Remarques préliminaires
1Le sport tient une place de premier ordre dans notre société. Suscitant l’intérêt général, fascinant le collectif, il est investi massivement. En atteste le fait que plus d’un Français sur deux déclare pratiquer une activité physique. Pour l’homme, il est un objet d’amour. Mais quel est réellement le lien entre le sport et l’amour ? Et que vise cet amour ?
2Le sport fait rêver, il anime, donne vie. Enflammant les esprits, déclenchant les émotions les plus vives, il peut, dans une alternance pulsionnelle de liaison-déliaison, aussi bien rassembler autour de sa cause – par amour – que diviser et être à l’origine de haines farouches. Il se présente comme un lieu privilégié d’expression de la passion humaine – dans son versant le plus noble ou le plus tragique – et comme le reflet de notre ambivalence.
3Le sport n’est pas seulement miroir, il est aussi produit : produit de la modernité, estampillé « bon pour la santé ». Cette maxime concourt à promouvoir l’expression de Juvénal : « mens sana in corpore sano » (« un esprit sain dans un corps sain »). Comme l’indique le rapport de l’Inserm de 2008 [4], le sport aide tout autant à se maintenir en forme, à être bien dans son corps qu’à « garder le moral », à se sentir bien dans sa tête. Il contribue à l’équilibre de l’homme et à sa santé, en conjuguant perspectives préventive et curative.
Quelle place occupe le sport en psychiatrie ?
4La psychiatrie n’a échappé ni à l’engouement pour le sport ni au discours sanitaire diffusé à son sujet. Il n’est donc pas étonnant que les activités sportives aient introduit ce champ, un service leur étant dédié dans chaque hôpital psychiatrique. Elles font partie de la vie institutionnelle, intégrées à l’arsenal thérapeutique mais d’une façon particulière. Elles sont plutôt « mises sur la touche », considérées comme des activités « annexes », « occupationnelles ». Une attention modeste leur est accordée, les soignants se tournant davantage vers d’autres axes de la prise en charge, la chimiothérapie et la psychothérapie. Le sport serait-il le laissé-pour-compte de la psychiatrie ? Une reconnaissance lui est concédée ; pourtant persiste un « je n’en veux rien savoir » des effets qu’il produit chez un sujet. Peu de travaux – et encore moins centrés sur une approche humaine, privilégiant la singularité – ont été réalisés sur la thématique sport-psychiatrie [7] ou sur les effets/méfaits du sport [3]. C’est dans ce fil que se situera notre travail. Nous tenterons, en prenant appui sur la psychanalyse, de saisir ce qui peut faire rencontre entre un sujet et une activité sportive, de cerner quels enjeux recouvre cette pratique, quelle fonction elle occupe dans l’économie psychique.
5Le sport peut être étudié sous l’angle du discours et de la clinique. Ce thème est davantage abordé par des patients qui ont une pratique de loisir. Comment se laisser enseigner par ces paroles ? Comment utiliser ce matériel qui peut être un levier dans la relation thérapeutique ? Plus rares sont les sportifs qui s’adressent au CMP pour une demande en lien direct avec leur pratique sportive.
6Une lecture psychopathologique de l’activité physique peut être envisagée. Faire du sport peut aussi nuire à la santé. Il peut entraîner l’homme dans une jouissance dévastatrice et le conduire aux pires excès. Cette dynamique peut aller jusqu’à causer sa propre perte et faire mourir pour/par le sport. Cet amour peut donner lieu à des décompensations sur un mode maniaque, délirant… ou faciliter des passages à l’acte tels que la violence des stades. Ces observations concourent à enrichir la clinique et à approfondir notre savoir sur l’être humain et son rapport à la jouissance, à l’amour… Alors, à quoi est due la distance entre sport et psychiatrie ? Un détour par l’histoire permettra de saisir la nature de ce lien.
Psychiatrie et sport, la rencontre
7L’idée de traiter la maladie mentale par le corps date de l’Antiquité. Imputant des causes organiques à la folie, la guérison de l’esprit devait en passer par le corps ; psyché et soma étaient envisagés comme un tout indissociable. De nombreuses thérapeutiques physiques ont été inventées. Elles ont évolué au fil des avancées théoriques. Les purges et saignées ont précédé les enveloppements et bains. Les massages et les exercices de rééducation leur ont succédé. Devenant moins invasives, ces techniques ont progressivement intégré une considération plus humaniste de la folie.
