, une caractéristique humaine à un gène. Trouverons-nous un jour LE gène du bonheur, de l’homosexualité, voire de l’autisme ?
144Les spécialistes aujourd’hui mettent en évidence une génétique beaucoup plus subtile et sophistiquée, une génétique dite des « traits complexes », c’est-à-dire une génétique de la vulnérabilité qui laisse une place fondamentale et déterminante à l’impact de l’environnement et non pas une génétique causale ou causaliste qui rendrait l’homme, telle l’amibe, littéralement prisonnier de son génome, pour reprendre, ici, les termes de François Jacob. Nous y reviendrons…
145Ces dernières années, l’Inserm mène une politique d’expertises collectives concernant la santé mentale : « Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent » en 2002, « Psychothérapies, trois approches évaluées » en 2004, « Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » en 2005, « Autopsie psychologique » en 2006, « Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie » en 2007, etc. Ces travaux, qui ont donné lieu à de nombreuses polémiques et qui sont à l’évidence à visées à la fois épistémologique et idéologique, ont l’ambition d’évaluer « scientifiquement » les recherches et les pratiques de santé mentale, et de normaliser les pratiques et les « psys » qui les mettent en œuvre. Ils semblent également s’inscrire dans le projet d’annexer le champ de la santé mentale avec les moyens, les méthodes et les concepts des sciences biomédicales et de transformer ainsi le soin psychique devenant exclusivement rééducation cognitive, thérapies médicamenteuse ou pédagogie sanitaire. On y constate à nouveau combien les notions de troubles du comportement et de troubles des conduites permettent d’accroître la médicalisation de l’existence et la biologisation du fait psychique.
146On « expérimente » la transformation d’une hypothèse, celle de l’origine neurogénétique des troubles du comportement, en postulat incontournable pour toute recherche psychopathologique digne de se soumettre à l’évaluation. À nouveau, on perçoit cette circularité du discours et la promotion d’une psychopathologie dédouanée du fait psychique…
147Dans ces rapports, dits d’expertise, on confond allégrement, et avec répétition, prévention médicopsychologique et signe prédictif, voire prédiction des déviances sociales ; l’objet produit par les modèles méthodologiques et le symptôme ; et cela sans jamais prendre en compte les effets des contextes culturels, socioéconomiques et pédagogiques. Cette démarche se réfère à la science sans jamais en utiliser les moyens et la rigueur.
148Rappelons ici l’expertise collective de l’Inserm sur « les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » réalisée dans un souci de dépistage et de prévention précoce de ces troubles qui provoqua tant de réactions, en particulier dans le milieu du soin psychiatrique avec notamment le mouvement « Pas de Zéro de conduite ».
149À partir du postulat que la souffrance psychique est due à des dysfonctions cognitives qui auraient un substrat génétique ou neuronal, les auteurs préconisaient des actions dès les premières années de la vie, dans une logique médicalisée et scientifique, et notamment le dépistage et « le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle » pour éviter la survenue de troubles comportementaux délinquants à l’adolescence ; cela, en établissant ainsi une corrélation, pour le moins abusive, entre des difficultés psychiques de l’enfant et une évolution vers la délinquance. Cette proposition fut alors reprise par le gouvernement dans son projet de loi de prévention de la délinquance, en l’associant à un carnet de comportement.
150Comme d’habitude, demande est faite à la psychiatrie, aujourd’hui intriquée à la santé mentale, de dire comment le sujet ressemblait à son acte de déviance avant même de l’avoir commis.
151Et comme d’habitude, il se trouve des psychiatres pour répondre en assimilant ce qui serait au mieux les prodromes d’un trouble aux signes prédictifs d’une délinquance à venir. Le destin inéluctable se déduirait du caractère organique, génétique ou neurofonctionnel, du signe alors repéré.
152On voit comment « Cette naturalisation des déviances sociales dès le plus jeune âge disculpe l’environnement de sa part dans la fabrication des symptômes, stigmatise les populations défavorisées, justifie les dispositifs sécuritaires, favorise les industries de santé et naturalise l’ordre social » ([8], p. 243).
