1La psychiatrie est passionnante. Et si les patients qu’elle tente de soigner y sont souvent pour quelque chose, c’est à une condition me semble-t-il, celle de la prise en compte du transfert, c’est-à-dire de ce phénomène qui actualise la vie infantile dans la relation de confiance avec un autre, et suscite en nous cette passion contre-transférentielle en retour. Quoi qu’on en dise, la psychiatrie a ses singularités, et particulièrement celle de comprendre et traiter les passions ; et si je revendique haut et fort le fait qu’elle appartient à la grande famille de la médecine, cela ne m’empêche pas de la considérer comme une de ses membres présentant quelques traits particuliers à prendre en considération si l’on veut que, dans cette famille, chacun puisse s’exprimer selon son désir et ses possibilités, mais sans aliéner celui et celles des autres. Depuis quelques lustres, j’ai la nette impression que sous prétexte de faire absolument partie de la famille, la psychiatrie devrait exactement faire comme les autres, et finalement y passer inaperçue, de façon à ce que lors des mariages et des enterrements, un vieil oncle un peu éméché ou une belle-sœur acariâtre ne vienne pas troubler l’harmonie de la réunion par des remarques intempestives et humiliantes. J’ai un avis radicalement différent : la psychiatrie est une branche de la médecine – Tosquelles disait même souvent qu’en fait c’est la médecine qui est une branche de la psychiatrie –, mais elle a des spécificités qui enrichissent très notablement la médecine en général, et plutôt que d’en avoir honte ou peur, il s’agit de s’appuyer sur elles pour inventer ou plutôt réinventer une médecine plus humaine. Quand Schotte fonde l’anthropopsychiatrie [1], c’est d’un tel projet qu’il rêve, celui d’un corps retrouvé dans une complexité biosociopsychologique. Et dans cette perspective, le corps est à la fois le lien entre la médecine et la psychiatrie, ou plus justement entre le patient accueilli par un médecin et celui accueilli par un psychiatre. Mais à la condition que ce corps ne soit pas scindé de l’esprit qui l’habite dans une visée objectivante, plutôt pensé comme entité corporopsychique subjectale. Quand un chirurgien opère, on ne peut pas lui demander de pratiquer l’empathie métaphorisante, ce n’est sûrement pas le bon moment. Quand un biologiste ou un radiologue, voire un médecin généraliste est, au cours de son exercice, en train de réfléchir et de synthétiser les éléments diagnostiques et thérapeutiques à propos d’un patient, il n’en est pas forcément au stade de l’information objective de ce patient ou à celui de la compassion pour le pronostic fâcheux qu’il va lui annoncer. Mais dans tous ces cas, sous le prétexte qu’à certains moments cruciaux de notre exercice médical, il nous revient de nous extraire de la relation pour telle ou telle raison, le style « sciences dures » de ces pas de côté temporaires ne doit pas venir s’imposer comme le seul modèle dit sérieux de la relation médicale. A fortiori pour le psychiatre. Or nous allons voir que le corps, plutôt que d’incarner le lien entre les deux mondes, a souvent joué celui de repoussoir. Il est donc plus que jamais temps de franchir le tabou du corps en psychiatrie.
Propos liminaires
2Franchir : « de franc, libre qui dit ouvertement ce qu’il pense, d’où franchir, se libérer de, se dégager d’un obstacle, le franchir [2] ».
3Tabou : emprunt d’une langue polynésienne, par l’intermédiaire de l’anglais (taboo), où le mot tabu signifie « interdit, sacré, personne ou chose déclarée tabou par les prêtres et les chefs [3] » dans le voyage de La Pérouse ; puis au XXe siècle le tabou devient « ce sur quoi on fait silence par crainte et pudeur [4] ».
4Pour Freud, « le tabou est une interdiction très ancienne imposée du dehors (par une autorité) et dirigée contre les désirs les plus intenses des hommes. L’envie de le transgresser persiste dans leur inconscient ; les hommes qui obéissent au tabou ont une attitude ambivalente envers ce qui est frappé de tabou [5] ». Et il ajoute que « l’exogamie prescrite par l’organisation totémique sert de truchement au tabou de l’inceste [6] ». Nous voilà prévenus !
5Donc franchir le tabou du corps en psychiatrie pourrait logiquement vouloir dire : ne plus tenir compte du tabou qui est imposé par les lois implicites et explicites de notre société au sujet du corps, et finalement, à l’instar de vieux soixante-huitards sur le retour, « s’en donner à corps joie ». Je crois au contraire que la problématique est toute autre, puisqu’il me semble que les initiateurs de cet argument ont plutôt envie de revenir sur un tabou qui s’est progressivement installé, mettant le corps trop à distance en psychiatrie, comme pour conjurer l’impureté qu’il pourrait véhiculer dans un champ, la vie psychique, qui devait rester vierge de toute corporéité. Or notre psychiatrie est en permanence engloutie dans le corps et ses aventures diverses et variées, que ce soit dans la dissociation schizophrénique, la conversion hystérique, la bifurcation psychosomatique, l’automutilation autistique, le traumatisme et ses suites délétères ou les formes psychopathologiques infiniment complexes des comportements humains. Penser la psychiatrie sans le corps est une démarche d’exclusion épistémologique, et le retour qu’il opère actuellement oblige à réfléchir sur les mécanismes qui ont présidé à son éloignement (évitement ? dénégation ? forclusion ?…) et sur les espaces dans lesquels il était « conservé », pour en tirer toutes les conséquences à la fois en termes de conceptualisation mais aussi d’organisation thérapeutique. C’est ce que nous allons tenter de faire ensemble.
Invention freudienne du corps
6Quand Freud invente la psychanalyse, il propose d’utiliser la relation transférentielle comme levier pour « ouvrir » les archives de l’histoire du sujet en souffrance psychopathologique, et ce retour obligé sur les « antécédents personnels et familiaux » l’amène à prendre une distance nécessaire par rapport au tabou familial et à l’inceste en particulier. Mais, même s’il le suppose, il ne sait pas encore – il devra attendre le petit Hans – que la prohibition de l’inceste s’inscrit dans le développement comme le principal résultat du passage œdipien. En revanche, il pressent que Breuer fait fausse route quand il se prend pour l’objet de l’amour des premières personnes hystériques qu’ils reçoivent en traitement psychothérapeutique. Et aussi bien pour les femmes atteintes d’hystérie que pour le médecin se croyant au-dessus de ces basses contingences, c’est le corps qui va devenir le lieu du discours et, j’ose, du « passage à l’acte manqué », au sens précisé ensuite par Lacan selon lequel « tout acte manqué est un discours réussi ». Du fait de son origine, la catharsis péri-hypnotique, et de sa forme de transition pré-psychanalytique (les mains sur le front du patient pour suggérer), il était important de se défaire du toucher, de s’en déprendre comme dernière forme d’un rapport d’emprise sur le patient passant par le corps, pour accéder à la réalité psychique au sens strict, comme détachée du corps, dégagée des sensations corporelles, et même davantage, pour en faciliter l’expression par le langage articulé dans une parole, sans trop approcher le double lieu de la souffrance et de la jouissance de l’autre.
