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Article de revue

Le travail psychanalytique avec le sujet auteur de violence sexuelle

Pages 13 à 21

Notes

  • [*]
    Docteur en psychopathologie, psychanalyste (SPP-IPA), vice-président de l’Association pour la recherche et le traitement des auteurs d’agressions sexuelles (Artaas), Directeur de recherche, Laboratoire de psychologie clinique et pathologique, Université Paris 5. PARI, Centre de recherches et de traitements psychanalytiques du CH de Saint-Égrève, 3 rue des Marronniers, 38100 Grenoble.
    Conférence prononcée le 9 juin 2006 au colloque de l’ASM 13 « On m’a dit de venir. L’obligation judiciaire de soins en psychiatrie ».
  • [1]
    Dans d’autre organisation psychique on peut retrouver des similitudes, par exemple dans les comportements autocalmants. Nous avons du reste montré, Claude Balier, Martine Khayat et moi-même [1, 2], que ce que refuse le plus ces sujets violents sexuels est, paradoxalement ce qu’ils utilisent le plus souvent, à savoir la violence en tant qu’elle est surgissement incontrôlable et qu’elle les passivise dangereusement [8]. Nombre d’agresseurs sexuels admettent l’infraction que représente leur acte et refusent la dimension violente dans laquelle cet acte s’est déroulé, la violence signant dans ce cas le reliquat de l’impératif pulsionnel qui les passivise. On peut dès lors comprendre que l’acte violent sexuel est pour eux un moyen de survie psychique. Il s’agira, dans le cas d’un surgissement excitatif, qui ne peut donner lieu à une élaboration psychique et donc qui les passivise, de contrer cela par un agir, C’est bien ce qu’a perçu André Green lorsqu’il écrit, à propos du pédophile, qu’il est pour lui moins question de se venger d’une enfance difficile, « que d’adopter une position active, de maîtrise donc, pour effacer ce qu’enfant il a subit passivement, réduit à l’impuissance et envahit par la rage et l’humiliation » [18].
  • [2]
    Ce dernier est caractérisé par une économie de base supposant la non-fonctionnalité, voire l’absence des formations psychiques intermédiaires qui permettent de donner une forme intégrable (digérable) par la psyché à la dimension pulsionnelle. Une forme qui pourra donc être pensée et rêvée. En effet, la pulsion, quelle que soit sa source, a une « représentation » qui est l’image que se donne la psyché de cette tension pulsionnelle et, par un affect, plus ou moins fort, qui représente comment le corps est affecté par cette tension. Ainsi, la pulsion par la voie de l’affect est prise dans le corps et, quand tout se passe bien, le corps est son théâtre. Cependant, quand la fabrique psychique (la capacité de mentalisation) de ces représentants est altérée ou non fonctionnelle, la psyché est confrontée à deux situations corrélées fortement l’une à l’autre. D’une part, elle n’a plus les moyens de se représenter les poussées pulsionnelles. Celles-ci surviennent alors comme des formations étrangères au psychisme et le système pulsionnel, qui plonge ses racines dans le somatique, a ses exigences qui ne sont plus modérées par des formations supérieures (type surmoi) ; elle se trouve ainsi face à une poussée pulsionnelle violente sans représentation qui devient dès lors une menace vitale pour elle. D’autre part, les différents espaces psychiques n’ont plus de moyen de se faire représenter l’un pour l’autre, ne permettant plus de traiter la conflictualité psychique qui pourrait être issue, par exemple, d’une montée pulsionnelle et de son interdit à en réaliser ce qui devrait en assurer la satisfaction. Dans de tels cas, la solution pour sortir de la souffrance psychique qu’engendre une telle situation est le clivage, c’est-à-dire la capacité à satisfaire séquentiellement les diverses parts de la psyché.
  • [3]
    Qui, plus que « signifiant de la chair » est le « représentant des passions » [16]. Nous savons que l’auteur d’agressions sexuelles, comme dans les psychoses, mobilise ses « pulsions destructrices [comme étant un] recours suprême de l’activité contre la passivation par un objet sur lequel il n’est pas possible de se reposer ». Bien entendu, il est question ici d’une figure parentale primaire, le silence à valeur générative « se mue en transformation dégénérative » [16].
  • [4]
    Le pictogramme est défini par Piera Aulagnier comme « représentation de l’affect et affect de la représentation » et comme « image de l’objet zone complémentaire ». Citée par Guillaumin [19].
  • [5]
    Seule une telle potentialité permettrait peut-être de parvenir au travail en double continu, tel que l’ont décrit les Botella [6] et comme l’a bien signifié Denise Bouchet-Kervalla [7].
  • [6]
    Forme d’« appréhension du fonctionnement d’un autre psychisme à travers l’adaptation automatique du sien » [6]. L’état dont il est question dans ce phénomène, décrit comme « automatique », n’est pas sans rapport avec la capacité de rêverie de la mère, tel que l’a théorisé W. Bion [5], en tant qu’elle présente une activité détoxicante et moteur de la fonction de symbolisation de l’enfant (la fonction alpha).
  • [7]
    Ce que Michel de M’Uzan nomme la chimère [24].

1La rencontre thérapeutique du sujet auteur de violences sexuelles présente des spécificités qui tiennent tout autant à la qualité des actes délinquants, d’où l’horreur émerge parfois, qu’à ce que celle-ci impose à la psyché de celui qui est présent pour l’entendre. Lorsqu’il est question de violence sexuelle, le premier phénomène auquel se heurte l’esprit est d’emblée une dimension qui reste chargée d’excitation avec cette question : dans la violence sexuelle sommes-nous plus dans le domaine de la violence ou dans celui du sexuel ? Et puis pourquoi une violence qui s’adresserait plus à la dimension du sexuel qu’au reste du corps ? Mais le reste du corps est-il en dehors du sexuel ? Et pour un analyste peut-il y avoir une dimension qui soit en dehors du sexuel ? La question pourrait peut-être être formulée autrement : Comment penser, pour un psychanalyste une dimension qui ne puisse relever du sexuel ? Et, corollaire thérapeutique oblige, comment ramener dans le champ du sexuel ce qui en aurait échappé, ce qui n’aurait pu s’y intégrer et qui serait resté, par exemple, dans le champ de la violence et de l’impensé ? Parce qu’après tout, pour un psychanalyste, la pire des violences n’est-elle pas celle de l’impensé, violence faite au sexuel qui pousse encore et toujours vers la mise en pensée ? Sera donc soulevée ici toute la question du travail avec les affects [21, 22, 27, 28].

