Notes
-
[1]
L’échantillon est composé de Boeing, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman et Raytheon.
-
[2]
Les Lead Systems Integrators désignent les Big Five.
-
[3]
Dépenses nationales de Défense/PIB.
-
[4]
Le Buy American Act est une loi qui date de 1933. Elle prévoit que le gouvernement, pour ses achats, peut exercer un droit de préférence nationale au détriment des biens fabriqués à l’étranger. La préférence nationale est avérée si au moins 50 % de la valeur du produit est fabriqué sur le sol américain. De plus, il existe d’autres dispositions législatives allant dans le sens de cette loi, même si elles en sont indépendantes (en matière de Défense, le gouvernement peut, par exemple, invoquer des raisons de sûreté nationale).
Introduction
1L’innovation technologique est une composante essentielle de la production de Défense car elle conditionne l’efficacité des armées utilisatrices (Cardot et alii, 2003). Or, c’est une activité particulière car elle échappe généralement à une évaluation marchande. Théoriquement, le produit conçu ne préexiste pas à l’échange entre les industriels et les gouvernements. Il est donc difficile de lui donner un prix avant l’engagement de la production. Cette caractéristique a comme conséquence de dissuader les firmes de statut privé à s’engager dans la production de Défense. En effet, elles peuvent difficilement planifier leurs retours sur investissements, alors même que l’innovation de Défense requiert des investissements de plus en plus lourds. Pour ne pas bloquer l’innovation de Défense et désinhiber les entreprises, l’État intervient dans le secteur de l’armement en endossant une partie des investissements et en sécurisant les débouchés des entrepreneurs (Rogerson, 1989). C’est sur cette logique que s’est construite l’industrie états-unienne de la Défense durant la guerre froide.
2L’article étudie les impacts de la fin de la guerre froide sur ce mode de fonctionnement. A la chute du mur de Berlin en 1989, l’État américain entend en effet toucher les fameux « dividendes de la paix » et entreprend des réformes visant à se désengager de l’industrie de Défense et à favoriser la concurrence pour faire baisser le prix des équipements militaires. Notre thèse est que les réformes engagées n’ont pas produit les effets escomptés. Le rôle actif de la communauté financière, des producteurs, des états-majors militaires et de dirigeants politiques a maintenu une régulation sectorielle qui demeure largement basée sur le modèle en vigueur durant la guerre froide. Ainsi, les conditions actuelles de l’innovation de Défense ne diffèrent peu.
3Cette conclusion rejoint la vision de Mampaey et Serfati (2004). Selon eux, l’alliance entre la finance, l’armement et le politique est responsable de l’échec des dividendes de la paix. Ils estiment cette alliance solide, du fait qu’elle est désormais reconnue et légitimée au niveau macroéconomique par la communauté financière. Nous proposons de renforcer leur conclusion en explorant le processus de légitimation qui se noue exclusivement au niveau du secteur de l’armement. En particulier, nous insistons sur la convergence d’opinions des parties prenantes à cette industrie quant à leur conception et leur pratique du secteur, en soulignant qu’elles découlent de la permanence de la régulation administrée qui est héritée de la guerre froide. Pour cela, nous utilisons le modèle institutionnaliste de Neil Fligstein (1996, 2001). Celui-ci pense le secteur industriel comme une arène sociale dans laquelle se confrontent les intérêts politiques des acteurs dans diverses institutions, celles-ci définissant et portant le secteur. Cette confrontation finit par produire une culture commune du secteur que partagent les acteurs et qui s’incarne dans une institution particulière : la conception of control. Relativement à notre terrain d’étude, nous défendons que la conception of control héritée de la guerre froide demeure si convaincante qu’elle enferme le secteur de l’armement dans une irréversibilité. Celle-ci prive ainsi la société des dividendes de la paix car elle place toujours le soutien public à l’innovation militaire au cœur de la culture sectorielle.
4L’article est construit de la façon suivante. Dans la section 1, nous présentons l’intérêt d’utiliser le modèle de Fligstein pour appréhender la dynamique du financement de l’innovation de Défense aux États-Unis. Ce faisant, nous spécifions les différentes variables du modèle à notre étude, en attachant une attention particulière à la conception of control. Dans les sections suivantes, nous utilisons le modèle ainsi spécifié. La section 2 explique la permanence dans la conception of control sectorielle. Les sections 3 et 4 analysent son impact sur les autres arrangements institutionnels et montrent en quoi ces derniers sont influencés dans le sens d’un maintenir de la régulation administrée du secteur. Dans cette optique, la section 5 revient sur les droits de propriété, pour souligner la viabilité de la création de valeur actionnariale dans une telle régulation. Enfin, les enseignements empiriques et théoriques retirés de l’étude figurent en remarques conclusives.
Fligstein et la construction sociale du secteur
5Fligstein propose un modèle institutionnaliste de la construction et de l’évolution des secteurs, qui permet une vision pertinente du secteur de l’armement américain.
