Le land’art, tendance de l’art contemporain
1Le land’art est une tendance de l’art contemporain, apparue dans les paysages désertiques de l’ouest américain vers les années 1969. Il se caractérise par un travail dans la nature même. C’est le plus souvent un art éphémère voué à plus ou moins longue échéance à la disparition sous l’effet des éléments naturels (figure 1).
Leurs histoires sont des secrets que seule la nature a gardés
Leurs histoires sont des secrets que seule la nature a gardés
2Avec les artistes du land’art, la nature n’est plus simplement représentée mais c’est au cœur d’elle-même, in situ, que les créateurs travaillent. Ils veulent quitter les musées et les galeries avec leurs jours et heures d’ouverture, leurs tickets d’entrée et véritablement sortir des sentiers battus. Les œuvres sont souvent gigantesques : la peinture des montagnes du Tibesti par Jean Verame, la réalisation de la Spirale Jetty de 500 m de long sur le lac Salé par Robert Smithson. Les artistes utilisent des matériaux de la nature (bois, terre, pierres, sable, rocher...) et creusent, déplacent, transportent, accumulent, griffent, tracent, plantent... Ils introduisent aussi des produits manufacturés : 400 poteaux d’acier attirant la foudre dans le désert du Nevada par Walter De Maria, 2 700 parasols jaunes ou bleus sur la côte californienne et simultanément au Japon, gigantesques nénuphars de tissu rose autour des îles de Florides par Christo et Jeanne-Claude. Ces œuvres seront durables mais souvent éphémères : feuilles, fleurs, neige, glace par Andy Goldsworthy ou Nils Udo ainsi que la plupart des œuvres de Christo et Jeanne-Claude. Les artistes travaillent souvent dans des lieux éloignés et c’est alors que la photo retrouve un rôle essentiel pour montrer, témoigner, garder le souvenir et... financer ces projets. Des croquis, reportages et vidéos sont présentés au public et permettent à l’artiste de vivre et de réaliser d’autres œuvres.
3Mais dans les années 1970, certaines œuvres réintègrent les musées et expositions (par ex : Lignes d’ardoises de Richard Long au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux). Ainsi cette aventure renouvelle-t-elle la longue tradition du paysage.
4Proclamation de l’ego d’une personne, le land’art peut être considéré comme une véritable pollution, en particulier lorsque sa réalisation fait appel à des matériaux durables rapportés sur un site ou que des modifications profondes sont imposées au biotope ou au paysage. L’esprit de cette tendance de l’art contemporain est parfaitement exprimé par Davis Nash, artiste travaillant au Pays-de-Galles : « Je n’étais pas vraiment intéressé par le sérieux intellectuel de la sculpture, mon désir était juste de construire. J’avais besoin que mon corps agisse sur le matériau pour penser et ensuite les formes développent leur propre logique. Ma pensée résidait entièrement dans l’action et j’étais en prise avec ‘la pensée latente’ du matériau. Le bois, la pierre, la terre ou l’eau recèlent une sagesse naturelle. Lorsque vous travaillez avec ces matériaux, vous travaillez avec l’origine et l’origine a une pensée profonde, beaucoup plus profonde que la mienne » (Langue du bois, entretien avec Christine Jean, Area Revues, Art Artistes n° 14, mars 2007).
La problématique adolescente et le land’art
5Cette activité créatrice entourée et soutenue par une artiste et un éducateur spécialisé nous est apparue paradigmatique du chemin à effectuer par l’adolescent troublé vers la création de soi qu’il doit mener pour lui-même mais en interaction avec autrui. Elle procède par ordonnancement du chaos et différenciation temporospatiale à partir de la matière comme vous allez le constater.
6En effet, la problématique adolescente doit être envisagée dans les liens tissés entre l’interpersonnel et l’intrapsychique dans une perspective plus phénoménologique que psychanalytique. Elle interroge l’axe de développement allant de la séparation à l’individuation, l’accès ultime à la différenciation permettant l’accès à l’intersubjectivité, cette dernière si douloureuse pour les adolescents fragiles comme pour les personnes présentant les symptomatologies des états-limites.
