Notes
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[1]
Co-présidente de l’association Maman Blues
<carolyne_bernard@hotmail.com> -
[2]
Cette citation et les trois suivantes extraites du forum de Maman Blues font partie de conversations Internet accessibles en ligne par tout visiteur du forum.
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[3]
Les limites d’entraide du site sont affichées dans la rubrique « Charte Maman Blues » (<www.maman-blues.fr/forums/actu.index.php>) et une « Charte des modératrices » (non disponible en ligne) a été crée par l’association dans le but de fixer le cadre et les limites des interventions des modératrices.
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[4]
Ce texte provenant d’une conversation sur messagerie privée, je note ici que j’ai demandé et obtenu l’accord d’Emla pour le publier.
1De très nombreux sites Internet parentaux ont vu le jour à travers le monde depuis les années 1990. Ils incluent souvent des forums facilitant la mise en lien et la discussion autour des préoccupations parentales. Il est ainsi possible de trouver sur la Toile des renseignements multiples et variés, qu’il s’agisse du choix de la poussette à celui de la maternité la mieux cotée, des conseils de soins à donner au bébé ou de remise en forme pour les mamans. Sur Internet, une part importante des informations sur la santé est aussi spécifiquement conçue et destinée aux parents ou futurs parents [1]. La santé mentale peut également faire partie de leurs questionnements. Lors d’une décompensation en post-partum ou en ante-partum, rechercher sur la Toile des informations pour comprendre son état et éventuellement pour trouver des solutions afin de s’en sortir est aisé. C’est souvent de cette façon que certaines femmes trouvent le site Maman Blues (www.maman-blues.fr) et son forum de discussion, dont l’objectif est le soutien aux mères en difficulté maternelle. Comment celles qu’on nomme les « usagères » en santé mentale peuvent-elles contribuer à prendre soin des mères en difficulté psychique ? À la lumière d’une expérience de trois ans en tant que modératrice sur le forum de Maman Blues, j’exposerai dans les pages qui suivent ce que j’ai pu observer à travers les conversations lues ou auxquelles j’ai participé, et tenterai de dégager certaines pistes de réflexion sur les fonctions de ce groupe virtuel.
L’histoire de Maman Blues
2En 2001, Nadège Beauvois Temple surfe sur Internet. Elle cherche des réponses à ce qu’il lui est arrivé 18 mois plus tôt lors de la naissance de son dernier enfant. Ce qu’elle a vécu est répertorié dans le DSM-IV-TR sous le terme « dépression du post-partum ». À l’unité de Saint-Cyr-l’École où elle a été hospitalisée avec son bébé de six semaines, cet état de maternité est inclus avec d’autres pathologies périnatales sous l’appellation « difficulté maternelle ». Mais les noms qu’on appose sur les souffrances qu’elle a endurées ne lui suffisent pas, elle veut savoir ce qu’il y a dessous, et si elle peut faire quelque chose de son expérience traumatique. Et comment ?
3Sur le site parental <www.magicmaman.com> elle découvre qu’on peut, sous couvert d’anonymat, raconter ce qu’on vit ou a vécu autour de la maternité. Un jour elle lit qu’une maman se plaint amèrement que sa fille de 18 mois – l’âge de la sienne – semble ne pas l’aimer et la rejeter. Cette internaute se dit découragée, ne sait plus quoi penser de ce qu’elle est en train de vivre et redoute de ne pas être une bonne mère. Nadège Beauvois se trouve un « pseudo » – Betty_blue – et lui répond…
4En septembre 2001, elle démarre sa propre discussion. Le sujet : « Quelqu’un a-t-il déjà été hospitalisé en maternologie ? ». Une réponse lui parvient quelques jours plus tard d’une maman qui y a été hospitalisée plusieurs mois en 2000. La conversation, publique, durera plusieurs mois. De 2001 à 2003, des centaines de mamans y témoignent et racontent leurs difficultés. Certaines demandent des renseignements sur une prise en charge pour elles et leur bébé, d’autres découvrent en mots ce qu’elles ont vécu ou ce qu’elles sont en train de vivre, et d’autres encore lancent des appels au secours poignants. Autant qu’elle le peut, Betty_blue répond, conseille, renseigne, console. En octobre 2003, lorsqu’après la retransmission d’un reportage d’Envoyé spécial (France 2) sur la maternologie dans lequel elle a témoigné, un très grand nombre de personnes cherche à la contacter ou à témoigner d’une expérience maternelle similaire, Nadège Beauvois décide, avec une amie, de créer un site exclusivement consacré à la difficulté maternelle. Début 2004, le premier site français parental et non médical entièrement consacré au sujet voit le jour. Son nom : Maman Blues. Son adresse Internet : <www.maman-blues.fr>.