Un modèle institutionnaliste
6Le secteur industriel (que Fligstein nomme aussi marché ou industrie) repose sur des institutions dans lesquelles les acteurs définissent des règles d’action pour se coordonner. Dans la coordination, leurs relations sont de nature marchande et non marchande, dépassant la simple coordination par un mécanisme des prix. En particulier, le modèle insiste sur l’aspect politique de la coordination, qui se caractérise alors par des dimensions de pouvoir, d’influence et de coercition. Cet aspect politique concourt à consolider une culture du secteur que partagent les acteurs. Fligstein la définit comme la représentation cognitive qu’ont les acteurs du secteur et de la façon dont ils peuvent, en conséquence, sentir qu’ils peuvent y agir. Evidemment, l’intériorisation de règles qui sont stabilisées concourt à stabiliser la culture. Au total, le secteur n’est pas appréhendé comme un fait « naturel ». C’est une structure sociale qui fonctionne au moyen d’un ensemble de règles qui sont définies, contestées et entretenues par les acteurs eux-mêmes dans des institutions. Il y a une vision endogène de la dynamique du secteur, du fait qu’il est le résultat d’un projet politico-culturel collectif.
L’intérêt du modèle
7Un tel modèle est pertinent pour procéder à l’étude dynamique du secteur de la Défense états-unien, pour trois raisons. Premièrement, il considère l’État comme un acteur central de la construction des institutions, en tant qu’il peut modifier la réglementation, contraindre des décisions, influencer la culture sectorielle grâce à son poids politique. Evidemment, le secteur de l’armement est très soumis à l’influence de l’État, car ce dernier est dépositaire de la politique publique de Défense nationale. Celle-ci fixe les orientations de la doctrine militaire et définit les moyens financiers, réglementaires, etc. pour permettre leur réalisation (Aujac, 1971). Elle est la traduction la plus concrète de la culture que partagent les acteurs du secteur, sur la base de laquelle ils se reposent cognitivement pour justifier de leurs actes. Deuxièmement, le modèle prend en compte la dimension non marchande des relations sociales. Or, cette dimension est très présente dans le secteur de l’armement. Les analyses en termes de complexe militaro-industriel ont déjà montré combien les relations d’influence entre acteurs sont difficilement approchables par l’approche économique standard, car la coordination en termes de prix se révèle caduque (Irondelle & Joana, 2004). Troisièmement, ce point est renforcé lorsqu’on modélise la production industrielle. Elle doit se penser comme un construit social, qui échappe à la définition traditionnelle du concept de marché. En effet, le produit conçu ne préexiste pas à l’échange entre les industriels et les gouvernements. Il est donc difficile de lui donner une valeur avant l’engagement de la production. L’innovation est le résultat d’arrangements noués entre les acteurs aux intérêts plus ou moins contradictoires et non de la confrontation entre une offre et une demande exogènes (Galbraith, 1967).
La spécification du modèle
8Selon Fligstein, les acteurs stabilisent leurs arrangements à l’intérieur de quatre institutions, dont l’organisation confère au secteur sa stabilité et sa reproduction (c’est la régulation du secteur). Nous définissons chacune d’elle en spécifiant les règles qui feront l’objet de l’étude, en insistant d’abord sur le statut particulier que nous accordons à la conception of control. Fligstein définit la conception of control comme les savoirs qui structurent la perception qu’ont les acteurs de la façon dont l’industrie fonctionne et, en conséquence, de la façon d’y agir. C’est un savoir localisé, propre à chaque industrie dans son contexte national et historique. Ainsi, la conception of control reflète les possibilités de perpétuation des arrangements dans les autres institutions, notamment parce que les acteurs intériorisent les tactiques de coopération/compétition qu’ils peuvent utiliser. Appliquée au secteur américain de l’armement, nous plaçons la conception of control hiérarchiquement au-dessus des trois autres institutions. En effet, la conception of control influence les arrangements contenus dans les autres institutions et leur apporte leur légitimité par l’intermédiaire de la politique de Défense. Dans le secteur de Défense, c’est elle oriente les règles de la production militaire (degré de concurrence, niveaux des financements, etc.) en fonction de la doctrine de Défense qu’elle promeut. C’est le référentiel commun qui oriente la culture du secteur et qui, à ces titres, doit constituer l’arrangement essentiel de la conception of control. Ainsi, notre utilisation du modèle de Fligstein conduit à introduire une hiérarchie des institutions, dans laquelle la conception of control est la forme institutionnelle dominante dans la structuration du secteur.
