Notes
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[1]
Psychologue du travail, docteur en psychologie, membre de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
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[2]
Psychologue clinicienne, maître de conférences, université Charles-de-Gaulle - Lille-III, Laboratoire PSITEC, membre associé de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
<isabelle.gernet@univ-lille3.fr> -
[3]
Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire psychanalyse-santé-travail et directeur de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
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[4]
Terme généralement utilisé dans la sécurité pour désigner les incidents liés à une erreur humaine.
Introduction
1Le but de cet article est de rendre compte de ce que les sciences du travail peuvent apporter au praticien pour réfléchir aux questions qui lui arrivent de plus en plus souvent aujourd’hui par la clinique et la psychopathologie du travail. Écouter le travail dans le cadre de la pratique et de la démarche cliniques suppose certains préalables : face à une décompensation psychopathologique, quelle place accorder aux contraintes de travail ? Et en retour quelle place doit-on faire à l’analyse du travail à l’intérieur même du processus thérapeutique et du projet formulé par les soignants face aux malades ? La réponse à ces questions ne peut être univoque et mobilise des connaissances spécifiques sur ce que désigne le terme de travail, à l’heure où le secteur psychiatrique et l’organisation des soins subissent le contrecoup des mutations brutales qui affectent le monde du travail contemporain.
Évolution du rapport entre clinique et travail
Les premières rencontres de la psychologie et du travail
Psychotechnique : la psychologie appliquée au travail
2Le premier à avoir pour ambition de mettre la psychologie au service de la compréhension du travail et des travailleurs est Édouard Toulouse. Il est convaincu que la science doit permettre de corriger certaines inégalités sociales et cherche dans la psychiatrie et la psychologie les moyens de connaître « scientifiquement » la conduite et les aptitudes de l’homme (É. Toulouse 1896, 1909). Nommé à Villejuif en 1898, il crée un laboratoire de psychologie expérimentale dont les travaux s’orientent rapidement vers la psychotechnique, l’orientation et la sélection professionnelle.
3J.-C. Lahy, assistant d’É. Toulouse, quant à lui, entreprend très tôt (1905) d’étudier le travail là où il s’effectue. Il s’intéresse en particulier à la notion d’aptitude qu’il définit comme l’adéquation entre les fonctions psychologiques d’un individu et les exigences requises pour une tâche donnée. Ce faisant, il développe ce que l’on peut considérer comme une psychologie appliquée au travail. Mais cette approche reste encadrée par les présupposés de la psychologie positive, qui s’en tient aux données observables, ignorant la dynamique qui s’instaure dans l’activité même du travail. Dans le cadre de cette psychologie appliquée au travail, il s’agit d’adapter l’homme au travail. Le travail est donc considéré comme une donnée de fait sans frontières sociales. Par la suite, Lahy mettra au point des tests standardisés qui vont le conduire à délaisser l’analyse du travail stricto sensu.
Nouveaux développements de l’analyse du travail et de la psychologie du travail
4Des sociologues américains comme Elton Mayo et Wilfredo Pareto vont développer à partir de 1924 un nouveau courant de pensée qui s’intéresse aux relations humaines. Les sentiments apparaissent en effet comme un facteur essentiel de productivité et ces auteurs vont donc chercher à accroître la motivation chez les travailleurs, recréer « la solidarité humaine perdue », afin d’améliorer encore la productivité et la rentabilité des entreprises. Mais en évacuant le caractère forcé du travail, la composante aléatoire de l’emploi ainsi que les dimensions sociales de la division du travail, ces approches réduisent le « facteur humain » [4] à des comportements individuels sur le « marché des satisfactions » [9]. Cette approche va rencontrer un vif succès en France y compris auprès des psychotechniciens qui se déplaceront aux États-Unis en 1952 pour l’étudier.