5Le site propose alors de l’information sur les difficultés maternelles (baby-blues, dépression du post-partum, psychose puerpérale, difficultés relationnelles mère-bébé). Sans orientation clinique spécifique et avec un ton assez personnel, ce site privilégie la réflexion à la théorie. Pour Betty_blue c’est aussi un acte militant : elle laisse transparaître sa volonté de démédicaliser la maladie et de la revendiquer comme légitime, et tout aussi humain cet état maternel. Au site, elle adjoint rapidement un forum de discussion au cas où des mamans auraient besoin d’informations complémentaires. Enfin, le 25 mai 2005, lors d’une rencontre en présence d’autres membres du forum de Maman Blues, la décision est prise de fonder une association du même nom. Celle-ci verra le jour début 2006 [7].
Un site non professionnel pour quoi faire ?
6Maman Blues est un site ayant pour but de soutenir, d’écouter et de conseiller les parents ou les futurs parents dans le cadre de la difficulté maternelle lors de la grossesse et/ou de la naissance d’un enfant. Il est ouvert aux pères en difficulté dans leur propre paternité, ou inquiets à propos de la mère de leur enfant, ainsi qu’aux accompagnants de la souffrance maternelle. Ce site a pour objet d’informer et de soutenir les mères grâce à l’intervention d’autres femmes vivant ou ayant vécu des expériences similaires. Il permet de témoigner des vécus difficiles et différents du devenir mère, de démystifier la maternité qui, si l’on en croit le discours général qui l’entoure, ne serait que du bonheur. Le principe majeur est donc la recherche d’aide et d’entraide lors de la venue au monde de son enfant, venue au monde qui peut s’avérer source de souffrances et de difficultés psychologiques. Dans le cadre de Maman Blues, il n’y a pas de service d’écoute téléphonique ni de locaux de permanences. À part les quelques groupes de paroles mis en place depuis quelques mois, l’aide apportée passe donc exclusivement par le biais d’Internet. Cela s’explique par la volonté de l’équipe de préserver l’anonymat et de ne pas rentrer dans une relation d’aide en face-à-face.
Le forum : aspects généraux
7Les utilisateurs s’inscrivent sur ce site avec un « pseudo », ce qui garantit l’anonymat, d’aller et de venir, et/ou de disparaître, sans fournir d’explications. Il est accessible de jour comme de nuit, quel que soit l’endroit où se trouve son utilisateur dans le monde. Les discussions qui y ont cours perdurent aussi longtemps que les membres les entretiennent. Une utilisatrice peut commencer ou participer à plusieurs conversations, et rester sur le forum aussi longtemps qu’elle le souhaite.
8Les messages postés sur ce site sont toujours très respectueux de l’internaute et de son histoire. Cela surprend souvent les nouvelles arrivées habituées à d’autres forums et qui, lorsqu’elles y ont écrit leurs ressentis face à leur enfant, s’y sont parfois fait traiter de mère indigne ou se sont vu donner des conseils très surprenants pour « traiter » une dépression du post-partum. Mères indignes, c’est habituellement ce qu’elles pensent d’elles-mêmes, et peut-être que là encore elles sont surprises par l’accueil qui leur est fait sur ce forum, où elles sont reconnues comme mères, en difficulté certes, mais en tout cas pas le monstre qu’elles voient en elles-mêmes. Qu’elles commencent à aller mal ou que cela fasse des mois qu’elles sont en dépression, qu’elles soient suivies ou non par des professionnels, ce qui les habite la plupart du temps c’est aussi la honte de se trouver dans cet état. Et le sentiment d’être les seules à connaître de telles difficultés. Lorsqu’elles arrivent sur le site de Maman Blues, les mères sont souvent agréablement surprises et soulagées de pouvoir confier le véritable vécu de leur maternité à la bienveillance de femmes ayant connu et traversé de tels moments.