7L’éloignement du corps va donc devenir dans cette perspective le support de la défense contre la répétition incestueuse et de ses avatars dans la relation transférentielle nouvellement découverte par Freud. Mais les premiers psychanalystes vont mettre au point leur thérapeutique avec des personnes névrotiques, et c’est bien quand le champ des névroses concerné par la thérapeutique psychanalytique va s’ouvrir à d’autres pathologies psychiatriques que la question du corps va resurgir de façon problématique, en entraînant avec elle les thérapeutes intéressés par l’étude des mécanismes archaïques. Bien sûr, la psychiatrie ne peut être considérée de façon équivalente à la psychanalyse, et surtout ces derniers temps. Toutefois les mouvements dont je vous parle peuvent en être rapprochés dans la mesure où l’essor de la psychiatrie publique de secteur a partie liée avec la psychanalyse. Je vous renvoie pour la démonstration de cette proposition aux travaux de mon maître et ami Jean Ayme, dans sa bien nommée Chronique de la psychiatrie publique [7]. Je rappelle pour mémoire que la continuité des soins est dans la doctrine du secteur la condition de possibilité de l’utilisation de la relation transférentielle dans la pratique psychiatrique. On voit bien aujourd’hui la dissolution du concept de transfert dans l’atomisation de la sectorisation géodémographique au profit d’une sectorisation symptomatique médicomimétique.
Franchir le tabou du corps en psychiatrie : un enjeu actuel d’importance
8Aussi, franchir le tabou du corps en psychiatrie est devenu un enjeu actuel de premier ordre, nous obligeant à repenser les rapports entre psychiatrie et psychanalyse, entre psychiatrie et psychopathologie, à nouveau entre psychiatrie et neurologie, et pour tout dire, entre corps et médecine. Et aujourd’hui, nous sommes bien placés pour savoir que ces rapports, loin d’être seulement problématiques, sont en passe de devenir plus ou moins inexistants sur le plan de la réflexion psychopathologique, réduits le plus souvent à une sorte de description calamiteuse d’un comportement objectivable, et passible d’un rangement dans les cases des classifications internationales. Il ne s’agit pas pour moi de décrier ces tentatives linnéennes et sydhenamiennes, nous avons quelquefois besoin de ces classifications pour certaines recherches et pour leur publication, mais plutôt de m’élever contre le fait que les jeunes psychiatres pourraient penser qu’elles sont suffisantes à l’exercice de la psychiatrie, et surtout celui d’avoir l’illusion de pouvoir la penser sans avoir le courage d’étudier la psychopathologie.
9Pourtant, la psychiatrie avait conquis son autonomie en s’emparant de la question du corps des aliénés, celui qui était antérieurement un objet attaché à des murs, un corps enfermé dans les culs-de-basse-fosse des prisons, et en le faisant entrer dans les livres et les asiles d’une façon toute médico-philosophique : un bon gardien du corps allait permettre à l’aliéné de retrouver ses esprits. La loi de 1838 a été à cet égard un progrès civilisateur quoiqu’on puisse en dire maintenant avec condescendance, car elle permettait de doter ces personnes et leurs soignants d’espaces spécifiques dans lesquels le détachement voire le désenchaînement des patients était implicite, non seulement par les suites symboliques attendues du geste pinelopussinesque, mais surtout par le fait que les malades mentaux étaient désormais les sujets d’études médicales. Dès lors, les corps, libérés dans un cadre restreint, celui de l’asile, devenaient le siège du comportement phénoménal, et une partie des aliénistes du XIXe siècle cherchera à localiser le siège de ce mal dans la partie considérée comme l’organe des décisions dans le corps, à savoir le cerveau. Entre Bayle, découvreur d’une relation entre le délire de grandeur et la syphilis secondaire, et Morel, penseur de la dégénérescence, il reste assez peu de place pour le sujet, son histoire et leurs signifiants. L’impact que les propositions de Freud auront sur l’évolution culturelle de cette question peut en partie être expliquée ainsi. En effet, dans ce mouvement de psychopathologisation de la psychiatrie du vingtième siècle, le corps a été progressivement contre-investi comme témoin d’une prise de position antipsychique : si vous faites des recherches sur le corps et plus précisément sur le cerveau, c’est que vous êtes contre la psyché. Et ce qui se passe actuellement peut être compris à cette aune. De telle sorte que si on rapproche le premier argument – le corps représente le risque d’actualisation de l’inceste dans le transfert – du second – le corps est la manifestation du choix délibéré du camp de la science médicale contre celui de la psychanalyse médico-philosophique –, tout semblait en place pour que le corps devienne un tabou en psychiatrie.
Alors comment comprendre ce tabou du corps en psychiatrie ?
10Quand le bachelier s’inscrit en médecine, sans le savoir encore, il satisfait aux aléas de sa pulsion sexuelle infantile et aux variantes de ses transformations sublimatoires. « Je serai médecin pour continuer à voir et à toucher les corps cachés aux non-médecins, et ainsi satisfaire entre autres choses ma curiosité intellectuelle, vestige de ma curiosité sexuelle infantile. » Ce que nous pouvons traduire par : « Je veux continuer à découvrir avec ce plaisir indépassable le corps de ma cousine pendant les vacances de mon enfance. » Et puis quelques années d’étude plus tard, après avoir satisfait à ce désir scoptophilique sublimé en épistémophilie kleinienne, voilà que le même étudiant devenu interne, s’inscrit en psychiatrie. Et là, désormais, il ne satisferait plus à ce désir ? La proximité des fantasmes et le commerce avec le désir inconscient seraient-ils plus enclins à lui procurer une jouissance que des rapports somme toute problématiques avec le corps ? Non décidément, tout cela ressemble trop à quelque maladie infantile marquée du seau du clivage et de l’idéalisation. Il nous revient désormais d’aborder cette question dans une pensée de la complexité. Et ce qui me réjouit aujourd’hui, c’est de voir que le franchissement de ce tabou, au-delà de cette belle occasion de nous revoir à Lille, est une nécessité impérieuse si l’on veut avancer vers une psychiatrie intégrative sans aggraver le clivage entre corps et psyché, voire en le subsumant. Il ne s’agit pas non plus de revenir sur la séparation entre psychiatrie et neurologie, sinon pour s’en féliciter, car elle a permis à la fois aux neurologues et aux psychiatres de développer chacun dans leurs champs spécifiques les problématiques qui sont les leurs, tout en pensant désormais les articulations entre les deux d’une façon opératoire. C’est d’ailleurs ce que je tente de réaliser avec mon ami Louis Vallée, professeur de neuropédiatrie à la faculté de médecine de Lille-II, en recevant ensemble depuis plusieurs années en consultation conjointe, des enfants présentant des problématiques complexes et leurs parents, et requérant les élaborations des deux disciplines, à la fois spécifiques mais