2Pour exposer cette problématique, je partirai de deux autres interrogations, corollaires de celle que nous avons mises au travail de notre pensée : comment rester psychanalyste avec nos références identitaires princeps – pulsionnalité, sexualité infantile, inconscient – face à des sujets dont l’ensemble du fonctionnement est engagé dans une lutte acharnée contre ces dimensions, ce qui est le cas du sujet délinquant ou criminel sexuel ? Cela m’amènera dans un deuxième temps à me demander si, techniquement, il n’est pas nécessaire d’aménager le cadre thérapeutique – qui repose sur une dynamique passivité/activité – et jusqu’à quel point il est possible de l’aménager, afin d’autoriser une rencontre « vraie » avec le tiers incarné par le psychanalyste pour permettre un accès au sens. Or, ce sens ne pourra prendre corps sans un travail mobilisant les affects.

3Ces questions sont aujourd’hui d’autant plus aiguës que la rencontre de tels sujets, il faut le rappeler, n’est que rarement volontaire, elle se fait le plus souvent au décours d’une judiciarisation de l’acte infractant ou après une incarcération. Dans un tel cas, l’apparition du soin tient plus de l’obligation judiciaire – soin sur ordonnance de justice pourrait-on dire — que de la demande volontaire. Et cela devient de plus en plus présent dans nos pratiques thérapeutiques avec l’entrée en vigueur, le 17 juin 1998, de la loi relative à la prévention et à la répression des atteintes sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs. Cette loi lie, dans son esprit, le sujet agresseur et le sujet victime ; elle propose surtout un véritable statut de l’enfant victime d’agression sexuelle.

4Pour que les thérapeutes se représentent la complexité et les contraintes psychiques des prises en charge de ces sujets du fait de la liaison loi-soins psychiques, un bref rappel est nécessaire. Cette loi met en place une nouvelle peine de suivi sociojudiciaire qui peut comprendre une injonction de soin équivalente, pour le condamné, à une obligation de faire. Ce suivi sociojudiciaire peut avoir une durée maximale de 10 ans en cas de condamnation pour un délit et de 20 ans pour un crime. L’injonction de suivi ne prend effet qu’une fois la peine de prison purgée. En cas de non-respect, cette peine est assortie d’une sanction d’emprisonnement, tout en souhaitant que l’emprisonnement ne libère pas le sujet de son injonction de suivi.

5Une telle loi, avant tout sécuritaire, a comme visée de protéger le champ social de la récidive. Ainsi, en cas du prononcé d’une peine de suivi sociojudiciaire assortie d’une injonction de soin, le condamné est placé sous le contrôle d’un magistrat (le juge de l’application des peines). Cela suppose qu’au décours d’un traitement, l’émergence d’une récidive, le développement d’une situation de mise en danger avérée d’un mineur, l’interruption non prévue du traitement, le thérapeute doit en avertir le juge, l’agent de probation ou le médecin coordonnateur sans que puisse lui être opposée une violation du secret professionnel. Autant d’éléments externes qui s’imposent au psychanalyste qui doit les intégrer à son cadre, dès l’instant où il accepte de travailler avec ce type de sujet, principalement sans demande.

Le cadre

6Quand je rencontre Derek pour la première fois, il m’est adressé par la Justice ; il est sous le coup d’une injonction de soin. Je le reçois dans un centre de traitements psychothérapiques, le Pari (Psychothérapies, applications et recherches intersectorielles). C’est un plateau technique de psychothérapies psychanalytiques rattaché à l’hôpital spécialisé en psychiatrie de Saint-Égrève (Isère) dans les Alpes. J’ai fondé ce centre avec quelques autres, il y a environ une vingtaine d’années et y exercent actuellement huit psychanalystes, membres de la SPP, tous psychologues ou psychiatres hospitaliers qui se sont – chose rare dans la fonction publique – cooptés. À visée exclusivement psychothérapique, aucun acte médicosocial n’y est dispensé. Intersectoriel, nous sommes, entre autres, au service de tous les autres secteurs. Depuis une quinzaine d’années, un certain nombre d’entre nous ont développé une recherche clinique sur la mise en œuvre et l’évaluation des prises en charge des auteurs de violences sexuelles en collaboration étroite, dès l’origine du projet, avec l’équipe, dirigée à l’époque par Claude Balier, du SMPR de la prison de Varces. C’est donc dans ce cadre que je reçois Derek.

Les premiers entretiens

7C’est un homme grand, massif, tout de cuir noir vêtu, lunettes bandeau noires sur les yeux, casque de moto à la main, c’est un motard. Il donne l’apparence d’un garçon de 25 ans, l’entretien révélera qu’il en a 10 de plus ! C’est un pédophile multirécidiviste ayant déjà eu plusieurs incarcérations pour ces pratiques. Une autre affaire serait en cours. Face à la gravité des faits (viol sur un garçon de 8 ans), je comprends qu’il est passible des Assises et il me prévient qu’il ne sait pas combien de temps il sera libre. Il vient parce qu’il y est obligé. À ma question sur ce qu’il en pense pour lui, il s’enflamme et me dit que les pédophiles sont tous des « salauds » et qu’il faudrait tous les tuer ; juste après, il me dit que lui est comme cela, que les enfants l’attirent, particulièrement les jeunes garçons, qu’il aime jouer avec eux à des jeux sexuels mais qu’il ne leur fait pas de mal.