Les utilisatrices
9L’anonymat ne permet pas de savoir spécifiquement qui sont les utilisatrices du forum. Toutefois, l’observation de la forme, de l’orthographe et de la fluidité des messages laisse à penser que la plupart d’entre elles sont des femmes ayant un bon niveau scolaire, une bonne capacité d’introspection et d’expression textuelle. Les mères faisant part de difficultés économiques y sont plutôt rares. Quoi qu’il en soit, les utilisatrices de ce forum doivent jouir d’un niveau socio-économique suffisant leur permettant de posséder au moins un ordinateur et une connexion Internet. Nous remarquons ainsi que parmi les femmes qui nomment clairement leur métier, les personnes travaillant avec des enfants sont sur-représentées. La plupart du temps, les mères en demande d’aide ont entre 25 et 40 ans, elles sont pour une grande partie primipares.
10Dans la plupart des cas et pour ce qu’il est possible de savoir, qu’il s’agisse d’une première, d’une seconde ou d’une troisième grossesse, les mères qui fréquentent ce forum semblent confrontées pour la première fois à des difficultés psychiques. Il est tout à fait possible de penser que la plupart des utilisatrices n’avaient pas de pathologie psychiatrique avérée avant leur décompensation pré ou postnatale, ni de trouble de la personnalité, et que cet épisode reste, pour la plupart d’entre elles, isolé et limité à la période périnatale, donc en lien direct avec le fait de devenir mère.
Les modératrices
11Sur la plupart des forums de discussion, les modératrices ont pour mission de veiller à ce que les échanges entre les participants restent courtois. Dans le cas de Maman Blues, le travail des modératrices va au-delà d’une simple observation de ce qui se passe : leur rôle est actif et relève de la relation d’aide. En effet, les mamans qui fréquentent le forum sont parfois en si grande détresse, surtout dans les premiers jours ou premières semaines, qu’elles se retrouvent régulièrement dans l’incapacité de s’apporter du soutien entre elles. Les messages postés sur le forum nécessitant tous une réponse ; les modératrices veillent donc à ce qu’aucune maman ne soit laissée sans interlocutrice et que les premières réponses apportées ouvrent la place à un sentiment de confiance et de sécurité.
12Les modératrices de Maman Blues sont toutes des mères ayant connu des difficultés psychiques autour de la naissance d’un enfant. Elles sont bénévoles et non professionnelles de la santé mentale. Elles « écoutent » donc ce qui est « dit » sur le forum, et y répondent, en référence à leur propre histoire. Leur vécu, clairement revendiqué et affiché, est une des plus fortes caractéristiques de ce forum parental et non médical : il est le lien entre les modératrices et il permet d’emblée de créer le lien indispensable avec les utilisatrices. Ce lien puissant qui unit toutes les participantes est à mon avis nécessaire pour que ce cadre virtuel et non-professionnel soit moteur de changements et de soin (care). C’est aussi, pour les modératrices, une « porte d’entrée » pour communiquer et entrer dans les confidences des mamans. Le « moi, je… » ou le « moi aussi, comme toi… » permet un rapprochement rapide et une mise en confiance primordiaux dans ce type de relation d’aide.
Le forum au quotidien
13Voici pour illustrer l’exemple type d’une réponse rédigée par une modératrice :
14« Bonjour Audrey,
15» Tout d’abord, tu n’es ni folle, ni monstrueuse, en tout cas pas ici, pas sur ce forum, pas à nos yeux. Je sais combien ce sentiment d’être ainsi parce que ne correspondant pas à la mère idéale, est une grande souffrance. Je l’ai vécu pour ma part pendant quelques mois, mais j’ai eu la chance d’être accompagnée dans cette descente aux enfers et j’ai pu apprivoiser mes peurs, surmonter le rejet que m’inspirait ma fille…
16» Pour moi tu es simplement une maman, une femme en grande souffrance et je crois sincèrement qu’il n’y a pas pire souffrance au monde que de ressentir sa maternité comme une corvée, comme la fin de sa propre existence, et n’éprouver que peurs, difficultés et rejets par rapport à son enfant. […]
17» Je ne peux pas te dire que tu découvriras un jour le grand bonheur avec ton enfant, il y a, je le sais, des difficultés qui restent, mais je pense que tu ne dois pas rester seule avec ces sentiments, qu’ils peuvent être accompagnés pour trouver un minimum de sérénité. […] As-tu déjà fait un travail sur toi ?
