1Ce texte invite à la lecture de l’ouvrage de Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression, éloge de la psychothérapie (Odile Jacob, 2003). Quoique publié en livre de poche, il s’agit d’un livre dense et spécialisé qui expose une approche phénoménologique et psychanalytique de la dépression et, plus généralement, de la vie psychique. Cette compréhension amène à préciser le travail psychothérapique et la place des médicaments.
2Fédida, né le 30 octobre 1934 à Lyon, est décédé le 1er novembre 2002 à Paris. Il a été agrégé de philosophie en 1962 à Lyon et fut un élève de Binswanger, médecin chef de la clinique Bellevue de Kreuzlingen, sur le lac de Constance. Il a hérité de la tradition psychopathologique et phénoménologique (Heidegger-Husserl) et rencontra aussi le professeur Roland Kuln à Münsterlingen.
3Assistant à la Sorbonne en 1966, il réalisa une psychanalyse avec Georges Favez. Il créa le laboratoire de psychopathologie de Paris VII et eut la charge de la formation des psychologues cliniciens.
4Ouvert aux interfaces avec les autres disciplines, il fonda en 1993 le Centre d’études du vivant afin de mettre en place une réflexion sur les conséquences sociales des connaissances issues de la biologie moléculaire et sur leur impact dans les domaines des sciences humaines [8].
Les phénomènes de la dépression selon P. Fédida
5P. Fédida décrit de façon fine et complexe les phénomènes de la dépression observés par son expérience de psychanalyste. Notre synthèse ne peut être qu’un résumé un peu brutal de ses descriptions et nous tentons de les regrouper.
L’immobilisation de la vie psychique
6La dépression correspond peu à un affect qu’on éprouve ou à la perception vécue d’une souffrance mais s’apparente plutôt à une immobilisation de la vie psychique, à un empêchement de ressentir, à l’abolition de toute rêverie et de tout désir. La pensée, l’action et le langage sont pris en masse par une violence du vide. Le sujet vit une sensation d’anéantissement quasi physique.
L’effacement de l’apparence humaine
7P. Fédida souligne l’effacement de l’apparence humaine dans les gestes, le visage, la tonalité de la voix, l’impression d’un sentiment ou d’un souvenir. Cette humanité de tous les jours, cette apparence humaine essentielle disparaissent dans l’état déprimé et révèlent en creux la vie psychique.
8P. Fédida reprend le terme de « dépression vitale » de Roland Kuln (qui a découvert l’imipramine en 1957). Dans ce sens, la dépression est une maladie de la vie humaine et de l’expérience de l’existence au sens phénoménologique (être au monde et être avec).
L’altération des temps
9La pensée intérieure est lente, « colle » et s’attarde inutilement. L’engendrement temporel de l’action, du passage auto-érotique d’une action à une autre est altéré.
10P. Fédida décrit la dépression comme une « maladie humaine du temps » qui atteint les temps propres à la vie psychique (se souvenir, se représenter, désirer, projeter). Selon lui, les troubles de l’humeur ne sont qu’une dimension de la dépression. La tristesse, qui accompagne généralement un état déprimé, représente déjà une remise en mouvement, une réanimation de la vie.
11L’autre n’est plus le support d’une figurabilité. Le dépressif soliloque, n’a plus accès à une mobilité aux identifications. Il faudra le temps et de l’écoute pour ébaucher un dialogue.
La névrose glaciaire
12P. Fédida reprend les spéculations métapsychologiques de Ferenczi [4] et Freud sur l’histoire géologique de la terre et des glaciations dont l’importance se serait traduite par la production de formes conservatrices de la vie. Sur le modèle des formes animales et végétales, le psychique peut se concevoir comme une forme fixe de conservation de la vie et cependant suffisamment plastique pour disposer d’une capacité de régression.
13La névrose serait un moyen de maintenir l’humain en vie et la dépression « une névrose glaciaire » l’équivalent d’un sommeil, d’une hibernation qui doit être respectée et traitée avec tact afin que l’excitation vivante ne fasse pas violence à la vie ainsi sauvegardée.
14Ainsi il ne faudrait pas sous-estimer la protection qu’assure la dépression qui aurait une fonction de régulation des changements. Outre le deuil, les pertes et les séparations, c’est surtout l’animation de la vie qui peut être éprouvée comme une menace violente de mort sur la vie. Toute mise en mouvement est d’autant plus terrifiante qu’elle paraît entraîner dissociation et épuisement.