5Après la Seconde Guerre mondiale, la psychologie du travail trouve réellement sa place au côté de la psychologie appliquée au travail et se donne pour but d’enrichir et de renouveler les principes d’analyse du travail initiés par J.-C. Lahy. Cette discipline va considérer l’exécution d’une tâche donnée comme une activité globale complexe [17]. Elle va également être à l’initiative d’une démarche d’adaptation du travail à l’homme et non pas le contraire, comme c’était le cas de la psychotechnique. L’avancée majeure viendra d’A. Ombredane et J.-M. Faverge [16] qui entrevoient pour la première fois ce qui sépare le travail prescrit du travail réel. Le travail accède par là même au statut de comportement global où se trouve dévoilé le rôle fondamentalement actif du travailleur. Mais l’expérience vécue et la subjectivité à l’œuvre dans le travail restent encore dans l’ombre, et ce sont des psychiatres qui contribueront à les mettre en lumière.
Un contexte favorable à l’évolution de la psychiatrie et à sa prise en compte du travail
6Pour analyser la contribution de la psychiatrie dans la rencontre entre clinique et travail, il nous faut revenir au tournant du siècle : la psychiatrie mécaniste de la seconde moitié du XIXe siècle est remise en cause au profit d’une approche plus dynamique des troubles mentaux. Il s’agit de trouver le sens qui unifie l’hétérogénéité apparente des symptômes. Des débats sont ainsi ouverts sur l’étiologie des troubles mentaux et vont se cristalliser lors des journées de Bonneval en 1946. Certains comme J. Lacan plaident en faveur d’une causalité psychique pure, d’autres comme H. Ey, défendent l’idée que la maladie mentale correspond à une « dissolution » des fonctions supérieures et à une réorganisation à un niveau de fonctionnement inférieur. D’autres parmi les psychiatres marxistes, comme S. Follin et L. Bonnafé considèrent que la causalité des troubles mentaux est à la fois psychique et sociale, médiatisée par des réactions organiques.
7L’évolution déterminante de la psychiatrie concernant le travail aura lieu peu après. En effet, pendant la guerre, beaucoup de malades meurent de faim, et les psychiatres constatent parfois que ceux qui s’éloignent de l’hôpital psychiatrique pour échapper aux bombardements réalisent une spectaculaire réadaptation sociale. Ces événements obligent ainsi à repenser totalement l’institution psychiatrique. Des dispositifs sont mis en place pour favoriser la resocialisation et la réadaptation extrahospitalière. Par là même va s’opérer le rapprochement inattendu de la folie et du travail.
La thérapeutique par le travail
8Quelques psychiatres vont ainsi développer des expérimentations du travail comme thérapeutique au sein des institutions.
9Pour Daumezon et Tosquelles [6], le « travail thérapeutique » dépasse le travail occupationnel dans la mesure où il ne s’agit pas de « faire travailler les malades » pour diminuer tel symptôme ou tel autre. Il s’agit de faire travailler les malades et le personnel soignant, pour soigner l’institution [21] : pour que l’institution saisisse sur le vif, que les malades sont des êtres humains, toujours responsables de ce qu’ils font, ce qui ne peut être mis en évidence qu’à condition de faire quelque chose [25]. Cette pratique sera désignée par Tosquelles par les termes de « psychothérapie institutionnelle ». Pour lui, l’essentiel réside dans la prise de conscience des relations et des rapports activés par le travail. L’instauration de règles et de pratiques collectivement « instituées » et une conception coopérative du travail sont également dès cette époque identifiées comme des dimensions déterminantes pour penser les rapports entre travail et institution soignante.
10Pour Sivadon, contemporain de Tosquelles, le travail doit permettre une réadaptation sociale et professionnelle des malades mentaux. Les postulats de base d’une telle entreprise sont les suivants : adapter les conditions de l’activité aux niveaux fonctionnels subsistant chez le malade et surtout son « niveau de sociabilité » ; les conditions de l’activité doivent répondre à une échelle d’activité croissante. Sa démarche consiste à rétablir les échanges avec le monde extérieur, puis à développer les capacités de contact humain des malades par la psychothérapie et la sociothérapie pour tenter de restructurer leur personnalité au niveau le plus élevé. Les processus subjectifs à l’œuvre dans les tâches concrètes modifient l’objet et le sujet lui-même par la même occasion. C’est dans la résolution des tensions successives dans les rapports du sujet et du monde matériel et social que réside l’action thérapeutique du travail au sein de l’institution [2].