18» Tu trouveras ici des mamans pour qui la difficulté maternelle n’a pas été qu’un passage, mais est devenue l’essence même de leur maternité. Si on ne peut changer le passé on peut toujours tenter de comprendre ce qui s’est passé et faire en sorte que soi et son enfant ne soyons pas dans une trop lourde souffrance relationnelle. » (Betty_blue, 10 octobre 2010 [2].)
19Au contraire d’un entourage familial, social et médical parfois indélicat, incompréhensif, ou tout simplement dépassé par la situation, les femmes qui s’occupent du forum de Maman Blues ont la capacité d’accueillir comme telle, sans prendre peur, la souffrance exprimée à travers l’écrit. Elles arrivent en quelque sorte à détoxifier ce qui est exprimé, à le mettre en sens et à le restituer à la mère. En règle générale, leurs interventions sans jugement ni interprétation résonnent correctement pour l’utilisatrice, qui peut, à partir de là commencer à métaboliser sa situation.
20Parce que ce forum est public, les mères peuvent aussi lire les échanges d’autres femmes dans les conversations disponibles à la lecture. Une réponse donnée à une maman dans son cas particulier peut donc servir globalement à toutes les utilisatrices qui se trouvent dans une situation similaire. C’est ce que gardent continuellement en tête les modératrices lorsqu’elles rédigent une réponse.
21Bien qu’existe toujours la possibilité de se tromper sur la gravité ou l’urgence d’une situation, le maximum d’attention est toujours mis en place autour d’une nouvelle venue pour s’assurer qu’elle dispose de soutien environnemental suffisant. Dès les premiers échanges, les modératrices s’intéressent au conjoint de l’utilisatrice et au soutien familial et social dont elle dispose à l’extérieur du forum, cela afin de déterminer les possibilités d’étayage que le forum ne peut offrir. Dans le but de réduire l’isolement des mères, qu’Internet ne peut pas à lui seul combler, sont également explorées les possibilités pour elles de se déplacer dans des lieux d’accueils parents-enfants (Maisons Vertes, etc.).
22Aussi, quand des mères ne bénéficient pas d’un suivi médical, psychologique ou psychiatrique, les modératrices les orientent rapidement et systématiquement vers une prise en charge en face-à-face, qu’elle soit institutionnelle ou en libéral. Dans l’optique de pouvoir diriger concrètement la maman vers une structure ou un professionnel exerçant en libéral, l’association Maman Blues alimente jour après jour son carnet d’adresses professionnelles géographiquement réparties sur la France, et dans une moindre mesure en Belgique et en Suisse. Il sera intéressant de noter ici qu’un forum semblable existe dans ce pays : Swiss Maman Blues (<www.swissmamanblues.ch>). Les modératrices doivent donc juger si une réponse appelle simplement une reconnaissance d’une expérience maternelle difficile ou si elle exige plutôt une réponse active nécessitant la prise de contact rapide avec des professionnels de la santé mentale ou somatique. Maman Blues n’est donc pas uniquement un lieu de soutien de mères à mères, il est aussi un relais pour guider ses utilisatrices vers une prise en charge professionnelle.
23Enfin, la relation d’aide sur Internet est possible jusqu’à un certain point. Au fil du temps et de son expérience, Maman Blues a pu cerner son cadre d’intervention dans lequel s’inscrivent ses possibilités et ses limites. Les modératrices les connaissent et savent par exemple que leur soutient et leur écoute ne suffiront pas pour venir en aide aux mères en difficulté tant que celles-ci ne seront pas suivies par un professionnel, en face-à-face [3]. Bref, selon le cas et tout dépendant de là où se trouve la maman dans son chemin de maternité, l’intervention aura une couleur plus informative et/ou sera davantage orientée vers l’écoute et le soutien.