8Ce parcours est ponctué par le moment décisif que fut, pour la psychiatrie française, l’après-coup de la Seconde Guerre mondiale. Cette période voit naître des conceptions nouvelles comme le mouvement de psychothérapie institutionnelle puis la politique de secteur. Une refonte du système de soin et de l’institution s’engage : l’hôpital psychiatrique s’ouvre sur l’extérieur et des interactions entre le dedans et le dehors s’instaurent. La politique de secteur vise à soigner les malades mentaux « hors les murs », dans la cité, en favorisant leur autonomie, en encourageant leur socialisation et en cherchant à offrir une vie la plus « normale » possible à un sujet considéré comme un semblable. C’est dans cette mouvance que la psychiatrie croise le chemin du sport. Il y a comme un jeu d’aller-retour. Cette politique, en se tournant vers le tissu social, permet aux malades mentaux de bénéficier des dispositifs de droit commun, y compris des structures sportives, au moment même où le sport entre dans l’institution en tant qu’outil thérapeutique.
9C’est Paul Sivadon qui a été le premier à envisager le sport comme une méthode thérapeutique applicable aux sujets souffrant de pathologies mentales. Avec le psychanalyste François Gantheret, il développe une théorisation [8] de cette association atypique, à partir de deux expériences. La première se déroule en 1948, à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. P. Sivadon, médecin-chef, crée un centre de traitement actif, où il est question de rééduquer et de réadapter les malades par des techniques corporelles, alliant physiothérapie, kinésithérapie, activités sportives, etc. P. Sivadon affirmait que « les activités physiques ont leur place dans le soin en psychiatrie pour des malades mentaux chroniques, avec des objectifs précis tels que l’acquisition d’une autonomie, l’amélioration du comportement relationnel, la prise de conscience et l’affirmation de soi, pour certains, la canalisation de l’impulsivité et de l’agressivité pour d’autres » [8]. Cette première expérimentation est reproduite et affinée à l’Institut Marcel-Rivière. Ces auteurs démontrent que le sport a des vertus thérapeutiques, qu’il soigne : en transformant les relations, en les rendant signifiantes et symboliques, d’où l’amélioration de l’état de santé. Le sport permet de restaurer les capacités du sujet, en lui offrant la possibilité d’exprimer, avec son corps en mouvement, une part de son intimité qui ne peut se dire autrement. Il fait advenir le sujet qui est en chacun. Le plus important, pour P. Sivadon, est « la conquête ou la reprise de la capacité d’exister par rapport à soi-même et non plus par rapport à autrui » [8].
10Cette initiative originale se perpétue, puisque le sport perdure dans l’univers psychiatrique. Il reste cependant en marge de la thérapeutique, n’ayant plus la place centrale que P.Sivadon et F. Gantheret avaient escomptée. L’arrivée des neuroleptiques (vers 1950), leur montée en puissance et l’avènement des neurosciences ont bouleversé le champ de la psychiatrie. Ces mutations ont eu des répercussions sur la perception de l’être humain, sur l’appréhension de la maladie mentale et de sa prise en charge. Ces révolutions ont fait que l’activité sportive est devenue de moindre importance. Le sport doit-il encore faire ses preuves pour gagner l’intérêt de la psychiatrie ? Mettre en exergue la richesse de ce terrain d’observation, en faisant valoir ce que le sport met à l’épreuve et ce qu’il permet d’obtenir en termes d’effets va dans ce sens.