aussi communes. Chaque sous-continent de la médecine, la psychiatrie et la neurologie, mais aussi la pédopsychiatrie et la pédiatrie, a à peu près réussi à établir sa cartographie ; il s’agit maintenant de commencer à penser la construction de ponts solides entre ces sous-continents, sans avoir l’impression de se faire annexer par les autres. Diverses études récentes permettent d’en attendre beaucoup pour l’avenir. C’est ainsi que l’ouvrage d’Ansermet [8]et Magistretti illustre ce point de vue, en développant des ponts conceptuels en appui sur la plasticité cérébrale, tant sur le plan neuro-développemental que sur le plan psychopathologique ; mais je peux citer aussi le livre fondamental de Gerald Edelman Biologie de la conscience [9] qui précise la différence entre la conscience primaire partagée par tous les animaux, a fortiori les humains, et la conscience secondaire, apanage des seuls êtres humains, les « parlêtres » ; celui de Damasio [10] L’erreur de Descartes. Spinoza avait raison, les articles d’Allan Schore, et l’ouvrage plus récent de Kandel [11] Recherches sur la mémoire. Tous ces ouvrages ont en commun d’ouvrir la porte sur des articulations possibles entre nos deux champs, mais nous incitant également à poursuivre nos recherches spécifiques pour en fonder plus solidement les bases, plutôt que d’avoir peur de perdre son âme ou de se fondre dans la spécificité de l’autre. Mais le corps ne se résume pas à ce qui en constitue l’ossature neuroscientifique. Les psychiatres et les psychopathologues en ont depuis longtemps déjà mesuré l’importance dans leur exercice professionnel au contact et au service des malades mentaux. Que ce soient les psychiatres cliniciens dont les observations très précises sont relatées dans les livres dans lesquels nous avons appris la psychiatrie, que ce soient les psychiatres phénoménologues dont les descriptions approfondies nous ont éclairés sur les manières d’être au monde des patients que nous avons rencontrés dans le cours de notre pratique thérapeutique, que ce soient les psychiatres psychanalystes engagés dans les pathologies graves dépassant le « simple » cadre de la névrose et qui nous ont permis d’accéder à un monde en deçà de l’aventure œdipienne, le monde de l’archaïque, que ce soient des psychiatres psychanalystes comme Tosquelles, Racamier et Oury, engagés depuis le début de leurs travaux sur l’élucidation des liens entre corps, image du corps et institution, que ce soient même des psychiatres psychopharmacologues, je pense à Édouard Zarifian, intéressés par les répercussions biologiques des médicaments sur le corps, capables d’attendre des psychotropes tout ce qu’ils peuvent donner, mais seulement ce qu’ils peuvent donner, tous ces maîtres ont mis l’accent chacun avec leur talent singulier sur la clinique du corps en psychiatrie. Je rappelle, par exemple, que Roland Kuhn, un très grand psychiatre phénoménologue, étonné par les signes d’amélioration de l’humeur de patients déprimés auxquels était prescrit un proche de la chlorpromazine (largactil), l’imipramine, censé soigner leur psychose, a abouti à la découverte du tofranil, en 1957, comme le premier des antidépresseurs. La prescription chimique, quand elle est bien faite, je n’ose plus dire de façon non vétérinaire depuis que j’ai eu quelques ennuis avec eux à ce propos, nécessite une qualité d’observation médicale du corps qui ne se contente pas d’un questionnaire à la six-quatre-deux ! Bref ! Le corps existe bel et bien dans le travail du psychiatre lorsqu’il le fait sérieusement. Vous savez, même le pédopsychiatre que je suis pourrait vous montrer un nombre assez impressionnant de cicatrices personnelles – c’est ma femme qui le dit ! – résultant de corps à corps avec des enfants autistes, psychotiques ou autres. Mais je ne voudrais pas transformer ce congrès en attentat à votre pudeur !
À propos de quelques effets de la psychanalyse dans la psychiatrie
11Toujours est-il que l’importation de la psychanalyse dans la psychiatrie a eu des effets inattendus sur cette question du corps chez ses praticiens. Des effets négatifs et des effets positifs.
12Les effets négatifs d’abord. Je pourrais parler de beaucoup d’éléments pouvant contribuer à en expliquer la survenue, mais je préfère me concentrer sur cet aspect particulièrement problématique : la séduction par l’inflation idéelle et les dérives théorisantes au détriment des améliorations objectives de la vie quotidienne du patient. Il aura fallu que certains psychiatres séduits par tel ou tel grand nom de la psychanalyse, se mettent à pratiquer la psychiatrie en caricaturant la psychanalyse pour que, en quelques années, la psychiatrie s’éloigne du corps de façon rédhibitoire. Dans ces temps prophétiques, il suffisait d’observer le corps de loin, sans le toucher, et cette nouvelle version lyophilisée du « noli me tangere » devenait la justification de toutes les arguties permettant d’éviter le contact avec autrui. Et vous savez, vous mes amis de l’information psychiatrique qui avez participé avec Michel Goudemand, Jean Broustra et moi à cette historique conférence de notre regretté Jacques Schotte en 1998, ici même, que pour lui, le « contact [12] » est le vecteur par lequel tout repasse toujours à nouveau, la clé de la rencontre interpersonnelle. Et je remarque que cette distanciation a trop souvent abouti à un abandon objectif des patients ainsi traités avec dédain. Ne pas partager des temps de vie quotidienne avec les patients les plus gravement touchés a souvent résulté, sous couvert de rationalisations morbides et/ou de théorisations fumeuses, d’une phobie du contact plus ou moins grave et trop souvent déniée, et entraîné des pratiques honteuses pour notre, j’ose à peine l’appeler ainsi, corps professionnel. Sans compter que ces purs esprits attendaient la demande, laissant d’authentiques malades mentaux aux prises avec leurs persécutions délirantes dans l’impossibilité, et pour cause, de demander quoique ce soit à qui que se soit, du fait de leurs interprétations morbides. Observer le corps de loin semblait suffisant pour interpréter les symptômes corporels énonçant des vérités psychiques non formulables dans le cadre d’une parole pleine, et principalement par ceux qui ne pouvaient y avoir qu’un accès problématique : les personnes psychotiques. Nous avons heureusement dépassé cette époque objectivement antipsychiatrique, et nous savons maintenant que justement le corps est dans la plupart des cas, le vecteur d’une demande non articulée dans la parole, pour ces sujets en déshérence psychopathologiques, et il n’y a pas que les personnes psychotiques, qui ont précisément le plus grand mal à habiter la maison de leur corps.
13Mais il y a eu aussi des effets positifs, si l’on veut bien jeter un coup d’œil sur les grands psychanalystes qui ont su très tôt donner au corps toute l’importance qu’elle revêt. Je citerai ici, en assumant pleinement le fait d’être très incomplet, les noms de quelques-uns de ceux, au-delà de Freud, Klein et Lacan, qui me semblent essentiels à ce débat : Schilder, Dolto, et Pankow.