9L’institution suivante relève des structures de gouvernance (governance structures). Celles-ci se réfèrent aux conditions de coopération/compétition entre les firmes. Par l’intermédiaire de la réglementation publique en matière de respect de la concurrence (par exemple, les lois anti-trusts) et des collaborations entre firmes, le secteur gagne en stabilité et les maîtres d’œuvre agissent dans un univers moins incertain. Dans le secteur de la Défense, la réglementation relative à la concentration industrielle (OPA, OPE, co-entreprises) constitue le corpus essentiel de règles dans les structures de gouvernance. Or, elle relève de la politique de Défense puisque le secteur jouit d’une exemption au droit commun, en ce sens que cette réglementation y est administrée par le Pentagone et non par le département de la Justice (comme c’est le cas pour la plupart des autres industries américaines). Cela s’explique par le fait que le Pentagone, en tant que client quasi-unique, s’estime en droit de contrôler le pouvoir de marché des offreurs.
10L’institution suivante a trait aux conditions de l’échange (rules of exchange). Elles définissent les acteurs autorisés à transacter et dans quelles conditions. En ce qui concerne la production de Défense, la règle essentielle est la réglementation contractuelle. Elle fixe le degré de concurrence des adjudications publiques et fixe les modalités de financement des producteurs par l’État (Kirat & Bayon, 2006). Schématiquement, lorsque la politique de Défense s’oriente vers un objectif de primauté technologique, la concurrence est faible et les financements publics avantageux. La concurrence par les prix est peu utilisée car c’est souvent le savoir-faire des producteurs qui importe dans la sélection, plus que leurs coûts de production. Les contrats sont en général de type cost plus (contrats en régie). Dans ce cas, le budget public de Défense finance aux producteurs leurs coûts (y compris leurs surcoûts non anticipés à la signature du contrat) puis leur verse une prime qui correspond à l’achat du produit conçu.
11Enfin, la dernière institution est les droits de propriété (property rights). Ils représentent les règles d’action qui définissent les acteurs autorisés à négocier le partage des profits des entreprises et les conditions du partage. Les droits de propriété sont une construction sociale qui résulte des jeux d’influence qu’entretiennent entre eux les actionnaires, les dirigeants, les syndicats, les pouvoirs publics, etc. Pour Fligstein, l’économie se caractérise aujourd’hui par une allocation de plus en plus favorable aux actionnaires : c’est la valeur pour l’actionnaire. Dans le secteur de l’armement, l’État est un acteur particulièrement important. Il finance une partie des coûts de production des industriels et leur achète les produits finaux. Par conséquent, il est en droit d’influencer un partage des profits qui lui permette de toucher un retour sur investissement sous forme d’innovation. Cela implique qu’il veille à ce que la rémunération des salariés soit suffisante, notamment par rapport aux actionnaires. Là encore, la conception of control est essentielle par l’intermédiaire de la politique de Défense. En déterminant le niveau des budgets de Défense, celle-ci influence la profitabilité des producteurs et donc leur capacité à rémunérer l’ensemble des parties prenantes.
La conception of control : l’objectif technologique comme culture sectorielle
12La conception of control qui se met en place durant la guerre froide est fondée sur une politique de Défense dont la doctrine consiste à remporter la course aux armements face à l’URSS. Ainsi, la culture du secteur s’est peu à peu verrouillée sur l’objectif de la performance technologique, qui perdure aujourd’hui malgré la fin de la guerre froide.
La guerre froide et le lien symbiotique
13Durant la guerre froide, la doctrine de Défense s’oriente vers la lutte contre l’extension du communisme, notamment par le recours à la puissance militaire (c’est le containment). Afin de rendre opérationnelle la doctrine, la politique de Défense mobilise les finances publiques dans le financement de la production militaire. Entre 1954 et 1989, les dépenses publiques d’armement oscillent entre 5 et 14 % du PIB national, tandis que le financement de la R&D militaire occupe entre 49 et 61 % des dépenses fédérales publiques totales destinées à la R&D (SIPRI, diverses années). Pour Bellais (2005), la place de l’innovation militaire dans le système national d’innovation se résume par le principe « Big Defence, Big Science » et se justifie par les retombées de la R&D militaire sur les secteurs civils. Cela entraîne une déformation durable du système national d’innovation au profit de la Défense, mais surtout renforce la culture de la performance technologique dévolue au secteur (Serfati, 2005).
14Ce fonctionnement sectoriel promeut une hiérarchie de marché dans laquelle les maîtres d’œuvre bénéficient d’une situation privilégiée pour échapper à la concurrence et bénéficier au financement public et récurrent de leur production. Selon Kucera (1974, p. 9, traduit par l’auteur) : « Les contrats de R&D tendent à créer des preferred contractors parce que la performance technologique est plus importante que le prix dans la sélection d’un contractant. La performance en R&D d’un contractant dépend surtout du développement de compétences techniques dans une équipe bien intégrée au sein du programme. Par conséquent, une firme qui se voit attribuer un contrat de R&D tend à être en bonne position pour remporter le contrat suivant ou le contrat lié, par rapport à un nouvel entrant avec peu ou pas d’expérience dans le champ de R&D en question ». La sédimentation d’une telle logique de planification permet de réduire le risque de coûts pour une entreprise : les prix d’achats sont garantis par l’État et il endosse les coûts privés. Au total, il y a donc une forte incitation des industriels à spécialiser leurs compétences dans la production de Défense (Davis, 1971).
