Introduction
1Selon l’OFDT [27], 10 % des adultes ont (ou ont eu) un problème d’alcool ; le nombre de consommateurs excessifs étant estimé à cinq millions, dont deux à trois millions de sujets alcoolodépendants. L’alcoolisme, véritable problème de santé publique, regroupe en fait un ensemble de conduites faisant l’objet d’approches théoriques plurielles (typologies classiques, approches cognitivo-comportementale, psychanalytique...) et de définitions multiples...
2Le terme d’« alcoolisme », introduit par Magnus Huss en 1849 [35], sera défini en 1951 par Fouquet comme « la perte de la liberté de ne pas boire » [15]. Les travaux princeps se sont notamment attachés à décrire différents types d’alcoolisme selon diverses variables : étiologie, évolution, tolérance, vulnérabilité [32]… Parmi celles-ci, la conduite de consommation apparaît comme un indice particulièrement différenciateur, conduisant à identifier deux principaux modes opposés : chronique (consommation régulière, continue voire quotidienne, « alcoolite » selon Fouquet [15]), et compulsif (conduite paroxystique et intermittente, alternant avec des périodes de totale sobriété, « alcoolose » [15]).
3Actuellement, le concept d’alcoolisme s’est vu supplanté par celui d’alcoolodépendance [2], que la Société française d’alcoologie [34] définit comme un mésusage d’alcool caractérisé par la perte de la maîtrise de la consommation. Cependant, les anciennes typologies n’ont pas disparu, et ce mésusage avec dépendance se décline toujours selon une modalité chronique et compulsive, même si cette distinction passe au second plan.
4En dépit de leur pertinence, ces deux approches ne sont pas sans comporter des limites. Les typologies classiques d’une part, plus descriptives, ne nous semblent pas offrir d’éléments psychopathologiques suffisamment fins de ces deux conduites, au-delà du constat clinique. Le concept d’alcoolodépendance d’autre part, en se centrant sur la dépendance à l’alcool, ne permet guère de considérer les dénominateurs communs et les spécificités des sujets alcooliques aux consommations variées. Enfin, derrière l’examen nosographique, c’est l’être au monde des personnes alcooliques qui demeure en suspens… la manière dont chaque sujet se situe par rapport à sa réalité, en fonction de sa conduite, vis-à-vis des événements qui ont jalonné son histoire, de ses attentes à l’égard du produit…
Problématique
5Face à cette position uniformisante, et de fait réductrice, nous avons entrepris une recherche comparative dans le cadre d’un travail de thèse [31] portant sur ces deux principaux types : l’« alcoolisme/alcoolodépendance chronique » et l’« alcoolodépendance/alcoolisme intermittent ». Loin de proposer une nouvelle terminologie, nous avons opté pour une dénomination qui tente de réunir les tendances actuelles autour du concept d’alcoolodépendance, et les typologies classiques comportementales (conduite chronique/conduite intermittente, compulsive).
6La rareté des études réalisées en ce sens, nous a ouvert un vaste champ à explorer. Parmi la diversité des pistes d’approche, les entretiens cliniques menés auprès de patients alcooliques nous ont conduits à avancer de possibles divergences au niveau de certaines modalités d’appréhension de la réalité externe (attributions, attentes, coping, lieu de contrôle, événements de vie), ce qui constitue l’objet du présent article, et de la réalité interne (organisation et fonctionnement intrapsychique), qui nourrira une autre contribution.
7Nous avons donc examiné les différences et les points communs entre alcoolisme chronique et intermittent : ces conduites de consommation opposées sont-elles l’expression comportementale nuancée d’une même unité, ou relèvent-elles de registres distincts ?
8Les considérations théoriques soulevées permettent d’envisager une approche de l’alcoolisme moins uniforme que celle sous-tendue par le concept d’alcoolodépendance, et de révéler des nuances dans l’appréhension subjective de la réalité externe.
Apports théoriques
9Comme nous l’avons souligné, peu d’études ont entrepris d’étudier finement les modalités d’appréhension de la réalité externe de sujets ayant une consommation chronique et périodique. La plupart des repères théoriques rappelés ici tendraient donc à concerner l’alcoolodépendance en général.