Retour sur Schilder, Dolto et Pankow
14Schilder, Viennois né en 1886 est neuropsychiatre et philosophe, et devient dès 1918 membre de la Société psychanalytique de Vienne où il côtoie Freud. Émigré aux États-Unis dès le début du nazisme, il publie outre-Atlantique un livre très connu mais trop peu lu, L’Image du corps [13]. Dans cet ouvrage il va décrire le corps selon trois vertex différents mais complémentaires : une approche neurophysiologique, une approche psychanalytique faisant une large place à la « libidinisation » du corps et enfin une approche sociologique ouvrant d’autres perspectives plus anthropologiques. Il distingue le schéma corporel qui est l’ensemble des potentialités que le corps humain offre à ses propriétaires. Ce schéma est régi par des lois générales qui nous permettent de comprendre le fonctionnement de ce corps et de le soigner. Les jambes sont faites pour marcher en respectant telle et telle propriété, on peut s’accroupir et se mettre à genoux, on peut les allonger pour dormir. Mais il arrive que ces organes soient malades. Les artères ne fonctionnent plus suffisamment à cause d’un diabète. Le périmètre de marche se rétrécit, des douleurs apparaissent. Le schéma corporel peut expliquer une bonne partie de tous ces phénomènes. Mais comment faire pour comprendre qu’après l’amputation de la jambe malade, des douleurs soient encore ressenties dans ce membre fantôme ? On peut sans doute l’expliquer par des considérations édelmaniennes : mais les cartes neuronales mises en place disparaissent-elles aussitôt la jambe coupée ? Et pourquoi chez tel patient une douleur peut encore être éprouvée dix ans après alors que son copain de la guerre de sécession (pas de la jambe mais du nord et du sud des États-Unis) amputé comme lui n’a pas de tels symptômes ? Paul Schilder propose le concept d’image du corps pour répondre à ces questions en intégrant la notion de libido et donc d’histoire subjectale : l’investissement libidinal du corps par le patient vient s’inscrire et inscrire dans son corporopsychique une représentation de l’historicisation progressive du corps dans le monde. Le corps devient le support d’une histoire libidinale dans laquelle le médecin, et a fortiori le psychanalyste, le psychiatre et l’anthropologue, doivent se soucier des symptômes dans une triple perspective ne laissant de côté aucun des aspects. Pour Schilder, le corps, loin d’être un tabou, est au contraire le lieu de convergence d’horizons étudiés séparément jusqu’alors et son œuvre permet d’ouvrir des réflexions qu’il n’aura pas le loisir de mener lui-même, écrasé par une voiture à la sortie de la maternité dans laquelle sa femme, Lauretta Bender, bien connue des pédopsychiatres et des orthophonistes, venait d’accoucher. Acte manqué ou mauvais conducteur ? Toujours est-il que Schilder fait partie de notre équipe de packing quand il s’agit de penser les liens entre le schéma corporel de l’enfant autiste automutilateur sollicité au niveau de sa sensorialité tactile et thermoalgique et les contours de son moi-peau ainsi revisité avec Anzieu [14] pour y retrouver la trace des mémoires de son image du corps enfouie par ses défenses autistiques dévastatrices.
15Françoise Dolto, pas besoin de la présenter, tout le monde a lu L’Image inconsciente du corps [15]. C’est une belle histoire théorico-pratique autour de la question du corps en psychopathologie, avec des histoires cliniques à l’appui de ses dires « allant devenant théorisant ». Mais c’est surtout là qu’elle développe cette idée importante des castrations symboligènes, ombilicale, orale, anale, phallique et symbolique, articulée, et de quelle manière, avec le développement libidinal revisité par et pour les enfants, malades de leur « image inconsciente du corps ». Sans avoir lu Schilder, elle insiste sur la différence entre schéma corporel et image du corps, mais en approfondit les aspects inconscients dynamique et économique : ce petit garçon, devenu propre depuis quelques mois déjà, recommence à faire pipi au lit depuis peu.
16– Que s’est-il passé, chère madame, dans l’histoire de votre petit garçon et dans l’histoire familiale récente ?
17– Euh, oui, en fait, j’avais oublié de vous dire qu’il vient d’avoir une petite sœur, il y a quelques semaines.
18– Et depuis quand refait-il pipi au lit ?
19– Ben, c’est vrai ça, vous avez raison, je n’avais pas connecté !
20Et voilà notre petit garçon venir illustrer avec les potentialités de son schéma corporel l’acquisition de la propreté dans les temps, tandis que la souffrance inconsciente d’avoir à partager ses parents avec cette petite sœur dont tout le monde dit qu’elle est merveilleuse le fait régresser sur des positions préparées à l’avance. Freud revisité par Clausewitz. Et Dolto d’insister sur la dimension de palimpseste de l’image inconsciente du corps. D’où l’importance de mettre et remettre sur le divan, euh sur le métier, les problématiques infantiles des adultes, mais aussi des enfants. Je n’insisterai jamais assez sur l’importance de son concept de castration symboligène, de nature à nous aider à comprendre le développement normal et ses avatars. C’est en appui sur ses travaux que j’ai développé le concept de « castration musculaire » pour mieux comprendre la violence qui envahit aujourd’hui le champ de la pédopsychiatrie.
21Quant à Pankow [16], sans doute moins connue, elle représente pour de nombreux psychothérapeutes de personnes psychotiques, une référence féconde. Elle nous convie à lire dans l’image du corps les traces des travaux que la famille mène pour aider l’enfant à se construire. Elle en extrait deux lois générales qui permettent d’en approcher la structuration dynamique. Un des auteurs auquel elle fait référence de façon régulière est D.W. Winnicott, pour l’espace transitionnel dont elle saura mieux que personne comprendre les fragilités. Mais il est notable de constater chez elle sa recherche chez les auteurs qu’elle cite, des applications de leur technique, et surtout de leur efficacité éventuelle. Son intérêt se révèle alors rapidement très critique. Pour elle, il ne suffit pas de saisir – et de faire saisir tel ou tel symbole dans le discours du psychotique, ce qui peut le ramener momentanément dans le monde de la réalité (Sechehaye, ou Rosen, par exemple), pour obtenir une amélioration sinon une guérison. Il faut, écrira-t-elle, l’accès à l’autre, et l’échange avec lui, pour que la vie soit possible. Et cela exige que soit rétablie une dialectique de l’espace, pour laquelle l’image du corps sert de point d’appui, et seule permet l’accès à une temporalité vécue. G. Pankow a certainement fort bien compris toute l’importance accordée par J. Lacan au « stade du miroir », mais l’image du corps dont elle se sert dans sa technique n’a rien à voir avec une représentation spéculaire. Son « image du corps » est la référence spatiale, voire la projection, d’une structure symbolique dont le dynamisme est à relancer. De même que l’« image du corps », dont elle définit les deux fonctions symbolisantes, de forme d’une part, de contenu et sens d’autre part, n’est pas une image spéculaire, le modelage n’est pas l’image d’un fantasme à interpréter. Le travail de la pâte à modeler est pris comme réalisation agie dans l’espace tridimensionnel de la relation transférentielle implicitement inscrite dans la forme présentée : l’accès à sa fonction éventuelle de représentation, parler ensemble à propos de la production en pâte à modeler, est justement ce qui peut être mis en travail pour relancer un processus de symbolisation, et retrouver les traces d’un désir subjectal. Il faut d’abord construire un espace qui soit habitable, pour seulement ensuite arriver à le penser. Cet abord thérapeutique des personnes psychotiques ouvre des perspectives de recherche fécondes.