Les années 1990 et la poussée vers la banalisation
15A la fin de la guerre froide, l’Administration américaine engage une réforme de la politique de Défense pour casser le lien symbiotique et faire entrer les maîtres d’œuvre de la Défense dans une logique de marché. Son but est de promouvoir une doctrine basée sur les « dividendes de la paix », en réaffectant des dépenses militaires vers les domaines civils, puisque la performance technologique à tout prix ne semble plus répondre à un besoin existant. En même temps, l’introduction de la concurrence systématique par les prix doit inciter les producteurs à baisser les prix tout en proposant une qualité égale. Ce changement culturel est supposé entraîner un changement des règles dans les autres institutions, notamment dans les règles de l’échange. Le gouvernement fédéral entend réduire l’utilisation des contrats en régie pour leur préférer ceux au forfait (ou fixed price), dans lesquels les surcoûts sont à la charge du producteur. De même, il veut rendre les marchés de Défense contestables en ouvrant les appels d’offre à l’ensemble des maîtres d’œuvre de la Défense, voire à des producteurs civils.
Les facteurs politiques favorables au lien symbiotique
16Cependant, le résultat en 2007 est que la conception of control n’a pas fondamentalement changé de nature par rapport à la guerre froide. En effet, la culture de la performance technologique continue de primer et se traduit par le maintien de la logique du lien symbiotique entre les agences et les maîtres d’œuvre. Les agences d’armement n’ont pas rompu avec l’objectif de la performance technologique, parce que leurs ingénieurs subissent les pressions des états-majors. Ceux-ci escomptent toujours bénéficier d’armes techniquement supérieures à celles de leurs adversaires (pour remporter la victoire), de leurs alliés (pour diriger les coalitions internationales) et comportant des garanties de sûreté toujours accrues pour les personnels utilisateurs. De surcroît, la majorité des parlementaires n’est pas prête à contester les faveurs accordées aux industriels, afin de préserver l’emploi dans les circonscriptions électorales (Hartley & Sandler, 1995). Enfin, les dirigeants politiques sont convaincus que la croissance exponentielle de la technologie militaire garantit la préservation et le renforcement des valeurs capitalistes et démocratiques américaines à travers le monde, dans la continuité de l’interventionnisme de la doctrine Monroe puis du containment (Brustlein, 2004 ; Ekovich, 2005).
17De leur côté, les maîtres d’œuvre ont préservé la représentation en termes de lien symbiotique par l’argument technologique. Ils défendent que réformer la politique de Défense reviendrait à menacer les savoir-faire dans la production de Défense et, donc, la place de leader mondial qu’occupent les États-Unis. Encore en 2006-07, Boeing utilise cet argument vis-à-vis du congrès. L’entreprise menace d’arrêter sa production d’avions de transport militaire C17 si elle ne reçoit pas plus de commandes de la part des armées américaines, notamment dans une version techniquement améliorée de l’appareil. La conséquence serait la suppression de 7 000 emplois et la perte de compétences associée. De plus, Boeing fait remarquer que si de futures commandes s’avéraient nécessaires dans le futur (notamment pour ne pas laisser le champ à l’A400M européen), elles imposeraient au gouvernement de lui refinancer la formation de la main-d’œuvre et des lignes de montages. La compagnie joue donc sur le coût d’opportunité de la perte des compétences pour préserver le lien symbiotique.
18Enfin, la communauté financière participe à la préservation du lien par l’intermédiaire de l’évaluation des analystes financiers. Celle-ci est responsable de la fixation du prix des actions des entreprises et de leur prime de risque pour le crédit. Dans la Défense, le processus d’évaluation possède la caractéristique d’être atypique, car les analystes jugent essentiellement les conditions du financement public (montants et types de contrats) pour se prononcer sur les entreprises (Moura, 2006). Or, la période 1992-2006 est caractérisée par une montée de l’endettement des maîtres d’œuvre, essentiellement en raison du coût de la concentration industrielle qu’elles ont opérée (graphique 1). L’opinion des analystes à leur égard devient logiquement défavorable à partir de 1998. Dès lors, il y a une baisse du cours des actions en Bourse. En effet, la médiane des cours de Bourse des cinq principaux maîtres d’œuvre chute de 139 % entre février 1998 et février 2000 (contre 10 % pour l’indice Dow Jones), alors qu’elle avait crû de 121 % entre février 1995 et février 1998 (contre 98 % pour l’indice Dow Jones), c’est-à-dire durant la période de la concentration industrielle horizontale (d’après Thomson one Banker Analytics). Dans le même temps, le rating de crédit accordé par l’agence Standard & Poor’s tombe de A+ à BBB- en 1999 pour Raytheon, de A+ à BBB- en 2001 pour Lockheed Martin, de BBB à BBB- dès 1996 pour Northrop Grumman et de AA+ à A en 2002 pour Boeing.