10Du point de vue de la psychologie cognitivo-comportementale, l’alcoolodépendance, comportement appris et inadéquat à long terme, permettrait au sujet, dans un premier temps, de faire face aux émotions négatives ou aux situations difficiles [4]. L’hypothèse selon laquelle l’alcoolodépendance résulterait d’un apprentissage est enrichie par la prise en compte des cognitions et des émotions. D’après le modèle de Beck et al. [5], la conduite alcoolique serait une stratégie apprise, mais inadaptée pour faire face à une situation à problèmes, reflétant des distorsions cognitives, des schémas dysfonctionnels. Les schémas addictifs reposent sur des Schémas Centraux Dysfonctionnels (SCD) qui, sans être prédisposants, contribuent au développement et au maintien de la conduite.
11Selon ce point de vue, peuvent être considérés plusieurs facteurs spécifiques, retenus dans notre recherche.
Alcoolisme et attributions causales
12Ces recherches s’intéressent principalement aux attributions des rechutes [1, 30] dans une perspective thérapeutique et préventive. Vuchinich et al. [40] ont montré que les sujets alcooliques ont tendance à attribuer plutôt des causes externes à leurs alcoolisations. Par ailleurs, Thrascher [37] a révélé que le style attributionnel des personnes alcooliques était moins stable que pour d’autres groupes pathologiques (dépressifs…).
13En dépit de ces avancées, aucune étude comparative n’a tenté de distinguer les attributions formulées par les sujets alcooliques chroniques et intermittents. Il nous a paru important de nous centrer sur cette dimension, en opérant un retour à la définition princeps du concept d’attribution comme agent de structuration et de compréhension du monde, permettant de donner du sens au vécu. Une première hypothèse sera retenue dans le cadre de notre travail : les sujets intermittents auraient tendance à exprimer davantage de causes pour expliquer leurs alcoolisations, et plus particulièrement des causes internes.
Lieu de contrôle et alcoolodépendance
14Son orientation chez les sujets alcooliques ne fait pas consensus, apparaissant, selon les études, tantôt interne [13, 17], tantôt externe [8, 23]. Cependant, un compromis semble être envisagé à travers le concept de « pseudo-internalité » [28]. En effet, « les sujets alcooliques (…) auraient un lieu de contrôle subjectif (idéal de référence) fort interne, alors que dans les faits, ils se comportent de manière particulièrement externe et dépendant, ce qui expliquerait alors la présence d’un phénomène que l’on peut qualifier de pseudo internalité » [28].
15En l’absence d’étude comparative, une seconde hypothèse se pose : les sujets alcooliques intermittents présenteraient un lieu de contrôle plus interne que celui des sujets chroniques.
Attentes vis-à-vis de l’alcool
16Les études portant sur les attentes (anticipation des effets de l’alcool) cherchent à déterminer dans quelle mesure ces croyances agissent sur la conduite de consommation. Ainsi, des attentes positives peuvent prédire l’initiation et le maintien des alcoolisations [19, 33]. De plus, elles augmentent l’expérience de l’alcool et la durée de l’alcoolodépendance [18]. Les attentes exerceraient donc une influence sur les effets réels de l’alcool, en les majorant (phénomène d’attente et d’effet placebo formalisé par Brown et al. [6]).
17Sans se centrer sur ces déterminismes, nous avons souhaité explorer les attentes vis-à-vis de l’alcool exprimées spontanément par les sujets. Il est alors plausible d’avancer que les sujets intermittents aient une meilleure connaissance de ces croyances, et davantage accès à ces représentations de leur trouble.
Coping et problématique alcoolique
18Une première difficulté se situe au niveau du positionnement de la conduite de consommation au regard du coping. En effet, l’alcoolisation peut être considérée comme une stratégie de coping face aux stresseurs de la vie moderne. Le Brief Cope [7], utilisé dans notre recherche, mentionne d’ailleurs « la consommation de substance » comme un coping à part entière. Cette considération rendrait quasi caduque l’intérêt pour cette dimension. Or, si l’alcoolisme est assimilé à un type de personnalité (comme la dépression) ou à une maladie (comme le diabète), alors l’étude d’un coping particulier à cette population devient pertinente.
19De nombreuses études ont été réalisées en ce sens [10,39] : les coping utilisés par les sujets alcooliques seraient dysfonctionnels, rigides, centrés sur l’émotion et/ou sur l’évitement plutôt que sur la tâche.
