1Les codifications des interventions psychologiques précoces dans le dispositif de gestion des urgences post-traumatiques sont relativement récentes. Elles datent des années 1970 aux États-Unis. Le contexte est essentiellement celui de la psychiatrie militaire [10]. En France, il faut attendre les années 1990 pour que la circulaire du ministère de la Santé DH/EO4-DGS/SQ2 n?97/283 du 28 mai 1997 précise le cadre de l’urgence médicopsychologique : « les catastrophes occasionnent non seulement des blessures physiques mais aussi des blessures psychiques individuelles ou collectives, immédiates ou différées, aiguës ou chroniques. Ces victimes nécessitent des soins d’urgence au même titre que les blessés physiques. L’intervention rapide de médecins psychiatres, de psychologues et d’infirmiers préalablement formés et intégrés aux unités d’aide médicale urgente doit permettre une prise en charge immédiate et post-immédiate. Cette prise en charge doit s’étendre au soutien psychologique des sauveteurs. Elle comprend également un bilan psychologique de chaque mission ».
2Fût-elle nécessaire, la prise en charge des états posttraumatiques immédiats reste complexe. Une récente étude comparative [21] montre de façon significative l’importance d’une prise en charge rapide des personnes victimes dans la prévention des syndromes post-traumatiques. Cependant, les professionnels de santé intervenant dans les CUMP (cellules d’urgence médicopsychologiques) soulignent les difficultés d’évaluation des états aigus posttraumatiques et la sédation d’une sémiologie toujours invalidante [12]. Ces difficultés concernent autant la victime directe que la victime indirecte, la famille ou les proches.
3Les modélisations théoriques proposées (post traumatic stress disorder, acute stress disorder, traumatisme aiguë, psychotraumatisme immédiat…) ajoutent à la complexité d’une psychopathologie toujours surdéterminée et à l’entité nosologique discutée.
Defusing et/ou debriefing psychologique
4Les méthodologies de defusing ou de debriefing psychologique répondent à la prévention des pathologies des victimes directes et indirectes d’un traumatisme individuel ou collectif d’origine naturelle ou provoquée. La logistique associe des professionnels de santé conjuguant leurs compétences pour une prise en charge rapide et efficace des personnes victimes comme des sauveteurs ou des familles. Cette prise en charge psychologique est improprement nommée « debriefing ». Initialement, l’expression était employée dans l’armée de l’air [4]. Les pilotes étaient « briefés » avant une mission (objectifs à détruire, moyens techniques, etc.) et « débriefés » à leur retour. Si, historiquement, T.W. Salmon [25] a commencé le traitement de toutes victimes à proximité immédiate de la zone des combats, le terme debriefing a été proposé pour la première fois par S. Marshall en 1945 [18]. Ce n’est qu’en 1983 que J. Mitchell [19, 20] codifie la technique de S. Marshall pour l’appliquer aux équipes de sauveteurs.
5L’urgence médicopsychologique s’intègre dans le champ des recherches cliniques sur les névroses de guerre et les névroses traumatiques. Depuis la description du syndrome du boulet observé lors des batailles napoléoniennes ou du shell shock (vent de l’obus) décrit pendant la première guerre mondiale, les prises en charge des syndromes post-traumatiques ont suivi les remaniements de la notion de traumatisme. Comme le souligne L. Crocq [9], des interventions psychothérapiques précoces inspirées des recommandations de T. W. Salmon eurent lieu pendant la seconde guerre mondiale sans être codifiées sous le terme de debriefing.
6Les modèles techniques du debriefing psychologique – anglo-saxon ou européen – sont souvent appliqués selon des référentiels théoriques, comportementalistes ou psychanalytiques pour l’essentiel. Cette opposition s’accentue aujourd’hui par l’intérêt porté à la notion de coping et sa version francophone de résilience. L’une et l’autre approche semblent « minorer » les conditions d’inscription pictographique du traumatisme et la morbidité des affects de douleur.
