Notes
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[*]
Maître de conférences à l’Université Montpellier-III, membre du laboratoire Praxiling, UMR 5267 CNRS, Route de Mende 34000 Montpellier.
<francois.perea@gmail.com> -
[1]
De La Tourette G. Étude sur une affection nerveuse caractérisée par de l’incoordination motrice accompagnée d’écholalie et de coprolalie. Archives de neurologie 1885 ; IX : 19-42. Le cas rapporté est publié sous « Observation III ».
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[2]
Nous excluons volontairement de cette étude les cas de bégaiement qui ne surviennent généralement pas dans ces contextes cliniques.
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[3]
Nous reviendrons sur tous ces termes plus loin.
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[4]
Verin M. Les tics et le syndrome de Gilles de La Tourette. Impact médecin hebdo 1999 ; 252.
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[5]
En règle générale, les auteurs abordent la question des tics ou symptômes vocaux en englobant dans cette catégorie les manifestations vocales et verbales que nous allons distinguer.
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[6]
Du grec kopros, « excrément », et lalein, « parler ».
-
[7]
Labov W. Language in the Inner City. University of Pennsylvania Press, 1973.
-
[8]
Sillamy N (dir.). Dictionnaire de la psychologie. Paris : Larousse, 2000.
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[9]
Du grec êchô, « écho », et lalein, « parler ».
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[10]
Du grec palin, « de nouveau », et lalein, « parler ».
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[11]
Le terme « palisyllabie » est réservé au bégaiement et désigne la répétition de la première syllabe d’un mot.
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[12]
Rapporté par Gilles de La Tourette, 1885, op. cit.
-
[13]
Schreber DP (1903). Mémoires d’un névropathe. Paris : Seuil, 1985.
-
[14]
Nysenbaum S. Une pensée qui va et vient. Nouvelle Revue de Psychanalyse 1982 ; 25.
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[15]
Gori R. Psychanalyse et langage4. Paris : Dunod, 1989.
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[16]
Dans une étude de cas rapporté par Gilles de La Tourette, 1885, op. cit.
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[17]
Il est à noter qu’Itard fait la distinction entre les phénomènes vocaux (la voix) et verbaux (la parole). Cette perspicacité est à mettre au crédit de celui qui a travaillé avec des enfants sourds et muets et dont nous avons pu apprécier le remarquable travail effectué avec Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron. Sur ce dernier sujet, voir Morenon J, Perea F. Le sauvage et le signe. Les enseignements de l’histoire de Victor de l’Aveyron. Nervure 2006 ; XVII.
-
[18]
Sacks H, Schegloff E, Jefferson G. “A simplest systematic for organisation of turn-talking in conversation”. In: Studies in the Organisation of Conversational Interaction. New York : New York Academic Press, 1978.
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[19]
Jakobson R. Essai de linguistique, tome I. Paris : Éditions De Minuit, 1963. Le chapitre 2 reprend l’article « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies » paru en 1956.
-
[20]
Martinet A. Éléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin, 1970.
-
[21]
De Boysson-Bardies B. Comment la parole vient aux enfants. Paris : Odile Jacob, 1999.
-
[22]
Fònagy I. Les bases pulsionnelles de la phonation. Revue Française de Psychanalyse 1970 (I) et 1971 (II) ; 34 (I) et 35 (II).
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[23]
De Saussure F. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1916.
-
[24]
F. Perea et J. Morenon. Des silences, des cris et des hurlements. Synapse, 2006 ; 221 ; Le Jeu contradictoire de la parole et du corps. Paris : L’Harmattan, coll. « psychologiques », 2008.
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[25]
Anzieu A. « De la chair au verbe : mutisme et bégaiement ». In : Anzieu D. (dir.). Psychanalyse et langage, du corps à la parole, 3e édition. Paris : Dunod, 1998, p. 104.
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[26]
Dolto F. Tout est langage, (réédition). Paris : Gallimard, 1995.
-
[27]
Séchéhaye A. Essai sur la structure logique de la phrase. Champion, 1950.
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[28]
Veron E. L’analogique et le contigu. Communications 1973 ; 15 : 52-68.
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[29]
Anzieu A. Op. cit., p. 106.
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[30]
Caleca C. Cri, langage, affect : modalités dans le grand âge. L’Information Psychiatrique 2006 ; 82.
1Février 1884. Venu du Havre avec ses parents, un adolescent de 15 ans se présente à la consultation du Pr Charcot à l’hôpital de la Salpêtrière. Le garçon est intelligent, en très bonne santé et il a pu jouir d’une éducation aimante dans un milieu aisé.
2Pourtant, il y a lieu de s’inquiéter.
3Depuis l’âge de 8 ans, il est suivi pour des « tics » consistant principalement en des fléchissements saccadés de la tête et des mouvements de bras divers souvent accompagnés de haussements d’une épaule. Parfois, il court, s’arrête, s’agenouille puis se relève pour exécuter sa curieuse pantomime. Son médecin de famille, le Dr Lafaurie, a diagnostiqué la mystérieuse maladie de la chorée.
4Mais depuis quelque temps, un phénomène nouveau est apparu : en complément des manifestations gestuelles, le jeune garçon se met à prononcer, de manière sèche et rapide, les mots « merde » ou « couillon ». L’énonciation se produit à haute voix, de manière irrépressible et en toutes circonstances, ce qui ne manque de lui causer quelques soucis. Ainsi, alors qu’il observait une partie de bille, il manqua de peu d’être corrigé par les joueurs pensant être insultés. Comment ces derniers auraient-ils pu savoir qu’il souffrait de ce que Gilles de la Tourette [1], qui rapporte cette histoire, allait bientôt nommer « coprolalie ».
