Innovations 2011/1 n°34

Couverture de INNO_034

Article de revue

La responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) comme discours ambigu

Pages 37 à 55

Notes

  • [1]
    M.-H. Parizeau, 1996, Éthique appliquée, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 534-540.
  • [2]
    Y. Pesqueux, 2007, Gouvernance et privatisation, Paris, PUF.
  • [3]
    M. Foucault, 1988, Dits et Écrits, NRF, Paris, Gallimard, Tome IV.
  • [4]
    T. Berns, 2009, Gouverner sans gouverner – une archéologie politique de la statistique, Travaux pratiques, Paris, PUF, 5-6.
  • [5]
    A. MacIntyre, 1997, Après la vertu, Léviathan, Paris, PUF.
  • [6]
    M. Sandel, 1982, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge University Press.
  • [7]
    A.-C. Martinet, 1984, Management stratégique, organisation et politique, Paris, Mc Graw Hill.
  • [8]
    F. Le Play, 1989, La méthode sociale, réédition Paris, Méridiens Klincsieck, 467-468.
  • [9]
    R. de la Tour du Pin, De l’organisation des classes agricoles, L’Association catholique, 15/4/1888.
  • [10]
    J. Allouche, I. Huault, G. Schmidt, 2005, La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) : discours lénifiant et intériorisation libérale, une nouvelle pression institutionnelle, in La responsabilité sociale de l’entreprise, F. Le Roy, M. Marchesnay (eds), Paris, Éditions EMS, 177-188.
  • [11]
    C. Noël, 2004, La notion de responsabilité sociale de l’entreprise : nouveau paradigme du management ou mirage conceptuel, Gestion 2000, 3, septembre - octobre, 15-33.
  • [12]
    V. Paone, 2009, La responsabilité sociale de l’entreprise à l’épreuve des faits – Contribution à l’étude d’un système de contagion – de l’épiphénomène à la contagion, Thèse de doctorat en sciences de gestion, CNAM, Paris.
  • [13]
    H. A. Simon, 1993, Administration et Processus de décision, Paris, Economica.
  • [14]
    A. Hatchuel, 2000, Quel horizon pour les sciences de gestion ? Vers une théorie de l’action collective, in A. David, A. Hatchuel, R. Laufer (eds), Les nouvelles fondations des sciences de gestion – Éléments d’épistémologie de la recherche en management, FNEGE, Paris, Vuibert.

Le contexte : l’« évidence éthique » de la fin du 20e siècle

L’argument philosophique

1« L’évidence éthique », c’est la mise en exergue de la question du sens à la suite du triomphe des « philosophes du soupçon » (K. Marx, F. Nietzsche et S. Freud) qui nous expliquèrent que tout était devenu possible en matière d’éthique et de morale et donc que tout pouvait être fondé à exister avec :

  • la critique radicale que K. Marx adresse à l’entreprise comme lieu de confrontation des prolétaires et des bourgeois, ces derniers étant, pour des raisons politiques, dépourvus de toute moralité,
  • F. Nietzsche qui fait de la morale un objet de l’impensable,
  • et S. Freud qui propose une conception psychologique de l’éthique et de la morale.
« L’évidence éthique de la fin du 20e siècle » met en évidence que la quête du sens revient au premier plan des préoccupations des citoyens et des penseurs après les « errements » éthiques issus des apports des philosophes du soupçon qui invitaient à la critique radicale ou à la négation du sens moral des choses. L’éthique apparaît alors comme nécessaire et problématique. L’éthique apparaît donc comme évidente car elle fixe les éléments nécessaires à la quête du sens et problématique aussi car elle échappe, en même temps, à l’obligation de définir des prescriptions. Elle serait ainsi propre à fixer le cadre du champ des représentations dans le domaine des éthiques appliquées, en particulier en éthique des affaires car ce serait la réflexion éthique qui permettrait d’entrer dans le questionnement du sens de l’action de et dans l’entreprise.

L’argument historique

2L’éthique des affaires puis la RSE émergent avec la « crise des lois » dans le contexte de la mondialisation et de la déréglementation qui l’accompagne. Il ne s’agit donc pas d’une réponse à une demande sociale. C’est une « pseudo-normalisation » (qui peut, à la limite, être vue comme propagande, alibi, justification idéologique, transgression discursive) de l’ordre du micro-politique (l’entreprise) et non dépourvue d’arrière-pensée publicitaire. C’est une auto-normalisation, une auto-édiction, c’est-à-dire un transfert de légitimité et une justification de la disparition des organes de législation au profit d’une liberté d’expression des demandes des directions d’entreprises.

L’argument économique

3Il s’agit aussi d’inclure des normes éthiques dans la logique du marché qui, rappelons-le, en est dépourvu. Ce n’est donc pas une production « gratuite » mais une conséquence de l’affaiblissement de la loi qui met les agents organisationnels face-à-face : les dirigeants d’entreprises avec leurs salariés, les salariés de l’entreprise avec les clients et les fournisseurs, les dirigeants de l’entreprise avec les actionnaires, les salariés et les actionnaires de l’entreprise avec les communautés qui les entourent, etc.

4L’éthique des affaires et la RSE apparaissent ainsi comme une instance de régulation entre les demandes sociales qui s’expriment et comme une réponse à une demande de valeur qui ne peut s’exprimer sur le marché. Mais c’est aussi la référence constitutive du lobby et l’exclusion de ceux qui ne peuvent s’exprimer. C’est donc l’expression d’un rapport de forces. C’est enfin une re-normalisation par rapport à un univers de normes « éclatées » suivant leur domaine (qualité, environnement, etc.).