20Par ailleurs, Moussas et al. [25] ont comparé les coping de deux types d’alcoolisme (type I et type II selon la typologie de Cloninger [9]). Les sujets de type II (cf. alcoolisme chronique) utiliseraient davantage l’évitement, auraient moins recours à la distraction, à la recherche d’information et au « coping actif » que les sujets de type I (cf. alcoolisme intermittent). Les auteurs concluent que ces divergences devraient être considérées dans le développement d’une prise en charge adaptée. Ce résultat nous semble particulièrement pertinent au regard de notre problématique : les sujets alcooliques utiliseraient des coping différents de ceux de la population générale, et auraient recours à des stratégies contrastées selon leur conduite (chronique/intermittente) pour faire face au stress.
Alcool et événements de vie
21D’un point de vue « quantitatif », les sujets alcooliques rapportent davantage d’événements de vie que les tout-venant, et seraient plus sensibles aux événements négatifs [16]. Plus précisément, les auteurs notent une surcharge d’événements, vécus de manière stressante, précédant l’alcoolodépendance, suivie par un excès d’événements en lien avec les alcoolisations [3, 39].
22Au niveau qualitatif, les études soulignent une multiplicité des pertes et des conflits précédant et/ou suivant les alcoolisations [36, 38].
23Par ailleurs, les troubles au niveau de la chronologie et de la temporalité sont reconnus comme caractéristiques de l’alcoolodépendance [11, 15]. Cependant Legrand [20] note que si l’histoire de vie des sujets alcooliques chroniques (buveurs invétérés) est ponctuée de stress constants et d’accidents dans lequel l’alcool joue un rôle déterminant, ils éprouvent des difficultés à lier ces éléments à leur histoire. En revanche, l’alcoolisme intermittent (ou de compensation) serait un « phénomène biographique », l’histoire de vie, en lien ou non avec les alcoolisations, est décrite pleine de drames.
24Ces données conduisent à envisager les événements de vie selon quatre dimensions :
- d’un point de vue quantitatif, les sujets alcooliques intermittents évoqueront davantage d’événements de vie que les sujets alcooliques chroniques ;
- du point de vue chronologique, nous nous demandons si les troubles liés à la temporalité ne sont pas plus prégnants chez les sujets alcooliques chroniques ;
- du point de vue de l’impact émotionnel, les sujets alcooliques intermittents exprimeraient davantage d’émotions en lien avec les événements vécus alors que les sujets alcooliques chroniques seraient plus réservés ;
- enfin, au regard des liens éventuels avec les alcoolisations, les sujets alcooliques chroniques éprouveraient des difficultés à effectuer une telle mise en relation. Au contraire, les sujets intermittents établiraient davantage de liens entre les événements vécus et leurs alcoolisations.
Méthodologie
Population
25Deux groupes de sujets alcoolodépendants ont été constitués : 7 sujets alcooliques chroniques (5 hommes, 2 femmes ; âge moyen = 40,3 ans), et 6 sujets alcooliques intermittents (3 hommes, 3 femmes ; âge moyen = 43,1 ans). Cette distribution selon le sexe apparaît congruente avec la répartition hommes/femmes relevée dans les données épidémiologiques.
26La conduite de consommation a été vérifiée à partir des informations fournies par les structures d’accueil, et les données recueillies auprès des sujets lors de la présentation du protocole (« pouvez-vous me décrire, en préambule, vos alcoolisations ? »). Par ailleurs, la dépendance à l’alcool a été établie en fonction des critères du « Short Mast » de Seltzer et al. [29]. Par là même, les sujets répondent aux seuils déterminés par le DSM-IV.
Instruments
27Un entretien semi-directif qui, outre sa fonction médiatrice dans la relation sujet/clinicien, nous a permis d’appréhender les causes avancées par les sujets pour expliquer leurs alcoolisations (À quoi attribuez [attribuiez]-vous vos alcoolisations ? Rattachez [rattachiez]-vous vos alcoolisations à des événements ou des périodes précis ? […] ?), et leurs attentes vis-à-vis de l’alcool (Que recherchez [recherchiez]-vous, qu’attendez [attendiez]-vous de l’alcool et de ses effets [physiques et psychologiques] ? À quoi ça vous sert ? […] ?).
28Un questionnaire d’événements de vie présenté sous forme d’entretien inspiré des travaux de Ferreri, Vacher et al. [14]. Pour chacun des événements présentés, nous avons demandé aux sujets d’exprimer, aussi précisément que possible : la date de survenue de l’événement, l’impact émotionnel associé, ainsi que les liens éventuels avec leurs alcoolisations (cause ou conséquence).