153Nous sommes en pleine science-fiction, entendue là non pas simplement comme une extrapolation imaginaire d’un monde futur, puisqu’il s’agit d’aujourd’hui, mais comme la fiction que peut développer la science. On peut néanmoins penser au film « Minority Report », réalisé par Steven Spielberg, à partir d’une nouvelle du génial Philip K. Dick (Rapport minoritaire) et sorti sur les écrans en 2002. Dans un futur proche, en 2054, à Washington, trois êtres humains mutants, les précogs (pour précognitifs), ont la capacité de prédire les crimes à venir grâce à leur don de préscience. La police a alors organisé, grâce à cette technique psychique, une unité nommée « Précrime » chargée d’écrouer les criminels avant même qu’ils n’aient commis leurs crimes dans un soucis de prévention et d’éradication de la criminalité. Le système fonctionne parfaitement, sans remise en cause politique ou éthique, jusqu’à ce que le héros, John Anderton (incarné par Tom Cruise), lui-même membre de « Précrime », se trouvé désigné comme le futur meurtrier d’une personne qu’il ne connaît pas. Ou quand la subjectivité rattrape les hommes…
154On ne peut que le constater : le modèle anatomopathologique de la médecine moderne, qui définit, par le terme maladie, l’association entre une symptomatologie particulière et un substrat étiopathogénique lésionnel, biologique ou fonctionnel a encore quelques difficultés à s’imposer dans notre discipline. Et ce de manière, encore une fois, extraordinairement paradoxale, au moment où, jamais depuis sa création, la psychiatrie n’a autant été identifiée à une spécialité « purement », dirions-nous, médicale.
155La démarche anatomopathologique a connu quelques succès depuis Bayle dans l’identification de pathologies dites mentales relevant de ce modèle. Nous disons « dites mentales », car par un effet signifiant que l’on remarquera, la pathologie sort alors du champ de la psychiatrie pour rejoindre celui de la neurologie, voire se transforme en handicap.
156Si, on le sait depuis longtemps, les régimes de vérité que la science médicale établit sont en lien avec la société, la culture, la politique et le pouvoir aux seins desquels ils s’énoncent, le régime de vérité que la psychiatrie institue participe pleinement à donner aux normes recherchées leur aspect et leur pseudo-objectivité « anthropologiques ». Aujourd’hui, les notions de troubles, de vulnérabilité, de risque et de dangerosité viennent remplacer les concepts traditionnels d’angoisse, de souffrance psychique, de psychose et de névrose. À quand une société ataraxique, où règne l’absence de trouble ?
Perspectives et psychopathologie
157Nous l’avons vu, la psychiatrie occupe une place particulière au sein de la médecine, ni spécialité d’organe, ni spécialité fonctionnelle, elle peut être entrevue comme une spécialité qui explore un objet des plus particuliers, celui de la subjectivité. Objet à la fois complexe et inobservable, que traversent les contradictions du désir et de la volonté, mais aussi objet complexe et observable comme élément du corps dans sa dimension neurobiologique et comportementale. Ainsi, la question qui traverse de tout temps l’histoire de la psychiatrie : comment objectiver le subjectif ?
158D’où un statut particulier, où, jusqu’à une époque récente, la psychiatrie n’a pu se définir que comme cet espace en tension entre deux pôles (puisque c’est d’actualité) inconciliables, condition sine qua non, non seulement de sa résistance à ses tentations impérialistes et totalitaires, mais plus fondamentalement de son existence même. Elle navigue, depuis ses origines, de la philosophie à la médecine, de la psychogenèse à l’organogenèse, de la psychologie à la neurologie, de la sociologie à la psychanalyse. Son point d’ancrage a pu varier d’un moment à l’autre entre ces deux rives. C’est ce qu’Henri Ey appelait le « Rythme mécanodynamiste de l’histoire de la psychiatrie » ([17], p. 23-49). Avec le risque, maintes fois rappelé, de voir la psychiatrie, spécialité médicale, disparaître en tant que telle, se décomposant alors dans une des théories qui n’aborde que partiellement son domaine ; dissolution dans la neurologie et la pédiatrie, dissolution dans le « psychologique » et le social.
159De là, il persistait la coexistence continuelle d’au moins deux conceptions, irréductibles l’une à l’autre, de la folie, de la souffrance, du symptôme, de leur psychopathologie et de leur traitement, voire de l’être humain ; et cela, au-delà du modèle unifié et paradigmatique de son temps. La référence consensuelle actuelle et molle au modèle bio-psycho-social ne fait que le démontrer. En le caricaturant on pourrait le définir par « grosso modo : ça doit bien venir de quelque part… ».
160La médecine lorsqu’elle quitte les limites de son objet participe de fait à un impérialisme culturel et scientifique ou reconnu comme tel.
161En cela, le triomphe un temps de la psychanalyse en psychiatrie a été lié, en partie, au détournement de sa pratique et de son projet pour en faire un outil parfois strictement médical (symptôme, diagnostic, pronostic, traitement) et à son utilisation quant à une certaine objectivation du subjectif ; participant de fait au contrôle social comme Robert Castel l’a analysé et dénommé « psychanalisme ». Mais la psychanalyse n’a jamais pu être une théorie totalisante du fait médical. La maladie n’est pas un concept psychanalytique.