7À la suite des travaux de F. Lebigot [15, 16], notre contribution propose de promouvoir une clinique de l’urgence qui relève de l’intervention psychothérapique précoce au centre de laquelle œuvrent les processus originaires tels qu’ils ont été théorisés par P. Aulagnier dès 1975 [3].
8Le defusing relève de la même « logique » de soins immédiats. Il prend place dans les toutes premières heures qui suivent le traumatisme sur les lieux mêmes de la catastrophe ou de l’agression. La traduction littérale du mot defusing est « désamorçage ». L. Crocq [10] le traduit par « déchoquage immédiat » dont le but est de : « procéder à un entretien psychothérapique visant une première verbalisation des émotions et des affects ». Si, pour L. Crocq, le defusing est un « debriefing sommaire ou sa version épurée », N. Prieto et F. Lebigot [24] soulignent son caractère « d’accompagnement du patient basé sur la réassurance, la restauration d’un premier soutien psychologique de base, un étayage et une contenance […] il représente un temps inaugural de verbalisation offert au sujet ». L’objectif circonscrit par ces deux derniers auteurs se définit comme « une verbalisation émotionnelle immédiate ».
9Trois objectifs principaux gouvernent la pratique du defusing :
Interventions psychothérapiques précoces post-traumatiques
10Indépendamment de son double aspect immédiat et post-immédiat, l’objectif de l’intervention psychothérapique précoce post-traumatique telle que nous la proposons est double :
11– Réguler les envahissements d’affects (fuite panique ou sidération psychique par exemple) par, selon l’expression de L. Crocq [11], « une maïeutique des émotions ». Cela suppose la reconstitution progressive des enveloppements psychiques primaires pour le patient, la mise en place d’un cadre contenant et sécurisant et la promotion de l’expression des affects. Cette régulation nécessite la construction d’un espace de type transitionnel [27] où l’affect puisse s’exprimer sans menace de représailles et sans qu’il soit synonyme d’effondrement psychique irréversible. Cet espace ne peut être ni pédagogique, ni éducatif, ni interprétatif mais un lieu à la fois physique et psychique où « la pensée puisse se penser dans ses plus expressions premières tonico-émotionnelles » [7].
12– Promouvoir, au sens psychodynamique des processus psychiques de liaison entre affect et représentation (la dissociation péritraumatique est l’exemple inverse). Cette promotion ne peut avoir lieu sans le préalable précédent d’un espace « suffisamment bon » [27] où le thérapeute joue le rôle de porte-parole et de porte-pensée. Ce « portage » est synonyme de holding, c’est-à-dire d’étayage, de maintien et de soutien. Le propre du traumatisme est d’être « un événement qui s’est passé mais n’a pas eu lieu » [5]. Il n’est pas « une rencontre mais un face à face » faute de son « extraterritorialité représentative ». Cette médiation thérapeutique est à l’image de la transformation des éléments « bêta » impensables en éléments « alpha » pensables du modèle de W.R. Bion (« appareil à penser les pensées ») [8].
Problématique générale
13L’intervention psychologique post-traumatique immédiate a un cadre précis. Elle s’effectue dans les premières heures du traumatisme et se caractérise par un premier paradoxe. Il n’y a pas de demande implicite ou explicite des victimes. Les psychopathologies rencontrées sont celles des réactions immédiates post-traumatiques allant de la réaction de stress dit « adapté » au stress dit « dépassé ». Le tableau clinique est celui de sidération stuporeuse, d’excitabilité incontrôlée, d’automatisme comportemental ou de fuite panique. On observe des réactions de sémiologie névrotique mais aussi des réactions pathologiques « franchement » psychotiques comme des confusions mentales, des épisodes délirants ou des agitations maniaques.
14La polysymptomatologie post-traumatique appelle deux remarques. La première est la confusion épistémique entre des réactions d’ordre biophysiologique comme le stress et des pathologies psychiques à expression somatoforme comme l’angoisse, les conversions hystériques, les tachycardies ou les colopathies par exemple. La deuxième est l’importance d’une évaluation diagnostique différentielle, c’est-à-dire l’analyse comparative d’une sémiologie réactionnelle face à une sémiologie ancienne réactivée dans le contexte traumatique.