29Une échelle de coping, le Brief Cope de Carver [7], traduit et validé en langue française par Muller et Spitz [26].
30Deux échelles de lieu de contrôle : l’IPC (Internal, Powerful Others and Chance scale) de Levenson [21], traduit et validé par Loas et al. [22] ; l’ARS (Alcoholics Responsability Scale) de Worrel et Tumilty [41] (cf. annexe), qui, bien que non validée en français offre l’intérêt d’appréhender spécifiquement le lieu de contrôle de l’alcoolodépendance (la personne alcoolique pense-elle posséder ou non une « responsabilité » par rapport à sa problématique ?).
Méthodes d’analyse
31L’importance des variables envisagées et le nombre limité de sujets inscrivent cette étude dans une démarche de recherche qualitative comparative de cas cliniques contrastés, à visée exploratoire.
32Dans ce travail nous retrouverons, d’une part, des analyses quantitatives :
- la quantification du nombre de causes (externes/internes) avancées pour expliquer les alcoolisations, et d’attentes vis-à-vis de l’alcool, exprimées par les sujets ;
- les résultats obtenus au Brief Cope, à l’IPC et l’ARS ;
- la quantification du nombre d’événements de vie, des informations chronologiques recueillies, du nombre d’événements ayant un impact négatif et dont il est impossible de déterminer l’impact, des liens effectués entre événements et alcoolisations.
33D’autre part, des analyses qualitatives à travers :
- la nature des causes avancées pour expliquer les alcoolisations et des attentes vis-à-vis de l’alcool ;
- la nature des événements de vie ayant un impact négatif, et des événements (causes ou conséquences) des alcoolisations.
Résultats
34Les données recueillies nous conduisent à retenir à la fois des éléments communs et différenciateurs, permettant de nuancer l’appréhension subjective de la réalité externe des sujets alcooliques chroniques et intermittents.
35Certains éléments communs peuvent en effet être soulignés.
36Certaines causes pour expliquer les alcoolisations (goût pour l’alcool, dépression, stress…) et certaines attentes (oubli, recherche de bien-être, effet anxiolytique…) apparaissent communément dans le discours des sujets alcooliques.
37De même, conformément aux données de la littérature, les sujets alcooliques rencontrés ont recours à des coping moins fonctionnels que la population de référence, centrés sur l’émotion, tels que le blâme (score : 6,62 contre 4,77 pour la population de référence), et sur l’évitement, tels que la consommation de substance (5,62/2,82).
38Le concept de « pseudo-internalité » avancé par Reynaert et al. (1995) paraît particulièrement pertinent pour décrire le lieu de contrôle des sujets alcooliques. Cependant, il s’inscrit dans des justifications contrastées. Du côté des sujets chroniques, l’ARS ne permet pas de se prononcer quant au caractère interne ou externe du lieu de contrôle : en effet, les scores aux deux sous échelles sont approchants (I = 12,57 ; E = 11,43). À l’IPC, les sujets obtiennent à la sous-échelle I, un score inférieur (20,86) au seuil des données normatives (28,1 ± 6,2), et faiblement supérieur aux scores P (17,57) et C (18,14). Ainsi, les sujets alcooliques chroniques ne reconnaissent pas une influence accrue des forces extérieures (les autres, la chance), alors que leurs alcoolisations et l’absence de maîtrise de l’impulsion à consommer indiquent le contraire… Cependant, le pôle interne n’étant pas clairement développé, le sujet chronique semblerait hésiter entre une position dégageante (externalité) et responsable (internalité). Concernant les sujets intermittents, si l’internalité émerge de manière plus nette à l’ARS (I = 14,5 ; E = 9,5) et l’IPC (I = 27), ils présentent un score supérieur aux données normatives (14,1+/-7) à la sous-échelle P (22,83). Ils tendraient donc à être « plus externes » que la population de référence sur la dimension « autre tout-puissant ». Ce résultat rejoint les observations de Dhee-Perot et al. [12] : c’est au niveau de l’externalité, et non de l’internalité, que se distinguent les sujets alcooliques de la population générale (désirabilité, image de soi idéalisé…), laissant ainsi émerger la « pseudo-internalité ».
