1En France, comme dans beaucoup d’autres pays, le débat sur la bioéthique ne connaît guère de pause. La révision des lois de bioéthique, en cours d’examen par l’Assemblée nationale et le Sénat, n’en constitue pas la seule manifestation. Le début de l’année 2011 a vu renaître les controverses sur l’euthanasie et le « bébé médicament » ou « bébé du double espoir ». Et tout porte à croire que le temps du débat n’est pas prêt de s’achever. La permanence des questions que se posent les équipes de soins tout comme les interrogations nouvelles que les progrès de la science biomédicale ne cessent de faire surgir garantissent qu’il ne s’agit pas d’un simple effet de mode. Et sans doute le débat est-il de l’essence même de la bioéthique. Ainsi, selon le traité de bioéthique qui vient de paraître sous la direction d’Emmanuel Hirsch, « tout doit être mis en œuvre pour susciter un débat loyal et argumenté... également pour créer les conditions de sa pérennité » [5].
2Sans omettre de signaler les points sur lesquels un large accord s’est réalisé, c’est cette permanence du débat sur la bioéthique que nous voudrions rappeler en évoquant trois questions majeures à partir desquelles se développe la réflexion : qu’est-ce que la bioéthique ? Quelle est sa fonction ? Quelle règle de droit pour la bioéthique ?
Qu’est-ce que la bioéthique ?
3Le terme bioéthique est la traduction de bioethics. Le biologiste et oncologue américain Van Reusselaer Potter fût le premier à l’employer dans un article intitulé Bioethics, the science of survival publié en 1970 dans la revue Perspectives in biology and medecine puis, l’année suivante, dans son ouvrage Bioethics, bridge to the future. Mais les mots eux aussi échappent à leur créateur. Dans la conception de Potter, la bioéthique, qui combine connaissances biologiques (le bio) et valeurs humaines (l’éthique), est l’éthique de tout le vivant, animaux et végétaux compris. Or, sous l’impulsion des travaux menés au sein du Joseph and Rose Kennedy Institute for the Study of Human Reproduction and Bioethics, de Georgetown, une conception plus étroite s’imposera en Amérique du Nord et en Europe. Quelques résistances mises à part – dont, en France, celle de Pierre-André Taguieff [13] – la bioéthique telle qu’elle est conçue aujourd’hui ne concerne que l’homme. Elle est l’éthique appliquée dans le domaine biomédical, que l’on qualifie souvent de bioéthique médicale. Éthique, biomédecine, ces deux termes posent problème, le premier surtout.
4Alain Badiou [1] range le mot éthique au nombre de ces « mots savants, longtemps confinés dans les dictionnaires et la prose académique, (qui) ont la chance, ou la malchance – un peu comme une vieille fille résignée qui devient, sans comprendre pourquoi, la coqueluche d’un salon – de sortir soudain dans le plein air du temps ». De fait, il n’est profession ou responsable – politique, économique, financier, sportif – qui ne s’en réclame. À raison même de cette vogue, la notion d’éthique ne saurait se prévaloir de parrainages aussi célèbres que l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème, d’Aristote ou l’Éthique de Spinoza pour se soustraire aux controverses.
5Cela vaut tout particulièrement s’agissant de la bioéthique dont le développement a suscité un renouvellement du débat qui porte sur la relation entre éthique et morale. Jusqu’alors les deux notions étaient majoritairement assimilées l’une à l’autre. On qualifie encore usuellement d’éthique ce qui concerne la morale, l’éthique étant définie comme la science de la morale (Robert). En bioéthique, un fort courant perpétue cette conception qui se fonde sur l’étymologie, éthique et morale étant les traductions termes grec et latin qui ont un sens équivalent. L’éthique ne serait-elle qu’« une morale qui en perd son latin » (France Quéré) [10] ? Cela conduit Axel Kahn à oser « parler, presque indifféremment, de morale ou d’éthique » [8] ; Alexandre Jaunait également, au motif qu’il n’existe pas « une essence de l’éthique et/ou une essence de la morale dont les définitions par nature stables seraient à découvrir ou déjà découvertes par certains » [7]. Mais le même auteur observe qu’« il existe aujourd’hui un champ de l’éthique qui a su inventer très efficacement ses propres principes de définition ».
