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Article de revue

Éloge de l'analyse en langue étrangère

Pages 759 à 764

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, Professeur des universités, Université Paris 8, 38, rue du Faubourg Saint-Martin, 75010 Paris
    <serge-cottet@orange.fr>
  • [1]
    Son dialogue avec un auditeur américain lors de la leçon du 9 décembre 1975 de son séminaire Le Sinthome autour du signifiant « oiseuse » [9].

D’un paradoxe

1Nous soutenons le paradoxe suivant : l’analyse des sujets étrangers dans la langue française fait-elle nécessairement obstacle au travail inconscient ? Souligner, non pas les inconvénients de l’exil, mais sa positivité est un cliché depuis Julio Cortázar : « Et si les exilés décidaient à leur tour de considérer comme positif leur exil ? Tout en sachant que je suis sur la pente dangereuse du paradoxe, je crois qu’un tel choix correspond à une prise de réalité parfaitement valable. C’est pourquoi je lance cet appel à une distanciation expresse, qui prendrait appui, entre autres, sur le sens de l’humour, de cet humour qui, tout au long de l’histoire, a permis de véhiculer des idées et une praxis qui, à défaut, paraîtraient folie ou délire. [...] Mais pour cela, il nous faut rompre avec le répertoire habituel de la terminologie de l’exil et procéder à un retour sur nous-mêmes, où chacun se voit de nouveau, se voit nouveau. La prise de réalité dont je parlais ne sera possible qu’au prix d’une autocritique qui nous arrache une bonne fois certains des voiles qui nous aveuglent » [2].

L’écrivain en langue étrangère

2On vérifie par la psychanalyse que cet arrachement du sujet de ses origines, qu’il soit volontaire ou forcé, suscite rarement l’humour. Dans les deux cas, la nécessité de parler la langue de l’autre provoque une division, une amputation qui, à première vue, n’est pas favorable à un changement de discours comme celui auquel invite J. Cortazar. Il faut employer les grands moyens, ceux-là mêmes dont le sujet est dramatiquement privé, notamment la parole. À plus forte raison si, comme J. Lacan, nous considérons l’inconscient structuré comme un langage, c’est un paradoxe de prêter à cette situation handicapante des caractères positifs concernant le travail analytique lui-même. Et pourtant la comparaison avec l’écrivain d’origine étrangère pourrait nous orienter dans cette voie ; le passage d’une langue à l’autre a été célébré par de grands écrivains exilés dont l’œuvre est écrite en français : Joseph Conrad ou Vladimir Nabokov pour l’anglais ; on pense à Milan Kundera, ou à l’essayiste Tzevtan Todorov qui sont des exilés politiques et qui trouvent dans la langue française l’instrument d’une coupure définitive avec le passé.

3Mais, si l’on veut opérer un rapprochement avec l’analysant, il vaut mieux parler d’un exil volontaire et d’un changement de discours que le choix de la langue elle-même permet ou impose. On rencontre ces deux caractéristiques dans l’œuvre de Samuel Beckett. Celui-ci s’applique à faire de la langue française une langue étrange, qui rompt la familiarité qu’a le sujet français avec sa propre langue, c’est-à-dire à provoquer un « exil du sens », une fuite du sens, qui est plutôt une fuite du style. L’auteur restitue au langage une dimension d’irréalité. Par cette soustraction, il soutient qu’en français : « Il est plus facile d’écrire sans style » [4]. Il est vrai que, à l’instar du latin et du grec, S. Beckett considère la langue française comme une langue morte.