39En outre, l’exploration des événements de vie a révélé des troubles au niveau de la temporalité, dans la difficulté des sujets à dater précisément les événements, et à travers une certaine centration sur le présent. Par exemple, nous leur avons demandé comment ils percevaient l’avenir. À cette question, la plupart des sujets ont répondu en insistant sur « aujourd’hui… ».
40Enfin, les événements relatifs aux conflits (mésententes avec la famille, le conjoint…) et aux séparations (avec la famille, le conjoint…) sont porteurs d’un lourd impact émotionnel.
41Au-delà de ces points communs qui retracent finalement ce que nous connaissons de la problématique alcoolique, des nuances sont apparues sur certaines dimensions de la réalité externe.
42Les sujets alcooliques chroniques sont globalement plus réservés quant à leur expression. Ils recherchent moins en eux-mêmes les causes de leurs alcoolisations, et parviennent plus difficilement à identifier leurs attentes vis-à-vis de l’alcool. En effet, nous avons relevé chez ces sujets moins d’attributions, en particulier internes. Ils se retranchent plus volontiers derrière des attributions externes, telles que la culture, l’habitude, le manque. De la même manière, leurs attentes vis-à-vis de l’alcool demeurent floues comme occultées par le poids de cet automatisme quotidien, et de l’apaisement des symptômes de sevrage.
43Les sujets alcooliques intermittents impliquent en revanche davantage leur personnalité, comme une cause possible de leur trouble. Ils évoquent notamment leur timidité, leur fragilité interne ou encore un ressenti de solitude. De même, les attentes sont mieux définies : elles visent principalement la désinhibition, la recherche de contacts sociaux voire la défonce…
44Nous avons souligné la fragilité de la position interne, cependant le lieu de contrôle des sujets alcooliques intermittents apparaît plus nettement « interne » (score : 27) que celui des sujets chroniques (20,86) à l’IPC, y compris en ce qui concerne les alcoolisations d’après l’ARS (14,5 vs 12,57).
45Au niveau du coping, les sujets usent massivement du désengagement comportemental : en effet, leur score (6,14) surpasse les données normatives (2,76), et celui des sujets intermittents (3). En revanche, les sujets alcooliques intermittents ont davantage recours à l’expression des sentiments. Leur score (6) est plus élevé que celui des sujets chroniques (4,57) et de la norme de référence (4,63).
46Dans l’entretien relatif aux événements de vie, les sujets alcooliques chroniques rapportent davantage d’événements dont il est impossible de déterminer l’impact. En d’autres termes, ils ne verbalisent pas explicitement d’émotions positives ou négatives à l’égard des événements vécus. En revanche, les sujets intermittents expriment de manière manifeste des émotions, en particulier négatives, liées aux événements. Par ailleurs, les sujets chroniques auraient vécu plus négativement les événements causes des alcoolisations ; alors que pour les sujets intermittents, ce sont les événements conséquences des alcoolisations qui auraient un impact plus important. Enfin, les sujets intermittents effectuent davantage de liens entre les événements qu’ils ont vécus et leurs alcoolisations.
Discussion
47Ces résultats, n’ayant pas pour finalité de compliquer les typologies existantes par une multiplication de critères superflus, engagent à notre sens une réflexion plus large sur l’être au monde des sujets alcooliques chroniques et intermittents.
48En effet, en dépit de caractéristiques propres à la dépendance à l’alcool, les sujets chroniques et intermittents appréhendent la réalité externe de manière nuancée. Les sujets intermittents semblent plus « lucides » sur eux-mêmes, leur trouble, leurs attentes, leurs ressentis… avec une centration particulière sur leur vécu subjectif. Les sujets chroniques, abordent la réalité externe avec une plus grande réserve expressive, réserve d’ailleurs généralisable à leur façon d’être globale. Ils chercheraient moins en eux-mêmes des explications à leur conduite, tant au niveau des causes que des raisons de boire. D’ailleurs, l’alcool, érigé en besoin « vital », n’invite guère à questionner le « pourquoi/pour quoi ». Après des années d’alcoolisation, les origines deviennent floues… tout au plus peuvent-ils se déclarer « victimes » de la génétique ou du produit, dans un mouvement de déculpabilisation visant à ne pas « remettre en cause » leur personnalité… De la même manière, en tant qu’automatisme, « il n’y a plus rien à attendre de l’alcool »… Envisagé d’un point de vue pragmatique, le sujet boit pour faire cesser le manque, dans cette ronde infinie de l’habitude.