Les spécificités de la demande d’aide sur le forum
24En ce qui concerne les demandes d’aide, elles sont habituellement camouflées par des plaintes douloureuses de la mère face à son vécu maternel, ou plus spécifiquement par la description de troubles somatiques au niveau du sommeil ou de l’alimentation (du bébé ou de la mère). L’anxiété et les angoisses sont aussi souvent au premier plan, et les phobies d’impulsion – nommées comme telles simplement décrites – sont fréquentes. Les mères ressentent aussi beaucoup de difficultés face à l’incompréhension de leurs souffrances de la part de leur entourage, qu’il soit familial ou social. La solitude n’est donc jamais loin et le silence que les mères s’imposent face à la honte engendrée par leur état ou leurs ressentis ajoute souvent à leur isolement. Qui peut comprendre en effet qu’une jeune mère soit si malheureuse après avoir donné naissance à son enfant ? Et toutes ces autres femmes – sœurs, belles-sœurs, amies, inconnues dans la rue – elles ont l’air de si bien s’y prendre avec leur(s) enfant(s)…
25Parfois seul le compagnon est au courant des difficultés, parfois les parents aussi, une amie proche ou le médecin généraliste. Ce que nous remarquons régulièrement sur le forum, c’est que les personnes qui sont en première ligne pour venir en aide à la maman ne comprennent souvent pas ce qui lui arrive et ne peuvent lui apporter une réponse adaptée. Ce que nous voyons aussi, et là c’est plus inquiétant, c’est que même des professionnels de la santé les plus en contact des jeunes mères – pédiatres, gynécologues-obstétriciens, médecins généralistes – ne sont pas davantage équipés pour reconnaître ces difficultés psychiques périnatales. Il arrive que ces jeunes mamans en détresse, qui sentent bien au fond d’elles-mêmes que quelque chose ne va définitivement pas, obtiennent comme réponse en post-partum même tardif (au-delà de 3 semaines) que ce qui les affecte est un baby-blues qui traîne et que cela va passer, ou encore, si la plainte est exprimée pendant la grossesse, que leurs difficultés vont s’arrêter quand le bébé sera là et qu’il faut juste attendre ! D’autres fois encore, les professionnels sentent une véritable détresse chez la mère mais se retirent dans une attitude défensive qui ne fait que lui confirmer qu’il y a un problème mais que personne n’est en capacité de l’aider. Joz résume tout cela avec ses mots à elle :
26« C’est la première fois que j’ose ouvrir cette boîte de pandore avec d’autres que mon mari ou mes parents. Mon homme est très présent heureusement, mais malheureusement je [le] crois dépassé […]
27» Je n’ose pas en parler à d’autres mamans, j’ai l’impression d’être la seule à ressentir ça, j’ai honte de ne pas y arriver avec que “deux” enfants.
28» J’ai essayé d’en parler avec la pédiatre de mon fils qui a vu que j’avais les larmes aux yeux, elle a préféré changer de sujet. Mon mari en a parlé avec notre généraliste qui pense qu’il faut que mon fils dorme et après j’irai mieux… bref pas bien de répondant. » (Joz, 12 juin 2010.)
29N’étant pas toujours entendues par leur entourage, ou ayant trop honte de ce qu’elles ressentent, ces mères en difficultés semblent trouver sur le forum de Maman Blues ce qu’il leur manque par ailleurs, c’est-à-dire une écoute empathique, contenante, rassurante, compréhensive, de l’aide concrète pour trouver un professionnel psy, et des messages d’espoirs de la part de mères qui ont déjà surmonté leurs propres difficultés et qui peuvent témoigner qu’on peut s’en sortir.
30En règle générale, les mères qui fréquentent le forum de Maman Blues ressentent un soulagement immense de savoir que quelqu’un, quelque part – ici de l’autre côté de l’écran – reconnaît ses souffrances comme ne relevant pas d’un caprice de femme enceinte ou de jeune mère immature mais comme des difficultés légitimes qui nécessitent une aide adaptée. Elles ont besoin d’être reconnues par leurs pairs non en tant que malades mentales mais en tant que mères tout court, et savoir que leur « folie » ne relève pas nécessairement de la psychiatrie. Le fait que d’autres mères les (re)valorisent dans leurs compétences maternelles, les autorise à être une mère suffisamment bonne pour leur enfant et pas la mère parfaite et idéalisée des magazines leur permet de commencer à se forger leur propre identité de maman.