22Ainsi, pour tous ceux qui s’intéressent à la psychose, et plus généralement aux pathologies graves, la question du corps reste prégnante et finalement incontournable : soit au niveau des symptômes produits par le patient (violence, dissociation au niveau corporel, automutilations, stéréotypies…), soit au niveau des techniques utilisées pour les « guérir » ou les soulager (médicaments, sismothérapies, packing, TMS…) jusques et y compris dans le recours à l’hospitalisation en psychiatrie voire à l’hôpital général. Sans perdre de vue qu’un examen clinique suffisant permet de ne pas passer à côté d’une bonne vieille tumeur cérébrale… à expression psychiatrique !
23Donc, nous voyons conjointes la nécessité de prendre en compte le corps dans sa dimension de lieu d’expression de la souffrance psychique ainsi que dans celle du lieu de sa résolution au moins partiellement. Il s’agit de conjuguer ce que le phénoménologue Szutt [17] appelait « le corps porteur » avec « le corps en apparition ».
Le corps-présence et l’image du corps-représentation
24Dans cette perspective, le corps atteint alors une dimension de présence et de représentation à prendre en considération dans la relation thérapeutique. En effet, le corps en tant que lieu de manifestation de la souffrance psychique est travaillé par l’émergence des angoisses archaïques qui viennent bouleverser la manière dont l’angoisse du névrosé occidental poids moyen est habituellement perçue. Inférer de l’automutilation d’un enfant autiste contre le radiateur de l’hôpital de jour le mécanisme de défense qu’il met en œuvre contre une angoisse archaïque telle qu’elle a été décrite par Winnicott sous le nom de l’agonie primitive « ne pas cesser de tomber » n’est pas le fait de tous les pédopsychiatres, et ne va pas de soi. Pour certains, il s’agit de la manifestation sous forme de stéréotypie comportementale, d’un dérèglement du système endorphinique intracérébral. Mon idée est qu’il s’agit des deux au moins, sans compter la transformation que telle danse-thérapeute en obtient quand elle arrive à faire danser cet enfant autour du thème de ses stéréotypies automutilatoires, et le conduit à en sortir. Et je suis convaincu que le corps en tant que lieu sur ou dans lequel se produit cet évènement doit être, devenir ou rester l’objet de toutes nos préoccupations de psychiatre. Mais à l’inverse, franchir le tabou du corps ne veut pas dire se mettre à toucher le corps dans n’importe quelle condition ou sans penser le cadre de telles pratiques, nous savons les dégâts auxquels peut conduire une telle dérive dyonisiaque : il s’agit bien au contraire d’en transcender la présentation biophysique pour recréer avec le patient les bases d’une vie corporopsychique. Il s’agit de s’engager dans une relation humaine qui prend en considération le corps et l’appareil psychique. Il s’agit de penser des dispositifs dans lesquels le corps existe à nouveau comme paramètre de l’équation intersubjective. Mais pour tenir une telle position d’accueil de l’autre dans son entièreté, il faut disposer de concepts pour la penser. Il me semble que celui d’image du corps est un de ceux qui peuvent nous y aider.
Le corps entre sensations, motricité et représentations
25Pour ce faire, il peut être intéressant de reprendre quelques points forts dans le développement de l’enfant, pour comprendre comment c’est précisément dans le corps que se jouent les articulations complexes entre les sensations et les représentations, entre le désir et la castration, entre la toute-puissance infantile et sa limitation progressive par le double exercice de la fonction parentale.
26Le corps n’est pas donné dès le départ, il est le résultat d’une construction dans l’interaction entre ce que le fœtus puis le bébé possèdent dans leur patrimoine (génétique, biologique…) et ce qui va en résulter du fait des interactions avec l’environnement (mère, parents, écologie…). Construire un tel corps est d’abord une grande aventure que le bébé parcourt, une succession d’expériences diverses, pareilles et pas pareilles (Haag), qui vont l’amener à découvrir progressivement les potentialités fonctionnelles qui sont à sa disposition, avec ses organes des sens, mûrs très tôt dans le développement anténatal, sa motricité, et les différentes compétences qui ont été mises en évidence ces dernières décennies. Selon ce schéma, le bébé va rassembler les différentes parties de son corps en fonction des expériences successives de sa vie quotidienne et à partir des fonctions naturelles que celui-ci lui permet d’exercer : le réveil de la sieste en raison de la faim, suivi par une sensation de vide gastrique, puis par le déclenchement de pleurs, puis de cris éventuellement font exister pour ce bébé une sorte de forme associant le ventre et sa tension progressive avec l’utilisation de la voix à la recherche d’une réponse ; et les sensations acoustiques qui en quelque sorte accompagnent comme autant de commentaires cette montée du déplaisir de la faim ; cet ensemble relie plusieurs parties du corps dans un complexe de sensations basiques, constituant une sorte d’archipel de sensations. Puis dès que la mère ou le père donne la tétée, cette sensation de montée du déplaisir est arrêtée et remplacée par une détente du tractus digestif qui le fait exister de façon sensiblement différente des instants précédents, ce que Freud avait déjà interprété comme vécu de plaisir, l’opposant au précédent dans le cadre du premier principe de fonctionnement psychique, le principe de plaisir-déplaisir. On voit donc bien que la construction de l’image du corps, en même temps qu’elle résulte de la répétition d’expériences « simples », comporte également la coloration de ces expériences par des éléments appartenant à un autre ordre, résultant davantage du travail spécifique de la libido. Le schéma corporel est donc en permanence entrelacé avec la force pulsionnelle libidinale. La stabilisation de ces expériences successives donne à l’enfant le matériel représentatif susceptible de l’aider à construire son image du corps et les potentialités qu’elle recèle. C’est ainsi que l’enfant passera par plusieurs moments cruciaux, décrits comme stades de développement et ouvrant à chaque fois des possibilités nouvelles mises à sa disposition. Mais en même temps que ce champ des possibles s’ouvre à lui, l’enfant peut en faire une occasion d’investissement plus ou moins important non seulement en fonction de son propre tropisme, mais aussi des conditions dans lesquelles cet ajustement se produit. C’est ainsi que tel enfant va mettre dans le mode d’existence oral une grande quantité de ses investissements, rencontrant dans l’interaction un ou des partenaires pour qui cette manière d’être au monde est très « encouragée », tandis que tel autre va au contraire passer cette étape sans y prêter le même intérêt, du fait d’un style très différent de son partenaire interactif. Dans les deux cas, la potentialité découverte peut être exploitée en grand et donner lieu à une toute-puissance confortée par le partenaire, alors que dans l’autre, elle fait déjà l’objet d’une limitation progressive par la fonction parentale. Toujours est-il qu’au cours de la période de découverte de la motricité, l’enfant peut intérioriser ou non une image du corps stabilisée en rapport avec l’autre qui le protège et le limite, ou au contraire une image du corps totalement égocentrée, ne tenant aucun compte de la catégorie des autres. Le corps est toujours déjà aussi un corps social. Pour illustrer ce corps qui va porter les symptômes que le psychiatre devra reconnaître pour en déduire un diagnostic, je prendrai l’exemple, en appui sur la psychiatrie du bébé, de la mise au point par l’enfant, des articulations entre le sujet, son corps et la fonction qu’il peut acquérir à un moment particulier de son développement. J’espère ainsi vous montrer que penser un sujet en général sans son corps relève de l’impensable. A fortiori pour les patients que nous accueillons.