5D’autres symptômes devaient encore surgir, accablant plus encore l’adolescent qui se mit à répéter sans raison un mot ou la fin d’une phrase entendue.
6Le cas rapidement exposé ci-dessus illustre bien quelques-uns des symptômes vocaux et verbaux auxquels s’attache cet article. Précisons immédiatement que si nous y présentons un tableau de la maladie de Gilles de La Tourette (où ces symptômes sont fréquents et caractéristiques) nous ne nous restreignons pas à celle-ci, préférant nous attacher aux phénomènes plus qu’aux nosographies.
7Notre objet de questionnement peut alors être circonscrit comme un ensemble de phénomènes vocaux et verbaux irruptifs, non décidés et maîtrisés du point de vue de l’énonciation, et caractérisés comme des symptômes [2]. Nous avons vu un exemple de coprolalie et d’écholalie, auxquels doivent s’ajouter les cas de palilalie et paliphrasie [3], ainsi que tous les phénomènes vocaux compulsifs.
1 – Dystonie vocale et verbale
8Le souci de clarté est ici nécessaire tant les phénomènes dont nous traitons se trouvent mêlés aux discours scientifiques et médiatiques sur les tics, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC)… Nous commencerons donc par une mise au point terminologique et conceptuelle autour des symptômes compulsifs et éruptifs d’une part puis, parmi eux, nous nous attacherons à ceux qui sont de nature vocale et verbale.
1.1 – Les symptômes dystoniques
9On qualifie de « dystoniques » un ensemble de maladies neurologiques ayant pour caractéristique de présenter dans leur tableau clinique des symptômes consistant en des contractions musculaires entraînant des mouvements et postures involontaires, incontrôlables et excessives.
10Les dystonies sont dites « focales » lorsqu’elles ne concernent qu’un ou quelques muscles, « généralisées » si tous les muscles du corps (ou presque) sont impliqués. Des formes intermédiaires peuvent ne concerner, par exemple, que la moitié du corps (cas d’hémisdystonie affectant la tête, le cou et un membre supérieur par exemple).
11Les troubles dystoniques sont également appelés, parfois sans distinction aucune : tics, TOC, tics chroniques multiples (TCM), tics transitoires (TT), ou encore syndrome de Gilles de La Tourette (SGT).
12L’accent porté sur les mouvements ou postures du patient dans les différentes définitions – et en particulier lorsqu’il est question de dystonie – ne doit pas nous tromper : les phénomènes vocaux et verbaux sont tout à fait inclus dans les descriptions cliniques et constituent même une part majeure de celles-ci.
13Ainsi, M. Verin [4] distingue, dans le cadre de la maladie de Gilles de La Tourette, les tics moteurs (affectant les mouvements et les postures), des tics vocaux [5] et des tics sensitifs (« consistant en une sensation somatique d’inconfort comme une sensation de pression, de prurit ou de chaleur focalisée à une région discrète du corps comme la face, les épaules ou le cou »). L’auteur rappelle que cette répartition des phénomènes n’empêche pas leur interaction. Par ailleurs, il faut souligner que l’on trouve des similitudes entre les éléments de ces catégories : copropraxie (gestes ou touchers obscènes)/coprolalie (paroles obscènes) ; échopraxie (imitation motrice involontaire des actions d’autrui)/écholalie (imitation vocale involontaire d’un segment variable du discours d’autrui), par exemple.
14On estime que de 15 % à un tiers des malades souffrant de tics présentent des symptômes vocaux. Ces derniers sont donc plus rares que les tics moteurs et n’apparaissent qu’exceptionnellement de manière isolée alors que les manifestations motrices peuvent être autonomes.
1.2 – Les symptômes vocaux et verbaux
15Nous procédons pour notre part à une distinction entre les symptômes vocaux (qui portent sur la voix ou des bruits de l’appareil vocal et respiratoire) et les symptômes verbaux (qui portent sur des unités de la langue : mots, syntagmes…).
16Bien entendu, les deux ensembles ne s’excluent pas mutuellement et cohabitent souvent.
17Néanmoins, le distinguo gagne à être retenu : les phénomènes verbaux portent sur des unités signifiantes et font donc appel à des ressources psycholinguistiques en partie différentes de celles mobilisées lors de l’expression purement vocale. Nous verrons par la suite comment d’autres observations semblent confirmer l’intérêt d’une telle démarche.
18Nous pouvons citer dans la classe des tics vocaux ou phoniques : les dégagements de gorge, reniflements, interjection (hum/hem), cris, toux, hoquets, éructations, imitations de bruits animaux…
19En ce qui concerne les symptômes verbaux, nous pouvons retenir les phénomènes les plus récurrents : coprolalie, écholalie et palisyllabie.
20La coprolalie [6] est définie comme l’émission inappropriée et fréquente de mots orduriers d’ordre sexuel ou scatologique. Le mot est de Gilles de La Tourette qui l’observait fréquemment chez les sujets atteints de la maladie à laquelle on a donné son nom.
21On retrouve également des expressions coprolaliques chez les adolescents timides : cette conduite reflète, selon le consensus des auteurs, leur désir de s’affirmer en choquant les membres de l’entourage. Mais dans ce dernier cas l’énonciation est volontaire : elle marque une place dans le groupe à l’instar des « insultes rituelles » qu’observe W. Labov [7] chez les jeunes locuteurs des gangs de Harlem.
22Chez les jeunes enfants frustrés affectivement [8], le symptôme peut envahir toute la sphère du langage et exprimer leur hostilité envers le monde perçu comme menaçant. Il disparaît lorsque le sujet retrouve la sécurité affective.