7A l’arrivée des transformations pubertaires, de nécessaires adaptations psychiques s’imposent au moi pour ne pas se trouver débordé car le corps est en lui-même un objet à la fois externe et interne. L’immobilisme n’est plus possible. C’est d’ailleurs parce que cette inertie n’est plus de mise que le jeu de la pulsion de mort et de la pulsion de vie est mis à nu en quelque sorte et peut faire apparaître les forces de destruction qui sont au cœur des problématiques adolescentes, notamment avec les tentatives de suicide. Si la psyché ne prend pas en charge ces transformations corporelles, un clivage moi psychique/moi corporel peut en résulter. En ce sens, les problématiques du clivage à l’adolescence rejoignent celles du jeune enfant qui tend à réaliser son unité psychique à travers les interactions avec son environnement, et en particulier les personnes qui s’occupent de lui. La fonction de contenant et de pare-excitation de l’entourage est de nouveau fortement sollicitée à l’adolescence parallèlement à la problématique étanchéité-perméabilité des enveloppes corporelles et psychiques.
8Le corps extérieur peut ainsi devenir persécuteur ou porteur d’une inquiétante étrangeté, avec tous les symptômes à expression corporelle que nous connaissons bien. Le corps échappant à l’adolescent représente aussi l’union sexuelle des parents. Lorsqu’il est attaqué, mutilé, scarifié ou même rejeté par le suicide, il s’agit d’attaques contre les figures parentales. Curieusement, les parents qui ne semblent pas le percevoir montrent une tolérance suspecte à cette attaque en règle. Ils s’avèrent dans l’incapacité de contenir de tels agissements ; or être contenus, c’est reprendre contact avec soi. Cette fonction de contenant, force est de constater que nous devons la mettre en œuvre parfois à l’extrême par la contention d’adolescents de plus en plus jeunes dont l’explosivité nécessite parfois le recours à des séjours en chambre d’isolement en milieu hospitalier avant de mettre en œuvre d’autres types d’approches thérapeutiques. On est à l’évidence bien loin de l’approche traditionnelle de la psychothérapie où la verbalisation du jeune est sollicitée comme modalité privilégiée de perlaboration. Parler de soi implique déjà que les conflits auxquels on se trouve confronté soient suffisamment intériorisés, que l’anxiété qu’ils expriment soit elle-même mentalisée ; or, l’opposition dont l’adolescent fait preuve à l’égard des adultes vient comme le déterminer en creux, son repli sur lui-même interroger la capacité du monde extérieur à vouloir. C’est ainsi qu’il est décrit d’abord dans le registre de la conduite ou de l’agir par ce qu’il fait ou ne fait pas : de la fugue au repli, c’est l’espace qui est mis en jeu, de l’agression à la fuite, c’est d’aller vers autrui ou de s’en éloigner dont il s’agit dans cet « espace psychique élargi » selon Philippe Jeammet où le corps et les autres, dont les parents, jouent les rôles équivalents aux objets internes sur la scène fantasmatique. L’adolescent qui ne veut rien savoir de ses parents, des éducateurs, des soignants, du monde adulte en général, agit pour savoir, comme s’il fallait que ses interrogations passent par la réalité pour devenir symbolisables.
9Le pari thérapeutique, c’est l’anticipation, c’est d’envisager le clivage comme fonctionnel et non structurellement établi une fois pour toutes, permettre à la destinée de s’accomplir selon les potentialités du sujet loin du tragique destin de la répétition des scénarios d’échec. Il en résulte que l’approche thérapeutique devra consister en l’aménagement d’espaces de mobilité à géométrie variable pour l’adolescent, qui devront l’aider à découvrir son propre langage, qui ne soit pas la langue de bois, mais bien parfois la langue du bois si l’on parle du land’art, à travers des voies créatives se faisant dans l’action, et qui ainsi pourront le réintroduire dans le temps. Pour ce faire les soignants devront s’avancer vers lui en affirmant leur identité sexuée de personnes, de professionnels, d’adultes pouvant encore se mettre en danger, en cause, en question, non structurés définitivement, mais eux aussi en structuration, en devenir, bref sujets de quête, la présence de l’artiste dans cette perspective et non d’un art-thérapeute est d’une grande richesse.
10Cette approche thérapeutique est l’occasion de sollicitation des langages verbaux et non verbaux, sans aborder le corps trop directement. Pour cela les actes, les comportements, les projets de l’adolescent sont à prendre en considération comme équivalents de production fantasmatique, en somme comme des tentatives de symbolisation.
La pose des indications thérapeutiques
11Aussi le soin avec ces adolescents doit être de préférence une activité : il s’agit plus de faire que de dire, ou de faire dire de façon introspective. Il s’agit de faire mais, de préférence, en évitant le registre où l’adolescent a placé ses défenses ; c’est pourquoi ses intérêts ou ses loisirs ne sont pas à récupérer dans une attitude de séduction, cette figure si fréquente d’inactivation de la relation thérapeutique avec l’adolescent.