19Le gouvernement fédéral estime donc nécessaire de fournir des garanties aux analystes financiers (Serfati, 2001). En effet, il craint de voir ses fournisseurs quitter le secteur ou vendre des actifs (ce qui revient à mettre en péril les compétences). Ainsi, P. Aldridge (responsable des acquisitions au Pentagone) se déplace à Wall Street en juin 2001. Son objectif est de restaurer la confiance des analystes dans les financements publics. Il leur promet une politique de Défense qui accroîtra le montant des financements, assouplira les modalités de financements de la production et reverra à la hausse les marges des entreprises. Pour cela, il consolide par exemple des programmes hérités de la guerre froide et clairement orientés vers la performance technologique (F35, F22, bouclier anti-missiles, etc.). Cela se produit avant la mise en place de l’agenda sécuritaire consécutif aux attentas du 11 septembre 2001. Au total, même la communauté financière s’imprègne de la culture technologiste du secteur.
Des structures de gouvernance avantageuses pour les maîtres d’œuvre
20En tant que fournisseurs directs des agences gouvernementales, les maîtres d’œuvre bénéficient du maintien de la conception of control pour justifier la concentration industrielle. Ce faisant, ils accroissent leur pouvoir de marché et de négociation face au Pentagone.
L’influence des industriels sur la structure de marché
21En 1994, le Department of Defence autorise les maîtres d’œuvre à se concentrer. Le but est qu’ils demeurent viables dans un contexte de baisse des budgets de Défense, afin que les compétences de la base industrielle de Défense soient conservées. Boeing, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman et Raytheon deviennent ainsi les Big Five de l’armement américain en 1998. A cette date, il suspend le marché du contrôle interentreprises, mais cela n’empêche pas les Big Five de commencer une intégration verticale. Elles la justifient par la nécessité de renforcer leurs compétences dans l’électronique/nanotechnologie (Defence News, 22/05/06). En effet, la tendance vers la conception de systèmes d’armes (qui consiste à intégrer sur une même plateforme plusieurs armes différentes) nécessite des compétences de plus en plus poussées dans ces domaines. De surcroît, les Big Five poursuivent les acquisitions en détournant la réglementation mise en place par le Pentagone, par trois moyens.
22Premièrement, elles achètent des prestataires privés de services qui travaillent pour le Pentagone. Or, certains possèdent des responsabilités dans le suivi des demandes d’acquisitions émanant des maîtres d’œuvre, ce qui conduit à biaiser leur évaluation. Le dernier exemple date de juin 2006 : General Dynamics acquiert Anteon, qui gérait des autorisations de F&A déposées par General Dynamics, pour le compte du Pentagone. Même si General Dynamics a été contraint de vendre l’unité d’Anteon impliquée dans l’expertise de son dossier, il y a eu accès.
23Deuxièmement, les maîtres d’œuvre développent des compétences juridiques dans la législation relative à la concentration industrielle, pendant que le Pentagone s’en défait au nom des économies budgétaires. Aujourd’hui, les Big Five sont ainsi capables de complexifier savamment les dossiers, de multiplier les procédures de conflits dans lesquelles leurs capacités d’expertise juridiques surclassent régulièrement celles du service juridique du Pentagone. De plus, elles veillent à multiplier le nombre de demandes pour submerger le service et lui compliquer la tâche. Au total, la durée moyenne d’examen d’un dossier d’acquisition industrielle est de 50 jours en 2006, contre 30 jours trois ans auparavant (durée à laquelle il faut, légalement, ajouter 45 jours si la demande touche de près à la sécurité nationale). Ainsi débordé, le Pentagone a de plus en plus tendance à signer une acceptation de principe (surtout si l’acquisition est de petite taille), sous réserve d’un examen plus approfondi qu’il a de moins en moins les conditions matérielles d’effectuer minutieusement.
24Troisièmement, les Big Five accroissent le nombre de co-entreprises, dans le but de verrouiller les marchés de Défense. Entre 1998 et 2003, 43 co-entreprises actives sont recensées dans la production d’armes aux États-Unis, faisant toutes intervenir au moins un producteur américain. Les Big Five se placent parmi les six premières sociétés du secteur générant les plus importants chiffres d’affaires par l’intermédiaire de ces co-entreprises (seule l’entreprise United Technologies parvient à franchir cette barre en se plaçant au quatrième rang). Si on considère les vingt premières entreprises militaires réalisant les plus gros chiffres d’affaires par l’intermédiaire des co-entreprises, les ventes des Big Five représentent 61 % du montant total (Makinson, 2004).