4En passant d’une langue à l’autre, non seulement le vocabulaire se resserre, mais on constate une ordonnance plus sévère de la syntaxe, notamment pour un anglophone. Avec ironie, le romancier du vide et du rien pensait trouver dans la langue française une adéquation à ce désert. Cette épreuve ascétique n’est pas toujours confirmée. Un écrivain comme J. Conrad, compteur prolixe, se sert de la langue anglaise pour faire du style ; c’est ce que lui reprochait Virginia Wolf : le caractère peu spontané de son écriture. Comme invité par une langue qui n’est pas la sienne, il se répand en politesse excessive, en fait trop, utilise des tournures archaïques, dans une langue trop convenue. Quand on demandait à S. Beckett pourquoi il écrivait en français : « c’était pour faire remarquer moi » [4]. Cette faute volontaire de syntaxe traduit le paradoxe qu’il y a à faire des héros à partir de sujets évanouissants dont l’énonciation est réduite à quelques bribes, comme disait G. Deleuze « des sujets larvaires » [3]. Il est question d’un « dépouillement du sujet réduit à sa stupide existence », comme dit J. Lacan, « le réel de celui qui parle est dépossédé de toute chasuble narcissique » [5]. L’emploi appuyé du pronom personnel renforce l’ironie qu’il y a à donner la parole la plus vide à l’être le moins étoffé. Alors qu’on est dans le monde de la plus grande impersonnalité, de la plus grande précarité symbolique, on fait dire je au sujet à tout bout de champ, tandis que le personnage habille un cadavre. Les lecteurs anglais de S. Beckett considèrent que le pronom personnel est très accentué en français. Il l’est en tout cas beaucoup plus qu’en espagnol. Peut-être ces caractéristiques de la langue favorisent-elles le style égologique du roman français : d’Adolphe de Benjamin Constant, jusqu’à Marcel Proust en passant par André Gide et Henri de Montherlant. On voit la distance avec le style épique, fantastique ou baroque de la littérature sud-américaine, notamment avec Gabriel Garcia Marquez et Jorge Luis Borges. « Le roman moderne c’est le roman du moi », disait Sigmund Freud. Ce caractère emphatique du pronom achève de donner au moi sa structure de fiction.

5Par rapport à cette inflation, l’ascèse minimaliste de Beckett nous oriente vers une analogie avec l’histoire personnelle du sujet en analyse, avec son peu de réalité que camoufle l’imaginaire du roman familial. Le moi n’est pas le sujet, ce dernier n’émerge que de l’appauvrissement du premier. C’est pourquoi J. Lacan dit dans le Séminaire XI que « la psychanalyse dénude considérablement le sujet » [6]. De même, le français « affaiblissait - had the right weakening effect » [4]. À la Libération, S. Beckett se remit à écrire en français, dit-il « avec le désir de m’appauvrir encore davantage ».

L’écrivain et l’analysant

6Ces remarques sont certainement en faveur d’un rapprochement entre l’expérience de l’écrivain et celle de l’analysant. À faire de l’analyse un itinéraire d’appauvrissement, on est servi… L’analyse appauvrit le sujet dans tous les sens du mot. Heureux les pauvres ! Le royaume de l’inconscient leur est ouvert. Heureux les handicapés de la langue française, les boiteux, les sans style, les exilés de la langue maternelle. Ils n’ont pas le loisir du bavardage ; l’association libre, au contraire, précipite immédiatement la parole du sujet vers l’objet perdu et sa nostalgie. Elle est plus proche de ce réel de la séparation.

7Comme J. Lacan a opposé pendant un temps la parole vide et valorisé la parole pleine, on pourrait considérer que, dans le discours nostalgique, on est effectivement du côté de la parole pleine. Inutile là de rajouter du sens, c’est déjà la parole pleine de sens. On pourrait considérer que l’éthique du bien dire est en faveur de la plénitude. Pourtant, une autre conception tout autant lacanienne du discours ne vérifie pas cette orientation. Le dernier enseignement de

8J. Lacan fait notamment le procès de la parole pleine : pleine de sens, elle sollicite toujours plus d’interprétation. L’inflation du sens inconscient entraînée par l’association libre produit un déroulé de la chaîne signifiante véritablement interminable. Le trop de sens est aussi un plus de jouir. Il vient s’inviter au banquet de l’inconscient pour participer à cette gourmandise du sens, celle qui s’étourdit du dire, du roman familial et oublie le fait même de dire, la satisfaction incluse dans l’énonciation. Celle là même qui habite le discours nostalgique. Une collègue argentine nous racontait comment J. Lacan pratiquait la coupure alors qu’elle démarrait son analyse avec lui : chaque fois qu’elle disait le mot « Argentine », il soulignait l’ambiguïté signifiante du mot en français en interrompant la séance. Vite échaudée par les conséquences de cette funeste équivoque, la collègue a su évaluer rapidement le prix de sa nostalgie.