12L’indication au groupe land’art est déterminée sur décision commune de l’équipe lors de la réunion de régulation qui se tient à l’issue de la consultation d’accueil au cours de laquelle l’adolescent et sa famille ont été reçus. S’il n’y a pas de profil type d’adolescent pour le land’art, l’indication résulte de la réponse apportée à un certain nombre de questions très concrètes telles que : Est-il préférable de recourir à un soin en groupe plutôt qu’à un soin individuel ? Ce soin doit-il passer plutôt par l’agi susceptible de prendre secondairement un statut symbolisable que par la parole ? Cet agi doit-il engager directement ou indirectement le corps du jeune ? L’imaginaire doit-il être au centre du soin ou, au contraire, la réalité ? L’espace proposé doit-il être plutôt contenant ou élargi, ouvert avec une dialectique ouverture/contenance ?
13La réponse est obtenue en tenant compte des symptômes exprimés par le jeune ainsi que des défenses mises en œuvre, sachant que les uns et les autres sont respectés pour proposer un cadre thérapeutique supportable à mi-distance entre les deux, ce juste milieu étant ouverture sur les deux extrémités sur lesquelles il n’y a ni complaisance ni évacuation pure et simple.
14Quelles sont les contre-indications ? Les suppositions d’idées délirantes puisque l’imaginaire s’exprime en désordre et que toute image est prétexte. L’espace clos reste alors plus sécurisant. Les phobies du toucher peuvent à la fois être une contre-indication et une indication, par l’approche lente, à se promener avant de toucher les lieux. Le travail des autres stimule l’envie de créer en prenant la stratégie de se servir de l’éducateur ou de l’artiste individuellement et, ainsi, petit à petit, mine de rien, le toucher s’apprivoisera, l’envie du résultat dépassant alors le malaise.
15Dans cette perspective, la proposition du land’art à l’adolescent apparaît toujours comme une surprise, de la nouveauté mais qui fait écho à un passé récent, celui où il creusait des tunnels sous les châteaux de sable ou patouillait dans la gadoue. Dans cette activité, le corps doit apparaître indirectement, la projection doit s’y retrouver comme mode de relation au monde réintégré dans un espace-temps projectif reconnu, celui de la création dans un espace commun, transitionnel. Mettre en place des activités de création à partir d’une autre création est souvent moins malaisé, qu’il s’agisse des objets trouvés dans la nature ou produits par d’autres (par exemple : découpage, collage) ou à partir d’un éclatement destructeur (mosaïque). On peut également travailler la terre, le plâtre, le bois ; assembler des objets récupérés en une création devient la personnification des démons intérieurs ou d’archétypes imaginaires, à travers des constructions folles. Finalement « construire » se place dans un rapport d’équivalence avec « se construire ».
16C’est ainsi que le groupe thérapeutique dit land’art, animé par un artiste intervenant et un soignant, tient compte de cet espace psychique élargi à la scène de la réalité tout en autorisant le mouvement, la projection de soi dans un support malléable fourni par la nature. Le faire industrieux prend la place de l’agi désordonné avec, en prime, la surprise d’une activité imprévue, voire imprévisible.
17Le groupe en effet, au-delà de la notion d’enveloppe groupale, nous paraît le mieux répondre à ces critères spécifiques où les interactions permettent l’expression fantasmatique sur la scène du monde et où le transfert éclaté et pluriel fait que chacun s’adresse aussi à tous. Il permet de surcroît, par la ritualisation de son ouverture, son déroulement et sa fermeture, le déploiement d’un temps circulaire et non plus linéaire, dans lequel tout peut être recommencé à chaque séance quelle qu’ait été la précédente puisqu’elle a pu se clore. En même temps se déploie la scène spécifique du groupe avec son cadre symbolique distinct de la vie habituelle.
18Aller dans la nature en forêt ou dans les champs, mais aussi dans la cité, parfois à l’intérieur quand le temps n’est pas clément, autant d’espaces de mouvement et de rencontres où chacun va créer, parfois à son insu, une œuvre dont la trace pour être éphémère pourra néanmoins être archivée sur des clichés photographiques ; autant de témoignages classables, consultables à loisir qui, au terme de l’activité groupale, pourront venir constituer une véritable chanson de geste que chacun est en mesure de se réapproprier ou non dans la construction de sa légende individuelle. Ici point d’interprétation au sens psychanalytique de la part de l’artiste intervenant et des soignants, point de leçons de morale ou d’injonction éducative, mais une facilitation et une aide à la libération des capacités créatives et récréatives de chacun, l’accompagnement d’une mise sur le chemin, une initiation.