La concentration de la structure de marché
25Le résultat est une formidable concentration de marché qui renforce le poids des Big Five. En 2003, elles regroupent 51 sociétés qui existaient en 1993. Seule l’entreprise britannique BAE Systems parvient à réaliser des acquisitions sur le territoire états-unien, en échange du soutien de Londres à la politique étrangère de Washington. Cependant, ses acquisitions sont essentiellement des opérations comptables. En effet, la direction de BAE Systems n’a pas accès à la technologie réalisée dans les unités américaines du groupe et les personnels anglais n’ont que des contacts restreints et hautement surveillés avec leurs collègues américains. De plus, les Big Five verrouillent l’accès aux contrats publics de Défense. Chacune peut se positionner individuellement (ou en co-maîtrise d’œuvre) comme primo contractants et fournisseurs de rang 1 sur la plupart des segments de Défense actuellement jugés prioritaires par les stratèges du Pentagone (tableau 1). En 2006, les Big Five captent ainsi 47 % (en valeur) de l’ensemble des contrats du Pentagone qui reviennent aux 100 premiers contractants (d’après site internet du Department of Defence). La même année, sur les 47 programmes les plus onéreux du Pentagone, elles sont maîtres d’œuvre de 93 % d’entre eux (en valeur), Lockheed Martin et Boeing bénéficiant des parts les plus importantes avec respectivement 36 % et 29 % (d’après Defense News du 13/03/06, « The big 60 : top worldwide programs »). Enfin, ce sont 56,2 % du budget total de R&D externalisée du Pentagone qui reviennent aux Big Five, avec un avantage pour Lockheed Martin et Boeing qui réalisent 73 % de la part des Big Five (d’après site internet du Department of Defence).
Les règles de l’échange : la règlementation contractuelle favorable
26La conception of control maintient l’objectif de la performance technologique. Elle permet de justifier le recours à une réglementation contractuelle qui permette aux Big Five de se concentrer sur la production de technologies militaires, dans des conditions proches de celles de la guerre froide (tant sur le plan des types de financement public que sur le degré de mise en concurrence).
Présence des Big Five dans les segments prioritaires de la Défense américaine (2004)
Présence des Big Five dans les segments prioritaires de la Défense américaine (2004)
La persistance des contrats cost plus
27Selon Makinson (2004), seulement 66 % (en valeur) des contrats passés par le Pentagone entre 1998 et 2003 sont de type fixed price. Ce pourcentage tombe à 57 % pour la moyenne des Big Five et à seulement 47 % et 50 % pour Lockheed Martin et Northrop Grumman. Leur pourcentage avantageux provient du fait que ces sociétés ont une forte proportion de contrats de R&D avec le Pentagone. Or, la R&D fait souvent l’objet de dépassements de coûts non anticipés que l’État prend à sa charge pour ne pas décourager les producteurs à se maintenir dans le secteur.
La faible mise en concurrence
28Par ailleurs, la conséquence logique de l’intégration horizontale et verticale au nom du développement des compétences est un renforcement du pouvoir de marché des Big Five. Cela fausse la concurrence. Entre 1998 et 2003, Makinson (2004) observe que seulement 40 % (en valeur) des contrats passés par le Pentagone à l’industrie entière l’ont été avec mise en concurrence. Mais, les Big Five se situent toutes en deçà de ce taux avec une moyenne de 31 %. De surcroît, dans 64 % des contrats qu’elles ont remportés selon le mode dit « concurrentiel » par le Pentagone, il n’y avait qu’un ou deux candidats ayant concouru à l’appel d’offre. Cela signifie deux choses. Premièrement, le fait que le contrat soit passé sous adjudication concurrentielle ne signifie pas automatiquement qu’il y aura concurrence. Deuxièmement, le perdant du marché se voit attribuer la compensation d’être le fournisseur exclusif de premier rang du vainqueur, ce qui lui permet de bénéficier d’importants soutiens financiers publics à l’activité.
29Enfin, l’absence de toute réglementation légale à leur encontre permet aux Big Five de ne pas déléguer à leurs sous-traitants des pans entiers de la construction de sous-systèmes, ce qui n’était pas le cas durant les années 1990 (DGA, 2003). Telles sont les critiques formulées par F. Lanza (PDG de L-3 Communications, traduit par l’auteur) : « Les LSI [2] ont été vus comme la panacée qui allait résoudre tous les problèmes, mais ce fut un désastre. Il n’y a pas un seul nouveau programme entre les mains d’un LSI qui ne souffre d’une dérive de coût. Pourquoi ? Pensez à ceci. Le Pentagone a voulu réduire sa taille, a diminué ses personnels, est allé trouver les contractants de premier rang, leur a donné pour cent ans de contrats et leur a permis d’atteindre une taille massive. […] Comment pouvez-vous donner à Lockheed un contrat pour le JSF, incluant le produit clé en mains, la maintenance, les essais, les pièces de rechange, enfin tout ? Vous le pouvez parce que le primo contractant est intégré verticalement et vous n’avez donc plus aucun contrat à nouer en dehors de lui. Alors, le gouvernement me dit : « Ne venez pas me trouver ; allez trouver le primo contractant ». Et le primo contractant me dit d’aller au diable et décide de construire le centre de transmission ou de faire les essais lui-même » (Defence News, 16/01/06).