8L’entretien révèle un garçon très instable, engagé dans une hyperactivité qui ne le mène nulle part. Il ne travaille pas et vit d’une petite pension d’adulte handicapé. En effet, Derek a eu un accident vers l’âge de 17 ans, il a percuté en mobylette une camionnette de France Télécom, ce qui avait entraîner pour lui 7 semaines de coma. Multitraumatisé, il passera plus de 6 mois dans un fauteuil roulant. À force de volonté et après 18 mois de rééducation en institution spécialisée, très éloigné de sa famille, il récupérera la marche. Cependant, les séquelles sont nombreuses et particulièrement sur le plan de l’efficience intellectuelle, ce qui entraînera une désinsertion scolaire et un vécu d’échec très prégnant. Malgré ce tableau difficile, Derek est surprenant, il « donne le change ». Il a une multitude de centres d’intérêt où il se documente, de manière anarchique certes, mais suffisamment pour alimenter la conversation, jusqu’à étonner par la justesse de ses informations. La seule activité qu’il arrive à tenir de manière cohérente est son investissement informatique, qui lui permet d’exercer de petits travaux dans ce domaine, mais jamais très longtemps. En bref, Derek survit de divers expédients et de formations multiples qu’il ne peut poursuivre compte tenu de son instabilité et de ses revendications toujours faites sur un mode violent. Ses parents continuent à subvenir à ses besoins sans autre écoute ou tendresse. Il en a du reste toujours été ainsi. Derek est le troisième d’une fratrie de trois, avec un écart d’âge de 16 ans entre le deuxième et lui. Il a donc été élevé en fils unique par des parents âgés, très aisés et qui lui consacraient le minimum de temps. Il a grandi seul, se débrouillant trop tôt, trop vite. La seule chose que lui donnaient à profusion ses parents était de l’argent.

9Fréquentant un groupe charismatique, Derek rencontre en son sein une jeune femme présentant un léger handicap, plus jeune de 10 ans que lui, qu’il épouse ; ils sont mariés depuis 3 ans, sans enfant. Son épouse termine ses études de droit et pense devenir avocate. Elle est au courant de ses actes pédophiles et ne semble pas s’en émouvoir outre mesure.

10Compte tenu de son accident, il a déjà vu pas mal de « psys », mais il ne supporte pas leur silence « ça l’exaspère et ça ne sert à rien ». Il a « usé » plusieurs équipes de psychiatrie sur la région qui refusent maintenant de le recevoir, principalement à cause de sa violence ; alors, il vient voir « ici », parce que le juge lui a dit que c’était ça ou de nouveau l’incarcération.

11Sa pédophilie active a commencé deux ans environ après son accident. Quand je lui demande comment cela se passe avec les enfants, quelles sont ses pratiques, il élude la question. Face à ma ferme insistance pour qu’il m’explique son modus operandi en détail, il me décrit un scénario répétitif qui peut ou pas être mené à son terme. Il s’agit de faire une fellation à des garçons entre 4 et 8 ans. Nous évoquons alors la première fois où il se souvient d’un tel acte. Il était en vacances dans un camping, il devait avoir 19 ans et le garçon 6. Ce dernier venait de faire une chute en vélo et s’était fait mal aux genoux. Il saignait. Derek l’a emmené aux lavabos et, sous prétexte de le soigner, l’a déshabillé et l’a mis sous la douche où il lui a fait une fellation.

12Avant de poser un cadre thérapeutique, je rencontre Derek à trois reprises et, ensemble, nous prenons connaissance de ses documents judiciaires où je prendrai la mesure des récidives et des plaintes en cours contre lui, toujours pour ces mêmes actions, mais aussi pour de nombreuses violences. Après ces trois rencontres, il a un autre entretien avec une de mes collègues, qui ne dispose d’aucun autre renseignement que ceux qu’il fourni lui-même. Ce n’est qu’après un échange entre nous et en staff d’équipe, ce qui fait partie de notre procédure normale de travail, que je proposerai à Derek un travail en groupe de patients. Bien entendu le cadre est fixé et expliqué, notamment les contraintes de l’obligation de soins et nos modalités de travail. Cela me permet de préciser ma position de thérapeute indépendant de la justice mais recevant des sujets condamnés comme lui. Cela signifie que, si notre centre accepte de mettre en place avec lui un espace psychothérapique, c’est parce que nous pensons que cela peut lui permettre d’y trouver une aide appropriée et non parce qu’il est condamné à cette injonction de soin. Cela permet de lui signifier que l’injonction de soin vaut pour lui, non pour le thérapeute.

13Très rapidement, notre indication se révèle judicieuse, mais impossible à « tenir », tant la conduite de Derek perturbe le groupe. Il enfreint les règles en permanence, coupe sans arrêt la parole aux autres, ne supporte pas les remarques ; le ton monte fréquemment m’obligeant à des « rappels à l’ordre ». Derek fait fuir les autres membres du groupe mais, surtout, imprime un climat de violence qui ne nous permet plus un fonctionnement satisfaisant. Pour autant, il est très régulièrement présent. Face à une telle emprise, qui nous apparaît cependant le signe d’un investissement du centre, nous décidons, à la faveur d’une interruption pour des vacances, de lui proposer une reprise en individuel à raison d’un entretien hebdomadaire. Il est d’autant plus d’accord que ça « lui va bien d’être avec quelqu’un qui parle » me dit-il.