15La méthodologie générale d’une clinique de l’urgence est la sédation des troubles, sur le plan tant des ressources pharmacologiques (anxiolytiques, psychotropes) que psychologiques. Cette méthodologie générale n’hypothèque en rien les suites du processus thérapeutique. L’objectif reste la prévention d’une installation des troubles et de leurs morbidités.
16Entre une clinique de la précipitation et de l’interprétation qui agit comme un miroir et une clinique de l’orthopédie représentative et cognitive prématurée qui déplace les symptômes en majorant leur destructivité, il convient de repérer les enjeux de ces situations d’urgence et de crises post-traumatiques. Trois grandes classes peuvent être repérées :
17- La première concerne le démantèlement des enveloppements psychiques primaires, c’est-à-dire les protections somatopsychiques contenantes de l’identité individuelle psychique et psychosociale. Le traumatisme a cette propension à « perforer » les limites entre soi et l’autre, du dedans et du dehors du corps, comme dans les syndromes de torture ou d’attentat. Il altère durablement la relation de confiance, comme dans l’inceste ou dans les expériences de prise d’otage. Il détruit le lien social et familial, comme dans les génocides ou les conflits ethniques. Il morcèle l’image du corps, comme dans les cas de violences sexuelles collectives, etc. Le traumatisme n’est pas seulement un événement dramatique, il est une traversée existentielle au sens phénoménologique de la psychose. Le définir comme la rencontre soudaine et brutale avec le réel de la (sa) mort nous paraît insuffisant. À la suite des travaux de G. Briole et de F. Lebigot [17], nous proposons de définir le traumatisme (plus particulièrement le psychotraumatisme immédiat) comme la rencontre avec le néant, au sens psychotique du terme, avec sa cohorte d’angoisses de néantisation, de déréliction, d’émiettement, de désagrégation psychique, de dépersonnalisation…
18– Le deuxième enjeu est l’instauration d’un cadre physique et psychique sécurisant et de confiance à finalité contenante et de contention. La fonction clinique tient d’être provisoirement une enveloppe psychique qui régule les assauts pathogènes internes et externes de la personne victime. Le clinicien est ainsi son porte-parole et son porte-pensée au sens winnicottien du terme, c’est-à-dire du holding et du handling, à savoir de portance et de maintenance. Il porte, soutient et maintient une parole confisquée et annihilée dans la sidération traumatique.
19– Le troisième aspect réside dans l’évaluation des facteurs de risque, non seulement au sens des échelles d’évaluation qui sont utiles à l’investigation clinique, mais aussi au sens dynamique de la sémiologie observée. La démarche consiste à repérer les indices anamnestiques de vulnérabilité, les impasses de projection, les signes de répétition de mise en danger ou de conduite ordalique, etc.
Revue générale de la question
20Indépendamment des méthodologies et de leurs assises théoriques, les objectifs généraux des interventions précoces post-traumatiques sont :
- dédramatiser et « normaliser » les réponses initiales aux réactions post-traumatiques immédiates ;
- prévenir et atténuer la survenue de troubles posttraumatiques ultérieurs en expliquant leur fréquence et leur « normalité » d’apparition ;
- offrir la possibilité d’une prise en charge thérapeutique et d’un accompagnement sociojudiciaire si nécessaire.
21Les méthodologies anglo-saxonnes et leurs adaptations françaises proposent un protocole rigoureux qui édicte des principes à suivre dans l’ordre pour une meilleure efficacité. C’est le cas pour les trois grands principes de l’accueil SVP de J.-F. Katz [2] (tableau 1).