11Pour Le Guillant le but de ce travail doit être de faire sortir les malades, de les réhabiliter socialement et non pas de les réadapter. Pour ce faire, ces activités doivent prendre appui sur le travail réel car pour lui, seuls les groupes naturels ou « normaux » ont une réelle valeur thérapeutique. Par ailleurs, la rémunération doit être un principe directeur de la thérapeutique par le travail car elle apporte au malade une « véritable réhabilitation, une confiance en lui et une dignité nouvelle » (L. Le Guillant, Symposium sur la psychothérapie collective, 1951).
La psychopathologie du travail : le travail peut-il rendre malade ?
12En cherchant à réinsérer les malades dans le monde du travail réel, certains de ces psychiatres vont s’intéresser aux travailleurs normaux qui tombent malades à l’occasion du travail. Ils vont ainsi chercher à mettre en évidence des caractéristiques pathogènes du travail et procéder aux premiers développements de la psychopathologie du travail.
13Dans ce contexte, Sivadon va défendre l’hypothèse selon laquelle un travail risque d’être pathogène pour des raisons le plus souvent extrinsèques [22]. Il considère que l’homme dont le système nerveux est pourvu de mécanismes adaptatifs efficaces s’accommode des conditions de travail les plus défavorables [23].
14Claude Veil, son collaborateur, met l’accent sur l’importance de la prise en compte de l’expérience vécue par le sujet. Pour lui, l’étiologie est toujours à la fois d’ordre personnel et professionnel [26].
15Le Guillant, quant à lui, introduit dans la psychopathologie du travail le rapport de subordination qui lie le salarié à son employeur. Partant des travaux de Pavlov, il défend l’idée que l’action du milieu a des effets sur l’activité nerveuse des individus [12]. Il montre également qu’il n’existe pas de prédisposition des sujets aux troubles mentaux liés au travail, contrairement à ce qu’avance Sivadon. Pour ce qui concerne les actions possibles pour améliorer les conditions de travail, Le Guillant s’en remet aux travailleurs et non aux psychiatres ou aux psychologues. Il considère que c’est l’élucidation des situations par les travailleurs eux-mêmes qui constitue le ressort de l’action.
16Mais au cours des années 1960, la psychiatrie entérine la position dominante de la psychanalyse et des tentatives visant à reformuler la psychopathologie du travail à la lumière de la psychanalyse auront lieu [13, 15]. Ces tentatives annoncent le dépassement de l’approche médico-psychiatrique classique en psychopathologie du travail. Toutefois, faute de parvenir à se distancier de la métapsychologie freudienne qui les inspire, elles ne parviennent pas à penser ce qui revient en propre à la réalité du travail et restent sans lendemain. C’est à la faveur de la confrontation entre l’ergonomie de langue française et la psychanalyse que la clinique du travail va prendre en compte la mobilisation subjective du sujet dans son travail et la dimension collective du rapport subjectif au travail.
Description de l’intelligence au travail
L’intelligence au singulier
17L’intégration des recherches en ergonomie dans le champ de la clinique du travail a contribué à donner une nouvelle épaisseur à la définition du travail. En effet, la description du travail et de sa réalisation concrète dans le cadre de conditions de travail spécifiques a permis à l’ergonomie de mettre en évidence l’écart irréductible qui existe entre le travail prescrit par l’organisation et l’activité effectivement réalisée. Le travail réel, qui est l’objet d’étude privilégié, consiste à combler cet écart et désigne les activités déployées par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas prévu par l’organisation du travail et échappe aux prescriptions. Le travail exige ainsi l’élaboration de savoir-faire là où les procédures et prescriptions se révèlent insuffisantes. Travailler requiert la mise en œuvre d’habiletés inventées et « affinées » par les travailleurs au contact du réel et au cours même de la réalisation de la tâche. Le travail ne peut se réduire à l’exécution stricte des consignes et des procédures, car les situations de travail sont sans cesse parasitées par des événements inattendus, des incidents, des pannes, des imprévus organisationnels. Travailler suppose donc de réaliser des compromis vis-à-vis des contraintes matérielles et psychiques rencontrées (environnement de travail, rythme de travail, maîtrise des outils, « maniement » de la relation, travail de soin…). Cependant ce qui est mis en œuvre par les sujets pour combler l’écart entre le prescrit et le réel ne peut pas être prévu à l’avance, mais est inventé ou redécouvert à chaque fois. C’est pourquoi, le « travailler », pour le clinicien, renvoie avant tout à un « travail vivant ».