L’activité sportive et ce qu’elle met en jeu
11Nous faisons appel aux travaux du Grepas (Groupe de recherche et d’étude psychanalytique sur les activités sportives), en partant d’une définition de Marie-Hélène Brousse, qui met en équation le sport avec les registres lacaniens du Réel, Symbolique et Imaginaire : « […] les activités physiques et sportives, loin de se réduire à une énergétique du mouvement, engagent à la fois le réel d’un organisme silencieux […], l’image d’un corps et les signifiants d’une activité […] [1]. »
12L’Imaginaire s’applique au rapport du sujet à son propre corps, à l’image dans le miroir ainsi qu’à la relation au semblable. Ce registre favorise l’expression de l’agressivité, privilégie la dialectique amour/haine, comparaison/rivalité, soit un « toi ou moi », comme dans le sport. Il sert de support à l’illusion d’un Moi autonome, maître de lui, tout-puissant et au fantasme de complétude narcissique. Le Symbolique permet, par la nomination, de discriminer une réalité par rapport à une autre. Il concourt à donner corps, c’est-à-dire à séparer le sujet d’avec ce qui vient du vécu, de l’émotionnel. Nous faisons référence à la parole de l’Autre devant le miroir, parole qui authentifie le sujet et par là même forme son image. S’appuyant sur la loi, le symbolique fait office de médiateur face à l’imaginaire, en réduisant ses phénomènes, en tamponnant ses effets et en parant au déchaînement pulsionnel. Ce registre est aussi ce qui se compte, ce qui entre dans une série. Mais il n’enserre pas tout : quelque chose lui échappe toujours. Et ce reste est le Réel. Le réel, qui est aussi bien ce qui surgit que ce que le sujet ne peut saisir ou se représenter. Il est une figure de l’impossible. Il ne se satisfait jamais vraiment et pousse le sujet à recommencer.
13Ces trois registres se nouent à l’histoire de chacun et se lient au désir du sujet et à la particularité de sa jouissance. Qu’est-ce qui conduit à pratiquer un sport, parfois de manière intensive ? Qu’est-ce qui suscite cet amour ? ce désir ?
14L’activité sportive met en jeu d’autres aspects que nous proposons d’aborder. Elle révèle le positionnement à l’égard de l’objet, ici un ballon, une raquette… Le sujet est-il séparé de l’objet ? Le concède-t-il à l’autre ? L’autre est à la fois l’alter ego et l’Autre, celui à qui le sujet adresse sa demande : être entendu, aimé, reconnu. Le moniteur peut venir à cette place. Le sport opère, lui aussi, avec le transfert, outil dont le cœur est l’amour, l’amour qui naît de la relation « entraîneur-entraîné ». Et c’est au nom de cet amour, en prenant appui sur lui, mais en ayant conscience de ses leurres, qu’il est possible d’impulser des remaniements subjectifs. Pour Lacan, « le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir » [6].
15Le sport introduit la dimension de la perte, du manque dans le corps, dans l’Autre. Il porte à vue une déclinaison de positions autour d’un pouvoir/ne pas pouvoir, savoir/ne pas savoir, maîtriser/lâcher. Il confronte le sujet au dilemme d’accepter, de refuser ou de dénier cette incomplétude qui le fait pourtant accéder au statut d’être humain. En mettant en scène ce « pas là », il expose en même temps qu’il met au travail, un « trop là », un trop de présence qui encombre le sujet.
Sport et effets thérapeutiques : du général au particulier
16Le sport, en psychiatrie, divertit, pallie à l’ennui, à l’inactivité qu’engendre la maladie mentale. Il est un temps d’évasion qui dynamise, lutte contre l’apathie. Il permet aux patients « chronicisés » de se redécouvrir, il (r)éveille, (re)donne vie : vie à ces corps négligés, inhabités, abandonnés ; vie à ces sujets absents à eux-mêmes, dépersonnalisés, isolés. Ils se rencontrent sur un autre terrain – en dehors du statut de malade. Ce décalage ouvre le champ des possibles, crée un espace intermédiaire où sont accueillies découvertes et surprises, où s’exprime la créativité du sujet. Le sport restitue une liberté d’action, d’abord sur le corps car il aide chacun à se l’approprier, à faire avec ce corps, plus agi que subi, corps plaisir plus que corps malade… Le sport, lieu de décharge des tensions internes, permet d’apprendre à canaliser son énergie, à maîtriser ses sensations, ses émotions, ses pulsions en les mobilisant à d’autres fins. Instaurant le principe de réalité, il inclut la notion de temporalité et de limite : du corps dans le réel, du symbolique par les règles et par rapport à l’Autre. En cela, il met un frein à la jouissance et à ses débordements.