Toute-puissance infantile et castration musculaire
27Quand l’enfant a conquis la motricité fonctionnelle qui lui permet de prendre et de jeter, c’est-à-dire de choisir les objets qui l’intéressent et de rejeter ceux qui ne lui provoquent aucun plaisir, puis, quand vers un an et quelques semaines ou mois, il a maîtrisé la marche qui lui permet d’aller où bon lui semble et de partir de là où il ne souhaite pas rester, il se trouve à l’apogée de sa toute-puissance infantile. Son corps est le vecteur de son désir, et si cette constatation n’est pas accompagnée d’une position parentale qui lui montre les limites de ces découvertes récentes, alors l’enfant n’aura de cesse d’utiliser son corps comme support de ses envies, renvoyant toutes les autres considérations, notamment altruistes minimales, aux seuls manuels d’éducation. Il va devoir être limité dans ses prétentions motrices lorsqu’elles se retrouvent au service d’une action qui n’est plus socialement acceptable : à la crèche, prendre de force à l’autre le jouet avec lequel il est en train de jouer, pousser un de ses pairs dans la salle de jeu de la halte-garderie, mordre sa petite copine ou sa sœur chez la nourrice, voilà des signes qui manifestent que le petit enfant a compris qu’il avait à son usage personnel une arme qui peut l’aider à outrepasser ce qu’on lui demande de faire gentiment par ailleurs. Or nous savons qu’un enfant est capable de reconnaître nettement les personnes qui lui sont familières à partir du huitième mois environ, car à cette période, il peut montrer, devant une personne qu’il ne connaît pas, une angoisse particulière appelée angoisse du huitième mois ou angoisse du non familier. La notion de l’autre est donc bien présente au cours de la deuxième année de la vie. Il ne se privera de cette capacité armée vis-à-vis d’un autre que si une instance parentale lui apprend, lui rappelle, lui intime que ce n’est pas permis de le faire et que s’il veut vivre en bonne harmonie dans son groupe, il doit accepter cette idée simple : les muscles servent essentiellement à jouer lorsqu’on est enfant, et à l’action quand elle est socialement admise, mais ils ne peuvent en aucun cas servir à assouvir une envie ou une pulsion qui aurait des effets pénibles, douloureux ou dangereux pour son « prochain ». Il apprendra qu’il peut, dans certains cas, utiliser cette force musculaire pour se défendre légitimement. La notion d’agressivité résulte pour partie de la conscience qu’a l’enfant de pouvoir inhiber sa capacité d’agression, sauf en cas de force majeure. C’est même la succession d’expériences d’agressions progressivement limitées par les personnes de l’environnement proche qui donnera à l’enfant la possibilité d’intérioriser la notion d’agressivité normale. Il est bien connu que les bagarres entre enfants, à condition de les circonscrire dans des limites raisonnables, sont une des scènes sur laquelle ils apprennent à jouer avec leur agression/agressivité. Toutefois, Freud a mis en évidence une seconde pulsion toujours corrélée à la pulsion de vie, la pulsion de mort. L’agressivité serait en quelque sorte le résultat d’une rencontre entre les deux courants pulsionnels chez chacun de nous, et la grande question de la civilisation humaine n’est pas tant de penser voir disparaître un jour l’agressivité ni même les agressions, mais plutôt d’en dompter les excès.
28Pour particulariser cette période du développement, Dolto parle de « castration anale ». Pour ma part, je propose de parler de « castration musculaire [18] » car je serais enclin à élargir cette opération à l’ensemble de la problématique musculaire, l’utilisation à des fins sociales des sphincters urétral et anal n’étant qu’un des avantages acquis parmi d’autres. Pour Dolto, l’interdit lié à cette castration est « l’interdit du meurtre ». Il s’agit là d’une première limitation de la violence de l’enfant, non seulement dans une dynamique développementale classique, mais également par rapport à un complexe qui va survenir bientôt : le fameux complexe d’Œdipe. En effet, si l’interdit du parricide est un des effets de l’Œdipe avec l’interdit de l’inceste, l’interdit du meurtre situe le problème sur un plan général : « tu ne tueras point » comme loi de base de l’humanité. Et la quantité de meurtres réalisés tous les jours est là pour témoigner au moins de l’insuffisance de son intériorisation chez les meurtriers. Mais alors comment peut-il se faire à partir de la limitation progressive de ces expériences musculaires ? Et qu’en est-il sur un plan métapsychologique ?
29Dans son dernier ouvrage, Joyce Mac Dougall, nous aide à répondre à cette question. Elle ajoute au concept de Moi-peau de D.Anzieu, ceux de Moi-odorat, de Moi-respiratoire, de Moi-viscéral et surtout de Moi-musculaire, qui, dit-elle, « parlent d’eux-mêmes en tant que signifiants préverbaux ». Ces formes du Moi archaïque sont autant de petites expériences vécues par le bébé dans lesquelles prédomine à un moment donné un de ses canaux sensoriels. Par exemple, un bébé a été marqué par l’expérience d’une dyspnée respiratoire extrêmement angoissante pour lui, mais surtout pour son entourage, au cours d’une crise d’asthme. Le Moi-respiratoire gardera la mémoire de cette expérience traumatique, et les psychosomaticiens y voient la matrice d’une organisation psychosomatique asthmatiforme de l’existence psychique. Pour un autre enfant, c’est le Moi-musculaire qui restera le témoin d’une expérience marquante de coexistence avec une maman très déprimée, n’assurant pas suffisamment la fonction phorique avec lui, et pas assez relayée par leur entourage. « Il en résulte que les patients chez qui ce type d’économie psychique prédomine, risquent de ne pas pouvoir se représenter mentalement l’impact des événements et des relations externes, tout comme les demandes provenant de leur monde interne. » Une coupure entre ce qu’ils ressentent et ce qu’ils communiquent devient inévitable et se traduit par divers actes. Or « de telles coupures, comme nous le savons, donnent souvent lieu à une économie psychique dominée par les conduites addictives ou par une forte tendance à somatiser. Ces actes divers prennent en quelque sorte la place des mots et constituent ainsi une forme de communication primitive [19] ».