23L’écholalie [9] consiste en la répétition systématique des derniers mots entendus voire de segments plus importants. Ce symptôme caractéristique de la maladie de Gilles de La Tourette apparaît également dans certains cas d’aphasie. On le retrouve aussi chez les déficients mentaux, influençables, et dans certains états démentiels.
24La palilalie [10] désigne un trouble de la parole consistant à répéter involontairement et spontanément deux ou plusieurs fois de suite la même phrase, le même mot ou la même partie d’un mot. On distingue parfois la répétition de syllabes [11] (palilsyllabie) de celle de segments plus importants (paliphrasie, palimphrasie ou encore palinphrasie selon les auteurs). Ce trouble s’accompagne souvent d’une tachyphémie (accélération progressive du débit) et plus rarement d’une baisse progressive de l’intensité (palilalie aphone).
1.3 – Points de convergence
25Qu’ils soient moteurs, vocaux, verbaux ou encore sensitifs, ces phénomènes entretiennent des points communs qui constituent le caractère essentiel de ces symptômes.
Absence de maîtrise volontaire
26Leur première caractéristique réside dans le caractère incontrôlé de la production. Le sujet ne peut s’empêcher de les produire. S’il résiste parfois à leur énonciation au prix de grands efforts, il ne peut les éviter totalement et ne peux que les reporter : il cherche alors à s’isoler pour se laisser aller à la décharge.
27Le caractère honteux ou choquant n’y fait rien, bien au contraire : des insultes peuvent être proférées à l’encontre de personnes aimées et appréciées, ou encore énoncées alors qu’il n’y a aucun destinataire. Gilles de La Tourette évoque ainsi le cas de Mme de D… (Observation I, par Itard et Charcot) qui ne peut retenir certaines « expressions inconvenantes » : « Plus elles lui paraissent révoltantes par leur grossièreté, plus elle est tourmentée de la crainte de les proférer […] cette préoccupation est précisément ce qui les lui met au bout de la langue quand elle ne peut plus les maîtriser. »
Un caractère émotif
28La difficulté de contrôle tient particulièrement au fait que ces manifestations apparaissent dans un contexte émotif et/ou qu’elles ont une dynamique cathartique importante. Sur la coprolalie de Mme de D…, J. Itard [12] écrit que « le trouble qu’elle y porte est en raison du plaisir qu’elle y prend ». Encore, et sans pour autant en faire une cause étiologique, Gilles de La Tourette fait le lien entre le choc produit sur un jeune garçon par une bombe éclatant lors du siège de Paris, le laissant « sans voix, tremblant et en grande frayeur », et le début des signes manifestes de la maladie survenus quelques mois plus tard.
29Dans tous les cas, ces manifestations sont caractérisées par une prise de contrôle irrépressible du corps sur la raison, du sensible sur l’intellect, conduisant à une nécessité d’expression au sens le plus littéral du terme : la tension doit être « pressée au dehors », expulsée, par l’action du symptôme.
Une perte de la signification linguistique
30Une anesthésie fugace de l’intellect, dont le sujet peut faire par ailleurs brillante preuve, apparaît lors de l’exécution symptomatique. La pensée est alors entièrement accaparée, de manière obsédante :
- obsession de la production, de l’énonciation irrépressible et incontrôlable ;
- obsession du mot énoncé. L’observation IV met ainsi en scène un patient pour qui « toutes les facultés de l’intelligence étaient pour le moment absorbées […] par ce mot, cette phrase qui alors s’emparaient de toute sa pensée à un point tel qu’ils lui faisaient perdre le fil du discours ou de la conversation. Le mot entendu ou qui en lisant l’avait frappé avait de la tendance à revenir sur ses lèvres, à être répété à intervalles variables » (Gilles de La Tourette).
31En effet, la réitération annule le sens premier de l’élément reproduit. Une métaphore architecturale en offre un bon exemple : une statue ou un motif unique vaut pour lui-même ou plus exactement pour ce qu’il représente (tel personnage mythique ou objet…). Que cette statue ou ce motif soit répété en nombre comme élément d’une frise par exemple, c’est l’ensemble qui est porteur de sens : l’élément isolé entre dans un rapport métonymique avec celui-ci et sa valeur isolée, son sens premier, passe au second plan.
32D.-P. Schreber [13] témoignait qu’il utilisait volontairement le procédé de la répétition pour contrecarrer les hallucinations verbales dont il était victime, en effectuant « sur les mots et les membres de phrases parlées une conversion qui les réduit aux catégories du penser-à-rien ».
33S. Nysenbaum [14] y trouve une explication originelle, puisqu’elle observe dans le plaisir éprouvé dans le rythme une manière d’annuler le sens : « L’enfant accouple les mots sans souci de leur sens, pour jouir du plaisir du rythme et de la rime […] l’enfant trouve plaisir à la répétition insensée de sons. »
34L’intensité du cri participe aussi de cette annihilation du sens et de la communication « sensée » : R. Gori [15] souligne combien ces « murailles sonores » empêchent la communication et la pensée, entre les participants à l’échange mais aussi pour chacun des protagonistes.
35Le tableau symptomatique révèle ainsi que les troubles moteurs, sensitifs et vocaux, pour reprendre la répartition de M. Vérin, sont liés de manière fugace mais contingente à une modification de l’état de pensée qui compose le contexte intellectuel de leur apparition.