18Ce « travail vivant » représente une forme de mobilisation de la pensée et de l’activité symbolique, dont on peut montrer qu’elle s’origine dans le corps. Car travailler suppose un rapport prolongé entre le corps et la matière (outils, objets techniques). Le corps dont il s’agit n’est pas tant le corps biologique que le « corps vécu » identifié par la phénoménologie, ou « corps érotique » en référence au vocabulaire psychanalytique. L’approche cognitive classique peine à rendre compte de l’engagement du corps dans l’activité de travail [3], ce qui aboutit soit à la méconnaissance de cette forme d’intelligence, soit à sa dévalorisation au profit de conceptions plus rationnelles et rationalisantes de l’activité. Cette intelligence du corps est pourtant requise dans toutes les activités, qu’elles soient agricoles, industrielles, de services ou de soins.
19La rencontre avec le monde, par l’intermédiaire du travail, conduit inévitablement à se retrouver confronté à ce que l’on désigne comme le réel du travail, à savoir ce qui résiste à la maîtrise. Cette expérience de résistance du monde à la maîtrise technique se fait irréductiblement sur le mode de la souffrance. Le sujet fait l’expérience de l’échec car des incidents de toutes sortes parasitent le rapport direct au monde. La référence à la souffrance permet de saisir l’engagement de la subjectivité dans l’endurance, d’où émerge l’invention d’habiletés pour parvenir à effectuer son travail. Le travail représente ainsi une épreuve du monde, mais aussi et surtout une épreuve de soi, par le truchement de la souffrance et de la confrontation à l’échec. Le sujet en travaillant opère des transformations du monde en produisant des biens et des services, mais se révèle aussi soi-même à travers l’éprouvé du corps engagé dans un rapport prolongé avec la matière ou les objets techniques, ce que les psychiatres avaient pressenti à propos du travail thérapeutique. L’expérience de travail est avant tout une expérience affective, puisque le travail est l’occasion la plus ordinaire d’éprouver les limites des pouvoirs du corps dans leur rapport avec la résistance du monde. De ce point de vue, l’expérience de travail condense la dimension du travail intrapsychique, appréhendé sur le modèle de la perlaboration proposé par la psychanalyse d’une part, et le travail de la pensée en tant que représentation et connaissance du monde d’autre part. L’affectation du corps par le réel du travail se mute ainsi en « exigence de travail » pour la pensée du sujet, qui de ce fait se transforme lui-même.
20Mais le travail de la pensée est aussi mobilisé et enrichi en retour, par la mise en délibération collective et la construction des rapports de coopération dans le travail.
L’intelligence au pluriel
21Le travail vivant se traduit par la formation d’habiletés individuelles qui émergent de l’expérience du corps, mais aussi par l’invention et l’appropriation de savoir-faire collectifs. Comme le travail est aussi un rapport social, il suppose la « coordination » des intelligences. En d’autres termes, il implique des relations complexes pour faire advenir puis assurer la pérennisation du collectif de travail. Tout travailleur, même l’artisan ou le travailleur « indépendant », doit accorder son activité à un collectif de travail, lequel produit, entretient et remanie les règles de travail. La formation des collectifs de travail résulte de la construction volontaire de relations de coopération entre les sujets, en vue de leur participation à une œuvre commune.