6Effectivement, dans le champ de la réflexion bioéthique l’éthique se trouve très souvent perçue comme se différenciant de la morale et a supplanté celle-ci. En témoigne la nouvelle rédaction de la mission impartie au Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). À la création du comité en 1983, elle était de « donner un avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, des groupes sociaux ou la société toute entière ». En 1994, elle deviendra celle de « donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société qui sont soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ». Quant à la détermination de ce qui différencie l’éthique de la morale, elle demeure matière à large débat duquel semblent émerger quelques dominantes. L’éthique n’est plus perçue, ainsi que le proposait Paul Valadier [14], comme un ensemble de règles de comportement consacrées dans une société alors que la morale serait interrogation sur le bien fondé et sur les limites de l’obligation de les respecter face à une situation déterminée. Ce serait plutôt l’inverse. La morale constituerait un corps de règles absolues, rigides, dont l’observance s’imposerait, le cas échéant sous peine de sanction, de façon stricte dans toutes les situations. Pour cette raison, elle s’avère impuissante à guider le médecin ou le chercheur dans les situations caractérisées par des conflits de valeur et plus encore à répondre aux questions si complexes auxquelles le progrès des techniques biomédicales ne cesse de nous confronter. L’ancien ministre de la Santé, Jean François Mattei, a fort bien analysé cette situation. « Devant de nouvelles connaissances, l’homme doit faire des choix inédits. Il doit en fait se déterminer et adopter un comportement pour répondre aux nouvelles conditions scientifiques, techniques ou sociales et aux progrès que lui confèrent des pouvoirs dépourvus de précédents (en matière de procréation, de greffes d’organes, de génie génétique). Ce choix éthique ne peut résulter que d’un questionnement par référence à des valeurs morales, philosophiques ou religieuses. L’éthique désigne alors la morale en application, face à de nouvelles situations » [9].
7Ainsi l’éthique est-elle entendue comme étant d’abord un questionnement. Pour Jean Bernard, qui fût le premier président du CCNE, « l’éthique implique une réflexion critique sur les comportements… et ce mot savant, par opposition avec son parallèle latin « morale » suppose que l’on s’interroge sur les principes et qu’on en discute » [2]. Ses successeurs ne la conçoivent guère différemment. Pour Didier Sicard « il n’y a pas de bonne réponse « éthique » de la bioéthique. Il n’y a que des questions ». Il va même jusqu’à déclarer que « l’éthique n’existe pas en tant que telle. C’est la réflexion qui, par son existence même, mettant en tension des finalités contradictoires, peut se revêtir de l’éthique » [12]. Alain Grimfeld [4] estime que le « débat éthique doit se nourrir d’échanges, pas de dogme ». Il n’en demeurerait pas moins erroné d’en déduire que le questionnement exclut les normes du domaine de la bioéthique.
8L’étendue de ce domaine est également définie par le terme biomédecine. Cette addition de la biologie et de la médecine ne semble pas avoir suscité de débats. Les définitions que l’on en propose alternent, cependant, entre application de la biologie à la médecine, application de la médecine à la biologie, qui concerne la biologie et la médecine. Mais l’on peut penser que la Convention d’Oviedo, du 4 février 1997 élaborée par le Conseil de l’Europe, consacre une conception qui réunit un très large consensus lorsqu’elle présente la biomédecine comme l’ensemble des applications de la biologie et de la médecine. Elle s’intitule : « Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine ».
9Pose tout de même problème le fait que la réflexion sur la bioéthique se soit très largement focalisée sur le progrès de la science biomédicale et ses applications (recherches sur l’embryon, diagnostic anténatal, assistance médicale à la procréation, thérapie génique…), délaissant quelque peu les questions que soulève l’exercice de la médecine au quotidien (à l’exception de la souffrance en fin de vie). Ce n’est pas sans raison qu’Emmanuel Hirsch [6] appelle à témoigner une même attention aux questions bioéthiques « d’en bas » que pose l’acte de soins qu’à celles « d’en haut », qui touchent aux mutations biomédicales.