30Joyce Mac Dougall me permet de proposer l’hypothèse suivante : lorsqu’elle habite l’enfant, la violence ne vient-elle pas jouer dans et par son corps, à l’aide d’une fonction dévolue au Moi-musculaire, la communication primitive d’un souvenir irreprésentable sauf par sa somatisation. Mais cette « somatisation » a ceci de particulier qu’elle implique le corps de l’autre comme destinataire de sa violence. Or je rappelle à ce propos que Freud présente le système musculaire comme partiellement effecteur de la pulsion de mort :
31« Cet organe serait la musculature et la pulsion de mort se manifesterait dès lors – pourtant selon toute vraisemblance de façon seulement partielle – contre le monde extérieur et d’autres êtres vivants, en tant que pulsion de destruction [20]. »
32La violence sur l’autre vient remplacer la ficelle du jeu de la bobine qui n’est pas symbolisable ; la violence musculaire tient lieu de ficelle réelle et de somatisation, tandis que la ficelle du jeu de la bobine, en liant la mère absente avec un objet qui la représente, est symbolique. Les impossibilités à dire « non » pour les parents, ou à accepter le « non » pour les enfants, sont autant de difficultés à fabriquer la ficelle, c’est-à-dire à faciliter la séparation ; elles sont en rapport avec une difficulté dans l’exercice de la fonction paternelle. Nous voyons ainsi comment l’absence de castration musculaire peut aboutir à l’expression d’une violence sans autre représentation que la somatisation, celle que nous appelons souvent violence gratuite tant que nous n’en comprenons pas les tenants et les aboutissants. Le corps est donc le vecteur d’un dire qui ne se dit pas autrement.
Bifurcation vers la parole
33Mais il y a lieu de rapprocher ces éléments de compréhension de cette période de la vie de l’enfant au cours de laquelle il acquiert de nouvelles fonctions et en apprécie progressivement la portée, les possibilités et les limites qui les bordent, d’une autre acquisition qui va en permettre pour une large part la transformation vers le monde de la communication interhumaine et de la sublimation : la parole. Il est admis désormais que le bébé passe par un certain nombre d’expériences dans l’utilisation de la colonne d’air qui sort de ses poumons en prenant le chemin des bronches, de la trachée pour être modulée d’une façon plus ou moins précise au passage des cordes vocales. Un bébé vagit, gazouille, babille puis produit des lallations et arrive vers un an à dire ses premiers énoncés disyllabiques : papa, maman. Vers dix-huit mois à deux ans, ses premiers syntagmes « maman partie » ou « papa manger ». La troisième année est celle de l’explosion exponentielle du langage, tant au plan des mots et des tournures de phrases que de la curiosité qu’il révèle et permet. La deuxième année représente donc une période stratégique de bifurcation. L’enfant est dans un mouvement extraordinaire de découverte du monde avec sa musculature et son désir d’en prendre possession. Il va vers tout ce qui l’intéresse et s’éloigne de tout ce qui le rebute. Mais dans le même temps, il parvient peu à peu à mieux maîtriser les expressions vocales coïncidant avec la désignation du monde qu’il a entreprise : il pointe avec son doigt, souvent son index, l’objet qu’il veut absolument avoir en sa possession, c’est le pointage proto-impératif ; lorsqu’il commence à le faire avec son index, ce geste de désignation est en général accompagné du mot que lui propose maman ou papa : « ah ! tu veux un bonbon » ; et l’enfant qui se développe sans difficultés va rapidement opter pour le mot à la place de la désignation par l’index de l’objet dont il a besoin (la fonction déictique). L’enfant qui se tient devant la boîte à bonbons, les mains derrière le dos et dit d’une petite voix contenue, en rougissant et en baissant les yeux : « bonbon », nous indique qu’il a compris la leçon, et cette petite scène montre à l’envi qu’il a déjà intériorisé le fait que l’obtention de bonbons ne sera pas illimitée. Il réutilisera le pointage lorsque quelques mois plus tard, envahi par une émotion soit positive, soit négative, il aura besoin de la partager avec son parent, d’abord pour se délivrer du débordement émotionnel auquel l’objet en question aura donné lieu, puis pour en comprendre la ou les raisons d’être là, au bout de son index, dans le droit prolongement de son regard ! C’est ainsi que lors de la promenade en voiture, l’enfant commente depuis son siège arrière ce qu’il voit, et à un moment, l’émotion grandit et il montre le très gros engin de chantier qu’il a repéré au bout de la rue. Il ne s’agit plus de lui donner l’objet qu’il désigne, il veut « seulement » partager l’émotion qui l’a envahie à la vue de cet engin extraordinaire pour lui. C’est le partage émotionnel qui est important et l’échange avec autrui. Va s’ensuivre une conversation sur les engins de chantier qui le ravira d’aise. Il s’agit alors du fameux pointage proto-déclaratif dont la fonction vient indiquer que l’enfant compte sur le lien avec un autre qui peut l’aider à grandir et avec qui partager les émotions débordantes. C’est ce que les enfants à risque d’autisme ont tellement de mal à acquérir.
34À ce moment de son développement, l’enfant voit s’ouvrir devant lui deux voies possibles, le soumettant à un choix, à son insu, qui aura une grande importance dans son style de vie ultérieure. Soit tout le système musculaire reste sous la domination directe de son désir impérieux de maîtriser ce qu’il voit et découvre, et c’est la maîtrise de l’objet qui lui procure satisfaction ; soit la limitation de cette manière de s’approprier le monde est effective en lui et la possession de l’objet devient secondaire par rapport à la possibilité de se le représenter en cas d’absence imposée par la réalité. Dans le premier cas, l’enfant investira la parole articulée dans un langage dans un registre opératoire et la parole restera engluée dans un rapport de « complicité objectale ». Dans le second, la parole devient la possibilité ouverte sur l’objet dont on a choisi la quintessence plutôt que la matérialité. L’enfant conserve ici la possibilité du musculaire, mais l’enrichit de la parole, quand, dans le premier cas, le muscle est prévalent sur la parole.
35En effet, l’investissement très prévalent du psychomoteur amène l’enfant au cours de son développement à communiquer avec autrui par le biais de messages comportementaux d’une façon quelquefois plus « efficace » que par le langage articulé dans une parole. On peut se demander si le schéma interactif auquel il a abouti avec les autres, et notamment les adultes – être l’objet de paroles surmoïques en permanence, arrête de faire ci ou ça, écoute-moi… –, ne l’amène pas plus à contre investir le langage qu’à ne pas l’investir suffisamment lors de cette période cruciale. La question reste donc posée de la façon dont l’enfant négocie cette bifurcation à l’aide de sa pulsion de vie et malgré sa pulsion de mort : puisque la parole est un instrument surmoïque qui me limite dans l’assouvissement de mon plaisir, pourquoi donc investir un tel objet sonore, alors que de continuer à préempter le monde est si facile avec mes muscles ? Il me semble que dans cette alternative gît l’ensemble des avatars d’une motricité conquérante. Quand Freud décrit son petit-fils lançant la bobine, celui-ci est en train de jouer sa bifurcation : il alterne avec un grand plaisir les jeux moteurs : lancer et tirer jusqu’à lui la bobine attachée à la ficelle et à son berceau, nous montrant ainsi qu’il peut maîtriser la situation d’être séparé de sa mère ; mais il qualifie également avec des mots différents, Fort et Da, l’absence et la présence de la bobine. Son travail de mise en connexion d’un objet avec deux ébauches de mots selon que l’objet est présent ou absent montre à quel point la bifurcation vers le langage peut se faire aisément dans le cadre d’un jeu au cours du développement d’un enfant. La question reste posée de comprendre pourquoi chez certains, cette transformation sémantique ne se produit pas ou pas encore.