Internet : (re)créer un groupe (virtuel) pour devenir mère
31Au-delà de ce qui est directement observable sur le site de Maman Blues, il faut noter que l’équipe des modératrices et même l’ensemble des utilisatrices du forum, font fonction de groupe, celui qui fait si souvent défaut dans nos sociétés actuelles mais qui est absolument nécessaire pour parvenir à naître mère dans de bonnes conditions.
32Ce temps périnatal est en effet propice à la recherche et à la création de liens entre femmes enceintes et entre nouvelles mamans, et qu’il y ait difficulté psychique ou pas, il est de plus en plus courant pour les mères et futures mères de vouloir se regrouper sur des forums. Lorsque celles qui sont en difficulté trouvent Maman Blues, elles pressentent que « quelque chose » d’autre peut compenser l’absence physique ou psychique de leur mère, de leurs sœurs, de leurs tantes ou du village d’autrefois, et remplir la fonction de groupe qui leur est essentiel pour (re)construire leur identité en cette période périnatale où les remaniements psychiques sont intenses et vertigineux. Elles découvrent un endroit où il est possible d’entretenir des relations qui leur permettent de se sentir moins seules, qui les aide à mettre des mots sur des vécus incompréhensibles alors que rien n’existe plus autour d’elles ou que tout s’effondre, un groupe qui prend soin (to care) d’elles et qui leur permet de construire leur nouvelle identité maternelle.
33Ce site Internet, statique de prime abord et qui visuellement ressemble à tous les autres forums, devient animé et se transforme en espace habité une fois que la maman y a trouvé ses repères. Pour l’utilisatrice, l’autre c’est d’abord soi, car au début elle n’a aucune autre façon d’envisager les autres mères que par rapport à elle-même et à sa propre histoire. L’écran, le texte, le pseudo peuvent alors être comparés à un miroir lui renvoyant les parts d’elle-même qu’elle y projette. Une mère peut en rester là et dans ce cas ne pas être perméable à la relation d’aide virtuelle. Au contraire, dans l’écran l’utilisatrice peut y voir la mère et le groupe qui lui font défaut et alors elle peut voir l’autre dans son altérité et se voir dans l’autre. Quand tout va bien, les protagonistes de la conversation acquièrent le statut d’objet avec lequel la mère peut entrer en relation ; alors se crée un lien intersubjectif avec des femmes comme soi mais également différentes. Il est ainsi possible dans ce groupe de se laisser aller aux identifications et aux mouvements transférentiels.
34En effet, identifications et transferts flambent sur Maman Blues, et ce dans toutes les directions : sur une modératrice, sur l’équipe de modératrices, sur et entre les utilisatrices, sur le groupe d’utilisatrices, sur le forum, sur l’écran et sur la technologie [2, 4, 6]. Ces mouvements transférentiels sont très forts et rapides sur Internet, et ils s’avèrent des moteurs de changements non négligeables même s’ils ne sont pas l’objet d’une interprétation en cure individuelle ou groupale.
35C’est donc virtuellement que tout se passe. Et « ça » semble fonctionner pour de nombreuses mères du forum, comme pour Lilou :
36« Il y a quelques mois j’étais venue sur ce forum car je n’allais vraiment pas bien, fatiguée, beaucoup d’angoisse, très très très possessive avec ma fille […] et malheureuse. Grâce à ce forum j’ai trouvé des personnes à l’écoute et je voudrais les remercier, elles m’ont permis de me faire comprendre que je n’étais pas “folle” contrairement à tout mon entourage (car j’en parlais autour de moi) et m’ont communiqué une adresse pour aller consulter un psychologue. Aujourd’hui je suis sortie de cette dépression et j’avais envie de faire partager mon expérience pour dire que je m’en suis sortie grâce à vous, mesdames, qui [prenez] le temps de nous lire, de nous écouter et de nous répondre, alors encore MERCI à vous. » (Lilou2008, 7 juin 2010.)