Principes d’accueil SVP
Principes d’accueil SVP
22Le principe nommé « cadre » vise la restructuration d’un cadre sécurisant sur le plan tant sanitaire que psychique. L’objectif est de rétablir une relation de protection, de réassurance, de contrôle sur les événements et d’expressions des émotions. Le principe « écoute » reprend les sept phases de la méthodologie du debriefing décrites par J. T. Mitchell [15], à savoir :
- phase d’introduction (période permettant à l’équipe intervenante de présenter le dispositif),
- phase de description pendant laquelle les participants sont invités à décrire l’événement et leurs vécus,
- phase de réflexion qui promeut l’élaboration psychique individuelle par rapport aux réactions immédiates et émotionnelles du traumatisme,
- phase de réaction qui sollicite l’expression des affects et des sensibilités individuelles et collectives,
- phase des symptômes où chaque participant témoigne de son comportement depuis l’événement vécu, en particulier sur le plan symptomatologique,
- phase d’enseignement dont le but est de « normaliser » les réactions et de prévenir les réactions ultérieures,
- phase de conclusion qui s’ouvre sur des questions libres et des propositions de suivis individualisés ultérieurs pour les personnes qui en feraient la demande.
23En 1997, A. Dyregrov [13] du Center for Crisis Psychology de Bergen (Norvège), tout en se référant à la technique de J. Mitchell, propose le process debriefing. La variante consiste à fusionner la phase des symptômes et celles des réactions (phases 4 et 5) afin de mobiliser le soutien groupal.
24D’autres auteurs, comme B. Raphael [22] en Australie, propose l’exploration des aspects cognitifs en même temps que celle des aspects psychoaffectifs. En 1994, A. Shalev [26] insiste sur la mauvaise saisie cognitive des enjeux traumatiques et la nécessaire mutation d’une « mémoire d’image à une mémoire verbalisée ».
25L’école française, nourrie d’une expérience clinique importante en matière de gestion des urgences traumatiques (victimes du détournement du vol d’Air France en 1994 par exemple), circonscrit un cadre méthodologique et technique nommé « debriefing à la française » dans un but à la fois préventif et thérapeutique. L. Crocq [10] énonce les dix principes de l’intervention psychologique précoce auprès des victimes :
- instituer un « sas » intermédiaire pour les victimes où sont restitués les valeurs normales, le temps et l’espace,
- conforter les personnes rescapées dans leur intégrité, c’est-à-dire les soutenir afin qu’elles récupèrent leur autonomie,
- inciter à la verbalisation de leur expérience singulière de l’événement traumatique,
- informer la personne sur la sémiologie du stress et du trauma et son caractère transitoire,
- promouvoir la sortie de l’isolement et de l’incommunicabilité post-traumatiques,
- réguler les relations de groupe et désamorcer les dérives xénopathique,
- réduire les sentiments d’impuissance, d’échec et de culpabilité,
- préparer le retour dans le milieu familial et social, 9. repérer les sujets susceptibles de décompensation psychique,
- clore la régulation.
26Deux grandes écoles semblent s’opposer dans le traitement des psychopathologies péritraumatiques. Le courant issu de J. Mitchell favorise une approche cognitive de l’événement et procède d’une visée essentiellement éducative. Le courant francophone privilégie pour l’essentiel les dimensions thérapeutiques et préventives. Ce dernier courant peut se définir comme une intervention thérapeutique précoce.
27De ce contexte, nous proposons de développer la notion d’intervention psychothérapique précoce post-traumatique.
Hypothèse générale
28L’intervention psychothérapique précoce post-traumatique réduit les risques d’installation du traumatisme et de névrose traumatique.
Discussion
29Il convient de souligner l’extrême difficulté de mise à l’épreuve de cette hypothèse tant les évaluations ne bénéficient d’aucun consensus – a minima – auprès de la communauté de recherche. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’étude longitudinale à ce sujet. En revanche, la plupart des auteurs [21] estiment que « dans la grande majorité des cas, une prise en charge précoce permettrait la réduction de la durée moyenne des symptômes d’au moins 50 % ».
30D’un point de vue empirique, nous pouvons relever les indications générales suivantes :
31– Les reviviscences traumatiques agissent souvent comme des épisodes de dépersonnalisation des années, voire des décennies, après un traumatisme, notamment de nature sexuelle. C’est le cas de la femme dans les périodes de remaniements identitaires, comme la phase du peripartum ou la périménopause. Il semblerait que celles ayant bénéficié d’un suivi psychologique (non précisée) au moment des faits traumatiques aient des capacités « résilientes » meilleures que les autres. Le biais de cette indication est que ces patientes ont eu à subir des violences sexuelles de différentes formes, à des âges et circonstances différentes.