17Le sport opère aussi sur la sphère narcissique. Grâce à lui, le sujet est sécurisé, valorisé. Il apprend à compter sur lui, à s’aimer, ce qui l’encourage à s’ouvrir à la relation à l’autre, le sport contribuant à la pacifier. L’activité physique responsabilise, fait gagner le sujet en autonomie, en le rendant plus acteur de ses choix, de ses projets, de sa vie. En psychiatrie, il est nécessaire qu’il y ait un suivi spécifique pour ces activités, encadrées par un Autre bienveillant à même de contenir les effets de tous ces bouleversements.
Sport et structure névrotique
18Les différents symptômes, de l’ordre de l’anxiété autour du regard, de l’inhibition, de la culpabilité, de tensions liées à des conflits internes, trouvent, dans le sport, un champ favorable à leur expression voire à leur résolution. Ce point d’étayage narcissique, lieu d’affirmation de soi, nie les limites, repousse l’idée de la castration, en faisant miroiter la toute-puissance. C’est un exutoire pour décharger l’angoisse, l’agressivité, sans accroître la culpabilité. Helene Deutsch en 1925 souligne que le sport « transforme ainsi l’angoisse névrotique en angoisse réelle » [3], en « déplaçant au dehors le danger intérieur » [3], l’angoisse projetée est plus facilement neutralisée. Le sport représente, pour l’auteur, « une de ces protections ou soupapes de sécurité » [3] qui sert à contrer l’angoisse de castration.
Sport et structure psychotique
19Le sport a une incidence sur le corps des sujets psychotiques. Il aide à construire des repères, fait exister des limites, en séparant le Moi du non-Moi et tend, par un travail de symbolisation, à border le vide. En agissant sur les angoisses de morcellement, en contrant les effets de dissociation et d’effondrement narcissique, il permet au sujet de se rassembler, d’unifier son corps, de trouver une sécurité interne. Par ses règles, il propose un cadre structurant qui agit sur les phénomènes délirants, hallucinatoires, en les rejetant au dehors, ce qui permet de contenir les débordements imaginaires. Le sujet se trouve de ce fait moins envahi. Le sport modifie le rapport du sujet à l’autre, il l’assouplit par la médiation d’un tiers, l’éducateur sportif, qui fait coupure. L’Autre devient moins intrusif, moins persécutif, ce qui favorise la rencontre. Le sport peut faire office de prothèse, de suppléance pour le sujet psychotique.
En conclusion, une vignette clinique
20Après avoir arrêté ses études, Monsieur X., 22 ans, ne fait « rien », il reste chez lui, comme inerte. Il « ne sait pas » ce qu’il veut faire dans la vie. Ce patient présente une inhibition massive, il se montre très réservé. Il a peu de contacts avec les autres, sort rarement de chez lui, il est isolé, en retrait du monde. C’est un « je ne parle pas beaucoup aux gens », lancé avec indifférence, qui scande son rapport à l’autre, Monsieur X. indique, sans s’en plaindre, qu’il est un jeune homme silencieux – « mutique » serait plus juste. Monsieur X. ne demande rien, il se fait, pour ainsi dire, oublier…
21Il est pourtant un sujet où Monsieur X. est moins dans la retenue, un dont il parle, avec émotion et présence : il s’agit de la boxe anglaise. Ce sport est pratiqué en club, au titre de loisir depuis plus d’un an, à raison de trois fois par semaine. Là est son intérêt, « il aime ça », « depuis tout petit (à l’âge de 5 ans), je voulais en faire ». Personne dans son entourage ne boxait, cette passion lui est venue en regardant le film Rocky. Monsieur X. était fasciné par les entraînements. Il garde en mémoire certaines images du film, dont les efforts physiques demandés à ce héros, viril, toujours prêt à braver l’impossible. Qu’a perçu, à ce moment-là, Monsieur X. ? Est-ce la rigueur et la maîtrise qu’impose cette discipline ou la rudesse des combats, où il faut en « baver » pour être le plus fort ? Pour être un homme ? À partir de cette rencontre, Rocky devient, pour Monsieur X., un idéal masculin, le support d’une identification imaginaire. Secrètement, Monsieur X. veut être comme Rocky. Mais Monsieur X. attend… Il s’oriente d’abord