37Des messages semblables on en retrouve par dizaines dans les discussions qui ont cours ou ont eu cours depuis la création du forum en 2004. C’est donc qu’il y a quelque chose qui fonctionne dans la relation d’aide virtuelle. Les possibilités du « prendre soin » et de transformation ne seraient alors pas réservées aux professionnels du psychisme et ne résideraient pas uniquement dans les thérapies en présentiel ? A. Cohen [3], dans son article intitulé « La e-santé mentale périnatale » du numéro spécial de Carnets Psy consacré au virtuel, semble du même avis : « Le virtuel peut également conduire au réel du lien social. Il contribuerait au soin au sens anglais de to care, prendre soin de, à la prévention (de la psychopathologie postnatale, mais également de la maltraitance), et à la promotion de la santé mentale périnatale, sans parler du rôle pédagogique d’éducation à la santé… »
38Sur Maman Blues, il semble effectivement que dans un grand nombre de cas, des changements significatifs soient imputables à ce qui se passe « en ligne ». Les usagères, informées de ce qui leur arrive, rassurées de voir qu’elles ne sont pas les seules dans leur situation, étayées par la relation d’aide offerte par le groupe virtuel, se sentent suffisamment comprises et soutenues dans leurs difficultés maternelles pour oser avancer et chercher une aide psychologique professionnelle si elles n’en ont pas déjà une. Parmi toutes ces femmes, nombreuses sont celles qui écrivent leur reconnaissance pour l’aide qu’elles y reçoivent ou y ont reçu dans leur douloureux parcours pour devenir mère.
39Groupe d’écoute et de soutien virtuel, le forum de Maman Blues, à travers le site Internet et son équipe de modératrices, fait office de maison maternelle dans laquelle il fait bon de (re)venir dans les moments difficiles parce qu’on y est certaine d’y trouver des « oreilles », « yeux » et des « bras » rassurants. Maman Blues serait un contenant psychique où les expériences de maternités sont accueillies comme telles et restituées détoxifiées des contenus chargés des angoisses parfois les plus archaïques. Enfin, les concepts d’objet de médiation [5], d’objet transitionnel [9] et d’objet transformationnel [8] mériteraient d’être envisagés pour tisser un cadre théorique complémentaire en rapport avec ce que j’ai observé dans ma pratique du forum.
40En tout cas il est probable que certains préalables sont nécessaires au niveau psychique pour que le forum de Maman Blues ait un effet aussi positif dans un cheminement. Le contraire est vrai aussi : la relation d’aide offerte par le site ne fonctionne pas pour tout le monde (c’est en tout cas ce que je déduis des personnes qui disparaissent rapidement du forum pour ne jamais revenir) et il serait intéressant de s’interroger pourquoi. Peut-être aussi que la période périnatale dans laquelle s’inscrivent les échanges contient une part d’explication dans cette capacité d’un forum à prendre soin des mères. L’accueil, la compréhension par des femmes « comme tout le monde », la bienveillance, la gentillesse, l’écoute, la contenance et la sécurité que nombre d’entre elles ressentent y est indéniablement « soignant ». L’anonymat aussi, qui permet d’aller au-delà de ce qui peut être dit en face-à-face, et cette absence même de face-à-face, détient peut-être aussi une part explicative. Et enfin l’espoir insufflé par celles qui s’en sont sorties est probablement un élément non négligeable du soin. Certaines trouvent donc sur le forum de Maman Blues quelque chose d’essentiel qui leur faisait défaut ailleurs, qui n’a pas de légitimité ni d’objectif thérapeutique, mais qui, quelque part, en a certains effets. Tout cela pourrait-il expliquer les transformations observées chez certaines mères lorsqu’elles ont la capacité d’investir psychiquement ce forum ? Ce sont différentes pistes que je ne manquerai pas d’explorer lors d’investigations ultérieures. Je laisse pour l’instant à Emla, à qui j’ai demandé de me dire ce qu’elle a trouvé chez Maman Blues, le soin d’avancer ses propres réponses :
41« Maman Blues a été le SEUL forum sur Internet qui parle vraiment et exclusivement de cela, d’une manière profonde et grave, et pas au niveau du simple blues, avec des mots et des histoires bien racontées, bien exprimées, avec des mamans “comme tout le monde” (je veux dire avec pas forcément des histoires dramatiques qui “justifieraient” en quelque sorte leur difficulté), créé et géré par des femmes exceptionnelles (euh je jette pas des fleurs je veux dire que j’ai été touchée par votre bienveillance, votre gentillesse, qui se ressent toujours dans vos messages, et c’est pas donné partout de rencontrer cela) envers des mamans qui viennent, qui partent, qui reviennent… qui sont au bout du rouleau ou qui sortent leur colère ! Vous entendez tout cela et vous êtes toujours bienveillantes (le mot est faible).