32Le traumatisme génère des troubles plus ou moins durables de l’image du corps. La force « effractive » du trauma démantèle les enveloppements psychiques primaires qui ne remplissent plus leurs fonctions de contenant psychique, de trame basale d’inscription pictographique, de support sensoriel et sensitif aux mécanismes proto et préreprésentatifs, etc.
33L’expérience de dépersonnalisation (anciennement dissociation péritraumatique de P. Janet), plus ou moins temporaire, quelles que soient la qualité et la quantité traumatiques, est une constante du traumatisme immédiat. Nous avons observé des délires (sur le plan sémiologique, des bouffées délirantes aiguës et des délires de persécution et d’interprétation), des confusions mentales, des bouffées délirantes aiguës,… nécessitant des hospitalisations en services spécialisés. Nous ne pouvons éliminer l’hypothèse d’antécédents psychopathologiques pour ces patients bien que l’investigation anamnestique n’ait pas révélé ce type d’antécédents.
34La rencontre avec le réel de la mort est souvent évoquée pour rendre compte du traumatisme. L’hypothèse de la rencontre brutale et soudaine avec la mort ne rend compte que superficiellement des véritables enjeux de l’anéantissement victimaire. Les angoisses de néantisation, de déréliction, de désintégration psychique, d’agonies primitives, etc. définissent la sémiologie des états post-traumatiques proches de la sémiologie psychotique sans que structurellement le patient soit psychotique. Nous avons proposé ailleurs [7] une contribution de psychose post-traumatique, passagère ou non, correspondant à la notion psychopathologique d’épisode psychotique. La plupart des patients témoignent d’expériences et de vécus de souffrance extrême, de morcellement, de déchirement, d’étrangeté à eux-mêmes, de dépersonnalisation, de coupure avec le réel, de dé-liaisons psychiques. Ils ponctuent souvent les séances de debriefing par : « j’aurai préféré mourir que de vivre cet enfer… ».
35Enfin, la désintégration des efficiences représentatives et symboliques atteste de l’impact traumatogène au-delà de la sidération de la pensée ou des idées. Le propre du traumatisme est d’avoir des effets présymboliques et préreprésentatifs. Il ravit, dans son double sens d’éblouir et de confisquer, la capacité d’élaboration mentale, y compris dans les plus rudimentaires expressions du corps (commotion stuporeuse par exemple) comme dans les plus élémentaires expressions graphiques par sidération des espaces et du temps.
Arguments
36Nous proposons quatre grands types d’argument qui soutiennent à la fois l’importance des prises en charge précoces en matière de victimologie clinique mais aussi une contribution à la réflexion de psychose traumatique évoqué par S. Ferenczi dès 1939 [14]. Ces quatre grands arguments reposent sur les modalités d’inscription pictographique de P. Aulagnier [3] évoquées plus haut.
371. La sidération des espaces de pensée met en échec « un seuil hypothétique individuel de représentation ». Le somatique devient le lieu de l’inscription pathogène (tremblements, hyperkinésies, hyperesthésies, tics, colopathies, gastrites, etc.) sans revêtir cliniquement les aspects névrotiques anxieux, de conversion hystérogène ou de phobie. L’irreprésentable traumatique est en « représentation » sous forme de traces, de passages ou d’empreintes. Cette inscription « en creux » ne bénéficie pas d’une reprise psychique qui double l’expérience sensitive et sensorielle d’un sens possible. A contrario, la brutalité de la chose vécue saisit la victime. C’est la commotion psychique avec ses aspects de mortification, de « statufication » et de minéralisation. Les modèles d’inscription (pictogramme de plaisir et de rejet) proposés par P. Aulagnier concernant les processus originaires sont inefficaces. L’impact traumatique dépasse les seuils de représentabilité. L’omniprésence pathogène « gélifie » l’effroi qui n’a de cesse de se répéter sans pouvoir évacuer son surplus de sensorialité. Cette évacuation de sensorialité est la condition sine qua non de la représentation de choses et de mots. L’effroi n’accède pas au registre scénique du primaire (le fantasme) et encore moins au registre idéique du secondaire (l’énonciation). La force traumatogène maintient ses « effets de psychose » par sa brutalité de pur réel que l’intervention précoce peut pacifier dans le cadre contenant et médiateur du debriefing psychologique.