10Il convient d’ajouter que la réflexion bioéthique ne saurait faire l’impasse sur les problèmes éthiques que, notamment à raison du coût croissant des soins, soulève l’accès de tous aux soins. Le CCNE y a, du reste, été confronté à plusieurs reprises à propos des choix de politique de santé publique. Dans l’avis n° 48 du 7 mars 1996, Recommandation sur la mise à disposition d’un traitement antiviral dans le sida, il soulève la question que poserait une augmentation considérable du coût des traitements : « Si le développement de traitements efficaces est porteur d’un très sérieux espoir, comment la société pourra-t-elle en gérer le coût sans qu’en pâtissent les efforts consentis pour d’autres maladies et d’autres affections ? » Dans l’avis n° 106 du 5 février 2009, Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale, il s’interroge longuement sur les critères éthiques qui permettraient de définir des priorités pour l’accès à la vaccination ou à d’autres moyens de prévention. Et l’on sait que la détermination des priorités se pose également au quotidien au sein de services hospitaliers.
Quelle est la fonction de la bioéthique ?
11Sur ce point au moins il semble y avoir consensus. Dans le domaine biomédical, l’éthique a pour fonction de limiter la puissance susceptible de s’exercer sur des personnes que la maladie ou le handicap rend vulnérable. C’est de longue date le rôle que, sous le nom de morale médicale, elle jouait dans la relation entre le médecin et son patient, limitant le « pouvoir médical » en lui imposant des obligations telles que l’évaluation des bénéfices et des risques attendus, le respect de la volonté du malade, le secret médical. Le progrès des sciences biomédicales ayant, à côté des bienfaits qu’il apporte, porté au paroxysme cette puissance, a suscité la réaction bioéthique. Celle-ci se propose d’encadrer l’action du « Prométhée déchaîné » (Hans Jonas) qui s’est donné jusqu’à la capacité de modifier les caractères de l’espèce humaine. Outre les dérives scientifiques, elle doit également prévenir les dérives financières que fait redouter le développement de marchés tels que celui des organes humains ou celui de la procréation.
12On donne généralement pour fondement à cette limitation de la puissance de la biomédecine par l’éthique la nécessité de respecter la dignité de la personne humaine. C’est le principe sur lequel se fondent les textes internationaux relatifs à la bioéthique. S’il n’est qu’en filigrane dans les plus anciens, le Code de Nuremberg (1947) et la Déclaration d’Helsinki de l’Association médicale mondiale (1964) relatifs à la recherche biomédicale, le principe figure en tête de la Convention d’Oviedo du Conseil de l’Europe en date du 4 avril 1997 et des Déclarations universelles de l’Unesco sur le génome humain et les droits de l’homme du 11 novembre 1997, sur la bioéthique et les droits de l’homme du 19 octobre 2005, ainsi que d’autres textes encore. Pour autant, le débat n’est pas clos sur tous les points.
13Certains, s’appuyant sur la proximité génétique existant entre l’homme et les animaux, contestent que l’être humain puisse prétendre à un traitement plus favorable que celui qu’il réserve aux animaux, tout particulièrement à ceux qui disposent d’une sensibilité, voire, pour certains tels les grands singes, d’une aptitude au langage et à résoudre des problèmes ainsi que d’une conscience de soi dont sont dénués certains handicapés mentaux ou les bébés humains âgés de moins d’un mois. Sans doute est-ce avant tout dans le but de demander la reconnaissance de droits fondamentaux pour ces animaux, revendication formulée, par exemple, dans le projet Grands singes de Paola Cavalieri et Peter Singer (1994) [3]. Mais c’est au risque d’affaiblir la protection des personnes en contribuant à alimenter le débat sur la détermination de ses bénéficiaires. Cette protection doit-elle s’étendre à l’embryon et au cadavre ? Oui, du moins selon le droit français qui considère l’embryon comme une personne humaine potentielle et subordonne en principe le prélèvement opéré après la mort au consentement de l’intéressé et le règlemente strictement. Cependant, ces règles sont contestées et, au demeurant, n’assurent pas une protection aussi complète que celle dont bénéficie la personne née et vivante.