Les droits de propriété : la soutenabilité d’une logique actionnariale
30La conception of control, en ne sachant pas briser avec la culture de la performance technologique coûte que coûte, a renforcé et légitimé la position avantageuse qu’ont su se créer les Big Five en renforçant le lien symbiotique qu’elles entretiennent avec les agences d’armement. Pour rendre cette régulation soutenable, l’État américain est contraint d’augmenter ses budgets de Défense. Ce faisant, la régulation autorise les Big Five à distribuer de la valeur pour l’actionnaire, acteur de plus en plus présent dans le partage des droits de propriété.
La croissance des budgets de Défense
31La réduction des budgets de Défense aura menacé de façon transitoire les maîtres d’œuvre. En effet, l’effort de Défense [3] perd deux points entre 1989 et 1996, pour tomber à 3,5 % ; dans le même temps, les dépenses gouvernementales en R&D militaire chutent de 27 % (SIPRI, 1999). Mais, la remise en cause de la conception of control n’est que transitoire et ne parvient pas à consommer une rupture avec les années de guerre froide. En effet, les dépenses publiques militaires repartent à partir de l’année 2000, pour voir une croissance de presque un tiers entre 2000 et 2005 (SIPRI, 2006) et la croissance du budget de R&D militaire entre 2001 et 2009 est estimée à 85 % en dollars constants (Filder et alii, 2005). En même temps, les parlementaires veillent à épargner les producteurs américains de la concurrence étrangère et à concentrer sur eux les budgets publics de Défense. Ils renforcent le principe du Buy American [4], afin de protéger leurs producteurs nationaux. En 2005, un groupe d’élus à la Chambre des Députés (confondant républicains et démocrates) se forme autour de la dénonciation des achats trop nombreux de composants électroniques étrangers, notamment chinois. Il parvient à en faire interdire une liste au Pentagone.
Le financement public de l’innovation
32Ces conditions avantageuses du financement de l’innovation de Défense incitent les Big Five à s’enclaver dans la production de Défense, ce qui leur permet de bénéficier des financements publics et de règles de l’échange favorables. En 1998, leur chiffre d’affaires militaire sur leur chiffre d’affaires total était en moyenne de 63 %, contre 78 % en 2005. Et la croissance de leur seul chiffre d’affaires militaire est de 120 % sur cette période (d’après Defence News Top 100).
33Ce faisant, leur spécialisation dans l’innovation de Défense leur permet une prise en charge publique de leurs coûts de production. Tout d’abord, le Pentagone prend à sa charge une partie des coûts de personnel et des cotisations de retraite pour les personnels employés par les producteurs de Défense, lorsque les personnels travaillent sur un programme d’armement. La justification est d’inciter les producteurs à souscrire à la culture de la performance technologique et à s’engager dans un programme d’armement. Ensuite, les coûts privés de l’innovation sont largement supportés par l’État (graphique 2). Entre 1992 et 2006, l’effort de R&D autofinancée se situe en moyenne dans une bande comprise entre 2,50 et 3,0 % du chiffre d’affaires, alors que l’effort total de R&D militaire est souvent réputé se situer autour de 15 à 17 %. Cela signifie que le différentiel est la charge des finances publiques. Le raisonnement est le même pour ce qui concerne les investissements physiques, représentés par les dépenses en capital. Le fait que leur montant baisse depuis 2001 s’explique par le fait que nombre d’installations utilisées par les Big Five sont propriété de l’État fédéral, qui les met à leur disposition (avec ou sans location) et les entretient. Cela est très courant pour la construction militaire aéronautique (les installations d’assemblage font partie de bases militaires) et navale (les installations sont des arsenaux). On qualifie alors les infrastructures de « GOCO » (Government Owned,Contractor Operated).
Effort d’investissement émanant des Big Five (1992-2006)
Effort d’investissement émanant des Big Five (1992-2006)
La distribution de valeur à l’actionnaire
34Le maintien de la conception of control héritée de la guerre froide permet le financement public d’une part importante des coûts privés. Ainsi, les Big Five dégagent des liquidités suffisantes pour satisfaire à la valeur pour l’actionnaire. Pour le mesurer, nous définissons la distribution de valeur à l’actionnaire (DVA). Elle représente les flux financiers annuels versés aux actionnaires sous forme de rachats d’actions propres et de versements de dividendes. En effet, les rachats d’actions propres constituent un moyen pour la firme de soutenir le cours de son action en Bourse et, in fine, confère aux actionnaires la possibilité de réaliser des plus-values de revente du titre. Quant aux versements de dividendes, ils représentent la rémunération courante de l’actionnaire.