22La coopération est au fondement de la formation du collectif de travail. Celui-ci n’est donc pas réductible au regroupement d’individus selon des coordonnées spatiales ou temporelles. Les liens de coopération sont organisés par les règles de métier, qui résultent de constructions collectives en vue de combler les manques de l’organisation prescrite du travail. Ces règles nécessitent la mise en œuvre d’une intelligence spécifique qui mobilise les expériences des travailleurs et concernent à la fois les dimensions éthiques, sociales, techniques et langagières du travail. Mais la construction des règles requiert surtout la formation d’un espace de discussion interne à l’entreprise ou à l’institution, au sein duquel les travailleurs peuvent débattre des valeurs et des principes qui serviront de référence à leur collectif et aux jugements sur leur travail.
23La coopération et la construction des règles de métier supposent la contribution active (impliquant un engagement subjectif) en échange de laquelle les sujets attendent une rétribution symbolique à la base de la reconnaissance et de l’appartenance au collectif de travail. La reconnaissance de la qualité du travail des uns et des autres est indexée au rapport au réel, c’est-à-dire que ce sont les membres du collectif de travail qui sont les plus à même de juger de la qualité de la relation individuelle que chacun entretient avec la tâche à accomplir et la manière dont les habiletés sont engagées et mobilisées pratiquement. Reconnaître le travail c’est aussi le rendre visible et le valider à travers la formulation de jugements sur la qualité du faire.
24Au sein du collectif de travail, sont partagées, élaborées et discutées les interprétations du réel du travail et des savoir-faire qui en découlent (« savoir-faire de prudence » chez les tailleurs de pierre, décrits par D. Cru [5], ou, « savoir-faire discrets » chez les infirmières [14]).
25Mais ce collectif de règles peut aussi être un collectif de défense, lorsque les travailleurs construisent et entretiennent collectivement des stratégies pour se protéger de la souffrance engendrée par les contraintes de travail et se défendre contre la peur (peur du risque, peur de la mort, de la maladie ou de l’accident, peur de commettre des erreurs techniques ou professionnelles, peur de l’injustice, de l’humiliation, de la violence…). Ces stratégies défensives, sont érigées pour occulter, ou immobiliser la perception de ce qui, dans la réalité du travail, est en cause dans l’accroissement de la vulnérabilité. Les règles défensives individuelles et collectives élaborées pour continuer à travailler représentent ainsi des compromis inventés par les sujets pour rester dans la « normalité ».
La normalité : une énigme, une conquête
26La normalité résulterait d’un compromis entre la souffrance et les défenses mises en place par le sujet et consisterait en un processus conflictuel toujours susceptible d’être déstabilisé. La normalité, au même titre que la santé, ne serait donc pas réductible à un état, ni même à une capacité d’adaptation aux contraintes de l’organisation du travail. La normalité représenterait un état instable que le sujet cherche à maintenir malgré la confrontation aux contraintes délétères qui pèsent sur lui et aux risques de maladies (physiques et mentales). Pourtant cet équilibre ne serait pas dénué de souffrance, ce qui conduit à proposer le terme de « normalité souffrante ». Les stratégies mises en place pour se défendre de la souffrance ressentie dans la confrontation avec le travail permettent aux sujets, de continuer à travailler, mais aussi et surtout de rester « normaux », en tout cas de conjurer le risque de décompenser.
La centralité du travail
Pas de neutralité du travail en termes de santé mentale
Le travail comme épreuve pour la construction de l’identité et l’accomplissement de soi
27L’armature de la santé mentale, c’est l’identité. Toute décompensation psychopathologique suppose une crise d’identité [20]. François Sigaut, anthropologue du travail, propose de récapituler la dynamique de l’identité dans un schéma à trois pôles (figure 1).
28Ainsi, le sujet peut construire son identité si les trois pôles Réel, Ego, Autrui restent liés. En effet, l’identité, au contraire de la personnalité, n’est jamais définitivement stabilisée. Pour être conforté dans son identité, le sujet (Ego) a toujours besoin du regard de l’autre (Autrui). Mais la construction de l’identité, l’accomplissement de soi passent aussi nécessairement par une médiation, à savoir le rapport au réel. Quand le sujet se met à l’épreuve du réel et à ses inattendus, c’est toujours de manière affective. Et lorsqu’il arrive à surmonter cette épreuve, en mobilisant son intelligence, ou plus exactement son ingéniosité, il en sort « grandi », c’est-à-dire que son identité peut en sortir renforcée.