19C’est l’archive de ces histoires secrètes livrées à la nature que Marie-Claude Joulia, artiste plasticienne, et François Mengual, éducateur spécialisé, vous livrent grâce au travail d’inscription d’Elisabeth Jung, éducatrice spécialisée.
Archive des histoires secrètes confiées à la nature
Pourquoi le land’art comme support thérapeutique ?
20L’éphémère : l’adolescence évoque les rituels de passage donc l’idée d’un être en mouvement souvent dépassé par les changements corporels, les pulsions non cicatrisées qui soit l’enferment, soit le précipitent dans des conduites dites ordaliques. L’idée d’éphémère s’impose presque comme la visite de ce temps agissant à son insu.
21L’espace : les enveloppes de son corps en état de métamorphoses le laissent tantôt dans sa chambre qui se couvre elle-même d’images, de sons, tantôt vêtu d’une couette l’été, d’un tee-shirt l’hiver, dans un chaos à l’intérieur de son cocon, tout en rêvant d’utopies, d’aventures, d’autonomie, de révolte… qui malgré tout ne sont surtout pas à gommer, puisqu’elles préfigurent la richesse d’un être en devenir. L’extérieur, lieu désordonné où l’envahissement de la nature devient terrain vague, permet dans l’expression du land’art un choix de lieu où le processus de la création, construire et déconstruire, permet le jeu éphémère et où son action lui donne le droit au rêve tout en prenant possession de l’espace, entre l’infini petit et l’infini grand, tout en sachant que sa production artistique reste fragile dans la durée.
22Le temps qu’il fait (figure 2) : sortir du cocon implique un regard sur la météo, sur une réalité directe : il pleut, il fait froid, il fait chaud. L’habillement, en fonction du temps, devient une préoccupation pour envelopper et couvrir le corps dans le souci de l’abriter des agressions extérieures.A chaque rencontre, le groupe note sur le journal de bord le temps, les présences, les lieux où nous allons.
Le temps qu’il fait
Le temps qu’il fait
23Le rapport aux sens (figure 3) : la découverte, l’état d’étonnement ressenti dans la petite enfance se rejoue sur le terrain. Le choix de l’endroit où chacun va travailler exige un regard proche de la surprise qui crée l’envie de se poser là : les volumes et accidents du lieu entraînent simultanément des sensations. L’odeur soulève des souvenirs, des envahissements, des réminiscences que chaque jeune exprime soit dans l’immédiat, soit au retour à travers l’écriture. Les matériaux utilisés réveillent les notions de mou, doux, piquant, dur, fragile, etc. et, parfois, les adolescents se tiennent tout au long de l’année sur les mêmes valeurs tactiles. Le temps qu’il fait ajoute les sensations humides ou sèches, froides ou chaudes. Les bruits environnants sont souvent évoqués comme une présence presque magique : du vent, de l’eau qui coule, des craquements, du chant des oiseaux, tout en essayant de nommer un cri, un sifflement inconnu, qui génère parfois une crainte difficile à maîtriser, parfois un bien-être, voire un apaisement dû à la douceur de l’espace sonore. Le goût des choses se rencontre lors de la préparation d’un travail, lors de la cueillette de baies, de fruits qui servent à l’organisation colorée de leurs productions. L’odeur et le goût s’associent, l’automne avec les champignons, les mousses, les produits des forêts et les essences des bois, les abords des rivières et leurs odeurs âcres et marécageuses. Les odeurs du givre, du froid de l’hiver sont tout autant un répertoire d’odeur et de goût qui évoque ou crée des réminiscences et de futurs souvenirs.
Le rapport aux sens
Le rapport aux sens
24Le voyage, l’errance, la durée d’une séance est de 2 h 30 le mercredi matin, les trajets s’effectuent en minibus avec l’éducateur, les adolescents et l’artiste et n’excèdent pas 30 km. La réflexion sur le choix d’un lieu se fait préalablement de façon collégiale à l’intérieur, autour d’une table. Ce lieu est choisi à l’unanimité et la première visite se fait ensuite.
25Le temps de parole à l’intérieur du véhicule, véritable sas entre eux ou partagé avec l’adulte, est riche de confiance dans la non-peur d’évoquer les problèmes de la semaine ou leurs interrogations. Le regard des adultes étant détourné par la route, la parole semble circuler plus facilement de dos.
26Sur le site, chacun choisit l’emplacement sur lequel il va élaborer son installation. Une fois bien décidé, l’éducateur ou l’adolescent prend la photo choisie du vide avant la construction du projet.
27Il arrive qu’une errance dans les lieux se produise, presque comme un rituel, avant le choix. L’incapacité à choisir est souvent due à la multiplicité des lieux possibles. Le temps attribué à cette séance provoque alors la nécessité d’urgence du choix, puisque le trajet de retour l’impose.