14Demeure, en outre, la difficulté que l’on éprouve à définir la portée du respect de la dignité humaine, même si l’on tient pour irrécusable l’impératif kantien selon lequel toute personne doit être traitée « toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Faut-il en déduire qu’il revient à chaque personne de déterminer souverainement ce qu’elle considère comme conforme, ou non, à sa dignité ? Ou, au contraire, que la dignité humaine constitue un attribut de la personne dont la détermination doit être objective et dont le respect s’impose y compris à l’intéressé, le cas échéant, contre sa propre volonté ? Selon la première conception, le malade en fin de vie peut, au nom du droit de mourir dans la dignité, revendiquer le droit à l’euthanasie ; selon la seconde, ce droit sera récusé car il porte atteinte au respect dû à la vie humaine. Au nom de la première conception, la gestation pour autrui sera admise dès lors que toutes les personnes concernées ont donné librement leur consentement ; au nom de la seconde, on la proscrira car « elle représente une instrumentalisation du corps des femmes et aboutit à considérer l’enfant comme une marchandise » (CCNE avis n° 110, 1er avril 2010, Problèmes éthiques soulevés par la gestation pour autrui).
15La réponse qui s’est imposée en pratique réside en une combinaison de ces deux approches. Si une part est laissée au jugement des personnes concernées – chercheurs, médecins, patients – il s’agit d’une liberté strictement encadrée par l’obligation de respecter les normes éthiques en vigueur dans la société considérée. La dynamique de la bioéthique comprend en effet deux temps. Le premier est celui de l’interrogation sur les valeurs qui sont en jeu dans une situation donnée, par exemple la recherche sur l’embryon humain ou le diagnostic anténatal : il aboutit à la formulation de principes normatifs. Le second est celui de l’application de ces normes face à une situation déterminée : il pose le problème de la marge de liberté dont disposent le médecin et les patients impliqués dans cette situation. Cette marge varie selon que la norme est plus ou moins précise, plus ou moins contraignante.
16Très logiquement les comités d’éthique reflètent cette dualité. Une première catégorie de comités siège dans les hôpitaux ou les instituts de recherche. Ce sont des instances de terrain qui ont pour mission essentielle d’aider les médecins ou les chercheurs à décider quelle conduite adopter dans des cas concrets. Une seconde catégorie est constituée par les comités qui siègent au niveau national ou international et dont la mission première est de réfléchir à l’élaboration des normes éthiques, normes qui seront consacrées par le législateur national ou international. Tel est le cas du CCNE pour la France, du Comité international de bioéthique (CIB) pour l’Unesco, du Comité directeur pour la bioéthique (CDBI) pour le Conseil de l’Europe, du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (GIE) pour l’Union européenne. Comités nationaux et internationaux illustrent par ailleurs une des fonctions les plus importantes qu’assure la réflexion bioéthique, celle de préparer la mutation des normes éthiques en normes juridiques.
Quelle règle de droit pour la bioéthique ?