L’emprise violente

14En individuel, les choses deviennent à nouveau très rapidement difficiles. Les excitations ne semblent connaître aucune des transformations auxquelles nous sommes habitués. Derek expulse, comme il le faisait dans le groupe, ce que sa psyché ne peut traiter. Il connaît deux états principaux, le calme et ce qu’il appelle la « charge », une excitation difficilement contrôlable qu’il éprouve lorsqu’il est face à une situation de frustration ou de risque de perte objectale. Il n’est alors pas question de mécontentement, de colère, de tristesse ou de peine, il est question pour lui de « cracher » ce qu’il avait dans la tête ou dans le ventre, ou encore de « tout bousiller », seule manière qu’il a d’exprimer ses vécus internes. La moindre variation du cadre lui est insupportable ; alors, quand il s’agit de congés, il exige de récupérer les séances : « Après tout, me dit-il, qu’est-ce que 45 minutes par semaines, [il devrait] pouvoir venir quand [il] en a besoin ». Il demande, en quelque sorte, de m’avoir tout le temps sous la main. Dans ces moments de revendication, Dérek martèle ses exigences, il se transforme physiquement. Son expression de visage change avec une mise en jeu du corps. Je vois dans son regard que je ne suis plus le même. À qui s’adresse cette sourde violence ? Je suis celui qui dit non, qui borne le chemin (pourrait-on dire qui lui barre la route, comme une camionnette ?), qui le laisse seul, avec peut-être une détresse dont nous sommes loin, lui et moi, d’avoir pris l’entière mesure.

15Il émaille le travail thérapeutique de nombreux acting out, passages à l’acte violents, passage à l’acte pédophilique qui entraînent un signalement de ma part et qui, surtout, me firent dire combien Derek me pousse dans le contre-agir. L’effet de bascule, dû au clivage, me met en position difficile, je perçois l’emprise exercée ainsi sur moi. Pas de jeu psychique en quelque sorte, jusqu’à m’apercevoir que je suis parfois plus vigilant pour ma sécurité qu’à l’écoute du matériel. Cela d’autant plus que Derek ne supporte aucune de mes interventions visant soit à essayer de comprendre, soit à tenter de mettre de l’ordre dans son histoire (il n’est pas question d’interprétation) : « ça lui prend le chignon pour des clous » mais, si je garde le silence trop longtemps, cela lui est parfaitement intolérable. J’en arrive à souhaiter parfois sa réincarcération pour m’en débarrasser.

16Derek m’apparaît comme un enfant tyrannique, présentant l’exigence de his majesty the baby. Une exigence qui en dit long sur la solitude psychique dans laquelle ce bébé avait dû être laissé. Derek était un bébé qui n’avait pas dû beaucoup jouer et donc pas réussi à construire des autoérotismes suffisants générant une grande dépendance à l’environnement. L’accident avait dû remobiliser cet ensemble et l’avait figé dans un tableau hors histoire.

17Dans un contexte si difficile, la ressource que je trouve pour continuer est d’en parler régulièrement avec mes collègues. Cela me permet de dire ici l’importance de ne jamais travailler seul avec ce type de sujet, mais de mettre régulièrement en échange ce qui se déroule dans le travail thérapeutique, et ce particulièrement quand des processus d’emprise apparaissent, livrant l’accès à toutes les complicités des dénis possibles.

18Malgré cela, Derek est d’une ponctualité rigoureuse, me prévenant si d’aventure il doit manquer une séance et me demandant de récupérer les séances des vacances. L’investissement du traitement est bien présent mais il doit en rester le maître.

19Quant à moi, je m’accroche à ma ligne d’horizon, d’une part j’opère en permanence une lecture des affects de Derek et les lui traduis, d’autre part je le ramène à son anamnèse, faisant émerger des images parentales non étayantes, n’ayant jamais pu lui porter de secours et encore moins de réconfort. Derek était un enfant qui avait été laissé à l’abandon, ses parents avaient passé leur temps à s’en débarrasser, comme moi en quelque sorte quand je pense à une réincarcération.

Le dégagement et la modification du cadre

20C’est alors qu’une idée banale fait son chemin : si j’allongeai Derek sur le divan, je serai mieux protégé en cas de passage à l’acte. Idée presque paradoxale quand on sait combien la passivité lui est insupportable, idée aussi qui correspond à un agir dans la séance, mais qui est pour moi si soulageante que je me risque à la lui proposer. Je propose donc de mettre en place des séances de relaxation. À ma grande surprise, Derek accepte avec entrain.

21Pour la première fois (après presque deux ans de travail), il se détend et une sorte de calme peut s’installer dans notre relation. Progressivement, par le centrage sur ses éprouvés corporels, des images reviennent. Précisément, celles de la sortie de son coma, son corps immobile, douloureusement manipulé, transpercé, sondé. Puis d’autres, étranges : après 18 mois de rééducation, il remarche, il a un corps fonctionnel qui lui est presque étranger. « qu’est devenu mon corps d’avant, mon corps d’enfant ? » demande-t-il. À la verbalisation de cette perte, il associe son attirance pour les jeux sexuels avec les enfants. C’est lui qui alors les manipule. Il me dit avec un fort mouvement d’affect qu’il est dans ces instants le corps de ces enfants-là. Il se met alors à sangloter.

22C’est alors que je suis pris d’une vive inquiétude : ses larmes m’inquiètent. C’est l’accident de parcours. J’imagine Derek se lever brutalement pris de fureur devant ce lâchage émotionnel. Mais non, il pleure et me dit en touchant ses joues : « c’est mouillé ». S’impose alors à moi l’image des enfants sous la douche. Je répète sur un ton légèrement interrogatif : « c’est mouillé ? ». Derek a alors un mouvement remémoratif. Il se souvient d’un détail qu’il n’a jamais évoqué : le jour de son accident, il pleuvait beaucoup, la chaussée était mouillée, il avait abaissé une capuche par-dessus son casque et il ne voyait pas bien la route. Il n’a pas vu la camionnette de France Télécom. Quelque temps plus tard, il fait le lien avec son rituel de la douche et me dit, sous une forme interrogative : « alors, les enfants c’est moi, c’est retrouver le corps que j’ai perdu ce jour-là ? ».