49Ces difficultés à regarder vers le passé et l’avenir pourraient être expliquées par les troubles de la temporalité : temps suspendu, où le flot continu de l’alcoolisation tend à maintenir un présent perpétuel, à faire du même et, du début et de la fin, des concepts vides. Le seul repère possible reste le maintenant de la consommation.
50D’ailleurs, certains événements, parfois dramatiques tels que les deuils, ne sont rattachés à aucune émotion patente. En effet, l’expression, en particulier des sentiments, demeure compliquée : sous couvert du « on », le sujet semble davantage raconter une histoire que son histoire… Cependant, les sujets chroniques ont vécu de manière plus négative les événements causes des alcoolisations. Ne cherchent-ils pas à se déculpabiliser, à l’égard d’une consommation dont ils sont pourtant l’auteur, mais qui ne porte pas à conséquence finalement ? N’adoptent-ils pas ici un positionnement plus « externe », dans la mesure où ces alcoolisations seraient provoquées par des conjectures événementielles, qu’ils subissent plus qu’ils n’assument ?
51À ce propos, les sujets chroniques apparaissent plus externes que les sujets intermittents à la lumière du lieu de contrôle, bien que cette position ne soit pas clairement tranchée. Vis-à-vis de leur consommation, ils semblent à la fois reconnaître leur « responsabilité » tout en la déniant, ils sont à nouveau « victimes », de leur conjoint, de la culture, de la société… Or, aucune de ces options ne paraît pleinement satisfaisante. Le pôle interne, désirable socialement, répondrait au besoin de conformité du sujet, mais il appelle la honte et la culpabilité ; le pôle externe, bien que dégageant le renverrait à son manque de contrôle.
52Enfin, les coping préférentiellement utilisés par les sujets chroniques concourent à l’évitement, et plus particulièrement au désengagement comportemental, ce qui laisse présager une réelle entrave pour l’investissement thérapeutique.
53La convergence de ces éléments, autour de la rétraction et/ou la fuite, nous conduit à avancer que l’appréhension subjective de la réalité externe s’inscrit dans le sens du « trop peu ».
54Les sujets alcooliques intermittents cherchent et trouvent davantage en eux-mêmes les causes de leurs alcoolisations. Ils paraissent presque « s’accuser », en posant au premier plan leur personnalité à l’origine de leur trouble (fragilité, timidité…). Les attentes (désinhibition, modification du ressenti intrasubjectif…) sont plus clairement définies, peut-être parce qu’elles répondent à des conditions psycho-environnementales, délimitées par le cycle de la consommation. Contrairement à l’image traditionnelle d’un alcoolisme solitaire, le sujet intermittent attendrait un mieux être médiatisé par le lien social. Est-ce l’accalmie offerte par la périodicité de la conduite qui lui permet de « prendre conscience » de son expérience ? Cependant, l’identification des causes et des raisons n’est pas sans provoquer certaines confusions ; car même si ces perspectives sont envisageables, elles demeurent parfois irrépressiblement entremêlées.
55Ainsi, les sujets intermittents ne sont pas exempts de troubles au niveau de la temporalité : en effet, s’ils parviennent davantage à accompagner les événements vécus d’informations chronologiques, elles n’en demeurent pas moins imprécises, ramenées à un point, résolument présent. L’appréhension du temps s’accorderait plutôt avec la notion de circularité, dans l’alternance des rythmes alcoolisation/sobriété.
56Plus précisément à propos des événements de vie, toute situation paraît pouvoir atteindre ce statut, tant la massivité des émotions associées est saisissante. D’ailleurs, cette capacité à exprimer leur ressenti nous a servi de fil conducteur comme principal indice différenciateur entre les deux types d’alcoolodépendance, en convergence avec le coping dominant de ces sujets à « l’expression des sentiments », davantage apparenté à une décharge.