2 – Une rupture avec le système de la langue
36Le plus étonnant avec les symptômes vocaux et verbaux est qu’ils empruntent des traits de la langue mais les altèrent au point que nous ne reconnaissons plus le fonctionnement langagier ordinaire. Itard [16] note à ce propos : « Parmi les mouvements continuels et désordonnés qu’amènent ces contractions morbides, ceux imprimés aux organes de la voix et de la parole [17] sont les seuls dignes de toute notre attention […] »
Altération de l’échange
37L’altération du fonctionnement langagier s’observe en premier lieu au niveau de l’interaction.
38Pris dans un échange qui le passionne, le sujet ne peut s’empêcher d’interrompre son interlocuteur de manière répétée et brutale. Cela constitue une violation des règles du système de l’alternance de tours de parole [18], produisant une violence symbolique d’autant plus importante qu’elle n’est pas fondée (elle n’est pas destinée à alimenter l’échange) et se trouve en incohérence avec le contexte de communication. En effet, le sujet produit alors des obscénités (coprolalie) ou répète de manière insensée des segments de l’interlocuteur (écholalie) ou de son propre discours (palilalie). Cette violence est l’une des causes majeures de la situation de rupture sociale dans laquelle se trouve plongé le sujet et dont tous les auteurs font mention.
Altération du discours
39Cette rupture de la co-construction de l’échange est la conséquence de la déconstruction du discours du sujet qui ne répond plus aux règles langagières habituelles.
40Les schémas explicatifs sont nombreux mais nous pouvons nous contenter de citer R. Jakobson [19]. L’énoncé s’organise en effet dans deux directions qui correspondent à des choix soumis aux contraintes des règles de la langue. Pour faire simple : parler, c’est opérer des sélections paradigmatiques (choix du mot à prononcer dans un champ de possibles à tel endroit du discours) et des combinaisons syntagmatiques (organisation de la succession de ces mots) en fonction des contraintes de la langue.
41Dans les cas que nous observons, les opérations sur ces deux axes sont altérées. D’abord, il n’y a pas de choix dans les paradigmes puisque les termes sont imposés de manière obsédante et irrépressible. Ensuite, la succession des éléments n’est pas organisée, soit qu’elle est éclatée (production d’un seul segment), soit qu’elle est reproduite à l’identique (écholalie de segments plus longs) ; dans tous les cas elle est altérée en raison de la répétition.
42L’altération est donc patente et doit être mise au crédit de la nature éruptive et impulsive de ces productions, qui contreviennent aux schémas classiques de la production de l’énoncé.
43Les règles phonétiques, lexicales, syntaxiques et sémantiques sont atteintes. Nous venons de monter rapidement comment la construction syntaxique est inexistante, puisque nous n’avons dans le meilleur des cas que des reprises de segments déjà produits.
44À cela s’ajoutent les phénomènes vocaux qui ne sont pas les moins remarquables.
Phénomènes vocaux
45Nous observons d’abord les productions que nous avons définies comme des « symptômes vocaux » et qui ne constituent pas des unités de la langue : raclements de gorge, cris (d’unités non lexicales), éructation, productions ressemblant à des interjections mais ne fonctionnant pas comme celles-ci… Ces formes ne correspondent pas aux phonèmes de la langue (c’est-à-dire aux unités de la seconde articulation, pertinentes pour la production d’unités de la première articulation, dotées de sens [20]). La base phonétique de la langue est donc atteinte. C’est même elle qui est remarquée et qui apparaît en premier dans la genèse symptomatique.
46On peut très raisonnablement faire l’hypothèse que les aspects vocaux des symptômes sont imputables à la nature même des accès dystoniques qui sont, nous l’avons souligné à plusieurs reprises, impulsifs.
47L’accent porté sur la « pulsion » et son caractère non maîtrisé nous renvoie à l’origine somatique du trouble et rappelle la voix à sa nature première (dans l’histoire de chaque individu), qui n’est pas à strictement parler linguistique.
48En effet, les cris, hurlements, râles… font partie du premier répertoire du petit de l’homme sitôt venu au monde et avant même que l’acquisition de la langue ait porté ses premiers fruits [21]. Mieux, nous pouvons même considérer qu’il y a dans cette acquisition une dénaturation de la nature première de la voix par le dressage opéré depuis la restriction phonématique (le bébé ne retient peu à peu que les sons pertinents dans sa langue maternelle, au détriment des autres) jusqu’à la pensée sémiotique articulée aux signes.
49Il n’est donc pas surprenant que la voix soit le support privilégié de ces accès impulsifs car sa nature première est somatique : les premiers chapitres des manuels de phonétique ou de phonologie le soulignent en étant consacrés aux dimensions acoustiques et physiologiques.
50Il y a ainsi ancrage au corps en trois lieux : l’appareil respiratoire d’abord, qui fournit l’air nécessaire à la plupart des sons du langage ; le larynx ensuite, qui crée l’énergie sonore ; les cavités supraglottiques enfin, qui assurent la fonction de résonateurs et où se produisent la plupart des bruits utilisés dans la parole. De ce point de vue, qui est celui de sa nature, il est indubitable que la voix apparaît comme une « matière », une substance naturelle issue de l’organisme.
51Cet ancrage de la voix au corps à ses conséquences : les mouvements et états du second se manifestent dans la première. C’est la voix qui chevrote lorsque l’on est ému, qui éclate sous le coup de la colère, peut être coupée d’étonnement, se fait plus douce lorsque tout est tendresse…
52I. Fònagy [22] a pour sa part observé ce rapport à la lumière de la théorie psychanalytique des pulsions.