9La pratique lacanienne a rendu sensible cette jouissance du sens inconscient. Au contraire, l’attention portée par J. Lacan à la langue maternelle et au réel de la langue brouille le message signifiant. Il dissocie toujours plus la lettre du sens, rend impossible la traduction. La matérialité du langage livre d’autres propriétés que celles qui véhiculent la signification. Les séances courtes favorisent cet effet. Elles n’encouragent pas le bavardage, le blabla et les procédés qui reviennent à parler pour ne rien dire et, notamment, pour éviter le déchiffrage de son symptôme.

La castration, entre syntaxe et vocabulaire

10L’analysant immigré est doublement exilé. De ses racines, avec la nostalgie de l’objet perdu. Il est privé de ce plus de jouir qu’est le trésor des signifiants que la langue maternelle lui assure : elle se voit réduite au service minimum. Aller droit à la chose qui l’encombre ou la signification sans les détours que la rhétorique lui permet : c’est comme une première castration linguistique.

11L’amputation ne concerne donc pas la pensée mais la syntaxe, c’est-à-dire l’instrument même de tout effet poétique. J. Lacan précise, en effet : « ce n’est pas la pensée, mais le sujet, que je subordonne au signifiant » [10]. On dira toujours tout ce qui peut se dire quelle que soit la langue, mais c’est le nouage à la jouissance du dire qui est rompu. Le paradoxe est que, privé de ces moyens et principalement d’une jouissance de la langue, on constate qu’une plus grande liberté de parole peut en résulter. Le collage à la langue maternelle entrave l’énonciation et non pas seulement les lacunes du vocabulaire français. Cela se vérifie lorsqu’il est question du plus intime.

12En effet, la langue étrangère est plus désaffectée ; les analysants disent cette distanciation, cette irréalisation de la chose par une langue qui n’est pas la leur. De fait, l’intime dit dans la langue étrangère devient extime. Non parce que l’amour de la langue française fait défaut – souvent les analysant sont venus en France pour faire leur analyse en français (c’est la langue de la psychanalyse moderne après avoir été celle de la diplomatie) – mais l’intimité du sens et de la gourmandise des mots fait défaut. Une analysante de formation littéraire nous dit à quel point dans sa première analyse dans sa langue maternelle, le langage opérait comme moyen de séduction. « Mettre des ornements, c’est plus facile pour éviter la chose », dit-elle. Elle parlait dans la dimension de la séduction plus que dans celle de la vérité. Maintenant, en français son symptôme se dénude ; la patiente demande sans cesse : « est-ce comme ça qu’on dit ? Est-ce bien comme ça qu’il faut dire ? ». Elle livre ainsi par cette demande le secret de son fantasme masochiste : « se faire corriger » : elle rencontre un signifiant de son destin.

Exil de l’autre

13À l’exil du signifiant, nous opposons l’exil de l’autre chez une patiente toujours en panne de dire ce qui lui manque. Enfant, elle a été abandonnée par ses parents qui s’exilèrent de l’Europe orientale vers la France, la plantant là, avant de venir la chercher trois ans après. Toujours marquée par cet abandon, la jeune femme répète dans sa vie amoureuse une stratégie de fuite, de dérobade et d’interruption, notamment avec le partenaire masculin. Elle s’absente : c’est son mode de division. On employait ce terme dans le vocabulaire « charcotien » : l’absence hystérique. Cette absence se négocie sur le plan du savoir : elle se dérobe au travail analytique en prétendant ne pas trouver les mots, ne pouvoir rien dire. Toutes ses phrases sont interrompues par la même énonciation : « Je ne sais pas, je ne sais rien », premières phrases prononcées sur les bancs de l’école à Paris. Il a fallu qu’elle oublie sa langue maternelle au moment même où elle retrouvait ses parents en France. Depuis, elle ne la parle pas volontiers. Cette langue deux fois perdue – d’abord avec le départ de la mère, ensuite avec les retrouvailles de celle-ci –, cristallise un amour contrarié. Jetant le bébé avec l’eau du bain, elle s’enferme dans un mutisme et renonce à l’amour. Mais, l’amour de la langue subit de biens cruels avatars et c’est dans les termes d’un renoncement pulsionnel que certains analysants en parlent. La langue espagnole semble offrir notamment plus de volupté qu’aucune autre, une jouissance du bavardage qui subit une cruelle amputation avec les séances courtes. Les exilés sud-américains en savent quelque chose, d’autant plus que les séances là-bas durent trois quarts d’heure.