28Le voyage de retour s’opère souvent dans un lâcher prise où la parole entre tous peut faire place à l’humour, ce qui fait que le discours de l’aller n’est pas souvent le même que celui du retour où une connivence résulte de l’opposition des espaces, de la nature ouverte à l’environnement clos et enveloppant du véhicule.
La nature comme matière
29La nature par elle-même est la matière du monde, matrice organique de la création et de notre présence, nous-mêmes à la fois matière dans ce chaos, dans ce désordre et à la fois ordre et envahissement.
30La terre, le solide, le sol restent dans leurs premiers projets le point d’attache le plus sûr. Le plat, le plan reste un repaire solide dans la grandeur des lieux. Ce n’est que plus tard que la verticalité s’opère et que même le suspendu est possible. Les « à quatre pattes » ou « à genoux » donnent des traces souvent circulaires, en spirale, sortes de labyrinthes proches des jeux de billes ou de plan, qui nous évoquent les traces des peuples primitifs, véritables archétypes qui ressurgissent presque naturellement. Les matières végétales, des mousses, des lichens, du sable, des terreaux servent à modeler les premières formes.
31L’eau, le liquide, le fluide, l’insaisissable créent immédiatement un retour à la patouille, aux ricochets, aux éclaboussures, passer du rivage à l’eau permet de construire des éléments flottants ou des empilements de pierres où l’eau opère un recouvrement. Parfois, l’incapacité d’approcher l’eau et le courant donne un travail sur la berge qui sera par la suite, selon la hauteur des crues, recouvert, peut-être noyé, ce qui oblige à travailler non seulement l’éphémère, mais aussi l’angoisse d’une disparition. Le miroir de l’eau reflète la construction en la déformant, distorsion volontaire ou fortuite et inquiétante. Le départ d’une construction flottante au fil de l’eau a pu faire évoquer par certains le voyage vers l’au-delà, pour d’autres une bouteille à la mer.
32L’air, par le souffle, aide à regarder vers le haut et à prendre conscience de la verticalité et du regard debout ! Les structures peuvent être suspendues et mobiles, selon le vent et l’agitation qu’il entraîne, l’air met le corps en mouvement et, à l’image des feuilles qui volent, les matériaux (sable, farine…) peuvent d’un geste éphémère, fixé par la pellicule, dessiner dans l’air et dans l’espace un jet, tel une trace sur une toile.
33L’ouragan, la neige, la glace, la pluie, le brouillard, la pénombre accompagnent nos voyages. La brusquerie des accidents, des démolitions, des travaux sont presque des moments privilégiés, où il faut trouver des solutions immédiates pour résoudre ou transformer les aléas. Ces métamorphoses rapides permettent d’élaborer une gymnastique de solution et parfois l’acceptation de la force des éléments.
34Contrairement à l’abîme, le chaos est déjà une organisation envahissante. La nature, dans son désordre, laisse voir, selon les déformations du hasard, des lieux, des bizarreries qui créent non seulement l’interrogation, mais aussi l’émotion. Ce rendu visible permet alors un désir de poursuivre une image entrevue. L’ordonnancement du projet, presque mathématique, interroge sur la symétrie, la dissymétrie, la répétition, le plan, la structure même de l’espace créé et l’idée de perspective réelle ou illusoire qu’il évoque.
35Le creux/le plein : gratter dans le sable, dans la terre, premiers gestes de l’enfant qui porte les objets à sa bouche, est presque une nécessité pour créer le plein. Le creux des arbres renvoie des évocations magiques de légendes où l’arbre agit comme un personnage inquiétant et d’où le lapin d’Alice, Merlin l’Enchanteur, le Djinn peuvent émerger à chaque instant. Entrer dans les grottes, dans le lit sec des ruisseaux, autant de possibles protections et de constructions primitives évoquant les traces des premiers hommes. Le plein est évoqué lorsque le vide devient insupportable, un espace à remplir, voire à boucher.