23Je vais arrêter là ce cas clinique, pour dire que, malgré cette émergence, Derek est loin d’être dans une zone où le risque d’actes pédophiles est exclu. L’enfance est encore pour lui un lieu de refuge et de calme qui ne doit pas masquer ce qu’il révèle de violence et d’envie. Actuellement Derek est toujours en traitement. Son procès aux Assises devrait se dérouler dans l’année, il se dit prêt à passer l’épreuve et à assumer l’incarcération à laquelle il se sait condamné.

24Laissons ce cas en latence, comme un reste diurne et reprenons la question qui nous sert de guide.

Le travail du psychanalyste avec le sujet violent sexuel

25Travailler donc, en tant que psychanalyste, dans le contexte de l’obligation de soin avec les pathologies du comportement violent sexuel, suppose de ne pas se départir de son identité de psychanalyste, c’est-à-dire que le champ de la pulsionnalité restera notre « pain quotidien », notre référence principale avec la sexualité infantile, même si cette dernière est souvent ramenée au hors sujet de la violence parfois meurtrière [9, 10, 13].

L’acte violent sexuel source de sidération

26Inutile de préciser que la rencontre clinique de tels sujets provoque plus souvent qu’à son tour un trouble, un éprouvé de faseyement de l’écoute, voire une sidération qui va créer des éprouvés de peur, voire de paralysie envahissant le psychanalyste [25], le plaçant le plus souvent dans un sentiment d’inquiétante étrangeté. Pour l’inquiétant, Freud précise qu’il « se produit lorsque des complexes infantiles refoulés sont ramenés à la vie par une impression [la dimension perceptive est bien présente] ou lorsque des convictions primitives surmontées paraissent de nouveau confirmées » [15]. La rencontre des sujets violents sexuels nous confronte à ce fait psychique : ce qui pour nous fonctionne dans le processuel psychique du refoulement se meut pour eux dans une réalité qu’ils viennent « étaler » devant nos yeux. Nous voyons se dérouler le refoulé le plus ancien de notre sexualité infantile, non dans un fantasme mais dans une réalité d’autant plus réelle qu’elle possède un sceau de réalité : la judiciarisation. La sexualité infantile du psychanalyste se reflète dans le miroir des actes délinquants dans toute sa crudité, sans déguisement, sans substitution, sans métaphore. Étrangeté d’autant plus grande que, de sexualité infantile il n’est pas pour eux question, le miroir de nos fantasmes est déformé par la réalité de leurs actes. Ce qui pour nous est surcharge figurative de sexualité infantile n’est au bout du compte que l’exercice répétitif de la compulsion violente visant le rétablissement du calme antérieur. Ainsi, pour la psyché du psychanalyste, cette surcharge d’images se présente comme une figuration particulière de la castration. L’excès de puissance des représentations vient figurer ce qui manque dans le processus, le refoulement. Ces sujets nous confrontent à une castration dans le processus psychique, c’est cela qui nous méduse, nous paralyse [11, 14, 23].

27Pétrifié dans son fonctionnement, le psychanalyste l’est et pas uniquement à l’écoute du descriptif des actes délinquant. En effet, le clivage sévère que nous rencontrons chez ces sujets, plus étanche que dans la psychose, indexe l’intégralité du discours. Que ce soit, sans forcer le trait, pour les besoins de la démonstration, le prêche politique de certains pour une société plus libertaire, les vitupérations d’autres à l’encontre des lois trop opprimantes, les déclarations de respect et d’affection à l’égard des enfants chez les pédophiles, de leurs enfants chez les pères incestueux, l’engagement dans les mouvements associatifs humanitaires ou proches de l’enfance, l’ensemble du discours est entendu avec un filtre particulier, une réticence associative dans l’écoute. Une telle réticence, qui fonctionne comme un sphincter protecteur d’une pénétration à laquelle on n’échapperait pas, transforme radicalement l’attitude psychanalytique classique, faite de passivité, l’activité étant dédiée au psychanalysant. L’un parle, l’autre écoute de manière flottante, c’est-à-dire investissant également le champ du matériel du patient en laissant se croiser les charges d’investissement de celui-ci avec les siennes propres issues des échos de sa sexualité infantile par le biais du refoulement. C’est ce croisement qui génère la figurabilité préconsciente chez le psychanalyste et qui conduit éventuellement à l’interprétation. Ici, rien de cela n’est possible : paradoxalement, compte tenu de ce je viens de dire sur la sexualité infantile, ce grâce à quoi le psychanalyste se figure le matériel de son patient rend infigurable ce qu’il entend. Le matériel du patient forme alors un écran bêta pour le psychanalyste, inrêvable et donc inanalysable. Par exemple, à ma demande de description des actes infractants, Derek décrit son plaisir de la fellation par ces mots : « ce que j’aime c’est sentir le sexe du garçon rouler sous ma langue ». Il me faut du temps pour qu’une autre image me permette d’intégrer la première à un processus, celle d’un enfant allaité/allaitant. Le psychanalyste se trouve donc souvent, dans un premier temps, face à l’impossibilité de se laisser aller à une régression formelle permettant la figuration du matériel.

28Un autre point doit être pris en considération, c’est la question de la passivité. L’émergence pulsionnelle vient passiver le sujet qui la subit. Si un sujet présente des limites du moi fragiles, celles-ci risquent d’être subverties par l’émergence pulsionnelle et affective entraînant un danger d’effondrement psychique. Pour échapper à une telle passivation, le sujet va agir. L’activité permet d’échapper à l’horreur de la passivité [1]. On peut alors comprendre qu’il sera impératif de réduire l’autre sujet à un objet passif sur lequel il aura tout pouvoir, c’est bien la situation qui s’est redéployée entre Derek et moi. Dans de telles conditions psychiques, la technique analytique classique, fondée sur la passivation du sujet à la règle de libre association, qui fonde, entre autres, le silence du psychanalyste comme lieu d’accueil de la parole et espace de mise en sens, devient notre « pire ennemie » [16]. En effet, ce qui serait supposé générer du sens pourrait déclencher de l’agir.