vers la musculation, qu’il pratique à domicile deux fois par semaine, dans le but d’« avoir des gros bras » et parce que « des muscles, pour la boxe, ça sert ». Deux ans après, il met les gants, alternant, dans une pratique très ritualisée, boxe, musculation et course à pied en solitaire. Ces activités sont instituées presque tous les jours, Monsieur X. enchaînant les séquences d’entraînement sans pause, jusqu’à épuisement. Quelle fonction occupe la boxe à cette période de sa vie et pourquoi ce sport ? Monsieur X. ne peut le préciser. Cette détermination, surprenante par sa singularité, n’est pas sans lien avec les traits de cette pratique. Dans la boxe, l’objectif est de, littéralement, « terrasser l’autre » [2], de « le mettre à terre » [2], par la percussion. Pour André Terrisse, « l’enjeu est bien la castration de l’autre » [2], la castration symbolique sur le plan du réel, le semblant n’ayant ici pas de place. Ce sport a deux propriétés, chacune étant une modalité de jouissance : il y a le coup, la frappe qui autorise la décharge de l’agressivité, de la composante sadique de la pulsion et, à un degré de plus, le K.-O., le knout-out, le coup qui met dehors, aussi bien l’autre que le sujet. Ce K.-O. fournit, à travers l’évanouissement, l’occasion de s’absenter du monde, de se retirer de la scène (aphanisis) et d’« être délivré de son poids de sujet » (A. Terrisse) [2].
22Ce que Monsieur X. dit de ce sport, c’est qu’il permet de « bouger, avoir la technique, la forme ». Cette formulation signe-t-elle les coordonnées de sa jouissance ? Comment les entendre ? Le « bouger » évoque le mouvement du corps, mouvement qui, dans la boxe, se doit d’être rapide, efficace, visant autant à échapper à l’autre par l’esquive qu’à le surprendre par l’attaque. La rapidité n’est pas une qualité de Monsieur X : il est « trop lent », selon les formateurs du BEP ; il précisera que, très perfectionniste, il prenait son temps pour « bien faire ». L’esquive non plus n’est pas une qualité de Monsieur X., qui connaît, depuis le collège, des difficultés avec les autres. Au primaire, il s’agissait de difficultés d’apprentissage, dans le rapport au savoir. À compter du moment où il est « chez les grands », il devient l’objet de moqueries. Les autres, qu’il nomme, avec une haine dont il se défend, ses « ennemis », l’« embêtent », le « traitent », le « frappent », parce qu’il est « petit ». Monsieur X. est assigné à la place de bouc émissaire. Malgré les encouragements de sa mère et de son seul ami, Monsieur X. ne se défend pas, il n’esquive pas. « Je me laissais faire, c’est tout. » Monsieur X. doit subir, c’est un fait contre lequel il ne peut lutter. Et en BEP, cette histoire se rejoue : se faisant constamment « engueuler », il se tait. Monsieur X. se satisfait-il de cette résignation ? Autrefois, face à l’Autre qui « gueulait » lorsqu’il faisait des bêtises, face à cet Autre aux allures menaçantes, son père, Monsieur X. adoptait déjà une position passive. Ce père, homme taciturne, coupé des autres, « égoïste » et « sévère » selon les dires de son fils, continue de « gueuler souvent ». Monsieur X., bien qu’en désaccord avec lui, ne souffle mot. Grâce à la boxe, un déplacement s’opère. Le ring, cadre symbolique qui permet au pulsionnel de se manifester, lève les refoulements, ce qui autorise Monsieur X. à exprimer son hostilité. Frapper, il sait faire ; le savoir est, là, de son côté. Qui vise-t-il ? Cet Autre, ces autres qui l’ont rudoyé ou, dans une sorte de retournement, est-ce lui-même qu’il frappe ? « Au début, je prenais tout et il faut esquiver. » Ne cherche-t-il pas à rejoindre, par le K.-O., cette position de retrait qui lui est si familière ? Monsieur X. progresse et parvient à éviter les coups. Il apprend à travailler sa garde (à être sur ses gardes ?) et à tenir l’autre/l’Autre à distance. Monsieur X. ne consent-il pas, par la boxe, à lâcher quelque chose ? N’y a-t-il pas là un léger bougé dans sa position subjective ? Désireux de pratiquer comme boxeur amateur, dira-t-il, il se prépare, depuis peu, à des combats officiels.