15Cette fonction de protection vis-à-vis d’excitations nous fait évoquer l’hypothèse freudienne de la fonction de pareexcitations, particulièrement développée dans « Au-delà du principe du plaisir » [6] pour donner une théorie de la névrose traumatique. Le modèle est cependant ici d’une barrière protégeant une vésicule vivante et non, semble-t-il, ce phénomène de prise en masse du vivant.
16P. Fédida n’évoque pas l’état maniaque qui peut apparaître comme une hyper-animation de la vie et qui, dans la théorisation de Mélanie Klein, est une défense face aux angoisses de la position dépressive [7].
Les morts oubliés
17P. Fédida dit que le travail analytique avec le patient donne souvent à découvrir qu’un puissant refoulement porte sur une mort inaperçue. Même si elle est admise, cette perte est vite oubliée, négligée, et le sujet ne tient pas compte des conséquences qu’elle comporte au niveau de l’économie psychique. Il semble que la mort, qui n’a pas le temps d’être pensée et rêvée, peut entraîner le sujet à devenir le mort qu’il emprisonne par identification. La vengeance des morts serait à ce point virulente que le survivant resterait immobilisé et ainsi contraint à se laisser emmurer par celui ou celle auquel il refuse la sépulture. L’état déprimé tente de conserver psychiquement un mort ou des morts oubliés, le sujet se faisant soi-même sépulture d’un mort oublié.
18P. Fédida ne développe pas la problématique de l’ambivalence vis-à-vis de l’objet perdu, souligné par Freud dans Deuil et Mélancolie [5]. Il ne parle pas des fantômes et du concept de crypte décrits par N. Abraham et M. Torok [1] qui permettent parfois de travailler sur le secret et l’histoire familiale.
La dépressivité ou la capacité dépressive
19La vie psychique se donne un équilibre dans la dépressivité qui est « cette capacité de va-et-vient des pensées, l’hésitation dans l’usage des mots, l’éveil et le repos de la parole parlante, une sorte de jeu de la perte et de l’émerveillement à laisser tomber ».
20Selon P. Fédida, la dépressivité s’apparenterait à la position dépressive de Mélanie Klein. Cette position est liée, selon M. Klein [9], au développement d’un moi fort, assuré d’un objet idéal solide, qui a moins peur de ses mauvaises pulsions et qui sera donc moins tenté de les projeter en dehors. Les craintes paranoïdes s’atténuent, le clivage et la projection s’amoindrissent amenant peu à peu à la capacité de percevoir le bon et le mauvais objet comme un objet total.
21P. Fédida n’explicite pas cependant les liens entre son concept de dépressivité et cet équilibre de la position dépressive. Il souligne que Winicott montrait combien la capacité dépressive est génératrice d’une activité créative de pensée et d’illusion et dit que le tissu de l’assez bonne dépressivité permet de penser, rêver, désirer. Ainsi nous sommes comme des instruments de musique dont nous devons prendre soin pour savoir à tout instant les raccorder et leur redonner la capacité de leurs résonances.
22La psychothérapie serait accéder à cette mobilité qui ouvre l’accès à la réanimation vivante des tonalités assourdies et écrasées par l’état déprimé.
La psychothérapie
La nécessité du temps
23Elle est utile pour aider à redécouvrir la ressource des modulations rythmiques du temps. C’est l’importance de la durée et de la régularité des séances. Ferenczi recommandait d’offrir cette patience réceptive qui donne du temps.
L’importance du tact et du contact
24En reprenant la métaphore musicale de Ferenczi, l’analyste doit percevoir sa propre membrane de résonance et ce, malgré la violence produite par la dépression du patient sur la vie psychique de l’analyste.
25P. Fédida décrit que la dépression suscite chez le psychothérapeute des images de la violence qui s’empare du patient, à la fois comme menace d’anéantissement de soi et comme tentative d’échapper à un tel envahissement. Il y a aussi sollicitation d’un contact mais avec le sentiment dissuasif que cela ne sert à rien. Le patient tente d’imprimer chez l’analyste une représentation de soi en négatif. Il s’assure toujours que le psychothérapeute peut recevoir son discours dépressif, qu’il se laisse modifier par son impression et qu’il représente en même temps une identité stable pouvant en retour devenir le support de ses propres modifications.
26Le langage et la dénomination des affects étant appauvris, la psychothérapie revient à une présence silencieuse auprès du patient, à une capacité de réception sensorielle des affects élémentaires et de formation au travers des impressions et de leurs images, les mots de leur dénomination.
27La communication d’affects contre-transférentiels à fonction d’interprétation, si ils sont évoqués de façon mesurée et à un moment opportun, va dans le sens de la restitution d’un environnement humain qui témoigne ainsi de la recherche de reconnaissance d’expériences partagées.