53Un même constat initial : le son de la voix est à son origine étranger à la langue. L’expression vocale est alors pure forme et ce n’est qu’au prix d’une transformation – en signifiants linguistiques – qu’elle servira à l’expression de signes. Cette forme n’est pourtant pas dénuée d’un certain sens. Pour comprendre cela, il faut se situer dans l’ontogenèse et observer une communication préverbale et prélogique qui correspond à un stade très précoce du développement de l’enfant. La voix est alors mue par la pulsion et/ou la tension intérieure en réaction à l’environnement qui commande sa production (selon le principe de plaisir/déplaisir).
54Dans cette perspective, la voix apparaît comme une tentative de décharge de la tension en un processus qui n’est pas, du point de vue de l’inconscient, dénué de sens.
55Par la suite la voix et ses expressions deviennent des objets d’investissement.
56Les phénomènes vocaux dont il est question ici, bien qu’ils puissent être liés à la matière verbale qui constitue le « costume » de la langue, ne sont donc pas à considérer dans la perspective de cette langue mais bien comme des résurgences de l’expression primitive.
Phénomènes verbaux
57Comment expliquer alors la présence d’unités semblant démontrer qu’il est tout de même question d’une langue en exercice dans ses crises ? C’est que ces unités, lexicales pour l’exemple le plus frappant, ne sont pas plus du ressort du fonctionnement linguistique.
58Quelles sont ces unités ? Nous trouvons :
- des mots obscènes, orduriers (coprolalie) ;
- des mots ou groupes de mots répétés d’autrui (écholalie) ou de soi-même (palilalie).
59Quel est le propre du juron ?
60Sa nature est stéréotypique et, certes, souvent vulgaire. Dans ce contexte, la stéréotypie est une annulation de la signification première : « merde » et « putain » ne réfèrent plus à leurs significations respectives, mais valent par leur qualité de juron. À l’auditeur, ils indiquent un émoi intense et l’agacement, quels qu’ils soient, mais ce n’est pas l’objet de leur production. Ils renvoient ainsi à un état affectif, émotionnel, psychologique… présent et pris dans l’expérience immédiate et exprimés sans aucune intention d’expression de contenu sémantique.
61Le juron a ainsi cette caractéristique d’être une unité de la langue mais une unité « désémantisée » en quelque sorte, car il ne signifie rien dans le code de la langue contrairement à d’autres signes linguistiques, même aux déictiques qui ne font sens qu’en contexte, certes, mais sens selon le système de la langue. Cette caractéristique le rend subversif (de même qu’il renvoie la plupart du temps au champ de l’impudeur et de l’obscène) mais à un degré moindre, nous semble-t-il, comparé au hurlement par exemple, ou aux autres manifestations vocales que nous avons évoquées et qui n’ont aucune attache à la langue signifiante.
62L’expression coprolalique fonctionne donc elle aussi à la lisière de la langue voire constitue un élément de remise en cause du code reposant sur le lien entre le signifiant et le signifié composant le signe linguistique.
63Dans la tradition saussurienne [23], le signe linguistique est une entité biface composée d’une image acoustique appelée « signifiant » (l’empreinte psychique de la « forme du signe ») et d’un concept associé à cette empreinte : le « signifié ». Ainsi, le signe « chaise » renvoie à une forme signifiante (la reconnaissance pertinente de la suite de phonèmes [?ez]) et à un concept signifié (une représentation mentale générique de l’objet). Les deux faces du signe – signifiant et signifié – entretiennent un rapport arbitraire : ce n’est pas un lien naturel ou analogique qui les unit mais une convention. Le concept de « chaise » n’est lié à la suite de sons ou à la graphie qui la représente qu’en vertu d’un pacte avec les autres membres de la communauté linguistique et chaque langue pose par convention qu’il aura pour signifiant « chaise, stuhl, sedia, silla », etc. Les onomatopées, malgré les apparences, n’échappent pas à la règle : leur caractère imitatif est lui-même conventionnel et se traduit différemment (« cocorico, cock-a-doodle-doo, kikiriki… »).
64Dans le cas du juron impulsif, le rapport signifiant et signifié est altéré : le concept évoqué par le signe n’est pas pertinent dans le discours et la forme exprimée du signifiant semble n’être là que pour circonscrire voire décharger une tension.
65On remarque également dans les cas de palilalie ou d’écholalie le dysfonctionnement des opérations de significations.
66Ainsi, les segments répétés sont insensés en cela qu’ils ne remplissent pas une fonction référentielle : il n’y a pas de cohérence avec la réalité désignée ni avec la situation de communication. Même si les termes pris séparément ont une signification nucléaire et que leur association est syntaxiquement correcte, ils se montrent défaillants vis-à-vis des impératifs pragmatiques de la langue. Dès lors, leur valeur est purement « sensible » au même titre qu’une mélodie obsédante chantonnée ou qu’un coup de poing exaspéré dans une porte : leur intérêt et leur sens ne sont absolument pas à chercher du côté de la langue. Cela est d’autant plus vrai que le phénomène de la répétition produit une annulation du sens des éléments, comme nous l’avons évoqué plus haut.
67Que l’on soit en présence de symptômes vocaux ou verbaux, nous ne pouvons que faire le constat du dysfonctionnement du système de la langue. Même si elles en empruntent des éléments (signifiants, sons…) les productions ne peuvent faire sens dans un contexte langagier reposant sur le code linguistique et nous devons chercher ailleurs les éléments qui permettront de mieux les comprendre.
68La piste d’une expression sensible semble alors s’imposer compte tenu du caractère impulsif de ces manifestations dystoniques. En suivant celle-ci, nous remarquons alors que ces expressions, pathologiques au point de paraître extraordinaires, entretiennent d’étroites similarités avec des comportements expressifs méconnus mais pourtant parfaitement ordinaires et partagés.