36Le vide, dans sa représentation vertigineuse, évoque le suspendu, l’envol… Il est souvent associé à l’idée qui ne se manifeste pas mais qui véhicule communément l’angoisse de l’artiste devant sa feuille blanche. Le vide apparaît souvent à l’adolescent comme un no man’s land situé entre le cocon de sa chambre au sein de sa famille et le temps de l’avenir qu’il ne sait pas projeter. L’arrivée sur les lieux et la nature dans son immensité produisent la difficulté à choisir un point où se poser, où une construction peut s’envisager. La tête trop pleine ou trop vide trouve en écho l’impossibilité de regarder le réel ou le plongeon dans l’espace infini avec l’impossibilité de définir une limitation, mais aussi en quittant les lieux de laisser là le travail accompli. Le « comment abandonner » quelque chose de soi et de n’en garder qu’une trace photographique est crucial, mais aussi, si nous revisitons quelques mois plus tard le lieu, retrouver l’œuvre transformée par la nature elle-même (mousses qui occupent l’architecture en suivant les formes, plantes qui poussent, etc.) interpelle le travail du devenir. Le vide comme espace de vacuité s’exprime parfois par l’émotion à la vue d’un paysage, d’une atmosphère silencieuse, délicate de la nature au petit matin, froid, neigeux, humide ou magie des rayons du soleil sur les arbres, sur l’eau, etc. Images, certes conventionnelles, d’expression de la beauté, mais évocatrices du rêve, « on se croirait dans une légende ! » ; on ne peut donc pas intervenir dans cette beauté présente sans casser la magie de l’instant. Le suspendu n’intervient en général qu’après plusieurs mois de pratique. L’élévation, du sol vers les branches d’arbres où les objets construits peuvent s’accrocher et se balancer dans l’air, semble intervenir comme l’archaïque image de l’homme debout ou bien, banalement, dans l’idée du bébé à quatre pattes sur le sol se dressant pour marcher. La similitude semble certes simpliste mais pourtant souvent constatée dans la façon de mouvoir son corps dans l’espace par les déplacements de recul afin de voir de loin ou bien de tourner autour pour appréhender l’idée de volume : en haut, en bas, derrière, devant. C’est aussi la surprise de dessiner dans l’espace, non pas par la forme de l’objet (par exemple : en couronne) mais par la forme du vide qu’il dessine, ce que les sculpteurs nomment la prise de possession de l’espace.
37Le grand et le petit sont des dimensions qui se travaillent aussi comme « l’impression de… », « l’illusion de… », « on dirait que… » (figure 4). L’espace occupé peut être très restreint mais l’imagination, proche des jeux d’enfants, fait entrer l’adolescent dans le monde magique, par exemple évoqué par une souche dans laquelle il se projetterait à l’échelle de celle-ci. La construction d’allées, de ponts, de rivières fictives qui prendraient une dimension réelle mais illusoire lors de la prise de la photo, au-dessus ou au ras du sol, celle-ci restituant une image à l’échelle de son imagination. Ce jeu, souvent constaté dans les premières séances, ne passe pas le cap d’une création plastique, mais seulement d’un des derniers jeux de l’enfance (petits soldats, châteaux, maisons de poupées). La même démarche existe aussi dans le plus grand « lieu cabane » dans lequel on peut pénétrer et se protéger (grotte préhistorique, carapace…), lieu clos de l’intime, du non partagé. La photographie peut alors être prise dedans et dehors, dans le jeu habituel où la forme sera plus imitation qu’invention, une re-création personnelle en quelque sorte.
L’échelle
L’échelle
38L’envie de donner une coloration aux constructions oblige à porter le regard sur les couleurs à disposition selon les saisons dans la nature, couleurs qui tranchent sur les verts et bruns habituels. Les fleurs du printemps, les baies d’automne, les graminées d’été et les branches piquantes des persistants de l’hiver déclenchent l’idée de faire des provisions, des cueillettes et de découvrir non seulement les couleurs mais aussi la richesse de formes des plantes rarement regardées d’aussi près. L’accumulation dans les sacs de chacun au cours de cette chasse renforce l’idée d’un trésor qui va servir à créer. Ces préparatifs rapprochent du jardinage, renvoient à la transformation des plantations, aux outils pour couper, aux râteaux pour accéder aux branches mais aussi plus tard à la préparation culinaire d’un plat savoureux disposé sur un grand feuillage, une embarcation colorée qui partira au loin sur la rivière. Laisser partir ce que l’on vient de construire renvoie les adolescents à l’idée de voyage, aux départs parfois sans retour, dernier voyage des âmes, comme dans les pays d’Orient ou comme dans les films ! Cette capacité à quitter réellement n’est acceptée qu’après plusieurs séances de travail. Lorsque tout danger pour soi à laisser ou à quitter est écarté, dans cette attente du possible, la fixité de l’objet créé peut rester visible « entre deux eaux », certes attachée sans départ possible, mais parfois entraînée accidentellement par la force du courant. La cueillette reste un temps de préparation au travail où l’élaboration se fera au fur et à mesure, en fonction des matières récoltées pour une séance à venir, ailleurs que sur les lieux de cueillette. Le travail d’un dessin au sol éveille parfois chez l’adolescent la possibilité de répandre un terreau, sur lequel le gazon sera semé. L’idée artistique du land’art, dans sa progression liée au changement de couleur suivant les saisons, se poursuit transformant la vocation première du lieu et l’idée d’éphémère.