29En psychodynamique du travail, ce triangle peut prendre la forme de la figure 2.
Le travail « destructeur » de santé
30Mais F. Sigaut défend aussi l’idée que la dynamique de l’identité et donc la santé mentale d’un sujet peut être mise en péril si un seul des trois pôles est isolé des deux autres. Ainsi, si le sujet est coupé du réel et de la reconnaissance par autrui, il est renvoyé à la solitude de la folie classique, connue sous le nom d’« aliénation mentale ».
31Si le sujet entretient par son travail un rapport raisonnable avec le réel, mais que son travail n’est pas reconnu par autrui, il est condamné à la solitude aliénante que Sigaut désigne par les termes « d’aliénation sociale », dont la situation du « génie méconnu » est un cas de figure. Le risque alors, est que cette folie soit confondue avec l’aliénation mentale, parce que la symptomatologie est la même que dans l’aliénation mentale en dépit d’une étiologie différente. L’essentiel de la psychopathologie du travail se déploie dans le secteur de l’aliénation sociale, notamment les pathologies de harcèlement moral et même certains suicides qui sont recensés depuis une douzaine d’années dans le monde du travail.
32La psychodynamique du travail qualifie ces nouvelles pathologies liées au travail de « pathologies de la solitude ». Les nouvelles formes de management et notamment l’évaluation individualisée des performances divisent les collectifs. Les sujets qui se retrouvent seuls face à des traitements ou des actes injustes à leur poste de travail, lorsqu’ils ne peuvent plus compter sur la solidarité de leurs collègues (en raison de l’exacerbation du « chacun pour soi ») sont fortement fragilisés.
33Pour être exhaustif, il faudrait commenter un dernier type d’aliénation proposé par Sigaut. C’est « l’aliénation culturelle » qui survient lorsque Ego et Autrui se reconnaissent mutuellement alors même qu’ils ont conjointement perdu le contact avec le Réel. C’est le cas par exemple des sectes, mais parfois aussi des états-majors qui ont perdu le lien avec l’expérience ordinaire de la « base ».
34Le travail peut aussi constituer un danger pour la santé des sujets [24]. Le prescrire comme thérapie n’est donc peut-être pas toujours pertinent.
Faut-il prescrire le travail comme thérapie ? À quelles conditions ?
Les conditions favorables à la mobilisation de l’intelligence dans le travail
35Aujourd’hui, avec les nouveaux apports de la psychodynamique du travail, nous savons que le travail ne peut revêtir un caractère thérapeutique pour le sujet ou plus généralement permettre son accomplissement, qu’à certaines conditions : que l’organisation du travail soit propice à la mobilisation de l’intelligence individuelle et collective dans le travail.
36Ces conditions repérées par la psychodynamique du travail peuvent être regroupées schématiquement en deux catégories. La première concerne toutes les conditions favorables à la mobilisation de l’intelligence individuelle ou ingéniosité. La seconde et la plus importante de ces conditions pour la mobilisation de l’intelligence en général, c’est la reconnaissance, c’est-à-dire la formulation d’un jugement sur le travail accompli.
37Or, la reconnaissance par les pairs n’est possible que si fonctionne un collectif. Ce qui est déterminant à ce niveau, c’est la confiance et la loyauté au sein du groupe. Celles-ci ne naissent pas spontanément. Elles ne peuvent se construire que si les membres d’une équipe sont en mesure de s’accorder sur les mêmes règles de travail. C’est l’existence de règles partagées qui structure le groupe et conditionne l’existence du collectif.