29Ainsi les sujets violents sexuels menacent l’identité psychique du psychanalyste et, lorsque celle-ci est atteinte, l’éprouvé du psychanalyste sera, au-delà de l’inquiétante étrangeté [24], de lutter contre ce sentiment par une mobilisation de ses résistances narcissiques, manœuvre qui ne peut que rigidifier les limites de l’écoute [3] afin de les défendre. L’instauration d’une telle défense peut aller jusqu’à penser que ces sujets sont inaccessibles aux soins psychiques, c’est bien ce que nous dit l’histoire de la psychiatrie avec le « constitutionnalisme » français à la Ernest Dupré définissant ce type de sujets comme « inamendable » (et il est vrai qu’une petite part – évalué à 15 % des sujets judiciairement – le sont). Si une telle défense protège le thérapeute, elle vient cliver le soin psychique, en rejetant le patient violent sexuel du côté du « monstre », de l’étranger radical, qui n’est plus à écouter mais à exclure du camp des hommes.

30Cela amène à reposer la question du début : comment, d’une position de psychanalyste, amener le patient sexuellement violent à être sujet de son acte, quand on sait que la passivation a un rôle clé dans la subjectivation ?

La mobilisation des affects

31L’agression sexuelle constitue une pathologie de l’agir et, à ce titre, elle présente un rapport essentiel avec le clivage du moi [2]. C’est ce que l’on peut enregistrer chez un sujet comme Derek, qui est capable de séduire des enfants et de dire qu’il faudrait « tuer tous ces salauds de pédophiles ». Il y a clivage car le sujet ne dispose pas d’espace transitionnel de négociation de ses excitations, il n’en a pas de représentation négociable, a fortiori, il ne dispose pas d’espace lui permettant de se figurer une formation de compromis entre deux tendances opposées, le désir et son interdit par exemple. Ainsi, à chaque fois, est-il sincère, sauf que la main droite ne s’occupe pas de ce que fait la main gauche et toutes deux poursuivent des buts différents. L’agir correspond à l’évitement du conflit coûte que coûte et n’autorise pas l’émergence du sens. Aussi ces sujets sont-ils engagés dans une économie du « rendement maximal, sans temps mort » où il est difficile d’échapper à l’inter-agir [20], c’est-à-dire qu’à un agir du sujet répondra un agir du thérapeute et ainsi sera « shuntée » la pensée. C’est bien ce qui s’est passé avec Derek jusque dans le signalement que j’ai dû faire.

32Le travail du psychanalyste est de substituer, à l’immédiat de l’agir économique, une médiation car, « sans médiation, la confrontation sujet-objet est stérile » [16]. Quand toute passivation est impossible, on a du mal à envisager comment pouvoir devenir sujet de l’énonciation. Dès lors, à l’épreuve de la clinique, le travail sur les représentations n’est pas de peu de valeur mais il rend mal compte de l’immensité du chemin à parcourir. Il faudra donc à l’analyste travailler avec ce qui résiste et reste en position de média entre l’analyste et le patient, à savoir l’affect [16] [3].

Pourquoi l’affect ?

33Freud a évoqué l’affect comme une mémoire quasi organique conservant du passé phylogénétique des traces en creux. Jean Guillaumin en fait un « témoin sensible, et immédiatement communicable, fût-il violent, par voie d’empathie émotionnelle » [20]. Or, ce dont souffrent ces sujets, c’est d’une carence fondamentale d’empathie. Carence qui s’est manifestée très tôt dans leur vie psychique à travers des parents qui n’ont pas pu s’identifier à leurs enfants et donc qui n’ont pas su les protéger des impacts de la rencontre avec la réalité externe. Cette voie empathique-émotionnelle signifie que l’affect est un médiat-immédiat, signifiant le passage entre deux sujets. Ce passage, fût-il immédiat, instaure un potentiel d’espace intermédiaire et donc une possibilité de mise en latence. Encore faut-il que le psychanalyste puisse ne pas barrer l’accès à cette dimension empathique.

34L’autre point rendant nécessaire le travail dans le champ de l’affect est que le clivage est ordonné, contrairement au refoulement qui porte sur les représentations, à la répression de l’affect [20] qui est chez ces sujets l’un des mécanismes défensifs prévalents [8]. Par exemple, Derek ne dit pas qu’il est triste, qu’il pleure sur telle ou telle représentation, il trouve sa joue mouillée. Une telle répression, qui est inscrite dans l’histoire du sujet et donc qui fait trace, permet de se demander que re-connaître quand on n’a pas pour soi, en soi, connu ce qui est à repérer ? Que re-connaître quand l’accès au langage, aux mots qui disent les émotions et les affects — code du lien à l’autre — ne sont pas fonctionnels ? À la répression des affects correspond la dimension alexithymique de ces sujets. Voilà la question de la thérapeutique posée. Comment permettre à ces sujets d’accéder à la dimension de l’affect ? Comment leur permettre d’identifier en eux cette dimension affective afin que, secondairement, ils puissent l’identifier chez un autre ? Or c’est sur la base de l’identification des affects que repose la subjectivation.

35Il s’agira donc pour le psychanalyste, dans un premier temps de travail avec le sujet sexuellement violent, d’aménager la relation pour solliciter les affects, non dans une catharsis breuerienne, mais véritablement les affects que l’on pourrait qualifier d’inconscients, c’est-à-dire des affects qui n’ont pas fini d’être qualifiés. Ces affects inconscients, à l’état natif en quelque sorte, identifiables au pictogramme de Piera Aulagnier [4], sont des « germes » reliés à l’ombilic historique du sujet, à son histoire familiale. Ils transmettent un véritable « savoir affectif condensant, par transmission précocissime », écrit Jean Guillaumin [19], la préhistoire familiale, dont l’expérience clinique nous a appris, avec les sujets sexuellement violents, la très grande fréquence d’une détresse réelle dans leur prime enfance. Dans l’étude réalisée pour le ministère de la Santé, que nous avons dirigée avec Claude Balier, plus de 60 %des auteurs de violences sexuelles incarcérés n’ont pas été élevés en continue par leurs parents biologiques contre 14 % des sujets psychopathes [2]. Grande détresse du délinquant qui, souvent, fait suite à celle des parents, voire des grands-parents, succession de traumas qui indexent le bain d’affects dans lequel se trouve l’enfant dès avant sa naissance. Travailler avec les affects sollicite la dimension transgénérationnelle et permet de lui donner une forme.