En guise de conclusion : la psychiatrie sans corps, ça n’existe pas !
36Quand l’enfant aborde cette bifurcation, il nous aide à penser les liens complexes entre corps et image du corps, et à prendre parti pour une philosophie ou l’autre de travail en rapport avec ces questions : le corps peut-il encore à cette lumière, être considéré comme détachable de ce bain de langage sur lequel Dolto avait tant insisté ? ou bien n’est-ce pas la convergence de ces différents univers encore partiels qui conduit l’enfant à disposer d’un corps conjuguant de façon complexe le biologique, le psychologique et le social ?
37Rester dans un monde psychiatrique dans lequel le tabou du corps empêcherait de tels rapprochements n’est sûrement pas à mon sens à l’ordre du jour. Au contraire, en franchir les difficultés en toute connaissance de cause me semble aujourd’hui devenu un enjeu formidable pour la pensée et l’exercice de la psychiatrie de demain, non plus comme des retrouvailles nostalgiques avec une psychiatrie morale ou hérédo-dégénérative, mais comme un pas nouveau dans une perspective renouvelée de la psychiatrie à l’aune des avancées contemporaines. Ce qui a des conséquences sur le plan de la pensée et de la conception des maladies mentales, mais aussi sur le plan de son organisation. Exercer la psychiatrie dans le cadre de la médecine sans culpabilité et sans gêne, sans l’impression d’être récupérés par les biologisants ou les comportementalistes purs et durs, avec tout ce que la médecine donne comme obligations éthiques (accueil, non-ségrégation, neutralité vis-à-vis de la culture et de la nature du sujet qui consulte, engagement de continuité…) et pratiques (bilans approfondis si nécessaire, permanence du soin, formation continue…), mais avec les spécificités de la psychiatrie (comme médecine anthropologique).
38Dans le cadre de la psychiatrie en question, le corps redevient le lieu de rencontre et de prise en charge spécifique en fonction de la psychopathologie : par exemple dans les indications du packing, où loin d’être une technique aux effets directs sur le corps seulement, cette méthode se révèle un puissant organisateur à la fois physiologique, transférentiel, psychopathologique et institutionnel. Mais d’autres exemples (l’anorexie, la prescription de médicaments…) montrent à l’envi que le corps est, comme le proposait Racamier, un « objet parleur » qui nécessite des réceptacles pour l’entendre et en décoder les énigmes.
39Je n’ai pas eu le temps d’aborder la question des infirmiers (au sens large de collaborateurs privilégiés des psychiatres rejoints par d’autres catégories professionnelles et dont le cadre de cette introduction ne peut me permettre de détailler chacune d’entre elles) dans l’équipe de psychiatrie, mais vous savez comme moi que le développement de leur présence professionnelle aux côtés des psychiatres est un des éléments de réponses à notre questionnement : c’est bien parce que le corps des malades mentaux faisait partie de l’aventure de leur prise en charge qu’ils ont été dès le début des collaborateurs précieux dans notre travail. Et si j’ai souvent vu de remarquables infirmiers prendre le chemin des divans comme beaucoup d’entre nous, il m’a toujours paru notable de constater qu’ils ne s’éloignaient pas pour autant des corps des patients, sauf exceptions caricaturales dans des cas graves de psittacisme psychanalyticoïde (d’ailleurs non spécifiques aux infirmiers). Ils avaient en eux cette intuition de l’unité corporopsychique si chère à Joyce Mac Dougall. Mais les ramener à ce moment du débat est aussi le signe que nous ne pouvons pas soigner les patients gravement atteints nous, les seuls psychiatres, sans leur aide. Et voilà la boucle bouclée, puisqu’il s’agissait de montrer que si le corps fait partie de l’équation de la psychiatrie, c’est notamment avec les personnes psychotiques que l’armature symbolique qui les accueille en a le plus besoin. D’un coup le corps devient la maison dans laquelle habite le sujet, et dont la manière dont il l’habite peut révéler qu’il est aux confins de la psychopathologie, voire au cœur de la psychiatrie. Le corps est en quelque sorte l’acteur du sujet, et en tant que tel il a désormais droit à toutes nos attentions. Une psychiatrie sans corps est aujourd’hui une position intenable sinon dangereuse pour les patients, pour les soignants, mais également pour la psychiatrie elle-même. Et elle a par ailleurs beaucoup d’autres combats à mener dans lesquels cette nouvelle donne devient un atout majeur pour les gagner.
Références
- 1Schotte J. Penser la psychiatrie avec Jacques Schotte. L’Info Psy juin 1999.
- 2Bloch O, Von Wartburg W. Dictionnaire étymologique de la langue française. Paris : PUF, 1975, p. 275.
- 3Ibid., p. 620.
- 4Rey A. Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Robert, 1992.
- 5Freud S. Totem et tabou, 1912-1913, (trad. Jankélévitch S.). Paris : Payot, coll. « Petite Biblio », p. 60.
- 6Ibid., p. 164.
- 7Ayme J. Chronique de la psychiatrie publique. Ramonville : Érès, 1995.
- 8Ansermet F, Magistretti P.
- 9Edelman G. Biologie de la conscience. Paris : Odile Jacob, 1994.
- 10Schore, A.
- 11Kandel E. À la recherche de la mémoire. Paris : Odile Jacob, 2007.
- 12Schotte J. Le Contact. Bruxelles : De Boeck, 1990.
- 13Schilder P. L’Image du corps.
- 14Anzieu D. Le Moi-peau. Paris : Dunod.
- 15Dolto F. L’Image inconsciente du corps. Paris : Le seuil, 1984.
- 16Pankow G. Structure familiale et psychose. Paris : Aubier, 1977.
- 17Maldiney H. Regard, parole, espace. Lausanne : L’âge d’homme, 1975.
- 18Delion P. Tout ne se joue pas avant trois ans. Paris : Albin Michel, 2008.
- 19Mac Dougall J. Éros aux mille et un visages. Paris : Gallimard, 1996.
- 20Freud S. Le Moi et le Ça, œuvres complètes. Paris : PUF, 1991.
Mots-clés éditeurs : psychopathologie, image du corps, intégration, corps, complexité, psychiatrie, corporopsychique
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2009.0424