42» L’anonymat permet d’aller au-delà (et largement) de ce qu’on aurait pu confier de vive voix (même si j’avoue le pire n’est jamais dit). Personnellement quand je vous ai trouvé je me suis sentie soulagée (c’est vraiment le mot). J’ai senti un petit poids s’envoler en me disant “mon dieu je ne suis pas seule, je ne suis pas immonde et anormale”, car les mots que je lisais pouvaient EXACTEMENT être écrits par moi (en quelque sorte une identification, une case où se ranger enfin et plus un électron libre éparpillé), surtout aussi alors que je croyais que la seule issue possible était fatale, irréversible, j’ai vu plein de mamans sorties victorieuses de cela, des témoignages de bonheur retrouvé que j’ai envié, puis cru faux, puis espéré, puis haï, puis ignorés, etc. Ce forum génère des sentiments en nous, mais je crois dans le bon sens du terme, dans le sens où on cherche à les structurer et puis aussi le fait d’écrire permet de se relire plus tard… enfin et surtout c’est vous qui m’avez poussée, portée au seuil de cette unité qui me sauve un peu plus chaque jour. Sans vous je n’y serais JAMAIS allée ! ! ! Je n’exagère pas, vous m’avez aidée à me forcer… pour cela je vous en serai éternellement reconnaissante, vous avez été un soutien moral immense (vous étiez même prêtes à appeler à ma place !) Je ne pouvais pas faillir ! » (Emla, 16 septembre 2010 [4].)
43Conflits d’intérêts : aucun.
Bibliographie
Références
- 1Daneback K, Plantin L. Research on parenthood and the Internet: themes and trends. Cyberpsychology. Journal of Psychosocial Research on Cyberspace 2008 ; 2 : 2 http://cyberpsychology.eu/view.phpcisloclanku=2008110701&article=2.
- 2Demailly L.Quefaitl’Internet aux psychanalystes ? Le Carnet/Psy 2007 ; 120 : 30-4.
- 3Cohen A. La e-santé mentale périnatale. Le Carnet/Psy 2007 ; 121 : 34-6.
- 4Leroux Y. Psychothérapies en ligne. Histoire, questions éthiques, processus. Psychothérapies 2008 ; 28 : 211-21.
- 5Kaës R. Les médiations entre les espaces psychiques et les groupes. Le Carnet/Psy 2007 ; 141 : 35-8.
- 6Kaës R. Les Théories psychanalytiques de groupe. Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2009 (1999), 127 p.
- 7Maman Blues. Tremblements de mères. Le visage caché de la maternité. Éditions l’Instant présent, 2010, 457 p.
- 8Missonnier S. Une relation d’objet virtuelle ? Le Carnet/Psy 2007 ; 120 : 43-7.
- 9Winnicott DW. Les Objets transitionnels. Paris : Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2010 (1969), 109 p.
Notes
-
[1]
Co-présidente de l’association Maman Blues
<carolyne_bernard@hotmail.com> -
[2]
Cette citation et les trois suivantes extraites du forum de Maman Blues font partie de conversations Internet accessibles en ligne par tout visiteur du forum.
-
[3]
Les limites d’entraide du site sont affichées dans la rubrique « Charte Maman Blues » (<www.maman-blues.fr/forums/actu.index.php>) et une « Charte des modératrices » (non disponible en ligne) a été crée par l’association dans le but de fixer le cadre et les limites des interventions des modératrices.
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Ce texte provenant d’une conversation sur messagerie privée, je note ici que j’ai demandé et obtenu l’accord d’Emla pour le publier.