162Nous l’avons déjà évoqué, la psychiatrie court le risque, sans doute inhérent à sa conception et à son histoire, de voir voler en éclats sa consistance épistémologique dès lors que son unité pratique ne cesse de se trouver menacée par son écartèlement de plus en plus difficile à contenir entre les sciences du vivant et les sciences humaines et sociales. La psychiatrie serait en mal de théorie organisationnelle.
163Mais un des risques de l’évolution de la psychiatrie consisterait à notre sens en la disparition de cette dichotomie constitutive et signifiante, désormais recouverte par un savoir totalisant.
164Or on assiste aujourd’hui dans un même mouvement en apparence divergeant mais en réalité congruent, autour d’une même théorie, de pratiques identiques, à la transformation progressive de la psychiatrie, en santé mentale, d’une part, et en spécialité « purement » médicale, de l’autre, réalisant ainsi une réduction de la fracture constitutive de la médecine mentale au moyen d’une condensation épistémologique diffluente.
165C’est, entre autres, de son rapport à la rationalité supposé de ses pratiques et de ses théories en psychiatrie, que les neurosciences et le cognitivisme tirent de nous jours au sein de la santé ses prétentions totalisantes à gouverner l’humain dans ses comportements, son éthique, sa participation au politique et à annexer scientifiquement le champ de la psychiatrie. Ainsi, une des raisons du succès de cette théorie qui sous-tend une thérapeutique, en dehors de ses réelles avancées scientifiques, est qu’elle est pleinement à l’œuvre et opérante dans notre société actuelle dont elle constitue la théorie sociale dominante, et que l’on retrouve particulièrement dans le discours politique.
166Dans ce mouvement sociétal qui tend à « imposer à toutes les formes de connaissance et de pratiques sociales une structure de rationalité extrême, formalisée, quantifiée et technique, même dans les sphères de la vie culturelle, sociale et psychologique, apparemment les plus éloignées de ce style de rationalité. Telle est par exemple aujourd’hui la logique de l’évaluation, celle de la culture du résultat ou de la tarification à l’activité dans les domaines comme le soin, l’éducation ou la justice » (Roland Gori). Moyens qui permettent de gouverner sans en avoir l’air, au nom de la raison prétendument objective, scientifique et technique, peu importe la légitimité et la validité de la méthodologie et qui autorisent les prises de décisions en se dédouanant de leurs caractères éthique et politique.
167Dans cette société, le bien-être est devenu un but à atteindre et un idéal de vie puisque jamais atteint. Le double sens du bien-être (c’est-à-dire bien dans le sens d’agréable, de se sentir bien mais aussi de correct, de bien se comporter) vient ici redoubler l’idée du bonheur par l’adaptation.
168Il se construit actuellement, une nouvelle psychopathologie post-DSM sous les auspices des neurosciences et dans une perspective évolutionniste qui a pour but et fonction de transcender les clivages traditionnels de la médecine mentale entre ceux qui pensaient que les maladies mentales étaient d’abord des maladies du cerveau et ceux qui pensaient qu’elles étaient avant tout des pathologies de la relation à soi-même et à autrui.
169Autrement dit, en pensant spécialement la génétique dans des termes fonctionnels et non structuraux, les neurosciences soutiennent l’absence de pertinence à distinguer les déterminismes biologiques et psychologiques des conduites humaines, ouvrant une voie permettant de réunir enfin les deux pôles « entre le déterminisme moléculaire et génétique et la vie de relation des êtres humains. Elle se ménage, enfin, la possibilité d’agir sur eux par des moyens psychologiques-cognitifs, comme de penser les bases neurobiologiques de la socialisation la plus sophistiquée » ([18], p. 26).
170Cependant, il nous apparaît que cette psychopathologie ne traite pas la maladie mentale en tant que mentale. Le symptôme n’est plus cette forme d’expression d’un homme en souffrance, qui recodé par un savoir médical devient un signe apte à s’intégrer dans une séméiologie. Avec une conception déficitaire du symptôme, le symptôme est confondu avec le signe. Il n’y plus de reste…
171Il y a toujours eu la présence irréductible d’un reste insaisissable à la théorie scientifique et médicale dans la pratique et le savoir psychiatrique, reste qui a pu un temps être reconnu comme la folie ou l’hystérie.
172Ce reste pourrait alors être enfin aboli « sous les effets conjugués de l’imagerie cérébrale qui “visualise” l’âme, du système dopaminergique qui la “substantifie”, des antipsychotiques qui la “modifient” et des thérapies cognitivocomportementales qui la “redressent” » ([11], p. 219). Il n’y aurait plus de sujet de la folie.