5Mais l’examen des faits peut conduire au constat qu’il s’agit plus d’une « éthicité » en tant que système que d’une éthique. Et ceci va de pair avec le déplacement de la place du juge dans la société du fait du passage de la référence de la hard law (celle de l’Etat) à la soft law (celle des normes). L’affaiblissement de la loi laisse en effet place à des références floues (comme la notion de crime contre l’humanité, etc.). On se trouve alors face à l’émergence de la responsabilité du décideur : on est responsable non par rapport à des faits, mais parce que l’on « est » décideur. La loi tend ainsi à devenir un mode de régulation pour des cas particuliers au lieu de guider les modalités de la construction et de la réalisation du Bien Commun. Le juge devient régulateur des équilibres sociaux, enjeu du lobbying, instance devant se positionner par rapport à d’autres organes de régulation (CSA, etc.), ces organes de régulation constituant un lieu de déconcentration de la production par délégation à des sous-organes particuliers et soi-disant « indépendants ». Rappelons que les intérêts des entreprises concernées s’y trouvent soit directement (le plus souvent) soit indirectement représentés. Le jeu du juge et de ces organes conduit à légiférer dans l’éthique, à édicter des normes sans loi de cadrage.

6L’éthique se décline alors dans un univers d’éthiques « appliquées » [1], concept posant la question des liens avec les éléments de philosophie morale apparus aux États-Unis dans la décennie 1960 avec l’explosion des champs d’interrogation éthique : la bioéthique (conséquence des pratiques techno-scientifiques en médecine), l’éthique environnementale (autour de la question des rapports entre l’homme, les animaux et la nature), l’éthique des affaires et l’éthique professionnelle (liée aux modes d’organisation propres aux sociétés industrielles et à la représentation des risques liés à l’exercice de telle ou telle profession). Une éthique appliquée propose les contours normatifs d’un comportement acceptable en construisant une instance de jugement, positive à l’égard de certains comportements et négative pour d’autres. Elle contribue ainsi à fonder une sorte d’idéologie des mécanismes de création de valeurs.

7Ces éthiques appliquées sont devenues le support d’enseignements dans les cursus universitaires. Ce développement des éthiques appliquées s’est inscrit dans un épuisement du travail philosophique sur les perspectives méta-éthiques (en particulier aux États-Unis avec l’analyse logique et linguistique des énoncés moraux) et par la focalisation sur les éthiques substantielles liées aux bouleversements des modes de vie. Dans cette perspective, l’attention porte sur le contexte, l’analyse des fondements et des conséquences de la prise de décision. Elles visent à apporter des réponses à des problèmes pratiques et concrets souvent liés à des pratiques professionnelles et sociales codifiées au regard d’un référentiel de type normatif. Les éthiques appliquées relèvent donc des disciplines d’action en contexte comme fondement de la réponse à la question de savoir ce qu’il est bon de faire dans un contexte aux modalités pluralistes de concrétisation. Elles offrent le lieu d’un dialogue pluridisciplinaire permettant d’échapper à l’univocité de la perspective du champ quand on se réfère à des principes (perspective axiologique) en validant l’existence de différentes facettes au problème. La perspective y est souvent de type conséquentialiste. Elles offrent également la possibilité d’un renouveau de la réflexion éthique elle-même en offrant des possibilités de réinterprétation à partir « d’objets » nouveaux.
Avec les éthiques appliquées, il est possible de noter, à l’origine de leur développement, l’importance accordée à l’expert pour une situation qui vient aujourd’hui confronter la production d’une norme (processus) comme base d’évaluation d’une situation. Il s’agit alors d’inventer des dispositifs procéduraux qui permettent à des partenaires de se référer à un référentiel commun.

Le « moment liberal » [2] ou le passage d’une representation de la vie en société fondée sur le « vivre avec » et ses implications sur les fondements éthiques

8Le « moment libéral » pose le problème du passage du « vivre dans » le cadre d’un État souverain (perspective classique à la philosophie des Lumières qui cherche à articuler démocratie et liberté au travers de la référence à la loi universelle et à la souveraineté du peuple) au « vivre avec » les autres (perspective du « moment libéral » qui reprend les idées libérales de soustraire l’individu à toute soumission, d’articuler l’universalité de la loi avec le « particulier » des intérêts et de conférer un tiers pouvoir au Juge ce qui crée une tension entre les droits et la loi). L’opinion issue du « social » y trouve alors sa place à côté de principes « naturels » (car ils ne se discutent pas) et de la loi issue du pouvoir politique. C’est la référence à l’opinion qui fait entrer en scène à la fois la société civile et le jugement social, éléments que l’on retrouve au cœur de la notion de gouvernance. La RSE repose en effet sur la référence à l’expression d’un jugement social qui embrasse à la fois la forme de l’exercice du gouvernement et le fond, c’est-à-dire le résultat des actes de gouvernement. De plus, la RSE privilégie le jugement sur la forme (objet des preuves empiriques « périmétrées ») par rapport au jugement sur le fond car le résultat ses actes se matérialisent plus difficilement.

9Tentons de comparer les éléments du « vivre dans » et du « vivre avec » :

« Vivre dans »« Vivre avec »
Philosophie des LumièresPhilosophie libérale
J.J. Rousseau & E. KantHobbes, Locke
La démocratie représentative et la libertéLa démocratie participative et l’expression des intérêts des communautés
La loi, sa genèse, sa validation, son applicationLa norme et l’expression des intérêts
La loi est universelle, territoriale, et sanctionnéeAuto-édiction, auto-régulation (exemple : quel montant de taxes verser à L’État ?)
La justice comme institutionLa justice comme production (jurisprudence)
Le sage (figure du Sénat romain)L’expert
Le juge Politique, MoraleEthique, Politique
Citoyenneté, pluralismeCommunauté, diversité

10Le « moment libéral » est en effet corrélatif d’une modification de la question du politique. Au thème du « vivre dans » posé par la philosophie des Lumières dans la lignée de la pensée Grecque, en particulier avec Aristote, se substitue le thème du « vivre avec » (les autres) qui se trouve au cœur de la pensée libérale. On peut illustrer cette distinction en se référant aux utopies qui lui sont associées comme avec la figure de Robinson Crusoë quand il s’agit pour lui de « vivre avec » Vendredi (au service de « ses » intérêts) et non pas de le comprendre, comme dans une sorte de retour à une conception autarcique de la Cité, mais d’une Cité autarcique qui « regrette » l’échange dans un interculturalisme tolérantiste. La dimension éthique est ici fondamentalement liée à une dimension politique.

11Le « vivre dans » s’articule autour du concept de loi vu tout autant dans le contexte de sa genèse (qui émet les lois ?), celui de sa légitimation (le vote démocratique) que celui de son application (l’État et son appareil). Le « vivre avec » prend l’individu et l’expression de sa liberté comme point de départ. Au concept de loi correspond celui de norme, c’est-à-dire une auto-édiction de règles par un groupe social indépendamment de sa représentativité politique mais sur la base du critère d’efficacité, les normes allant dans le sens de l’expression de la liberté des individus au regard de leurs intérêts dans le cadre général d’un Etat-gendarme qui vient fixer les règles du jeu de l’expression de ces intérêts. La question du politique laisse place à la question éthique. Dans sa version contemporaine, à la figure du sage matérialisée par le Sénat romain vient se substituer la figure de l’expert. À la question du « juste » vient également se substituer celle du « vivre bien » lu sous son aspect matériel à partir de la primauté accordée à l’activité économique. La gouvernance marque alors la tension qui opère entre la « main invisible » du marché et la communauté reconnue au nom du critère d’efficacité comme l’échelon légitime.

12Le « moment libéral » se caractérise aussi par des recouvrements entre :

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  • Un libéralisme politique « traditionnel » qui met en avant le principe de liberté, c’est-à-dire l’articulation entre l’universalité de la loi et l’expression des intérêts particuliers.
  • Un libéralisme économique, celui formalisé par A. Smith à partir d’une philosophie politique et morale construite sur la base des sentiments moraux, qui met en avant la liberté d’expression des intérêts et qui trouve sa concrétisation actuelle dans la notion de « mondialisation » mais qui tient plus du « laisser-fairisme » que du libéralisme.
  • Un utilitarisme formulé au 19e par J. Mill sous sa version actuelle, qui ne confère de valeur qu’à ce qui est utile et légitime la distinction « théorie » (accessoirement utile) et « pratique » (fondamentalement utile).
  • Un positivisme qui accorde un contenu de valeur au déterminisme technique, et qui, du fait du soupçon de la science et de la technique (cf. la bombe atomique), a conduit à substituer sémantiquement le terme de technologie à celui de technique à partir de la référence à l’entreprise.
  • Un pragmatisme qui est une doctrine qui prend pour critère de vérité le fait de réussir pratiquement mais envisagé ici sous l’angle de la réussite matérielle.
  • La légitimité accordée au capitalisme qui est une pratique économique ancienne, née au 14e et 15e siècle dans sa version moderne comme ordre politique et s’appliquant aujourd’hui au monde entier, donc dans la perspective d’une idéologie mondialiste.
Le « moment libéral » se caractérise à la fois comme une idéologie mais aussi comme une forme de gouvernance qui fait avec une « réalité » sociale qui possède ses propres caractéristiques. C’est ainsi que le considère M. Foucault [3] qui met en avant la tension propre à l’intervention de l’État (« négative » pour « empêcher de… », « positive » pour « faire ») comme point focal des analyses libérales. Cette « tension » quant à la conception de l’État est représentative d’autres tensions, de nature plus économique. Il s’agit d’abord de la tension « désintermédiation – réintermédiation » des modalités techniques de réalisation des transactions, matérielles ou financières, du fait de l’usage des « technologies de l’information et de la communication ». Il s’agit ensuite de la tension « cloisonnement & décloisonnement » qui se matérialise par l’effacement des frontières « institutions – organisations » comme des institutions entre elles (alliances, réseaux, etc.). Il s’agit enfin de la tension « déréglementation – re-régulation » qui se caractérise par la substitution de la norme (« auto-décrétée » en quelque sorte) à la loi. Ce « moment libéral » s’inscrit à la fois en continuité et en décalage avec la tradition libérale anglaise et américaine.

14Cette tradition libérale peut en effet être considérée comme ayant été « mise à mal » par les contestations suivantes :

  • Celles qui sont issues du libéralisme libertaire et du libéralisme communautarien, deux perspectives du libéralisme contemporain qui reconnaît la légitimité des droits des individus et des communautés et donc l’existence de « biens communs différenciés » distincts d’un « Bien Commun » général.
  • Celles qui sont issues du néo-conservatisme qui visent les excès de démocratie liée à la « surcharge » relevant de la multiplicité des droits nouveaux associés à l’expression libérale des communautés.
  • Celles qui sont issues du néo-libéralisme et qui prônent la substitution des catégories du marché à celle d’un État de redistribution ; comme le souligne T. Berns [4] : « le terme de néo-libéralisme se développe bien plutôt dans une perspective constructiviste : la rationalité marchande et sa traduction dans les comportements ne relèvent plus d’un donné naturel mais réclament d’être construites de façon incessante et expansive pour façonner tout comportement et même tout sens moral, lesquels deviennent comme tels des objets de délibération et de choix rationnels en fonction de leur coût, bénéfice et conséquence ».
Mais, dans les trois cas, le point focal de la critique est le même : c’est le problème de la démocratie représentative au regard du jeu de rapports sociaux dominants considérés comme « trop » contestables.
  • Celles du républicanisme civique sur la base de trois aspects : l’existence d’un « Bien Commun », la vertu civique qui est fondée par référence à la société civile et la réduction de la corruption. Le républicanisme civique conduit à mettre en avant des catégories déontologiques pour critiquer les perspectives individualistes et utilitaristes mais sans le « contrat social ». La contestation vise ainsi l’organisation vue comme l’agglomération d’individus se réunissant pour leur bénéfice commun dans le cadre d’une société. Les catégories néo-libérales se trouvent finalement être contestées plus radicalement au nom du républicanisme civique qui propose de reconnaître la priorité à un « Bien Commun » au regard du caractère atomiste de la conception libérale de l’individu. Il y a ainsi place aux mérites (cf. A. MacIntyre [5]) et à l’idée « d’engagement constitutif » [6].
C’est le mix de tous ces éléments qui se trouvent être constitutifs du « moment libéral » dans le projet de « paix perpétuelle » que l’on retrouve chez Kant qui trace les contours d’une société d’enchaînement des passions et des intérêts personnels où l’être ensemble se construit par l’adaptation des modes de défense de ses intérêts à un mouvement d’ensemble. De façon générale, il est donc possible d’affirmer que l’éthique des affaires et la RSE apparaissent corrélativement au « moment libéral » dans des circonstances historiques bien précises dont les traits dominants peuvent être résumés ainsi :
  • un contexte géopolitique déstabilisé du fait de la fin de la compétition politique « Est – Ouest »,
  • la mondialisation des échanges,
  • la modification du champ de la modernité (questionnement sur le sens du « progrès technique », sur l’impact structurant de la technologie),
  • la montée en puissance de la légitimité politique accordée à la liberté individuelle, les arguments écologistes et l’influence des perspectives du développement durable.

La notion de RSE

15La notion de RSE recouvre deux grands aspects :

  • La prise en compte des demandes de ce qu’il est convenu d’appeler les « parties prenantes », la réponse à une demande sociale venant alors confondre responsabilité sociale et réceptivité sociale.
  • L’intégration des pratiques liées à cette notion aux logiques de gestion.
C’est en cela que la notion est porteuse de l’ambiguïté de savoir si l’entreprise est « en marché » ou « en société » ? [7] Peut-on pour autant parler d’imprécision féconde ? La RSE est posée comme étant à même de répondre à des attentes compte tenu de tendances propres aux sociétés du « moment libéral », tendance qui la rendraient incontournable, d’une représentation managérialo-centrée de l’entreprise au regard de « parties prenantes » dans le contexte d’un capitalisme à la fois utopique et prédateur de la société et de l’environnement, venant, au travers de cette notion, marquer les limites de sa prédation. Dans la mesure où il est possible d’en mesurer concrètement l’inexistence, la notion contribue à la construction d’une idéologie collaborationniste de la soumission. La RSE construit ainsi une ingénierie logée dans une technologie du pouvoir, bien précise, celle du « moment « libéral ». On pourrait même parler de surexposition de la notion.

16La corrélation entre une crise alimentaire, une crise énergétique, une crise climatique, une crise sanitaire et une crise financière est aujourd’hui la marque d’un « pli » du capitalisme, comme ce système politique tend à le faire de manière cyclique depuis son émergence comme système politique général à la fin du 15e siècle. Si la RSE a marqué les discours de l’entreprise multinationale dans la décennie 2000-2010, ces crises marquent les limites des actes redevables de la RSE et contribuent à son « discours ambigu ». Le monde a faim (1/5 de sa population est en état de disette), il fait face à une crise énergétique du même type que celle de la fin du 18e siècle avec l’épuisement des réserves pétrolières, il chauffe du fait de la prédation environnementale de l’activité des entreprises et du délire consumériste des sociétés du « moment libéral », il est face à des pandémies et des menaces de pandémies liées aux circulations accrues de biens et de personnes et à la réduction de la biodiversité liée au développement incontrôlé de l’agribusiness et ses fondamentaux financiers se sont effondrés. Les politiques de RSE ont été fondées sur la référence au « terrain », qu’il s’agisse des actes des entreprises multinationales comme de ceux des ONG. Cet effondrement de leurs perspectives conduit à devoir radicalement questionner ce « terrain ». Mais sur quels terrains étaient donc ces agents pour ne pas avoir vu qu’un cinquième de la population du globe avait faim, qu’il chauffait, que ses ressources énergétiques s’épuisaient, que les menaces d’une crise sanitaire s’accumulaient et que ses logiques financières étaient devenues « folles ». Les actes mis en avant par les politiques de RSE semblent corrélativement bien dérisoires aujourd’hui, voire coupables d’ignorance et de morgue face aux moyens mis par les Etats pour faire face à ces crises.
Quelques exemples :

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  • Les crises sanitaires (vache folle, H5N1, H1N1, etc.) se succèdent sans la moindre mise en question de l’agribusiness. C’est le citoyen qui paie à chaque fois. Pour H1N1, c’est directement au bénéfice des membres du cartel de la pharmacie. Espérons que la prochaine des mutations virales qui opèrent dans les élevages industriels sera tout aussi « gérable ».
  • Les crises écologiques liées à la prédation sur les matières premières. Au lieu de citer la marée noire déclenchée par la rupture de la plateforme BP dans le Golfe de Louisiane, mentionnons la transformation du delta du Niger en un cloaque assorti de la non récupération du gaz brulé dans des torchères alors même que cette région est en manque important d’énergie…
Comme il en va souvent des notions de ce type, la RSE ne peut être considérée comme une idée nouvelle. Elle pourrait être rattachée à la longue histoire de l’assistance charitable des sociétés occidentales depuis le Moyen Âge, ce qui expliquerait les innombrables efforts qui seront déployés pour en rendre compte en dehors des traditionnelles catégories des ressources humaines. Une des dimensions de l’ambiguïté vient de l’accent mis sur la charité au lieu de la solidarité. Il pourrait s’agir aussi d’une « réactualité » du paternalisme moralisateur (le patronage de l’époque étant considéré comme une alternative socio-économique à la charité) du début du 20e siècle exprimé aujourd’hui par les patrons des entreprises multinationales. Il est intéressant de rappeler le vieux débat qui la concernait et qui avait été constitutif de la différence entre « libéraux » et « conservateurs sociaux » au 19e siècle. Pour les « conservateurs sociaux », c’est F. Le Play [8] qui sert de référence avec la notion de patronage qu’il définit comme « l’ensemble des idées, des mœurs et des institutions qui tiennent plusieurs familles groupées, à leur satisfaction complète, sous l’autorité d’un chef nommé patron ». R. de la Tour du Pin est un des représentants archétypiques du conservatisme social quand il défend son opposition farouche à la société anonyme du fait de la gouvernance libérale qu’elle induit. « Le régime corporatif est difficile à établir sur le terrain industriel. Pourquoi ? Parce que les sociétés anonymes ont envahi le régime industriel et remplacé les patrons qui avaient personnellement l’initiative, la charge et les responsabilités des entreprises. Or la société anonyme a les plus graves inconvénients, d’abord pour les industriels qu’elle fait disparaître. (…) La société anonyme est incapable de remplir toutes les obligations que doit remplir le patronage complet. Et l’ouvrier pourra-t-il garder sa liberté et revendiquer ses droits légitimes vis-à-vis d’une force occulte comme celle de la société anonyme ? Difficile sinon impossible. La société également doit éprouver les inconvénients de la disparition des patrons. En effet, le capital, propriétaire des instruments de travail, prélève la part la plus grande du produit (…) Enfin, l’industrie est immobilisée, le système anonyme ayant intérêt à percevoir un revenu considérable du travail sans y coopérer » [9].

18Il est en effet difficile de positionner cette notion sans références à quelques considérations telles que la politique menée par H. Ford aux États-Unis avec sa politique de 5 dollars par jour, le paternalisme des grands industriels en Europe et l’emploi à vie au Japon qui constituaient en quelque sorte déjà des dispositifs de RSE. Sur le plan conceptuel, et ceci de façon très critique, J. Allouche, I. Huault et G. Schmidt [10] parlent d’« illusion morale » et de « confusion des concepts et des pratiques ». La structuration conceptuelle est en effet redevable de courants disparates : le courant éthico-religieux de type américain, le courant écologique, le communautarisme et le néo-libéralisme économique. L’inspiration économique et politique se situe entre le modèle minimaliste de l’orthodoxie libérale version « École de Chicago », le modèle intermédiaire de l’élargissement positif (E. R. Freeman) et le modèle maximaliste du volontarisme social. Il en découle des appréciations très différenciées sur le lien entre les pratiques de RSE et la performance, notion tout aussi floue, dont le périmètre dépend de ce que l’on y ajoute au-delà de la composante financière.

19La RSE pose le problème de la disjonction ou non du rentable (où l’on « volerait » nécessairement quelqu’un pour faire une marge) et du fait de « faire le bien ». C’est une réponse « pragmatique » (cf. les best practices) et « proactive » aux pressions liées aux perspectives environnementales, politiques et sociales adressées à l’entreprise. C’est aussi accompagner un changement de l’intérieur par intégration de ces perspectives et des pratiques qui y sont associées. Il y a donc à la fois recouvrements et différences avec le management par les valeurs car on édicte, on implante, on gère, on modifie aussi des valeurs, mais ces valeurs sont cette fois co-construites par les directions d’entreprise et les autres agents de et autour de l’entreprise. La RSE va donc d’abord se structurer autour de l’injonction négative d’évitement et de réparation des dommages sociaux et environnementaux.

20Avec la notion de RSE, on se trouve confronté à un « flou conceptuel » construit sur l’idée de l’élargissement de la raison d’être de l’entreprise. Comme le signale C. Noël [11], se référer à la notion de RSE suppose l’identification de l’entreprise et de la société comme agents distincts l’un de l’autre et la spécification des liens de causalité qui s’établissent entre elles. Il y aurait donc, avec cette notion, une tentative opportuniste de soulever de la sympathie de l’opinion publique par la mise en exergue de l’intégration, par les entreprises, des préoccupations sociales liées à leurs activités dans leurs relations avec ce qu’il est convenu d’appeler les « parties prenantes », d’où les renvois souvent confus à la notion de développement durable. La notion de RSE repose sur le postulat que l’entreprise peut être considérée comme ayant des intentions « propres ».

21La RSE a été à l’origine d’une inflation informationnelle, marquant ainsi le passage entre une « publicité – communication » (avec l’éthique des affaires de la décennie 90) et l’expression d’un engagement à partir d’une déclaration d’intention (un code de conduite par exemple), vers une perspective informationnelle qui sert de base au « dialogue » avec les parties prenantes. Le terme de « dialogue » est ainsi mis en guillemets car il constitue à la fois un objectif de ces politiques informationnelles mais aussi une forme d’impossibilité car il y a en fait plus co-construction des informations de restitution aux parties prenantes qu’un véritable dialogue. C’est ce qui vient soulever la question des difficiles interférences entre la RSE et la démocratie. On pourrait même, à ce titre, parler de « libéral – bureaucratie ».

22La RSE conduit à l’idée d’une certification « collective » d’entreprise à partir de la même idée que celle de la « roue de Deming » : « je dis mes engagements » ce qui suscite « la mise en œuvre d’outils de mesure » servant de base à une « évaluation » venant constituer un reporting. C’est ce qui va conduire à la constitution des grands enjeux de la RSE. Qu’a-t-on envie de dire et comment le rendre crédible au travers du reporting ?

23La RSE va donc se référer à des normes « éthiques » et des labels dont le foisonnement peut être le signe d’un « trop plein » voire d’une véritable boulimie car elle se caractérise par une accélération de leur production et de leur péremption. Ces normes et labels vont de la « marque » des grands cabinets (comme pour l’audit comptable) à un véritable marché des normes (comme pour l’hygiène alimentaire) et conduit à la multiplication de stratégies de « différenciation » entre normes et labels, normes entre elles, labels entre eux.

24La norme pose la question de l’appropriation, de l’intégration et de l’assimilation des normes et conduit à des problématiques différentes suivant qu’elles sont imposées de l’extérieur (normes exogènes, souvent de type « macro » social) ou de l’intérieur (normes endogènes de type « micro » social) d’où sa dimension considérée comme « stratégique » qu’il s’agisse de stratégies de conformité, d’évitement ou de manipulation.

25Leur adoption par telle ou telle organisation va alors relever d’une stratégie offensive (la norme étant alors une forme d’innovation, faisant barrière à l’entrée et justifiant des investissements importants) ou d’une stratégie défensive (comme masque, affichage, façade, couverture juridique, etc.). La norme peut également être utilisée comme un instrument d’ingérence chez le fournisseur dans la mesure où le contrat de fourniture donne lieu à l’imposition, par chaque donneur d’ordre, de normes et d’audits, et de l’organisation d’une surveillance technologique, organisationnelle, économique et sociale conduisant à rationaliser le prélèvement de valeur ajoutée et/ou l’externalisation des risques. La norme conduit alors à généraliser le contractualisme à tous les niveaux. Elle va reposer aussi sur la définition et la gestion de processus propres à mettre en œuvre les politiques de RSE définies par les directions d’entreprise, qu’il s’agisse d’un « méta-processus » concernant les valeurs et orientations d’une politique de RSE, l’idée de mise en œuvre d’un dispositif de mesure de la valeur ajoutée des processus de la RSE, l’idée également d’en faire un processus stratégique.

26La notion pose le problème des fondamentaux de sa représentation. V. Paone [12] mentionne ainsi l’existence d’un axe moral (pour ne pas dire moraliste), d’un axe de préservation et de pérennité (des capitaux de toutes sortes), d’un axe de demande d’approbation (le licence to operate) et d’un axe de réputation (dimension symbolique). Elle en souligne les dimensions symboliques, économiques et politiques avec finalement au moins deux responsabilités sociales de l’entreprise : une managérialiste et une académique tant la notion a connu un succès foudroyant dans les Business Schools (mais là seulement). L’étude de la RSE pose donc des problèmes ontologiques (qu’est-elle réellement par rapport au reste de l’activité de l’entreprise, peut-elle en être séparée comme cela ?), des problèmes sémantiques et pragmatiques (avec la multiplicité des références) des problèmes d’ordre généalogique et théorique et des problèmes épistémologiques, conséquences des précédents (la construction d’une connaissance sur la RSE à partir de sphères de références si différentes est-elle possible ?). Elle est en cela susceptible de construire une doctrine de l’entreprise qui, comme toute doctrine voit son contenu se référer à la fois à des constantes mais aussi à des variations dans le temps.
Remarquons d’abord qu’il serait possible d’avancer l’hypothèse qu’à l’actuel extraordinaire développement des cursus d’enseignement de management (une bulle spéculative ?), correspond aujourd’hui un extraordinaire développement notionnel. Peut-être serait-ce à une de ses concrétisations à laquelle nous assisterions avec l’usage généralisé de la notion de RSE. Ne pourrait-on parler de véritable vulgate applicable à qualifier l’activité économique de l’entreprise sur la base de la production discursive d’une bourgeoise qui « s’excite » ainsi sur le thème, vulgate assortie d’un renouveau de la perspective systémique la plus floue ? Et pour cacher quoi ? Le fait qu’elle avance masquée et qu’au nom de l’abandon de l’exploitation de l’épuisable ressource naturelle, elle puisse d’autant mieux s’en prendre à l’inépuisable ressource humaine ?
La RSE construit les ambiguïtés nécessaires au développement d’un « sens » :

  • Elle offre le support d’une réinterprétation de la dialectique managériale que souligna H. A. Simon [13] quand il montra toute la difficulté managériale du passage des valeurs entre des principes relevant d’une perspective universaliste à des faits relevant de la perspective conséquentialiste. On retrouve ici l’importance des raisonnements en dilemmes qui marquent la Business Ethics.
  • Elle fonde des discours partiels et partiaux, marquant ainsi le triomphe d’une activité communicationnelle sans permettre de dire pour autant qu’il ne s’agisse que de discours sans éléments de concrétisation. La Danone Way consiste à « réellement » prendre en compte les catégories des droits de l’homme dans les logiques managériales, mais les emballages de yaourts remplissent nos poubelles et nos désirs les plus primaires sont flattés par une communication commerciale basée sur la stimulation de la gourmandise.
  • Elle conduit à l’accaparement du champ politique par les entreprises dont la légitimité dans ce domaine reste à prouver, ce qui suscite en retour, le développement du politique…
Les pratiques des entreprises en matière de responsabilité sociale reposent sur des actes à destination des « parties prenantes » externes. L’observation des pratiques montre des réalisations particulièrement disparates.

La RSE comme discours ambigu

27Les critiques adressables à la RSE donc nombreuses :

  • Qui sont les « parties prenantes » (les plus puissantes ? les plus légitimes ? celles qui posent problème ?…).
  • Quel est le modèle qui intégrerait l’ensemble des performances avec une moyenne lisible (problème de la triple bottom line ?) et donc comment s’assurer que la représentation de la performance n’est pas seulement une mise en scène ?
  • Comment crédibiliser les démarches d’audit ? Les références à la figure de l’expert, à ses méthodes, à son indépendance sont-elles suffisantes ?
  • La responsabilité sociale de l’entreprise privilégie les initiatives volontaires (in fine auto-décrétées), l’« absence » de sanction est confrontée au risque de faire « décoller » les discours des réalisations dans des logiques où une communication très professionnelle prendrait le pas sur la négociation (y compris avec des « parties prenantes »).
  • La communication effectuée est unilatérale, univoque et présente la caractéristique de ne pas supporter la critique externe (qui appellerait de ses vœux une entreprise sale, inéquitable, etc.). On est donc aux antipodes de toute humilité et de toute « heuristique de la peur ».
  • Pour ce qui concerne la diversité, ne peut-on parler d’une contribution à la légitimation d’un communautarisme construit sur la base de primordialismes ethniques (âge, genre, race) et culturels (religion, mœurs) ?
De nombreuses politiques de RSE se caractérisent par un abus d’affirmations. C’est en particulier le cas de celles qui prennent le pas sur des politiques publiques comme, par exemple, dans le domaine sanitaire, opérations qui sont à la fois le signe de leur institutionnalisation mais qui ont aussi pour effet de rendre encore plus difficiles les modalités de constitution de l’État (en particulier dans les pays en développement), dans la mesure où les entreprises concernées tendent à faire « à la place » de ce dernier. Les conséquences finales vont alors à l’inverse du volet « développement » inhérent à la notion de développement durable alors même que ces entreprises s’y réfèrent. À ce titre, on pourrait parler de politiques de RSE comme étant faites pour empêcher la mise en place de lois.

28On pourrait aussi qualifier la RSE de sorte de monologue adressé aux agents sociaux comme s’il s’agissait d’un dialogue alors qu’ils n’ont rien demandé. La RSE constitue à ce titre une infra-pensée de l’équité dans les contours du « moment libéral » (et qui plus est dans un micro-territoire politique – l’organisation) qui met au premier plan le principe de liberté dans un monde orphelin d’une pensée de l’équité, celle du communisme, du fait de son échec in concreto.

29La RSE vient poser, mais avec finalement peu de débats, la question d’un consensus apparent sur ses corrélats : solidarité, responsabilité, équité, etc. Elle tend à fonder une acception protéiforme de la responsabilité de l’entreprise, en particulier les plus grandes : responsabilité économique (évaluation de l’apport de l’entreprise au développement par allocation de ressources, d’impôts, de transferts de technologie, d’emploi local, etc.), responsabilité sociale vis-à-vis des salariés (normes sociales, droits de l’homme, droit du travail, protection sociale), responsabilité sociétale (vis-à-vis de l’environnement et de la société), responsabilité politique (rôle des entreprises dans la politique locale, gouvernance des filiales, lutte contre la corruption, etc.), responsabilité extraordinaire (en cas de catastrophe naturelle, de conflit, de situation d’urgence venant remettre en cause le respect des droits de l’homme) et responsabilité charitable (donations aux populations locales). Elle conduit également à un discours le plus souvent optimiste qui contraste avec l’eschatologie dont elle est porteuse.

30La contestation la plus radicale est en fait réalisée, non pas de façon directe, c’est-à-dire sur ses catégories mêmes, mais sur l’absence d’effets globaux probants, en particulier en matière de lutte contre le réchauffement de la planète.

31La dimension nettement politique que tend à prendre aujourd’hui la notion de développement durable, une des dimensions de la RSE, possède des conséquences importantes sur son usage. C’est ce qui se matérialise au travers de la remise en cause des initiatives volontaires (celles des dirigeants des entreprises multinationales) en faveur de normes internationales dont la dimension politique et coercitive est de plus en plus importante dans la mesure où elles bénéficient de la légitimité politique des organismes qui les construisent (ONU, Union Européenne, par exemple) et le relais des États. Le développement de ces normes internationales marque aussi, pour la thématique de la RSE, la focalisation majeure actuelle et à venir sur les problèmes environnementaux. À ce titre, la RSE comme thème de gestion de la décennie 2000-2010 aurait servi d’occurrence d’apprentissage par les Sociétés de la prise en compte des impacts de l’activité économique. Cet apprentissage susciterait le développement de normes environnementales coercitives sur le triple registre de l’interdiction, du rationnement et de la réutilisation, registres par rapport auxquels les grandes entreprises sont totalement allergiques. La dimension soi-disant « éthique » du thème perd bel et bien sa dimension de premier rang au profit de la dimension politique. À ce titre, l’environnemental (et sans doute bientôt le « sociétal ») tend à échapper de plus en plus au lobbying. Mais avec le développement durable, c’est bien aussi la question du mode de vie qui est en question.
Il est en fait possible de qualifier la RSE comme étant un « thème de gestion » aujourd’hui en voie d’épuisement pour les raisons suivantes :

32

  • D’abord, un thème de gestion se distingue d’une mode par sa durée : une décennie environ. Il apparaît au début de la décennie 2000 et s’épuise à ce jour : c’est donc plus qu’une mode.
  • Il a offert le support d’une vision managériale fédératrice (pour ne pas dire « stratégique », notion trop vague car qu’est-ce qui n’est pas stratégique ?). Et la RSE fédère des pratiques disparates en leur donnant une cohérence formelle (commerce équitable, commerce éthique, marketing éthique, fonds de placements éthiques, investissements socialement responsables, stakeholders report, audit éthique, etc.).
  • Des méthodes de gestion qui existaient en dehors de son champ s’y sont trouvées réinterprétées comme le reporting qui, outre son origine financière, devient environnemental et sociétal). Des « outils » de gestion qui existaient avant l’émergence du thème ont pris une dimension nouvelle (les chartes éthiques par exemple). De « nouvelles » méthodes sont apparues comme pour tout ce qui tourne autour de la notation sociétale.
  • La RSE comme thème de gestion a comporté des dimensions venant fonder la réinterprétation de la genèse de la performance, la référence à un jeu social, à des procédures et à des valeurs, etc. comme avec la tripple bottom line. Mais, en y regardant de plus près, on s’est le plus souvent trouvé face à une « réinterprétation – emphase » de quelque chose qui existait déjà avec les emprunts aux techniques de mesure de la performance financière ou à celles de la gestion de la qualité. Des méthodes de gestion qui existaient s’y sont donc trouvées donc réinterprétées.
  • Il a interagi avec des logiques managériales telles que la gouvernance marquée par le passage d’une corporate governance à une global governance du fait de la référence à la RSE.
  • Il a convoqué des concepts disponibles pour le fonder comme la notion de « parties prenantes ».
  • Il en existe des concrétisations symboliques (comme la Danone Way, par exemple).
  • … Il en restera certainement quelque chose après son épuisement, au regard de l’énorme développement des pratiques de gestion qu’il a suscité.
Tout comme un modèle organisationnel, un thème de gestion bénéficie, des attributs du discours avec les aspects suivants :

33

  • Locutoire (ce qu’exprime le discours au premier degré). Le discours de la RSE a reposé ainsi sur de nombreuses perspectives déclaratives. Ainsi en va-t-il a minima pour tout ce qui concerne les chartes de valeurs.
  • Illocutoire (ce qu’il empêche de dire). Et le fait qu’il succède au thème de la valeur financière n’est pas neutre à cet égard, permettant à la bourgeoisie de continuer à pouvoir avancer masquée. Qui en effet appellerait de ses vœux des entreprises « sales » !
  • Perlocutoire (« éléments de réalité » produits par le discours et allant dans son sens).
Mais un thème de gestion, justement parce que c’est un thème et non un modèle, tend à posséder un contenu plus clairement idéologique :

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  • Simplification et incantation, donc aveuglement dans le déclassement des catégories du politique (la vie politique de la cité avec ses concrétisations politiques et politiciennes). Mais que fait donc l’État pour protéger les espèces en disparitions alors que le WWF, grâce aux millions qui lui sont versés par Lafarge le fait si bien !
  • Distinction entre des facteurs « amis » et des facteurs « ennemis » donc construction d’une partialité, et la RSE est bien partiale. Mieux vaut jouer sur les panneaux de baskets installés par Auchan qu’y être caissière !
  • Phagocytose (du développement durable compris au sens « macro » politique).
Un thème de gestion ne « tombe » pas du ciel :

35

  • Les concrétisations de l’éthique des affaires avec son outil privilégié, les codes d’éthique, autoédiction formulée par les directions des plus grandes entreprises existaient auparavant tout en ayant cumulé l’expérience des difficultés de leur concrétisation au quotidien.
  • La force catalytique d’aspects tel que le charity business, par exemple, ont tenu lieu de situation d’apprentissage.
  • Les interactions avec la société le légitiment (les réactions citoyennes de l’altermondialisation, les disparités géographiques, les problèmes écologiques comme le réchauffement de la planète, l’« éthicisation » des représentations du politique avec la montée en légitimité de l’appel aux vertus civiques, etc.).
La RSE comme thème de gestion a donc épuisé sa dynamique. Les principaux bénéfices des politiques de RSE ont sans doute été une remise en cause des pratiques de corruption, mais ses concrétisations ont considérablement alourdi le versant procédural du fonctionnement de l’entreprise. Cet aspect est entré en combinaison multiplicative avec les autres tensions procédurales (par exemple avec les perspectives de la QSE – qualité, sécurité, environnement). Or l’alourdissement du versant procédural entre en tension avec l’efficience. Et c’est sans doute ce qui marque le plus clairement l’épuisement interne du thème, épuisement qui conduit à la mise en exergue d’un autre thème (le risque ?), comme thème alternatif. Et c’est sans doute le défaut l’institutionnalisation de l’entreprise que valide l’épuisement du thème de la RSE. Cette institutionnalisation peut être définie comme opérant sur le plan des mentalités (avec les représentations du rôle de l’entreprise et de ses liens avec la société), celui des discours (avec la manière de parler de la RSE) [14] celui des pratiques (spécifiques à la RSE) et des institutions (celles qui participent à la formation des managers, celles qui font émerger et celles qui légitiment les normes de la RSE) et celui des savoirs (sur la compréhension de la RSE).

Conclusion

36Du fait de l’intervention de l’entreprise dans la définition du « Bien Commun », le volontarisme managérial s’est trouvé en quelque sorte « dépassé » par lui-même dans sa vocation à proposer de substituer une omniscience de la règle établie par les directions d’entreprise (donc sans aucune preuve de représentativité) à l’omniscience des Pouvoirs Publics sur la base d’un double argument d’utilité et d’efficience. La taille de l’entreprise multinationale et le pouvoir qui est le sien (de même que le pouvoir cumulé du groupe constitué par ces entreprises) ont conduit, au travers des politiques de RSE, à intervenir sur la définition des règles de vie en société. Mais, en retour, ces mêmes entreprises se sont trouvées interpellées parce qu’elles ne peuvent plus faire autrement. S’étant « substituées » aux Pouvoirs Publics (parfois défaillants, certes, comme dans telles ou telles situations dans des pays en développement, par exemple), elles y ont d’autant laminé les conditions de constitution d’un État qui fait aujourd’hui cruellement défaut. D’une perspective « micro » politique (avec la RSE), on est passé, sans s’en rendre compte, à une perspective « macro » politique de la définition du « Bien Commun ». Le développement durable (de dimension « macro » politique) s’est trouvé relayer la RSE (de dimension « micro » politique). Mais le déclenchement des crises dont il a été question plus haut n’a pu trouver de commencement de résolution qu’au travers des interventions massives des États, ramenant ainsi le thème de la RSE à la dimension de la question qu’il était auparavant.

37La RSE est donc marquée par une survalorisation symbolique au regard de sa dimension politique qui permettrait de la caractériser comme une réponse apportée à la montée en puissance du mouvement consumériste et du mouvement écologiste.


Mots-clés éditeurs : moment libéral, discours, évidence éthique, responsabilité sociale de l'entreprise (RSE)

Mise en ligne 15/02/2011

https://doi.org/10.3917/inno.034.0037

Notes

  • [1]
    M.-H. Parizeau, 1996, Éthique appliquée, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 534-540.
  • [2]
    Y. Pesqueux, 2007, Gouvernance et privatisation, Paris, PUF.
  • [3]
    M. Foucault, 1988, Dits et Écrits, NRF, Paris, Gallimard, Tome IV.
  • [4]
    T. Berns, 2009, Gouverner sans gouverner – une archéologie politique de la statistique, Travaux pratiques, Paris, PUF, 5-6.
  • [5]
    A. MacIntyre, 1997, Après la vertu, Léviathan, Paris, PUF.
  • [6]
    M. Sandel, 1982, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge University Press.
  • [7]
    A.-C. Martinet, 1984, Management stratégique, organisation et politique, Paris, Mc Graw Hill.
  • [8]
    F. Le Play, 1989, La méthode sociale, réédition Paris, Méridiens Klincsieck, 467-468.
  • [9]
    R. de la Tour du Pin, De l’organisation des classes agricoles, L’Association catholique, 15/4/1888.
  • [10]
    J. Allouche, I. Huault, G. Schmidt, 2005, La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) : discours lénifiant et intériorisation libérale, une nouvelle pression institutionnelle, in La responsabilité sociale de l’entreprise, F. Le Roy, M. Marchesnay (eds), Paris, Éditions EMS, 177-188.
  • [11]
    C. Noël, 2004, La notion de responsabilité sociale de l’entreprise : nouveau paradigme du management ou mirage conceptuel, Gestion 2000, 3, septembre - octobre, 15-33.
  • [12]
    V. Paone, 2009, La responsabilité sociale de l’entreprise à l’épreuve des faits – Contribution à l’étude d’un système de contagion – de l’épiphénomène à la contagion, Thèse de doctorat en sciences de gestion, CNAM, Paris.
  • [13]
    H. A. Simon, 1993, Administration et Processus de décision, Paris, Economica.
  • [14]
    A. Hatchuel, 2000, Quel horizon pour les sciences de gestion ? Vers une théorie de l’action collective, in A. David, A. Hatchuel, R. Laufer (eds), Les nouvelles fondations des sciences de gestion – Éléments d’épistémologie de la recherche en management, FNEGE, Paris, Vuibert.
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