382. L’agglutination aux objets pathogènes est cette propension à ne pas pouvoir se dégager du trauma par une adhésivité non pas mortifère mais véritablement néantisante. « Cette horreur ne me quitte pas », disait cette patiente. Malgré tous ses efforts de cognition, son drame s’imposait à elle faute de mise à distance psychique pour pouvoir le penser. L’écart nécessaire pour une efficacité symbolique est impossible du fait d’une contamination « à fleur de peau » (dixit). Il suffit d’entendre ces patientes dire combien l’odeur de l’agresseur leur colle à la peau ou d’observer les rites compulsifs de lavage des victimes de viol. L’empreinte traumatique s’inscrit au niveau des signifiants formels comme autant de perversions des sensibilités et des sensorialités. Cette empreinte agit souvent comme une brûlure, tel le syndrome de l’objet brûlant.
393. L’adhésivité que nous venons d’évoquer tend à gommer les espaces de médiation entre la victime et le traumatisme. La clinique du traumatisme immédiat s’inscrit toujours dans un espace confusionnel. Sur le plan psychopathologique, la sémiologie est souvent celle de la confusion mentale. Les entretiens cliniques soulignent les difficultés à séparer les espaces de l’agresseur et les espaces de la victime sans pour cela se référer aux mécanismes d’identification à l’agresseur de type syndrome de Stockholm. La situation est confusionnelle, non séparée, interpénétrée à la quasi-image analogique des adhésivités des psychoses fusionnelles, de certains délires de possession, du petit automatisme mental ou de certaines formes de schizophrénie incipiens, notamment hébéphréno-catatonique. La promotion d’espace de médiation, tel que se définit l’espace transitionnel de D. W. Winnicott [27], consiste, dans le cadre des situations d’urgence post-traumatique, à (re)créer une zone intermédiaire victime/agresseur où la victime ne soit plus « le pur produit de son agresseur » [6]. C’est le cas des femmes systématiquement violées en temps de guerre ou de génocide et son corollaire, l’enfant du viol. L’objectif final est une contamination transgénérationnelle et de filiation qui annihile la temporalité à une « éternité » traumatique. Promouvoir des espaces – et du temps – potentiels autres que l’actualité du trauma est un enjeu princeps de la clinique du post-traumatisme. Elle peut permettre de reconstituer un passé et un futur non pathogènes.
404. La notion d’espace transactionnel empruntée à G. Pankow [23] et son modèle de psychothérapies des psychoses prolongent ceux de D. W. Winnicott. Nous évoquons les transactions psychiques possibles entre la victime et le psychothérapeute. Elles ne peuvent s’effectuer qu’une fois les enveloppes psychiques suffisamment reconstituées de façon à préserver l’unité du patient. Cet espace soutient les « détoxifications » [8] nécessaires à une métabolisation des objets traumatiques. Cela n’économise en rien l’expression des affects mais tend à dissoudre les affects de douleur particulièrement destructeurs. Il ouvre un travail de mémoire cicatriciel qui rejette l’oubli mais promeut le souvenir. C’est un travail promotionnel d’historisation.
Conclusion
41Beaucoup de questions demeurent concernant les prises en charge des patients en situation de crise et en situation d’urgence post-traumatique. Cela suppose aussi des approfondissements de la notion même de trauma psychique. Les victimes de terrorisme ou de torture soulignent aujourd’hui combien nos modèles cliniques et théoriques sont encore insuffisants.
42Penser le traumatisme immédiat comme « un épisode psychotique » conduit à privilégier des méthodologies d’intervention psychothérapique précoce et « systématisée » afin de prévenir les effets d’après-coup ou de chronicisation traumatique.
Bibliographie
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