Les objets dans la nature
39L’envie de construire une sculpture qui irait se positionner dans la nature (figure 5) n’est pas tout à fait une action telle que le land’art à ses débuts voulait exprimer, mais plus une autre pratique plus récente de l’art contemporain, c’est-à-dire « l’installation ». Les difficultés du temps qu’il fait nous interdisent parfois la circulation, voire même nous empêchent de rester à l’extérieur. L’utilisation de matériaux autres que le végétal ou le minéral (bois, carton, polystyrène…) dans le cadre de l’atelier permet de construire des sculptures destinées à être mises en scène au gré des saisons dans des lieux différents, soit sur l’eau en éléments flottants colorés, soit plantés en bordure de rivage. La sculpture n’étant jamais perdue, seuls le temps et le lieu restent éphémères. Les objets usuels, parfois abandonnés dans la nature, peuvent aussi devenir une sculpture faite de ces récupérations, redonnant à l’objet perdu une nouvelle orientation, le sacralisant dans ce lieu où était l’objet abandonné, porteur d’une histoire perdue.
Les objets dans la nature
Les objets dans la nature
40Nous l’avons vu, il n’y a pas de profil type d’adolescent pour le land’art. La trace, même si elle est éphémère, reste fixée dans le temps, soit par la prise de photographies, soit par un film vidéo. Les repérages des lieux choisis sont également photographiés afin d’avoir en mémoire le lieu vide de toutes interventions. Une trace écrite, tel un journal de bord, est inscrite dans un cahier par les soins des adolescents désirant écrire. Il y est mentionné le temps qu’il fait, le lieu où nous nous rendons, les personnes présentes, les fournitures et outils à emporter, l’harmonie ou la dysharmonie du groupe.
41L’échange permet à chacun de laisser émerger les idées que leur évoque le lieu choisi mais aussi de noter le « comment réaliser » cette idée et rendre possible ce qui paraît impossible. Parfois, pour plus de précision, l’adolescent peut exécuter le dessin d’un plan qui sera joint à son propre carnet de bord. Chaque adolescent reçoit au cours de l’année les photos, les textes, les plans de son propre travail, qu’il range, décore à son gré. Ce document témoigne du travail éphémère qui non seulement accompagne chacun mais reflète la chronologie, les répétitions des créations. Ce carnet de bord personnel est une sorte de journal intime que chaque adolescent emporte comme un cadeau souvenir à son départ.
Et parfois à l’intérieur
42Si la pluie, la neige ne permettent pas de sortir dans la campagne, nous préparons des objets sculptures pouvant par la suite s’installer dans la nature. Les éléments naturels peuvent entrer également dans l’espace clos en jouant sous forme d’installation.
43Ces moments permettent de travailler le geste, la prise de possession de l’espace (figure 6) et porter un regard sur les traces de leurs impulsions, gestes archaïques, directement venus de l’enfance, véritable archéologie de leur propre mouvement où spirales, courbes, lignes et lignes brisées s’organisent malgré tout, devenant leur calligraphie personnelle.
A l’intérieur
A l’intérieur
Quels effets ?
44Pour les adolescents, la rencontre avec la réalité naturelle, l’espace et le temps a permis, pour la plupart, d’amorcer un mouvement alors qu’ils étaient dans une posture fixe sans possibilité de passer à un acte constructif et cependant gratuit, comme le préliminaire du passage d’un âge à l’autre. La particularité de ce mouvement artistique qu’est le land’art permet la confrontation (parfois non désirée par le jeune adolescent) avec la nature et le principe nomade d’un lieu à un autre, par tous les temps et ce faisant, le déplacement d’une difficulté intérieure énoncée probablement comme un pathos sur un point extérieur, un peu comme dans les rituels magiques primitifs où le mal était déposé dans la forêt sacrée. Ce point extérieur, en pleine nature sauvage, serait constitutif d’une sorte d’ex-voto permettant de créer, d’ordonner, d’aimer la représentation ainsi déposée tout en ouvrant, mine de rien, répétition après répétition à une sublimation à la fois artistique et personnelle.