Un travail de réanimation
28P. Fétida emploie beaucoup ce terme de « réanimation de la vie psychique » qui se fait au travers du processus transférentiel et qui vient de l’intérieur par réapparition d’un discours, des rêves et des fantasmes. Ce travail retrouve les aspects du temps, les tonalités des vécus et de résonance des vécus. Cet accès au temps de la vie psychique est l’accès à sa propre dépressivité. Ce travail, selon P. Fédida reconstitue avec le langage une dépressivité de nature auto-érotique. La parole ne vise pas seulement à exprimer une souffrance psychique mais surtout permet au sujet de s’approprier ce qu’il ressent.
29La psychothérapie tend à développer l’autoperception pour mieux avoir accès à sa propre vie psychique et dans le but de traduire celle-ci en représentations et en langage psychologique.
30La parole qui s’inscrit est la perlaboration. La psychothérapie est là pour donner de « l’arrière à la parole » par les associations et les résonances.
Il faut être deux pour guérir
31Il y a chez le sujet déprimé un fonctionnement autocratique avec cette prétention à pouvoir se guérir soi-même et qui s’oppose à toute menace d’influence liée à la présence d’un autre. Cette sorte d’emprise du psychique sur le psychique renforce la maladie et met en échec les identifications.
32P. Fédida dit que c’est par cette négation de la guérison que celle-ci a quelque chance d’être pensée. C’est de la découverte de la résistance à guérir que Freud a pu approfondir l’importance des forces inconscientes (culpabilité, masochisme, destructivité).
33L’autocratisme appartient à ce qui peut passer pour une formation de caractère. Certaines personnalités redoutent d’autant plus le traitement psychothérapique qu’elles en craignent les effets modificateurs. Ce changement d’état équivaut à une perte d’intégrité interne et est une menace de désintégration. Cette angoisse permet de mieux appréhender la fonction du faux self comme garant de l’identité personnelle, de la mobilité psychique et de l’adaptation créatrice. La guérison se veut donc plutôt rétablir la capacité à faire coexister chez le sujet perception interne de son identité et folie créatrice.
34P. Fédida n’aborde pas les bénéfices secondaires des symptômes dans leur rapport à l’autre, à l’organisation du couple et de la famille et qui expliquent aussi parfois la résistance aux changements. Il souligne la fonction imaginaire des représentations de la guérison (être délivré de ses angoisses et d’un état déprimé) et l’inadéquation essentielle de cette notion s’agissant de la vie psychique. Le soignant ne devient psychothérapeute que s’il ne se laisse pas prendre par le leurre que le patient lui tend d’une injonction à le guérir. Dans l’intérêt de la poursuite du travail de perlaboration, Freud justifiait le maintien de l’insistance du symptôme et considérait que la rapide suppression relevait des effets thérapeutiques indésirables au regard de la levée du refoulement et de l’amnésie infantile.
Les risques encourus par le psychothérapeute
35P. Fédida souligne aussi l’importance du contretransfert, que le psychisme du symptôme touche directement le psychisme de l’analyste, qu’il transforme ses représentations et ses dispositions intrapsychiques et qu’il faut que l’analyste ne renonce jamais à écouter l’autre comme un étranger étrangement inquiétant.
36P. Fédida rappelle que Harold Searles, avec Winnicott et Ferenczi, soulignait les risques encourus par la vie psychique du jeune analyste « exposée aux radiations » : fatigue, dépression mais aussi formations co-délirantes souvent inaperçues et qui consistent en une proximité trop familière avec le contenu manifeste des événements de la vie du patient (par exemple : contre-transfert paranoïaque vis-à-vis des patients psychotiques résultant de trop fortes intrications empathiques nourries par de l’angoisse et parfois la terreur). Ce serait du côté de l’analyste rendu malade par le patient qu’il faudrait peut-être se tourner pour comprendre pourquoi une psychothérapie se met alors en échec.
37Freud nous a appris l’extraordinaire et admirable monstruosité psychopathologique dont sont faits les symptômes que l’on devrait alors plutôt désigner comme ces formes aberrantes qu’empruntent les humains au cours de leur développement dans leur propre processus d’individuation.
La pharmacothérapie
38À travers un cas, P. Fédida montre que les antidépresseurs procurent une levée des inhibitions dans des actions isolées mais que le patient peut s’en ressentir étranger à lui-même et à ce qu’il éprouve car il n’y a pas encore suffisamment de communications avec le reste de sa vie psychique. Il pense que cette levée d’inhibition, si elle n’est pas associée au retour d’une pensée associative et de la vie fantasmatique, risque d’aggraver la dépression.