Dire sur le sexe

14Cette cause perdue, cependant, n’est pas désavantageuse pour la psychanalyse. Nous soutenons que, dans ce passage d’une langue à l’autre, il y a un transfert de jouissance : on jouit moins du signifiant dont on ignore les trésors mais, en revanche, on est plus franc du collier avec le signifié. On va droit au but avec moins de dérobade, de détours, moins de pudeur aussi. Les limites de la langue favorisent le brut de décoffrage, les nominations sans sous-entendus, les désignations sans détours : la Bedeutung. Et la Bedeutung c’est le phallus.

15Cette division provoquée profite notamment au dire sur le sexe. J. Lacan dit : « impossible de bien dire sur le sexe », nous ajoutons : dans sa propre langue. C’est déjà plus facile dans la langue étrangère : le démon de la pudeur tombe, il habitait la langue. Parler français retire aux mots leur intimité trop forte avec la chose. Il y a des tabous propres à la langue maternelle qui tombent, des impératifs qui se détachent, des syntagmes figés intraduisibles. Les attaches de la langue maternelle avec le surmoi se desserrent. C’est l’ensemble des origines linguistiques du surmoi qui sont coupées de leur base : c’est comme un autre qui parle, dit une analysante. La division que l’inconscient impose est encore redoublée par cette contrainte.

Le malentendu

16Il est vrai que l’éthique du bien dire implique un sens de la nuance et du choix des mots qui fait difficulté pour le débutant, d’autant plus qu’il est invité à dire n’importe quoi, comme dit J. Lacan, des bêtises. Les nuances de la langue font défaut, les équivoques impossibles, on est privé des ressources propres à l’inconscient qui ne joue sur le cristal de la langue que dans sa langue maternelle. Confronté à ce mur du langage, il est difficile de parler juste sinon de parler vrai ; dans cette distanciation, le sujet perd la responsabilité de son dire. Tellement asservi au signifié, il risque de méconnaître les effets du signifiant sur son destin. C’est d’ailleurs surtout un inconvénient pour l’analyste : il aura à demander au patient comment on dit ça dans sa langue propre. Si le psychanalyste psychologise trop son écoute, on aura alors affaire à un autisme à deux, situation qui n’est pas rare en psychanalyse même sans immigration impliquée. On communique dans le plus grand malentendu.

17L’utilisation des mots à contresens ne se confond pas avec l’attention à l’équivoque ; il faut parfois rectifier le choix d’un mot entendu de travers et J. Lacan ne s’en privait pas [1]. Le réservoir de l’équivoque est pourtant sans limites dans cette situation : faux amis, erreur de traduction, substitution involontaire d’un mot pour un autre, usage difficile de la négation en français pour les hispanophones (le ne explétif notamment, est riche d’équivoque et fait résonner l’ambiguïté du désir). L’usage exclusif de l’article défini masculin chez une analysante dont la langue maternelle, pourtant, utilise les deux genres, trahissait son identification à l’un des deux. Les malentendus calamiteux sont légion : à la limite, l’analyse ne fonctionnerait-elle que dans le malentendu à la manière des dialogues du professeur Tournesol et des deux Dupont dans Tintin, il y aura toujours un effet de sens dans le non-sens. Un analyste dit à son analysant qui vient de lever une inhibition à l’écriture : « c’est réjouissant ! » L’analysante fait répéter plusieurs fois et finit par entendre : « c’est la jouissance ». Elle se trouve alors confrontée non seulement à un heureux dénouement mais à la satisfaction que son symptôme procurait. Mais à qui le procurait-il ? La réponse lui est signifiée par ce dédoublement même apporté par l’équivoque ; car c’est l’autre en effet qui se réjouit : c’est donc comme fantasme de l’autre que son symptôme lui est involontairement déchiffré. On est donc dans une contradiction : d’un côté le sujet exerce un contrôle permanent pour rester dans la langue de l’autre et traduire sa pensée, et d’un autre côté on l’invite à penser le moins possible et à parler sans la peur de dire des bêtises. Cette situation a pu un moment laisser croire que l’analyse d’un sujet dans une langue étrangère à sa langue maternelle impliquait une retraduction permanente.