17Aucune, telle était la réponse largement répandue en France, il y a une trentaine d’années. Qu’une norme éthique puisse être consacrée par la règle juridique dans le domaine de la bioéthique soulevait un flot d’objections dirigées tout particulièrement contre l’intervention du législateur dénoncée comme un acharnement législatif. La rigueur et la rigidité de la règle de droit paraissaient incompatible avec la liberté de la recherche, la liberté d’apprécier en conscience que l’on doit reconnaître au médecin, le pouvoir de libre détermination dont on ne saurait priver le patient. À cela s’ajoute que ni la volonté d’une majorité de citoyens ou de parlementaires, ni, même, le consensus ne saurait garantir la conformité de la norme juridique à l’impératif éthique. Ces arguments ne manquent pas de valeur et le législateur se doit de les prendre en considération. Ils ne sont pas cependant de nature à enrayer l’inévitable consécration de la norme éthique par le droit. Aussi bien, celle-ci a-t-elle débuté bien avant les lois bioéthique de 1994. Par exemple, le Code de déontologie médicale de 1947, pris par décret, édicte comme ses successeurs, plusieurs principes éthiques. Les progrès de la biomédecine rendront encore plus évident que norme juridique et norme éthique reposent sur le même postulat, la dignité humaine, et visent à assurer la protection de la personne humaine face aux menaces qui pèsent sur elle. Dans ce combat, la norme juridique renforce cette protection en précisant les modalités d’application du principe d’éthique et en s’efforçant de prévenir sa violation par l’institution de sanctions disciplinaires, civiles ou pénales. Elle apporte, en outre, une certaine sécurité au chercheur et au médecin auxquels elle indique ce qu’ils sont en droit de faire sans que leur responsabilité soit engagée.
18Mais si elle veut être un bon serviteur de l’éthique dans le domaine biomédical, la règle de droit doit présenter des caractéristiques spécifiques.
19Cette spécificité se manifeste d’abord au stade de l’élaboration de la norme qui doit permettre, autant que faire se peut, la réalisation d’une synthèse des intérêts et points de vue en présence. Sans doute en démocratie l’institution qui représente les citoyens, le Parlement, a-t-elle vocation a être l’instance majeure de décision. C’est la solution retenue en France comme dans la plupart des États démocratiques même si une place non négligeable revient à la jurisprudence élaborée par les juridictions. Elle a généré un flux de lois, après les lois de portée limitée comme la loi Caillavet de 1976 relative au don d’organes, la loi Huriet-Sérusclat du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches médicales, les deux lois bioéthique du 29 juillet 1994 relatives, l’une au respect du corps humain, l’autre au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, modifiées en 2004 et en cours de révision. Conférer le pouvoir de décision aux citoyens serait, dans le principe, encore plus démocratique. Mais au risque de s’exposer à l’aléa des emballements de l’opinion publique qu’accentue le fait que des questions dénuées de rapport avec la question à trancher parasitent les campagnes référendaires. Plus prudente semble la formule, retenue en 2009, d’États généraux de la bioéthique qui permettent d’informer et consulter les citoyens, en particulier les membres des jurys citoyens qui ont bénéficié d’une formation préalable. De plus, la grande complexité des problèmes et la diversité des points de vue rendent indispensable la consultation d’organismes tels que l’Académie de médecine, l’Agence de la biomédecine et le CCNE au sein desquels la réflexion éthique bénéficie d’un dialogue permanent entre représentants de compétences et de sensibilités philosophiques, religieuses, culturelles variées.
20Encore faut-il que le législateur fasse preuve d’une certaine réserve. Il ne serait guère indiqué que la loi multiple les prescriptions de détail au point d’ôter au médecin (ou au chercheur) toute faculté d’appréciation des situations concrètes. Mieux vaut qu’elle se limite à énoncer les interdits absolus, par exemple, l’interdiction de l’euthanasie, du clonage humain reproductif, du prélèvement d’organe sur un majeur vivant sans le consentement de l’intéressé et institue des sanctions dissuasives au cas où ils seraient violés. Et, bien qu’elle semble en passe d’être abandonnée, peut-être présente quelque avantage la règle prévoyant une révision périodique – en l’occurrence tous les cinq ans – des lois bioéthique. En ce domaine moins qu’en tout autre, le législateur ne saurait statuer pour l’éternité !