Apport de la clinique
38Si l’on admet que le travail représente une épreuve subjective majeure au regard de l’accomplissement de soi, il faut aussi admettre qu’il peut jouer un rôle dans les décompensations psychiatriques et psychosomatiques. Cette question se pose inévitablement pour le psychiatre ou le clinicien préoccupé par la santé mentale dans un contexte d’augmentation des psychopathologies liées à l’exercice du travail. Comment départager ce qui ressortit aux caractéristiques de la personnalité et aux relations intersubjectives renvoyant à la sphère privée, de ce qui appartient en propre aux contraintes exercées par l’organisation du travail et les rapports sociaux dans l’étiologie de la décompensation ?
39Les données cliniques suggèrent que le rapport subjectif au travail intervient dans la survenue de décompensations psychiatriques ou somatiques, quand surgissent des contradictions insolubles entre ces deux modes d’engagement de la personnalité (sphère affective ou familiale et sphère du travail). Des observations cliniques approfondies ont été publiées [1, 7, 8, 11].
40Du point de vue clinique, la difficulté principale consiste dans le fait que les manifestations de la souffrance mentale au travail ne surgissent pas toujours directement sur le lieu de travail. De surcroît, la forme séméiologique de la décompensation ne dépend pas des contraintes de travail, mais bien de l’organisation mentale du sujet et des relations intersubjectives dans lesquelles elle se trouve mise en impasse. Pour autant, le travail n’est pas un simple décor, et ne peut pas être réduit à un simple facteur déclenchant contingent de la crise psychopathologique ou somatique. Au regard de la centralité du travail, les stratégies défensives représentent le chaînon indispensable pour apprécier les rapports entre normalité souffrante et décompensation.
Conclusion
41Alors quelle place pour le travail dans le projet thérapeutique ? Tenter de répondre à cette question suppose de pouvoir rendre compte des conditions de possibilité d’une mobilisation subjective dans le travail. Celle-ci peut être analysée à la lumière de la centralité du travail vis-à-vis de la santé mentale comme nous avons tenté de l’illustrer ici.
42Le dispositif de réhabilitation s’appuie sur le postulat de la valeur thérapeutique du travail et utilise la prescription du travail au nom du soin [4, 10]. Cependant, le soin, en tant qu’il est lui-même un travail et une action qui concernent l’être humain, ne peut être standardisé. L’intelligibilité des vulnérabilités individuelles face aux contraintes du travail ne peut être envisagée en termes de rapports de causalité simple. Des retours d’expérience de réinsertion de travailleurs handicapés suggèrent l’existence de modalités de résistance particulières de certains de ces travailleurs aux contraintes issues de l’organisation du travail [18].
43Par ailleurs, le développement de nouveaux dispositifs de prévention et de prise en charge de la souffrance au travail révèle la complexité des pratiques face aux pathologies mentales associées au travail (pathologies post-traumatiques, pathologies du harcèlement, dépressions et passages à l’acte suicidaires [19]. S’il apparaît en effet nécessaire de suspendre le contrat de travail au moment de la crise psychopathologique, la reprise du travail suppose la collaboration de plusieurs spécialistes associés au psychiatre (médecin du travail, médecins inspecteurs du travail, juristes et avocats spécialisés en droit du travail, travailleurs sociaux), en vue de prévenir les incidences de la prescription médicale vis-à-vis de l’aptitude au travail, tout autant que de la protection des droits. Les décisions thérapeutiques doivent prendre appui sur la volonté du sujet de reprendre ou non le travail en mobilisant les ressources indispensables pour s’assurer que son activité réunisse un minimum de conditions favorables à la mobilisation subjective de celui-ci d’une part et à la psychodynamique de la reconnaissance d’autre part.
Bibliographie
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Notes
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Psychologue du travail, docteur en psychologie, membre de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
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Psychologue clinicienne, maître de conférences, université Charles-de-Gaulle - Lille-III, Laboratoire PSITEC, membre associé de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
<isabelle.gernet@univ-lille3.fr> -
[3]
Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire psychanalyse-santé-travail et directeur de l’équipe thématique « Psychodynamique du travail et de l’action », Centre de recherches sur le travail et le développement, Conservatoire national des arts et métiers, 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
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[4]
Terme généralement utilisé dans la sécurité pour désigner les incidents liés à une erreur humaine.