23C’est son corps que Monsieur X. expose, c’est sur lui qu’il mise. Son exigence d’« avoir la forme » est à double sens. Cela signifie être bien dans son corps et/ou avoir les formes, des muscles. Monsieur X. veut-il convoquer le regard ? Paraître ? Se risque-t-il à réparer ce corps « petit », « pas musclé », fragile ? Dans la réalité, il a subi plusieurs opérations chirurgicales, et son corps reste le lieu d’inquiétudes. Peut-être Monsieur X. tente-t-il de mettre à distance des doutes quant à son identité sexuelle, de se défaire d’une apparence efféminée, lui qui ne se sent ni « adulte » ni « homme ». Est-ce pour cette raison qu’il s’est toujours tenu à l’écart de l’Autre sexué ? Monsieur X. aborde ce sujet avec réticence. Avec les filles, il est timide. Seule une jeune fille a compté pour lui. Était-ce de l’amour ? Il l’« aimait bien ». Cette relation a duré un an à raison d’une rencontre une fois tous les deux mois. « On discutait, c’est tout. » Monsieur X. « attendait peu » de cette relation platonique, optant pour une attitude d’évitement face à l’autre et à la sexualité. Ce lien a tourné court, sans que Monsieur X. en sache la raison. Il commente cela par un : « C’était comme ça. » Monsieur X. souhaiterait fonder une famille, « avoir quelqu’un ». Il croit en l’amour mais depuis cette première rencontre, aucune autre femme n’a attiré son attention. Que désire Monsieur X. ? Il se montre confiant : « Il y a des filles qui boxent… ». Pense-t-il que c’est sur le ring qu’il va croiser l’amour ? L’amour comme leurre n’est jamais là où le sujet le croit. Monsieur X. a déjà rencontré l’amour, à son insu. L’amour pour le sport ? L’amour dans le sport ?
24Entre Monsieur X. et son entraîneur, le courant passe, son avis lui tient à cœur, son regard compte. Monsieur X. écoute attentivement les conseils de cet homme, ses encouragements, il suit ses stratégies. Cet Autre bienveillant est, pour Monsieur X., un substitut paternel qui le cadre, l’oriente, le soutient dans son désir. Monsieur X. se plaît à répéter que son coach est « fier de lui », c’est-à-dire que cet Autre lui reconnaît une existence et une place, dans son cœur, pourrait-on dire, dans son désir surtout. J. Lacan, en 1966, insistait : « […] le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clés de l’objet désiré, que parce que son premier objet est d’être reconnu par l’autre [5]. » N’est-ce pas après l’Amour, si séduisant dans ses promesses, que Monsieur X. court ? N’est-ce pas au nom de cet Amour qu’il boxe ?
25Conflits d’intérêts : aucun.
Bibliographie
Références
- 1Brousse MH. « Énergie et psychisme ». In : Énergie et conduites motrices. Paris : Insep Publication, 1989.
- 2Brousse MH, Labridy F, Terrisse A, Sauret MJ. Sport, psychanalyse et science. Paris : PUF, 1997.
- 3Deutsch H. « Contribution à la psychologie du sport ». In : Les Introuvables. Cas cliniques et autoanalyse, 1918-1930. Paris : Seuil, 2000, p. 69-73.
- 4Collectif Inserm. Activité physique. Contexte et effets sur la santé. Paris : Inserm, 2008.
- 5Lacan J. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». In : Écrits. Paris : Seuil, 1999, p. 266.
- 6Lacan J. In : Les non dupes errent. Paris : Seuil, 1973-1974.
- 7Pereira R. Le Psychosport thérapeutique. EPS de Ville-Évrard. http://www.sport-en-tete.fr/ECRITS/04DOCSTHEORIEDUSPORT.
- 8Sivadon P, Gantheret F. La Rééducation corporelle des fonctions mentales. Paris : Éditions ESF, 1977.
Mots-clés éditeurs : corps, sport, bénéfice thérapeutique, psychiatrie, amour
Mise en ligne 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2010.0704