Travail avec les affects et question de la passivation

36Travailler dans le champ de l’affect suppose un temps suffisant, une inversion des polarités de la rencontre psychanalytique pour ne pas confronter le sujet à une passivation insupportable. La position du psychanalyste sera donc de maintenir activement le sujet dans une position passive et non de le rendre passif par l’édiction d’une règle fondamentale de libre association. Il s’agit d’une attitude active orientée pour solliciter la pensée afin de la constituer. Il s’agit de « faire du penser », attitude sollicitante, mais aussi utilisation de techniques « médiantes », cela pour éviter le terme de médiation ou encore d’utilisation de médias, même si ceux-ci peuvent être utilisés (par exemple le dessin de l’arbre généalogique), notamment des techniques à base de relaxation ou de groupe (par exemple le psychodrame).

37Ainsi, un double mouvement doit coexister à l’intérieur du psychanalyste : à cette « activité » une autre part de lui doit accepter de rester dans une réceptivité de tous les instants au système de la dynamique des affects. Cela suppose une exposition à bien des manœuvres de captage psychique, à bien des faseyements de l’identité et non seulement celle du psychanalyste, à bien des étrangetés. Cette réceptivité implique, rappelle Gérard Bayle [3, 4], « l’investissement de l’inanité et de l’insanité » et l’acceptation de la confusion.

L’appui sur le cadre légal permet un réel travail thérapeutique avec les affects

38Une telle coexistence, maintien d’une activité et réceptivité à ses affects, amène le psychanalyste à un fonctionnement où le travail de mise en figuration chez lui sera le reflet, voire le complément, du fonctionnement psychique du patient [5]. La spécificité de ce type de fonctionnement ne peut se réduire à un travail d’identification, fût-il primaire, même s’il peut s’étayer dessus, car ce travail s’effectue dans des zones psychiques en deçà de l’identificatoire (qui suppose la constitution d’une altérité à qui s’identifier), sous la forme d’une « perception primitive » [6]. C’est la voie empathique qui sera privilégiée, l’empathie, considérée dans sa dimension perceptive. En effet, la perception dont il s’agit ici est celle des affects inconscients du fonctionnement psychique. Or, c’est très précisément la remobilisation de ces affects naissants qui permet d’espérer une reprise d’une possibilité symbolisante pour ces sujets. Cette mobilisation autorise, pour reprendre une expression de René Roussillon, « une rencontre avec le vrai » du sujet. Seule une telle rencontre permet une modification profonde des premières inscriptions portant sur les blessures primaires du système de symbolisation et entraîne une modification profonde et durable de l’économie psychique du sujet [26].

39Cependant, pour qu’un tel travail puisse s’effectuer, le thérapeute doit accepter de partager, tout le temps nécessaire, l’incertitude d’identité de son patient [7], ce qui ne va pas, comme décrit plus haut, ni sans risque, ni sans souffrance pour le psychanalyste lui-même, ni sans faire souffrance chez le patient. Le travail psychique du psychanalyste est, face à de tels débordements, à de tels envahissements, de résister à la « destructivité de survie » de ces sujets clivés. Il lui faut accéder au statut de détruit-créé, en bref, il lui faut survivre [26] mais avec patience, de cette patience qui conjoint les positions active et passive en une seule et même attitude, sans que l’une ne vienne ni emboliser, ni même menacer l’autre.

40Une telle position psychique du thérapeute n’est rendue possible que par un appui sur le cadre institutionnel, véritable concrétisation du tiers où est intégrée la dimension judiciaire de l’obligation de soin [12]. Intégrer cette dimension suppose pour le thérapeute une connaissance de la loi, de ce qu’elle suppose et de restituer au sujet ce à quoi elle correspond dans le cadre thérapeutique. En effet, si une information a été faite par le juge de l’application des peines et par le médecin coordonnateur, aucun de ces deux-là ne sauraient être garant du cadre thérapeutique à la place du psychanalyste. Il revient donc à ce dernier de reprendre les incidences sur le cadre de cette obligation de soin. Deux incidences majeures sont à prendre en compte : l’obligation de venir et la remise à espace fixe d’un certificat de présence (et non de participation). Faire cette « information », pour le thérapeute, c’est implicitement rappeler que la dimension judiciaire est présente, comme tiers obligé et nécessaire, dans le cadre du travail et que nul ne peut s’y dérober, même si l’obligation est faite pour le sujet pénalisé et non pour le thérapeute. En effet, ce dernier reste libre de donner suite ou non, selon ce que son art lui dicte, à une demande de soin comme avec tout autre sujet. Cette information permet enfin de re-définir la garantie de confidentialité du contenu des séances, point particulièrement important qui définit les limites de l’enveloppe du cadre thérapeutique. Cette garantie de confidentialité instaure le thérapeute comme garant de son cadre aux yeux du probationnaire. Dans une telle configuration, la loi et le jugement obligeant aux soins viennent participer au setting thérapeutique et psychiquement s’inscrire dans le cadre mental du thérapeute.