173S’intégrant dans le mouvement de médicalisation de la société et les transformations anthropologiques qu’elle induit, telles que nous avons essayé de les mettre en lumière, on pourrait affirmer avec Pierre-Henri Castel que « les théories cognitivistes ne produisent pas seulement des explications pour les hommes, mais, tout autant, des hommes pour ces explications – autrement dit des hommes qui s’y reconnaissent, qui intègrent la perspective toute-naturaliste, promue par les neurosciences, à leur identité commune » ([18], p. 27).
174Ou pour le dire comme Hannah Arendt, « ce qu’il y a de fâcheux avec les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont en fait, la meilleure mise en concept possible de certaines tendances évidentes de la société moderne » ([9], p. 400-1).
175Par ailleurs, l’émergence de ce que l’on nomme la démocratie sanitaire, le développement et l’implication dans le système de soins des associations de patients et de famille de patients influencent la formation et la pratique psychiatrique en s’inscrivant ainsi dans ce processus.
176Établir un diagnostic en psychopathologie en dit sans doute autant sur la souffrance des patients que sur la formation du praticien qui le pose et renseigne de fait sur la société qui le valide en tant que tel.
177De nos jours, cette psychiatrie postmoderne, de plus en plus en prise (c’est le cas de le dire) sur le social par le biais de la santé mentale, tend à écarter « l’homme coupable » de la psychanalyse au profit d’un « homme comportemental » [19], comme le nomme Élisabeth Roudinesco, suivant en cela le mouvement anthropologique de notre culture actuelle.
178Dès lors, il n’y aurait plus réelle antinomie entre une position sociale et une position médicale de la psychiatrie grâce à cette nouvelle psychopathologie, mais de fait une certaine convergence, voire une convergence certaine, autour du concept de santé mentale permettant en retour une position totalisante de ce modèle promu comme unique tant au sein de la psychiatrie que du social. Là aussi le reste disparaît.
179Il y a, à notre sens, une nécessité pour la psychiatrie de renouer avec un modèle psychopathologique, avec une « science des passions », permettant de spécifier son identité au sein de la médecine et de « relire » ses missions sociales de cette place qui est sans doute la seule qui la légitime.
180C’est-à-dire de revisiter une psychopathologie psychiatrique « clinique », non réduite à une séméiologie, développant une éthique de la pratique, s’intéressant aux conditions du développement de l’individu et à sa subjectivité, à ses propres contradictions internes aussi bien qu’à celles de son environnement, s’éloignant ainsi de deux chimères, d’une part, « celle qui consisterait à identifier le conflit psychologique et morbide avec les contradictions historiques du milieu, et à confondre aliénation sociale et aliénation mentale et celle, d’autre part, à vouloir réduire toute maladie à une perturbation du fonctionnement nerveux » ([20], p. 106).
181Il en découle de continuer à penser notre spécialité, la psychiatrie comme « une médecine comme une autre mais comme autre qu’une médecine ».
182Le mouvement qui ferait de « la maladie mentale une maladie comme une autre, du psychiatre un médecin spécialiste comme un autre, des traitements psychiatriques des soins médicaux comme les autres soumis à la même logique des essais cliniques et de la médecine scientifique par les preuves » ([11], p. 219) provoquerait la disparition de la spécificité de notre discipline, et par là-même sa simple disparition. La promotion récente, par un rapport parlementaire du sénateur Alain Milon, d’un retour à la neuropsychiatrie en est un des signes les plus marquants.
183Nous l’avons vu, la psychiatrie, dès son origine, s’est distinguée de la clinique médicale notamment par l’apport de la philosophie. Depuis, de Pinel à Henri Ey, la longue tradition psychopathologique de la psychiatrie française, et plus généralement européenne, n’a cessé « de saisir ses objets – la folie, l’angoisse et la souffrance psychique – sous des angles qui prenaient nécessairement en compte les différentes conceptions anthropologiques, culturelles de la maladie mentale et de la normalité » ([11], p. 225). Pour conserver une certaine extraterritorialité vis-à-vis de la médecine, la psychiatrie se trouve elle-même dans la nécessité de s’interroger d’une position extraterritoriale comme dirait Lacan.
184On ne peut que constater aujourd’hui le dialogue fécond, intense qui s’est établi entre les neurosciences et la psychanalyse, dialogue signifiant de cette extraterritorialité nécessaire à la psychiatrie pour demeurer pertinente quant à ses objets, à condition toutefois que notre discipline ne se retrouve pas exclue de ce dialogue.