45Pour les soignants engagés dans cette aventure depuis 7 ans, l’éducateur et l’artiste (Satanas et Diabolo selon les adolescents), l’élan du début n’est en rien altéré, car cette activité est sous-tendue par la créativité. La mise au point entre des approches, au départ différentes du fait de la formation artistique et éducative, s’est effectuée au fil du temps non sans une certaine réactivité parfois ! La nourriture même de ces contradictions vient servir le lien entre les ados et les soignants qui, à travers l’humour d’un jeu théâtralisé, peuvent témoigner de la possibilité de n’être pas d’accord avec l’autre sans que cela soit un problème. La technique artistique qui se situe à la fois dans la plongée imaginaire du travail en route et en même temps dans la prise de recul hors de ce même travail crée un mouvement d’aller et retour qui permet une dynamique faite de construction et de déconstruction propre à la création.
46Cette approche a permis d’aborder les adolescents comme si était travaillée une création avec eux et pour eux, à la fois proche et éloignée d’eux, dans la difficulté de la juste distance. Les trajets et les apartés avec chaque adolescent se font selon le choix d’interlocuteurs privilégiés. L’idée d’aventure personnelle, la mise en route du désir d’entreprendre, la peur de l’échec, l’inhibition, les phobies des animaux, de la saleté de la terre ou des végétaux, voire la peur de se perdre, se révèlent et s’apprivoisent au cœur même de la forêt ou des espaces vertigineux.
47Les problèmes architecturaux que présentent leurs constructions les obligent à trouver des solutions. Ce travail est fait de presque rien et l’interrogation porte sur comment faire tenir le « presque rien » ? Les soignants ne sont pas là pour résoudre les difficultés mais pour leur permettre de dégager une solution, la difficulté réside dans le fait de ne pas faire à la place de l’adolescent.
48Le land’art n’est pas la médiation du soin comme on dit souvent, l’artiste et l’éducateur sont en effet aussi « matière » malléable au gré des projections des jeunes. Leur présence protectrice facilite l’atterrissage de l’imaginaire à la réalité. Le double regard qui n’est pas dualité offre une image rassurante, non pas de parents mais de passeurs du possible. L’espace extérieur reste alors la matière-cadre pendant l’action de leur travail alors que l’intérieur fourni par le véhicule en déplacement devient dans une situation inverse un cocon fermé, souvent à l’aller, lieu de tension, d’évacuation de la semaine et de ses conflits quotidiens, alors que le trajet de retour est fait de détente, d’échanges intimes, de paix, voire de joie, d’avoir pu réaliser une œuvre et soudain de l’émergence d’une sensation de faim dans l’idée d’un plaisir à manger, hors le regard des adultes placés à l’avant du véhicule qui ne sont pas cependant dépourvus de leurs oreilles. L’aventure déroutante de mettre en scène le merveilleux ne fonctionne que si l’obligation d’autorité ne prend pas le dessus. La difficulté pour l’artiste reste dans le non-désir de jouer le censeur puisque la création nécessite la liberté plus que l’interdit. Alors que l’éducateur, du fait de sa fonction, reprend les règles élémentaires de convivialité, du respect du travail de l’autre, de l’harmonie de vivre ensemble.
Quelle évolution ?
49Les plaintes du style « je n’ai pas d’idée », « je ne sais pas quoi faire ? », « Je ne suis pas capable », « je n’aime pas me salir les mains », « j’ai froid », « j’ai chaud », « il pleut » émaillent les bonnes raisons de ne pas travailler, de la difficulté à s’engager, l’ennui cache les ennuis ! Et certes de prime abord le land’art est peu efficace pour résoudre ces difficultés.
50Les terriens que nous sommes sont attachés au sol et enferment leurs premiers travaux répétitivement dans la notion du plat qui engendre le cercle et la spirale. L’ennui de la répétition de cette marche primitive provoque le désir de s’élever, de grimper et d’installer dans l’espace des volumes autour desquels ils peuvent tourner, prenant possession des lois de l’orientation, du jeu des lumières et des ombres sur les volumes et des trouées sur le vide qu’elles dessinent.
51D’année en année, la création de ces ateliers ressemble à l’évolution du travail artistique de la création. Les remises en question rendent toutes les opportunités possibles à ces réalisations.
52Les rencontres avec d’autres pratiques artistiques, même ponctuellement, sont rendues possibles à travers des sorties dont les adolescents deviennent les acteurs à l’occasion d’un voyage, d’un concert, de l’enregistrement d’une émission à la maison de Radio-France, etc., l’occupation de l’espace et des espaces ne se posant plus comme problème insurmontable.
53A notre époque tournée vers le virtuel, cette révolte propre à l’adolescence peut se jouer par cette volte-face vers le naturel, le tangible, le vrai, non pas dans un retour à la terre mais, bien au contraire, dans la construction de leur propre liberté d’individus uniques et en devenir, de leur destinée.