21Aussi bien la fragilité de la norme juridique est-elle attestée par la divergence entre les législations et jurisprudences d’États, particulièrement d’États voisins. Sans doute n’y-a-t-il là que le reflet des fractures éthiques entre les sociétés. Mais si la gestation pour autrui, interdite en France, est licite sitôt franchie la frontière, la loi française non seulement perd en efficacité mais, de surcroît, voit sa légitimité affaiblie. Dans les débats sur la GPA, l’euthanasie, la recherche sur l’embryon, l’assaut contre la loi et l’éthique nationales est largement mené à partir du droit des pays tiers. Et comment demeurer totalement insensible au risque que certains interdits engendrent pour la recherche médicale française ?
22À ce problème, il n’est pas de solution dans une société internationale au sein de laquelle chaque État campe sur sa souveraineté. « La France est un pays souverain qui ne doit, en aucun cas, se soumettre à la pression internationale en matière d’éthique », a déclaré le jury citoyen de Rennes dans son avis sur l’assistance médicale à la procréation. Mais tout aussi souverains et maîtres de leur législation sont les autres États. La seule voie possible pour atténuer les divergences demeure donc celle de la négociation internationale. Elle a permis d’accomplir des progrès dont témoignent au niveau mondial les Déclarations de l’Unesco sur le génome humain et sur la bioéthique, en Europe, la Convention d’Oviedo et un certain nombre de textes de l’Union européenne, unanimes à condamner le clonage humain reproductif, à exiger le consentement libre et éclairé de la personne concernée préalablement à toute intervention, à souligner le caractère indispensable des comités d’éthique. Mais combien de questions, particulièrement celles relatives au début et à la fin de vie, demeurent sujets de désaccords !
23Ainsi, parce qu’est en jeu la conception que nous nous faisons de la personne humaine, la bioéthique semble appelée à demeurer longtemps matière à débats tant il semble que « s’entendre sur la personne reste une tâche inachevée et d’ailleurs inachevable » (Lucien Sève) [11].
24Conflits d’intérêts : aucun.
Bibliographie
Références
- 1Badiou A. L’éthique. Essai sur la conscience du mal. Paris : Hatier, 1993, 79 p., p. 4.
- 2Bernard J. De la biologie à l’éthique. Paris : Buchet/Chastel, 1990, 310 p., p. 31.
- 3Cavalieri P, Singer P. The great ape project equality beyond humanity. New York : Saint Martin’s Press, 1994.
- 4Grimfeld A. « Le débat éthique doit se nourrir d’échanges, pas de dogme ». Le Monde, 2008.
- 5Hirsch E. (dir.) Traité de bioéthique, 3 tomes. Toulouse : Éditions Érès, 2010 (I. couverture p. 4).
- 6Hirsch E. Concilier morale et progrès biomédica, Bulletin d’information de l’ordre national des médecins. Paris : n? spécial 2010 : p. 30.
- 7Jaunait A. « Éthique, morale et déontologie ». In : Hirsch E (dir.). Traité de bioéthique, tome I. Toulouse : Éditions Érès, 2010 : 767 p., p. 108.
- 8Kahn A. Et l’homme dans tout cas ? Paris : Nil éditions, 2000, 372 p., p. 88.
- 9Mattei JF. La vie en questions : pour une éthique biomédicale. Rapport au Premier ministre. Paris : la documentation française, 1994, 230 p., p. 20.
- 10Quéré F. L’Éthique et la vie. Paris : Éditions Odile Jacob, 1991, 341 p., p. 9.
- 11Sève L. « S’entendre sur la personne ». In : Sicard D (coord.). Travaux du Comité consultatif nationale d’éthique, 20e anniversaire. Paris : PUF, 2008 : 1028 p., p. 42.
- 12Sicard D. La Médecine sans le corps. Une nouvelle réflexion éthique. Paris : Plon, 2002 : 280 p., p. 14 et p. 258.
- 13Taguieff PA. La Bioéthique ou le juste milieu. Paris : Fayard, 2007, 363 p.
- 14Valadier P. Inévitable morale. Paris : Éditions du Seuil, 1990, 221 p.
Mots-clés éditeurs : définition, dignité humaine, morale, bioéthique, droit, recherche biomédicale, éthique
Mise en ligne 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2011.0827