185Il s’agirait, suivant en cela Paul Ricœur, de renoncer à unifier les multiplicités de sens en un projet totalisant, en maintenant une unité de tension entre des opposés produisant des médiations toujours finies et imparfaites. Un de mes maîtres, Jean Furtos, pour ne pas le nommer, me répétait souvent que « pour être psychiatre, il ne fallait pas être trop psychiatre… ».
186Voilà ce qu’écrit Nancy Andreasen, une des figures les plus importantes de la psychiatrie biologique, dans un éditorial de la revue de l’Association américaine de psychiatrie, qu’elle dirige : « Un jour, au xxie siècle, lorsque le génome et le cerveau humain auront été complètement cartographiés, peut-être sera-t-il nécessaire de mettre en place un plan Marshall inversé pour que les Européens (grâce à leurs grandes traditions psychopathologiques) sauvent la science américaine en lui permettant de comprendre réellement qui est schizophrène, ou même ce qu’est la schizophrénie. Nous risquons de ne pas pouvoir utiliser les retombées du projet de décryptage du génome humain (…) car nous n’aurons plus de chercheurs en clinique. » Autrement dit, l’après-génome impliquerait alors de fait un renouveau de la psychopathologie. Le cycle continuerait alors ?
187Nous laisserons le dernier mot à Romain Gary qui écrivait : « Si les dingues d’aujourd’hui ne conviennent plus, et qu’il faut changer la société pour avoir des dingues différents, nous les anciens on ne demande pas mieux. Mais il conviendrait alors de réunir les Assises mondiales de la psychiatrie, afin que l’on se mettre d’accord sur le genre de fous qu’on veut avoir, pour créer ensuite une société en fonction de la folie souhaitée, du nombre de dingues nécessaires à son fonctionnement, de l’usage productif auquel on les destinerait, des emplois qui leurs seraient réservés dans des institutions spécialement créées dans ce but, avec une activité culturelle, idéologique, militaire, économique qui favoriserait le genre de folie recherchée (…). C’est ce qu’on pourrait appeler la Qualité de la vie » [21].
188Conflits d’intérêts : aucun.
Références
- 1Saint Augustin. Confessions. XI, 14, 17. Toulouse : Privat, 1977.
- 2Swain G. Le sujet de la folie.
- 3Pinel P. Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2e éd. Paris : Brosson, 1809.
- 4Levy-Strauss C. Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. Paris : PUF, 1950 (Préface de « Sociologie et anthropologie » de M. Mauss).
- 5Lantéri-Laura G. Essai sur les paradigmes de la psychiatrie. Paris : Édition du Temps, 1998.
- 6Foucault M. Maladie mentale et psychologie. Paris : PUF, 1954, 2005.
- 7Hacking I. L’âme réécrite : étude sur la personnalité multiple et les troubles de la mémoire. Paris : Seuil, 1998, 2006.
- 8Gori R, Del Volgo MJ. Exilés de l’intime. Paris : Denoël, 2008.
- 9Arendt H. Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy, 1958.
- 10Fleury C. Les pathologies de la démocratie. Paris : Fayard, 2005.
- 11Gori R, Del Volgo MJ. La santé totalitaire. Paris : Denoël, 2009.
- 12Sicard D. La médecine sans le corps. Paris : Plon, 2002
- 13Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris : PUF, 1966.
- 14Canguilhem G. Écrits sur la médecine. Paris : Seuil, 2002.
- 15Castel R. La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse. Paris : Éditions de Minuit, 1981.
- 16Castel F, Castel R, Lovell A. La société psychiatrique avancée. Le modèle américain. Paris : Grasset, 1979.
- 17Ey H. Études psychiatriques. Paris : Desclée de Brouwer, 1948 (tome I, étude no 2).
- 18Castel PH. L’esprit malade. Paris : Ithaque, 2009.
- 19Roudinesco E. Pourquoi la psychanalyse ? Paris : Fayard, 2000.
- 20Foucault M. Maladie mentale et personnalité. Paris : PUF, 1954.
- 21Gary R. Pseudo. Paris : Mercure de France, 1976.
Mots-clés éditeurs : étude critique, DSM, médicalisation, théorie, psychiatrie, histoire de la psychiatrie, épistémologie, évolution
Date de mise en ligne : 15/03/2013
https://doi.org/10.1684/ipe.2013.1005Notes
-
[1]
Praticien hospitalier, hôpital du Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69677 Bron Cedex
<jean-pierre.salvarelli@ch-le-vinatier.fr> -
[2]
Classification internationale des maladies (CIM, en anglais International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems, ICD), dont l’appellation complète est Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes.