Innovations 2011/1 n°34

Couverture de INNO_034

Article de revue

Éditorial

Pages 5 à 9

English version

1Pour définir l’innovation et étudier les processus d’innovation, l’économiste mobilise le plus souvent les concepts de paradigme technologique et de trajectoire technologique. L’innovation est ainsi comprise comme une activité de solution de problème, un processus d’apprentissage ou un processus cognitif. Le déroulement du processus d’innovation n’est plus simplement linéaire mais s’inscrit essentiellement dans une chaîne interactive complexe avec de nombreuses rotations et divers intervenants. Cette thèse met en évidence l’engagement de l’entreprise dans des processus d’innovation globaux faisant interagir sa propre structure et son propre comportement avec les changements de l’environnement économique dans lequel elle s’inscrit.

2Deux éléments sont nécessaires pour transformer une idée et une activité de Recherche & Développement (R&D) en une innovation réussie : le premier est la consistance du système scientifique et technique mobilisé par l’entrepreneur et l’entreprise ; l’autre est le système d’incitations qui encourage l’acquisition de compétences et de connaissances nécessaires à la mise en œuvre des programmes de recherche, à la transformation de la recherche en applications technologiques et à la naissance et la diffusion des innovations. Les structures des marchés, la politique publique et les stratégies des entreprises sont intégrées dans un tout qui favorise, mais aussi caractérise et catégorise l’innovation. Est-elle de nature transformative des systèmes micro-économiques, macro-économiques ou filiérisés de production ? A-t-elle des prétentions réformatrices ou reconstructives – re-créatives ?

3Si l’on étudie le parcours d’une innovation lancée par une entreprise donnée au cours de la période d’un cycle économique, nous pouvons identifier le rôle que la politique publique joue en matière de soutien à l’innovation, la formation de réseaux d’entreprises ou encore l’évolution des rapports concurrentiels et coopératifs. Par exemple, les gouvernements dans les économies avancées ont (et ont eu dans l’histoire) la possibilité et le pouvoir (usage du crédit, incitations, planification, etc.) de mettre en place des politiques et des techniques pour encourager et soutenir l’innovation comme moteur de changement du paradigme sociotechnique. Les politiques interventionnistes sur les plans du financement des investissements et de la demande des consommateurs pourraient favoriser ce que nous nommons l’innovation re-créative, c’est-à-dire celle qui, par divers effets combinatoires, pourrait réorienter la trajectoire du développement économique en modifiant les bases sociotechniques d’accumulation et de réalisation de profits.

4Ce numéro d’Innovations. Cahiers d’économie de l’innovation est consacré à l’étude du potentiel technique, économique et financier qui peut être à l’origine de l’apparition d’innovations re-créatives et des limites de sa valorisation et de son exploitation. À l’heure actuelle, nous pouvons aisément désigner le poids des routines comme frein à l’épanouissement d’innovations re-créatives. Le contexte concurrentiel est tel (faible demande, financiarisation des actifs, politiques réactives, etc.) que, à coups de marketing, l’innovation d’amélioration et de différentiation prime sur la reconsidération des activités motrices. Ceci est d’autant plus paradoxal que, dans l’état actuel de profonde récession (croissance économique lente, excellence financière, maturation rapide des technologies), le potentiel des innovations re-créatives apparait important du point de vue de la création de nouveaux marchés, de nouveaux agencements technologiques, de nouvelles applications marchandes et de nouvelles opportunités de profit. Le manque d’investissements et de demande contraignent ainsi le processus d’innovation au moment où il est considéré comme le plus propice.

5Nous pouvons identifier différents types de craintes qui se traduisent par des stratégies d’innovation conservatrices et essentiellement : (i) la perte de contrôle du marché ; l’innovation encouragerait l’entrée sur le marché des nouveaux concurrents mettant ainsi en péril les positions privilégiées des entreprises en place et la dévalorisation de leurs actifs ; (ii) la perte de contrôle industriel ; les processus innovants de gestion des relations industrielles remettraient en cause les nœuds des réseaux et modifieraient l’équilibre du pouvoir entre les fractions du capital ; (iii) la perte de contrôle politique du fait de la remise en cause des priorités économiques par la diffusion large de l’innovation re-créative au sein de l’ensemble social. Ces craintes influencent les stratégies d’innovation des entreprises au cours du cycle économique, et déterminent fortement la mise en œuvre des politiques publiques. Par exemple, durant la période de forte croissance économique de la première décennie du 21e siècle le pouvoir en place dans la sphère de la finance et des technologies de l’information a contribué au développement d’un système d’innovations financières appuyé par les politiques publiques pour empêcher la diffusion d’un ensemble d’innovations re-créatives à fort degré de diffusion dans d’autres domaines comme ceux de l’environnement, de la santé ou encore dans la réorganisation des relations sociales.

6Les innovations re-créatives peuvent, par leur ampleur et leur objet, concerner les entités économiques, les systèmes d’innovation ou peuvent être macro-sociales. Certains de leurs principes sont soulignés par les auteurs de ce volume. Leïla Temri s’interroge sur les relations entre petites entreprises et développement durable : compte tenu des particularités du développement durable, peut-on concevoir l’incorporation d’éco-technologies dans les petites entreprises comme un processus d’innovation classique ? La réponse est à nuancer par le renforcement, en période de crise, des routines et des craintes soulignées ci-dessus. Dans le même cadre d’idées, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) qui combine les actions en faveur de l’environnement physique et humain de l’entreprise avec la performance demande à être recadrée par l’introduction d’innovations re-créatives aussi bien dans le fonctionnement que dans l’insertion sociale de l’entreprise. Yvon Pesqueux montre ainsi les raisons pour lesquelles le discours sur la RSE est ambigu.

7Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) se propagent actuellement aux domaines de l’énergie (électricité, gaz), de l’eau (distribution d’eau potable et gestion de la ressource dans son milieu naturel), ou des déchets (gestion à la source). Cette propagation s’effectue par la diffusion des applications numériques qui regroupent des équipements de communication, du « hardware » informatique, des périphériques, des capteurs et des compteurs numériques, ainsi que le « software ». Mais, pour Valérie Lesgards cette « grappe d’innovations » risque de « casser ». Les modes de financement spécifique de l’innovation, par des aides publiques et le recours aux marchés financiers (via les fonds de capital-risque et les indices boursiers) peuvent en effet conduire à la formation d’une bulle spéculative. À l’autre bout de la chaine, dans un pays en développement, en l’occurrence le Gabon, Gabriel Zomo Yebé montre dans le cas de l’exploitation forestière que les innovations re-créatives dans l’organisation du travail sont empêchées par la dispersion de la propriété du sol. L’auteur analyse une frontière de production tenant compte des facteurs traditionnels, capital et travail, et des incitants managériaux, salaire et contrôle hiérarchique et mesure les niveaux d’inefficience technique qui en découlent par entreprise. La politique forestière doit donc tenir compte les incitants managériaux qui ont un effet positif sur la production.
Patrice Braconnier, Gilles Caire, Romuald Dupuy, Eliane Jahan, Pierre Le Masne et Sophie Nivoix, dans leur article, nous proposent une autre voie d’appréhension de l’innovation re-créative. Ils proposent une évaluation du bien-être dans les régions françaises en recourant à un indice composite plutôt qu’au PIB par habitant. L’Indice de Bien-Être dans les Régions françaises (IBER), conçu dans une approche de développement durable, comporte trois dimensions (économique, sociale et environnementale) et vingt-deux variables. Cette mesure contribue à la réflexion sur les priorités de politique économique qui seraient compatibles avec une nouvelle trajectoire de développement économique. La faisabilité de cette nouvelle trajectoire, devrait tenir compte, selon Jean Matouk, de l’histoire du financement et des objectifs du travail au sein des processus d’innovation. Le travail du chercheur est aujourd’hui plus « pro-actif » cherchant et imaginant des produits nouveaux susceptibles d’augmenter régulièrement le chiffre d’affaires. Le financement prend essentiellement deux voies : l’autofinancement des firmes et le capital-risque. Mais, bien que, ces dernières décennies, la part des dépenses de R&D dans le PIB soit très corrélée à l’effort privé de financement, face aux enjeux économiques et sociaux globaux, on peut prévoir que l’effort public se développe dans les prochaines décennies. Cet effort soulève de nombreuses questions auxquelles Lucien Lamairé tente de répondre : comment anticiper pour avoir la bonne innovation, au bon moment, pour rester compétitif ou accroître le potentiel de l’entreprise ? L’innovation (bonne ou mauvaise) est devenue l’expression du monde, par son enveloppement de l’économie et les besoins sociopolitiques manifestes. Elle constitue le principal lien par lequel se manifestent l’évolution et les avancées de toute nature. L’auteur analyse l’extrême importance, les enjeux et les espoirs mis dans « l’innovation pérenne », souvent nommée innovation de rupture, pour satisfaire les attentes du 21e siècle.
Enfin, deux articles traitent des principes de l’épanouissement des innovations re-créatives : le premier défend la thèse de la nécessité de repenser l’économie via l’« économie de la contribution » et le second via l’« équité économique ». Pour Philippe Béraud et Franck Cormerais, l’émergence d’une économie de la contribution est non seulement un changement mais aussi une réponse alternative au capitalisme du consommateur. L’économie de la contribution est impliquée dans le champ des technologies relationnelles de l’internet, des systèmes locaux d’innovation et du tiers secteur. Et Maurice Décaillot de s’interroger : Face au marché : la régulation, ou le changement pour l’équité, fondement nécessaire des solidarités ? Au travail : un salariat consolidé ou une autogestion véritable, équitable et efficiente, et une régulation démocratique ? Entre populations, une mondialisation marchande acceptée ou une équité nouvelle ? La mise en œuvre de processus d’émergence et de diffusion d’innovations re-créatives est intimement liée à la volonté de repenser l’économie, l’entreprise et le marché.

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