3 – Un mode d’expression sensible ordinaire
69Nous avons montré ailleurs [24] comment des modes d’expression vocale et verbale similaires étaient ordinairement employés. Nous classions par commodité ces phénomènes en trois groupes : les silences, les râles/cris, et les « mots à la signification perdue ».
70Quand observions-nous ces productions ? Lorsque le sujet vient de subir une émotion vive, joie intense ou douleur, lors des ébats amoureux quand les corps se déchaînent…
71Pour reprendre quelques exemples dans la littérature.
72SILENCE. « Je tremblais mortellement effrayé. Je ne pus que balbutier : “Qu’avez-vous ?”. Il me regarda sans parler ; quelque chose à lui aussi lui ôta la parole […] Il me parut impossible d’en dire d’avantage, tant ma gorge était serrée, tant mon cœur battait dans chaque parole […] Pourquoi ne trouvais-je alors aucune parole ? Pourquoi me bornais-je à rester muet […] Mon âme brûlait de lui dire un mot de consolation, mais ma lèvre tremblante ne m’obéissait pas. » (Stefan Sweig, La Confusion des sentiments.)
73CRI. « C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à hurler : “Ma p’tite, oùs qu’est ma p’tite ?” tellement affolée qu’elle ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net, joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée. » (Guy de Maupassant, La Petite Roque.)
74MOTS À LA SIGNIFICATION PERDUE. Au moment de l’extase, didascalie de Sade : « Augustin, Dolmancé et le chevalier font chorus ; la crainte d’être monotone nous empêche de rendre des expressions, qui dans de tels instants, se ressemblent toutes. » (Donatien de Sade, La Philosophie dans le boudoir.)
75Nous nous trouvons confrontés sous différentes formes à des expressions qui « échappent ».
76Des expressions qui « s’échappent », d’abord, semblent jaillir du corps et calmer la tension (râles, cris, mots employés au-delà ou en deçà de leurs significations) ; à moins qu’elles ne s’y enfouissent pour ne pas la trahir (le silence).
77Des expressions qui « échappent », ensuite, parfois à la volonté communicante lorsque le sujet ne les maîtrise ni ne les souhaite, mais surtout à l’ambition informative du sujet. Ces manifestations essentiellement vocales supplantent, nous y reviendrons par la suite, tout discours qui dans les contextes où elles apparaissent ne peut être produit.
78Nous faisons là l’hypothèse d’une incompatibilité particulière entre corps et verbe, qui s’origine dans l’histoire de l’acquisition linguistique.
79Point de départ : l’enfant vient de naître. Son état tient de la confusion.
80Confusion, d’abord, entre monde extérieur et monde intérieur, comme il n’a pas encore esquissé la moindre distinction entre l’environnement et ce qu’il prendra pour lui-même, baignant dans cette situation que Baldwin qualifie d’« adualiste ».
81Confusion, ensuite, entre vie psychique et sensation corporelle, la première ne pouvant se détacher de la seconde : « L’homme de quelques mois constitue sa vie mentale à partir de ses possibilités somatiques et de son environnement immédiat. Les affects archaïques qui forment alors sa vie psychique ne sont que vaguement différenciés du ressenti somatique. » (A. Anzieu [25].)
82Le processus qui s’en suit va aboutir à la scission au sein de ces confusions : distinction entre « intérieur » et « extérieur » d’une part, gain en autonomie du Moi par rapport au corps. Ce processus repose sur la conception de la distance et le remède élaboré contre cette dernière.
83La distance se met en place par l’expérience de la satisfaction et de la frustration qui impose à l’enfant une certaine forme de reconnaissance primaire et inconsciemment perçue de la présence ou de l’absence de l’objet (satisfaction apportée par la tétée, frustration causée par l’absence du sein par exemple). Elle va initier le mouvement qui conduira à la distinction soi/monde extérieur.
84Mais cette distance est angoissante. L’enfant y remédie et notamment avec le cri qui n’est plus alors une simple manifestation réactionnelle végétative comme ce fut d’abord le cas : « La voix constate la séparation. Elle y remédie aussi […] La voix de l’enfant, comme celle de la mère, remplit cette distance d’une possibilité réelle de contact […] Bientôt, la voix sera aussi le complément spatial de la main, ainsi prolongée par l’appel vers l’objet désiré. L’appel signifiant très vite la capacité de retour de l’objet vers la main et la bouche. » (A. Anzieu, ibid.).
85Dans ce processus apparaît la transformation, le renversement du statut de l’investissement vocal. Au départ le cri est lié aux sensations de plaisir/déplaisir de manière primale, au point que M. Klein y voit « le bruit des mots en fantasme » ; il est non maîtrisé et lié au corps avant d’être « dévoyé » en support maîtrisé de la parole. Entre les deux, la fracture de l’acquisition linguistique et F. Dolto [26] d’écrire : « Il faut castrer la langue du téton pour que l’enfant puisse parler. »
86Dans le même ordre d’idée, A. Séchéhaye [27] souligne comment l’enfant à un moment donné, remplace la « circonstance » – dans son acception première : ce qui se tient autour – et renverse les positions en un passage de la position de patient qui en appelle à la circonstance pour sa transformation interne vers la satisfaction, à la position d’agent qui est l’élément actif, agissant sur la circonstance. Cette transformation est celle qui préside à la conquête du langage : en imitant de lui-même ce qui était un cri, l’enfant l’a ainsi transformé en une forme signifiante. Par ce revirement capital, il cesse d’être assujetti à la circonstance et se fait lui-même circonstance (usage du cri d’appel). Le début enfantin du langage sera ensuite organisé de façon plus ou moins imitative jusqu’au plein usage de la parole, du nom, de l’onoma, en un mot du signe linguistique.