39Il cite un autre cas où le traitement antidépresseur améliore l’état de la patiente mais cette amélioration anticipait sur ses moyens réels de sortir de la dépression. Il dit qu’il faut prendre du temps pour réveiller le patient, qu’il ne faut pas le réveiller trop intensément.
40Cette description correspond moins aux observations habituelles des psychiatres. Wildöcher [10] rapporte que le ralentissement psychique fait obstacle au travail mental de la psychanalyse et que, lorsque la réponse dépressive est établie, elle évolue pour son propre compte et n’est plus interprétable par les facteurs psychologiques.
41P. Fédida avance que l’amélioration pharmacodynamique du médicament dépend de l’action psychothérapique et que c’est la parole transférentielle qui qualifie une molécule en médicament. Cela rappelle l’importance de la relation entre le médecin, le malade et la maladie décrite par M. Balint [2].
42P. Fédida revient sur le concept du pharmakon développé par J. Derrida dans la Pharmacie de Platon et inspiré par la lecture de Phèdre de Platon. Le pharmakon est à la fois un remède et un poison, il a une affinité étroite avec le psychisme et sa valeur varie subtilement selon les conditions dans lesquelles il s’impose [3]. La substance pharmaceutique ne doit intervenir qu’en étroite alliance avec la parole et lorsque cette parole peut de l’intérieur reconnaître la substance et intérioriser son action. Il doit y avoir eu intériorisation empathique du thérapeute. P. Fédida pense que « la réserve thérapeutique » d’une substance est d’autant plus accrue que la psychothérapie sait la recevoir. Il est classique que le travail analytique s’accompagne d’une observation clinique (double prise en charge, thérapie bifocale). Selon P. Fédida. le cothérapeute doit s’intéresser à l’incidence du médicament. Par ailleurs, en raison de l’intrication étroite de la pharmacologie et de la psychothérapie, la conjugaison de ces deux approches par le même praticien psychiatre est dans certains cas recommandée. P. Fédida rappelle que Roland Kuln pensait que le psychiatre doit se réapproprier complètement et dans sa complexité la thérapeutique tant psychothérapique que pharmacothérapique.
Conclusion
43P. Fédida nous transmet son expérience humaine et une grande synthèse des connaissances psychanalytiques et phénoménologiques des états dépressifs et plus généralement de la vie psychique.
44Il nous invite à revoir le concept de troubles de l’humeur (selon lui secondaire) pour privilégier un phénomène de prise en masse de la vie psychique lié à un vécu d’anéantissement et de violence d’un vide. Cette maladie de la vie humaine se traduit par « une névrose glaciaire » à visée protectrice et que le thérapeute devra aborder avec tact pour ne pas aggraver le vécu de menace de la mort sur la vie.
45Il nous rappelle la nécessité pour le soignant de temps, de disponibilité et de réceptivité, tout en nous alertant sur les risques encourus par le psychisme du thérapeute. Il souligne l’importance des résistances aux changements et celle de respecter la folie créatrice du sujet. Il s’oppose à l’utilisation systématique du traitement antidépresseur qui n’a de sens que dans une relation psychothérapique. Il nous stimule à nous réapproprier dans sa complexité le travail psychothérapique et l’articulation avec la prescription médicamenteuse.
Bibliographie
Références
- 1Abraham N, Torok M. L’écorce et le noyau. Paris : Aubier-Flammarion, 1978.
- 2Balint M. Le médecin, son malade et la maladie. Paris : Payot, 1973.
- 3Derrida J. La dissémination. Paris : Ed. du Seuil, 1972.
- 4Ferenczi S. Thalasso, psychanalyse des origines de la vie sexuelle. Paris : Payot, 1969.
- 5Freud S. Deuil et mélancolie (1915). In : Métapsychologie. Paris : Gallimard, 1968.
- 6Freud S. Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1997.
- 7Klein M. Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1984.
- 8Roudinesco E. Mort de Pierre Fédida, grande figure de l’université et de la psychanalyse. Le Monde, 6 novembre 2002.
- 9Segal H. Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein. Paris : PUF, 1992.
- 10Wildöcher D. Les logiques de la dépression. Paris : Fayard, 1983.
Mots-clés éditeurs : dépression, phénoménologie, psychothérapie, pharmacothérapie
Mise en ligne 24/02/2014
https://doi.org/10.3917/inpsy.8203.0253