Pour conclure

41Comme on le voit, ce seront les concessions faites par le champ thérapeutique au champ judiciaire qui rendent la thérapeutique possible, dans la mesure où ces concessions fonctionneront tout au long du travail comme un rappel du tiers. C’est l’expression formelle de ce tiers, à travers des contraintes auxquelles accepte de se soumettre le thérapeute et auxquelles est astreint le sujet ayant commis une infraction sexuelle, qui permettra que s’instaure entre deux sujets un temps transitionnel favorable à une mentalisation. C’est bien en effet le but de la « pragmatique de la mentalisation » [8] que de mettre en place des réquisits minimaux pour qu’un espace intermédiaire se déploie où la parole, rien que la parole mais potentiellement toute la parole, vienne s’inscrire.

42C’est à ce prix d’aménagement de la rencontre et du setting que, pour reprendre des mots d’André Green, la passion du sujet pourra être mise en souffrance et « c’est par la souffrance que s’atteint la vérité du sujet » [17].

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : agresseur sexuel, emprise, aménagement technique, psychanalyse, cadre thérapeutique

Mise en ligne 20/02/2014

https://doi.org/10.1684/ipe.2007.0091

Notes

  • [*]
    Docteur en psychopathologie, psychanalyste (SPP-IPA), vice-président de l’Association pour la recherche et le traitement des auteurs d’agressions sexuelles (Artaas), Directeur de recherche, Laboratoire de psychologie clinique et pathologique, Université Paris 5. PARI, Centre de recherches et de traitements psychanalytiques du CH de Saint-Égrève, 3 rue des Marronniers, 38100 Grenoble.
    Conférence prononcée le 9 juin 2006 au colloque de l’ASM 13 « On m’a dit de venir. L’obligation judiciaire de soins en psychiatrie ».
  • [1]
    Dans d’autre organisation psychique on peut retrouver des similitudes, par exemple dans les comportements autocalmants. Nous avons du reste montré, Claude Balier, Martine Khayat et moi-même [1, 2], que ce que refuse le plus ces sujets violents sexuels est, paradoxalement ce qu’ils utilisent le plus souvent, à savoir la violence en tant qu’elle est surgissement incontrôlable et qu’elle les passivise dangereusement [8]. Nombre d’agresseurs sexuels admettent l’infraction que représente leur acte et refusent la dimension violente dans laquelle cet acte s’est déroulé, la violence signant dans ce cas le reliquat de l’impératif pulsionnel qui les passivise. On peut dès lors comprendre que l’acte violent sexuel est pour eux un moyen de survie psychique. Il s’agira, dans le cas d’un surgissement excitatif, qui ne peut donner lieu à une élaboration psychique et donc qui les passivise, de contrer cela par un agir, C’est bien ce qu’a perçu André Green lorsqu’il écrit, à propos du pédophile, qu’il est pour lui moins question de se venger d’une enfance difficile, « que d’adopter une position active, de maîtrise donc, pour effacer ce qu’enfant il a subit passivement, réduit à l’impuissance et envahit par la rage et l’humiliation » [18].
  • [2]
    Ce dernier est caractérisé par une économie de base supposant la non-fonctionnalité, voire l’absence des formations psychiques intermédiaires qui permettent de donner une forme intégrable (digérable) par la psyché à la dimension pulsionnelle. Une forme qui pourra donc être pensée et rêvée. En effet, la pulsion, quelle que soit sa source, a une « représentation » qui est l’image que se donne la psyché de cette tension pulsionnelle et, par un affect, plus ou moins fort, qui représente comment le corps est affecté par cette tension. Ainsi, la pulsion par la voie de l’affect est prise dans le corps et, quand tout se passe bien, le corps est son théâtre. Cependant, quand la fabrique psychique (la capacité de mentalisation) de ces représentants est altérée ou non fonctionnelle, la psyché est confrontée à deux situations corrélées fortement l’une à l’autre. D’une part, elle n’a plus les moyens de se représenter les poussées pulsionnelles. Celles-ci surviennent alors comme des formations étrangères au psychisme et le système pulsionnel, qui plonge ses racines dans le somatique, a ses exigences qui ne sont plus modérées par des formations supérieures (type surmoi) ; elle se trouve ainsi face à une poussée pulsionnelle violente sans représentation qui devient dès lors une menace vitale pour elle. D’autre part, les différents espaces psychiques n’ont plus de moyen de se faire représenter l’un pour l’autre, ne permettant plus de traiter la conflictualité psychique qui pourrait être issue, par exemple, d’une montée pulsionnelle et de son interdit à en réaliser ce qui devrait en assurer la satisfaction. Dans de tels cas, la solution pour sortir de la souffrance psychique qu’engendre une telle situation est le clivage, c’est-à-dire la capacité à satisfaire séquentiellement les diverses parts de la psyché.
  • [3]
    Qui, plus que « signifiant de la chair » est le « représentant des passions » [16]. Nous savons que l’auteur d’agressions sexuelles, comme dans les psychoses, mobilise ses « pulsions destructrices [comme étant un] recours suprême de l’activité contre la passivation par un objet sur lequel il n’est pas possible de se reposer ». Bien entendu, il est question ici d’une figure parentale primaire, le silence à valeur générative « se mue en transformation dégénérative » [16].
  • [4]
    Le pictogramme est défini par Piera Aulagnier comme « représentation de l’affect et affect de la représentation » et comme « image de l’objet zone complémentaire ». Citée par Guillaumin [19].
  • [5]
    Seule une telle potentialité permettrait peut-être de parvenir au travail en double continu, tel que l’ont décrit les Botella [6] et comme l’a bien signifié Denise Bouchet-Kervalla [7].
  • [6]
    Forme d’« appréhension du fonctionnement d’un autre psychisme à travers l’adaptation automatique du sien » [6]. L’état dont il est question dans ce phénomène, décrit comme « automatique », n’est pas sans rapport avec la capacité de rêverie de la mère, tel que l’a théorisé W. Bion [5], en tant qu’elle présente une activité détoxicante et moteur de la fonction de symbolisation de l’enfant (la fonction alpha).
  • [7]
    Ce que Michel de M’Uzan nomme la chimère [24].
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