87Auparavant, avant que le Moi soit suffisamment constitué, l’enfant pouvait toujours surmonter l’angoisse en anticipant l’objet, l’hallucinant pour certains auteurs, c’est-à-dire en remplaçant mentalement l’objet réel manquant et la satisfaction par la trace psychique laissée lors de l’expérience primaire en sa présence.
88Il faut bien distinguer alors les signes linguistiques des productions vocales appelées « cris », et parmi ces dernières :
- les cris purement végétatifs, organiques ;
- les cris qui remplissent une certaine fonction d’appel, tels des signaux d’alarme ;
- les cris qui permettent à l’enfant de « se faire circonstance ».
89Les cris végétatifs (B. de Boysson-Bardies) ou organiques (A. Anzieu) sont des réflexes somatiques. Ils ne doivent cependant pas être sous-estimés puisqu’ils sont localisés dans la sphère buccale, seul lieu où la volonté, même inconsciente, du nouveau-né a quelque emprise.
90Les cris d’appel se distinguent des premiers en n’étant pas de « simples » représentants de la réaction somatique, mais en faisant entendre un mouvement de la psyché : ils signent alors le désir, le besoin, la détresse, souligne A. Anzieu.
91Deux remarques sont importantes ici.
92Il convient de remarquer d’abord que ces cris sont, si l’on peut dire, des ponts entre le somatique et le psychique en appelant l’objet. L’objet est relié par Freud aux pulsions : celles-ci sont orientées vers « la résolution de la tension par les voies les plus courtes selon les modalités appropriées à chaque zone érogène », et résultent de « l’afflux des excitations endogènes » reliées à un besoin. Il est ainsi ce en quoi et pourquoi « la pulsion peut atteindre son but ». L’objet de la pulsion est donc le substitut de la relation primale, originaire à la chose, un substitut qui n’a rien d’un analogon et qui est lié à trois aspects indissociables à ce stade :
- une « représentation de chose » (le terme est de Freud), liée à la trace mnésique laissée par la « chose » rencontrée dans l’expérience primitive, représentation en elle-même inconsciente ;
- une « image motrice du mouvement réflexe qui a permis la décharge » expliquant ainsi les différents investissements des zones érogènes ;
- un affect, c’est-à-dire l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle.
93Le signe linguistique (tel que Saussure l’a défini) seul permettra l’accès à la conscience (via le préconscient), cet accès résultant pour S. Freud, de l’association d’un « représentant d’objet » et d’un « représentant de mot » et s’opérant au prix d’une dénaturation et d’une réaffectation de l’objet contrôlées par les processus secondaires. Il en résulte que le signe est une « autre chose », différente, un substitut : « À mesure qu’est parcouru le chemin qui mène à la maîtrise de l’abstraction, le signe se dissocie de plus en plus de l’objet saisi par l’expérience concrète et le premier commence à jouer effectivement le rôle de substitut du dernier. » (E. Veron [28].)
94Nous pouvons donc distinguer trois catégories :
- cri végétatif ;
- cri communicatif pré-onymiques (d’appel par le nourrisson par exemple) ;
- productions proto-onymiques (babil, pseudo-mots…) qui vont conduire à l’onoma. Soulignons qu’il y a renversement « capital » entre 2) et 3) : celui qui fonde l’être linguistique alors que 1) et 2) sont communs à l’homme et à l’animal.
95Le signe linguistique, dans son usage courant et significatif en langue, repose sur un décrochement du corps en faisant du signe – partagé, conventionnel et culturel – un substitut des objets psychologiques de l’individu, « le mot ne peut être utilisé par l’enfant que si le refoulement fonctionne normalement. En effet, la nomination de l’objet suppose aussi […] la distance prise par rapport à cet objet. Le mot est le signe de cette distance, l’intermédiaire imagé qui sort du corps [29] », et en méconnaissant ce dernier.
96Il n’est pas surprenant qu’une sensation corporelle intense empêche – momentanément, partiellement – l’accès à la signification linguistique : l’inscription somatique est si prégnante qu’elle ne parvient à être circonscrite et représentée – donc d’une certaine manière voilée – par autre chose (le signe linguistique).
97Il reste que l’élaboration d’une représentation consciente (nécessitant un ancrage à une représentation de mot selon Freud) est entravée sans qu’il y ait absence totale de « prise de conscience » : conscience de la sensation, conscience de l’émoi, conscience du bouleversement, qui se traduisent par l’ébranlement du corps.
98Si le mot est indisponible, il reste alors la voix qui elle, ancrée au corps, manifeste son trouble ou encore le silence.
Conclusion
99Qu’elles soient morbides ou ordinaires, les expressions que nous observons ici prennent toutes leur impulsion dans le corps en tension du sujet. Cette prédominance du corps a pour conséquence ce que la clinique des maladies dystoniques souligne : un bouleversement de pensée conduisant à une altération momentanée de la prise en compte du monde extérieur, de ses objets (donc autrui et soi-même) et un rapport sensible où le ressenti prédomine sur la pensée « organisée » et entraîne des comportements irrépressibles, impulsifs, insensés au regard des codes sur lequel repose l’entendement humain. Le sujet se trouve ainsi assujetti à la circonstance qui le domine, obsédante.
100Dans ce contexte, les expressions vocales et verbales que nous qualifions de somatiques apparaissent.