Élucubrations sur les langues du sujet

18On pourrait penser que l’inconscient comme nœud de langage est tellement lié à la langue maternelle qu’un dénouage est impossible dans une langue étrangère. C’est d’ailleurs souvent la demande spontanée du sujet qui suppose toucher son intime dans sa langue. Dans les années 1970, des auteurs inspirés par J. Derrida avaient tenté une déconstruction de l’inconscient de l’Homme aux loups de Freud. Ce sujet polyglotte dont la langue maternelle — le russe — est supposée contaminer toute l’énonciation sert de paradigme à deux auteurs de l’IPA [1]. Cette spéculation conduit à traiter la langue comme un cryptogramme enfermant un secret incommunicable. La réduction à une écriture sans langage où la différence signifiant/signifié est abolie, fait de l’inconscient un codage polyglotte, ouvrant la voie à une interprétation interminable : associations non sémantiques, contaminations phonétiques, etc. Un matériel préverbal, une hiéroglyphie muette, sorte de langue privée, fonctionnent à partir du nom propre et non de la sémantique. Ce véritable palimpseste est à décrypter à partir des phonèmes hors sens livrant l’interprétation à l’arbitraire pur.

19Dans ces conditions, le rêve des loups est déchiffré non comme un rebus, mais comme un palimpseste composé de morceaux de langues étrangères qui se télescopent les unes les autres : la racine germanique des termes russes ou les équivalences phonétiques de l’anglais et de l’allemand aboutissent à une traduction en anglo-russe des expressions allemandes du sujet. Par exemple, « les loups étaient tout à fait blancs » (Die Wölfe waren ganz weiss) se traduit en anglo-russe par « the goulfik was opened quite wide », c’est-à-dire : « la braguette était ouverte toute grande » [1]. Un décodage ésotérique étend à toutes les énonciations la trouvaille de Freud sur la confusion des langues dans le fétichisme : le « Glanz auf der nase », à la place du « regard sur le nez ». On peut faire dire tout ce qu’on veut au rêve des loups, jusqu’à établir l’égalité loup = sœur comme trauma préverbal [1]. Commentant le verbier de l’Homme aux loups, J. Lacan dénonçait l’usage de la « cryptonimie ». Il y reconnaissait, cependant, « la poussée de ce que j’ai articulé depuis toujours, à savoir que le signifiant c’est de cela qu’il s’agit dans l’inconscient. L’inconscient, c’est qu’en somme on parle… tout seul ». Or, cette langue privée donne lieu dans cet ouvrage à une investigation telle que « dans le genre délire, c’est un extrême. Et j’en suis effrayé de me sentir plus ou moins responsable d’avoir ouvert les écluses » [7].

20J. Lacan fait certainement allusion à ce qu’il affirmait sur la langue maternelle la même année dans son séminaire Le Sinthome à propos de la langue : « Cette idée, dans la langue, se supporte essentiellement de la syntaxe. Il n’en reste pas moins que ce qui caractérise la langue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles, comme je l’ai illustré de l’équivoque de deux avec d’eux » [9].