57Par ailleurs, les sujets intermittents effectuent davantage de liens entre les événements vécus et leurs alcoolisations. Nous pouvons, à nouveau, évoquer la périodicité des alcoolisations, qui invite au repérage à minima, à l’intérieur de ce cycle. Pour ces sujets, ce sont les événements conséquences des alcoolisations qui tendraient à être vécus de manière plus négative. Cette reconnaissance implique que le sujet se situe comme responsable de ces événements par manque de contrôle, et finalement responsable de son propre mal-être…
58Cette réflexion va dans le sens d’un lieu de contrôle plus nettement interne chez ces sujets. Or, cette position va nourrir le blâme, les sujets s’accablent de manière massive à propos des événements négatifs, et de leurs alcoolisations, sans trouver de réelles issues. Ainsi, les tendances à la honte et à la culpabilité ne suivraient pas le même destin : du côté des sujets chroniques, elles se suppléent par des tentatives de dégagements (inconsistance de la position interne/externe, fuite…) ; alors que les sujets intermittents resteraient « englués » dans ces préoccupations délétères, nourries par l’ampleur de leurs émotions.
59Ainsi, les sujets alcooliques intermittents paraissent plus « au clair » vis-à-vis de leur trouble, mais dans le sens d’un « trop » qui les dépasse, se déverse…
Conclusion
60Bien que ces résultats s’inscrivent dans une démarche exploratoire qui demanderait à être élargie, ils ont mis en exergue des nuances dans l’appréhension de la réalité externe par les sujets alcooliques chroniques et intermittents, permettant de se démarquer de la position uniformisante sous-tendue par le concept d’alcoolodépendance, bien que des nœuds communs soient repérables.
61Il nous semble que d’autres recherches devraient s’attacher à affiner les modalités de chacune de ces conduites, cette démarche n’étant pas dénuée d’enjeux, moins dans une perspective de repérage typologique que dans la compréhension et l’amélioration de la prise en charge de cette problématique complexe. En effet, la mise en évidence de l’exacerbation du pôle émotionnel des sujets intermittents interroge certaines descriptions, pourtant classiques, de l’alcoolodépendance, en termes d’alexithymie par exemple. Répond-elle plutôt à la dimension chronique de cette problématique ? Ce qui questionnerait par là même son caractère constitutionnel ou constitutif.
62Dans leur articulation, ces particularités semblent intéressantes à considérer du point de vue préventif et thérapeutique afin de proposer des prises en charge plus adaptées aux besoins et attentes des personnes alcooliques. L’approche préventive « expérientielle » préconisée par Morel [24], nous paraît pertinente, dans la mesure où elle replace l’expérience (mode de consommation, contexte…) et la recherche de plaisir au cœur des programmes préventifs. Intégrer l’ubiquité de l’alcool (à la fois « remède » et poison), en portant attention aux attentes des usagers, permettrait peut-être de formuler un message qu’ils puissent entendre. Du point de vue thérapeutique, il paraît important de valoriser les approches offrant un cadre propice à la réanimation du vécu émotionnel des sujets alcooliques chroniques, alors que cette même sphère appelle à être davantage « contenue » du côté des sujets intermittents.
63Ce rapport au monde singulier, dans le sens de la rétraction pour les sujets chroniques, et du débordement, notamment de la sphère émotionnelle pour les sujets intermittents, conditionne-t-il la rencontre avec l’alcool et donc la conduite ? Ou au contraire, est-il le résultat de celle-ci ? Il paraît hasardeux de répondre d’emblée à ces interrogations, sans préconiser l’exploration conjointe de la réalité intrapsychique des sujets alcooliques. Il nous apparaît, en effet, important de considérer ces deux versants de la réalité, au-delà des descriptions plus factuelles, en introduisant le point de vue subjectif du sujet « conscient » et « inconscient ». Ces réflexions autour de la réalité interne feront l’objet d’une autre contribution, identifiant elle aussi, au-delà des points communs, des différences au niveau de l’organisation et du fonctionnement intrapsychique des sujets chroniques et intermittents. Cette nécessaire articulation devrait alors favoriser une approche plus globale de la personne alcoolique.
ARS (Alcoholics Responsability Scale) Worell et Tumilty (1981)
64CONSIGNE : vous trouverez ci dessous une liste de paire de propositions. Pour chaque paire, vous devez choisir la proposition qui vous correspond le mieux. Il n’y a pas de bonne ni de mauvaise réponse, ce qui nous intéresse c’est de connaître la proposition que vous croyez la plus vraie concernant votre problème d’alcool.
65DONNEZ UNE RÉPONSE POUR CHAQUE PAIRE. Si vous trouvez qu’aucune proposition ne peut refléter ce que vous croyez, entourez celle qui s’en rapproche le plus.
66« Je suis persuadé(e) que… » :
Bibliographie
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