101Somatiques, car elles sont de nature corporelle et ne répondent pas aux exigences du code, au système de la langue, quand bien même – et il faut prendre garde à ne pas se laisser leurrer – ces manifestations en prennent l’apparence. En vérité, ce qui se passe dans ces circonstances est fait d’une matière précédant l’acquisition de la langue et des structures sémiotiques.
102Elles signent ainsi un rapport au monde qui s’établit sur un mode archaïque, premier et primal, quasi végétatif et organique, méconnu mais qui pourtant, chez le sujet atteint de la maladie comme chez celui déclaré sain, existe de manière différente mais toujours composée de la même essence, du pathologique à l’ordinaire.
103Il n’est alors pas étonnant de les retrouver dans d’autres tableaux cliniques où ils accompagnent une perte de relation à la réalité. Catherine Caleca [30] a ainsi très bien montré le fonctionnement similaire des cris et de productions écholaliques dans les cas de sénilité avec perte des repères spatiaux, temporels et de la maîtrise motrice.
104En ce sens, l’étude de ces modes d’expression tout comme leurs rapports à la pensée originelle du petit de l’homme et à la pensée sémiotique d’autre part ouvre de larges perspectives d’éclairage des modalités de la pensée et du langage humain.
Mots-clés éditeurs : trouble du langage, maladie de gilles de la tourette, symptomatologie neuropsychologique, écholalie, coprolalie, tic, cri
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2010.0637Notes
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[*]
Maître de conférences à l’Université Montpellier-III, membre du laboratoire Praxiling, UMR 5267 CNRS, Route de Mende 34000 Montpellier.
<francois.perea@gmail.com> -
[1]
De La Tourette G. Étude sur une affection nerveuse caractérisée par de l’incoordination motrice accompagnée d’écholalie et de coprolalie. Archives de neurologie 1885 ; IX : 19-42. Le cas rapporté est publié sous « Observation III ».
-
[2]
Nous excluons volontairement de cette étude les cas de bégaiement qui ne surviennent généralement pas dans ces contextes cliniques.
-
[3]
Nous reviendrons sur tous ces termes plus loin.
-
[4]
Verin M. Les tics et le syndrome de Gilles de La Tourette. Impact médecin hebdo 1999 ; 252.
-
[5]
En règle générale, les auteurs abordent la question des tics ou symptômes vocaux en englobant dans cette catégorie les manifestations vocales et verbales que nous allons distinguer.
-
[6]
Du grec kopros, « excrément », et lalein, « parler ».
-
[7]
Labov W. Language in the Inner City. University of Pennsylvania Press, 1973.
-
[8]
Sillamy N (dir.). Dictionnaire de la psychologie. Paris : Larousse, 2000.
-
[9]
Du grec êchô, « écho », et lalein, « parler ».
-
[10]
Du grec palin, « de nouveau », et lalein, « parler ».
-
[11]
Le terme « palisyllabie » est réservé au bégaiement et désigne la répétition de la première syllabe d’un mot.
-
[12]
Rapporté par Gilles de La Tourette, 1885, op. cit.
-
[13]
Schreber DP (1903). Mémoires d’un névropathe. Paris : Seuil, 1985.
-
[14]
Nysenbaum S. Une pensée qui va et vient. Nouvelle Revue de Psychanalyse 1982 ; 25.
-
[15]
Gori R. Psychanalyse et langage4. Paris : Dunod, 1989.
-
[16]
Dans une étude de cas rapporté par Gilles de La Tourette, 1885, op. cit.
-
[17]
Il est à noter qu’Itard fait la distinction entre les phénomènes vocaux (la voix) et verbaux (la parole). Cette perspicacité est à mettre au crédit de celui qui a travaillé avec des enfants sourds et muets et dont nous avons pu apprécier le remarquable travail effectué avec Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron. Sur ce dernier sujet, voir Morenon J, Perea F. Le sauvage et le signe. Les enseignements de l’histoire de Victor de l’Aveyron. Nervure 2006 ; XVII.
-
[18]
Sacks H, Schegloff E, Jefferson G. “A simplest systematic for organisation of turn-talking in conversation”. In: Studies in the Organisation of Conversational Interaction. New York : New York Academic Press, 1978.
-
[19]
Jakobson R. Essai de linguistique, tome I. Paris : Éditions De Minuit, 1963. Le chapitre 2 reprend l’article « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies » paru en 1956.
-
[20]
Martinet A. Éléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin, 1970.
-
[21]
De Boysson-Bardies B. Comment la parole vient aux enfants. Paris : Odile Jacob, 1999.
-
[22]
Fònagy I. Les bases pulsionnelles de la phonation. Revue Française de Psychanalyse 1970 (I) et 1971 (II) ; 34 (I) et 35 (II).
-
[23]
De Saussure F. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1916.
-
[24]
F. Perea et J. Morenon. Des silences, des cris et des hurlements. Synapse, 2006 ; 221 ; Le Jeu contradictoire de la parole et du corps. Paris : L’Harmattan, coll. « psychologiques », 2008.
-
[25]
Anzieu A. « De la chair au verbe : mutisme et bégaiement ». In : Anzieu D. (dir.). Psychanalyse et langage, du corps à la parole, 3e édition. Paris : Dunod, 1998, p. 104.
-
[26]
Dolto F. Tout est langage, (réédition). Paris : Gallimard, 1995.
-
[27]
Séchéhaye A. Essai sur la structure logique de la phrase. Champion, 1950.
-
[28]
Veron E. L’analogique et le contigu. Communications 1973 ; 15 : 52-68.
-
[29]
Anzieu A. Op. cit., p. 106.
-
[30]
Caleca C. Cri, langage, affect : modalités dans le grand âge. L’Information Psychiatrique 2006 ; 82.