21Un film de l’Israélienne Nurith Aviv, D’une langue à l’autre, donne la parole à des exilés européens, poètes, écrivains. La langue maternelle fait retour dans l’hébreu pour certains d’entre eux comme musique, mais surtout comme rythme prouvant la persistance de la syntaxe oubliée.

22La langue maternelle est un nœud de jouissance, une confusion de la lettre et du sens. L’analyse en langue étrangère est un sevrage brutal : il active une séparation du signifiant et de l’objet qu’aucune langue ne saura de toute façon bien dire.

L’impossible à dire

23Le sujet exilé des signifiants propres de sa langue l’est aussi du signifié. La chose à dire, elle-même, se dérobe. L’impossible à dire prend le masque de l’impuissance, alors qu’il appartient à la structure de l’inconscient d’être toujours à côté. Ce qu’on dit de toute façon n’est jamais ça. L’inconscient « C’est pas ça » [8] : la chose fuit, quelle que soit la manière dont on parle. Si l’inconscient réel est plus le bord d’un trou qu’un engrenage de signifiant, le sujet étranger y est plus qu’aucun autre confronté : d’abord dans l’illusion de ne pouvoir le dire, ensuite, dans la certitude d’un impossible à dire le vrai sur le vrai dans quelque langue qu’on s’exprime. La plainte fait métaphore à un impossible à dire de structure. Le peu de ressources offertes à la rhétorique favorise un discours centré sur le manque, l’absence, la division. L’exil du sens redouble l’exil dans le réel. Ces circonstances dénudent le symptôme arraché à la tragédie de l’exil ; il est ramené à l’essentiel du rapport du sujet à l’autre, notamment l’exil du rapport sexuel ainsi que J. Lacan l’articule à partir des exilés de James Joyce.

Conclusion

24Pour conclure, nous dirions que le sujet bilingue est confronté plus qu’un autre aux contresens et aux faux amis ; c’est à l’analyste de lui faire remarquer les équivoques de son énonciation qui, dans la direction de la cure, provoquent une division. Comme N. Chomsky, on dira que la compétence est affaiblie, tandis que la performance est dédoublée. La grammaire générative est suspendue au profit de la grammaire des pulsions. Les défilés du signifiant laissent place à des nœuds de jouissance. Au cours de son analyse en français, le sujet immigré aura à cœur de démêler les deux et d’en vérifier les effets sur sa destinée.

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Tangos (Tangos, el exilio de Gardel), de Fernando Solanas, 1985.
© Collection Cahiers du Cinéma

Bibliographie

Références

  • 1
    Abraham N, Torok M. Le verbier de l’homme aux loups. Paris : Champs-Flammarion, 1976-1999.
  • 2
    Cortàzar J. Cortázar parle de l’exil. les4cats.free.fr/exiljc.htm, 5 juillet 2007.
  • 3
    Deleuze G. La méthode de dramatisation. In : L’Ile déserte et autres textes. Paris : Editions de Minuit, 2002.
  • 4
    Edwards M. Beckett où le don des langues. Saint-Gély-du-Fesc : Editions Espaces 34, 1998.
  • 5
    Lacan J. Écrits. Paris : Seuil, 1966.
  • 6
    Lacan J. Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.
  • 7
    Lacan J. Séminaire L’une-bévue. Ornicar 1977 : 14 ; pages ?.
  • 8
    Lacan J. Scilicet. Paris : Editions du Seuil, 1968.
  • 9
    Lacan J. Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome. Paris : Editions du Seuil, 2005.
  • 10
    Lacan J, Merleau-Ponty M. Autres écrits. Paris : Editions du Seuil, 1964/2001.

Mots-clés éditeurs : séparation, impuissance, langue maternelle

Mise en ligne 11/02/2014

https://doi.org/10.1684/ipe.2007.0250

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, Professeur des universités, Université Paris 8, 38, rue du Faubourg Saint-Martin, 75010 Paris
    <serge-cottet@orange.fr>
  • [1]
    Son dialogue avec un auditeur américain lors de la leçon du 9 décembre 1975 de son séminaire Le Sinthome autour du signifiant « oiseuse » [9].
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