35Statistiquement, il apparaît une croissance irrégulière mais à tendance haussière de l’effort de DVA, mesurée comme le rapport de la DVA au profit net (graphique 3). Cependant, cette allocation n’est pas nuisible à leur innovation technologique, en vertu des règles de l’échange qui demeurent favorables.
Effort médian de DVA annuelles des Big Five (1992-2006)
Effort médian de DVA annuelles des Big Five (1992-2006)
36Nous formulons deux explications à la croissance de l’effort de DVA. La première relève d’un aspect idéologique, comme soulignent Dial et Murphy (1995). Menant une étude sur General Dynamics entre 1991 et 1993, ils attribuent la création de valeur actionnariale à la volonté des dirigeants de se conformer au dogme de la shareholder value management. Ils constatent à cet effet que General Dynamics accroît considérablement ses rachats d’actions propres. L’objectif des dirigeants est que la compagnie devienne très appréciée par les analystes financiers, dans un contexte où les dividendes de la paix promettaient d’entraîner leur défiance.
37La deuxième explication concerne la possibilité de réaliser des acquisitions. En effet, les Big Five ne constituent traditionnellement pas des valeurs spéculatives, notamment du fait de leur endettement. A titre d’exemple, la moyenne des q de Tobin des Big Five sur la période 1997-2006 est de 1,06 et l’évolution du prix en Bourse surpasse rarement l’indice Dow Jones (graphique 4). Aussi, un soutien au cours de Bourse facilite une acquisition malgré ce handicap, en raison du soutien artificiel au cours de Bourse. Il en résulte donc un accroissement du différentiel de cours entre la compagnie acquéreuse et sa cible, à l’avantage de la première. Il facilite aussi les OPA. En effet, la croissance du prix de l’action constitue un signal positif vers la communauté financière qui est alors encline à évaluer positivement l’intention d’OPA.
Évolution du prix des actions des Big Five (31/03/95 au 31/12/06, base 100 au 31/12/95)
Évolution du prix des actions des Big Five (31/03/95 au 31/12/06, base 100 au 31/12/95)
38La conséquence des deux explications est que les Big Five pratiquent régulièrement les rachats d’actions propres, sur la base de montants supérieurs à ceux consacrés aux versements de dividendes (tableau 2). En 1992, les rachats d’actions sont supérieurs au versement de dividendes, compte tenu de la politique agressive de distribution actionnariale menée par General Dynamics. La deuxième période significative intervient entre 1994 et 1997, lorsque les Big Five s’intègrent horizontalement. Puis, un palier est franchi entre 1998 et 2001. Cette période correspond à l’interruption de la concentration horizontale des maîtres d’œuvre par le Pentagone, qui se traduit par une défiance des analystes financiers pour leurs valeurs et la nécessité pour les firmes de soutenir « artificiellement » leur cours de Bourse. Entre 2002 et 2006 enfin, les rachats d’actions s’expliquent par la conjonction des deux phénomènes. D’une part, les Big Five sont en concurrence avec leurs fournisseurs pour le contrôle de moyennes et petites compagnies de la Défense, spécialisées dans l’électronique/nanotechnologie. Le soutien de leurs cours est donc destiné à permettre des acquisitions. D’autre part, elles escomptent renforcer la confiance des analystes de crédit, afin de crédibiliser le mouvement de désendettement qu’elles engagent.
Désagrégation de la DVA pour les Big Five (1992-2006)
Désagrégation de la DVA pour les Big Five (1992-2006)
Remarques conclusives
39L’analyse institutionnelle conduite avec le modèle de Fligstein montre la pérennité d’une régulation non marchande du secteur de l’armement américain, malgré la chute du mur de Berlin qui aurait dû conduire à l’instauration d’une logique plus marchande. Elle met en évidence que les règles fondamentales qui structurent les institutions à la suite de la banalisation font preuve de résistance aux changements. Tout ceci permet de maintenir une prise en charge publique des investissements et des coûts des producteurs, favorable à l’innovation de Défense.
40Nous expliquons cette dépendance de sentier par la convergence des intérêts des agences d’armement, des industriels maîtres d’œuvre, de la communauté financière et des dirigeants politiques. Formant un bloc social dominant, ils ont la capacité d’imposer une pratique des règles qui s’apparente à celle qui avait cours durant la guerre froide. En particulier, le rôle politique de ce bloc social dans la conception of control est déterminant, car cette institution apparaît être hiérarchiquement l’institution clef dans la cohérence institutionnelle du secteur de l’armement. Or, ils y maintiennent une culture basée sur une doctrine de Défense qui promeut l’implication de l’État pour réaliser l’objectif de performance technologique. Ainsi, la rupture avec la période de guerre froide, qui prône la même culture, ne peut être justifiable et ne peut être consommée dans les autres institutions.
41L’utilisation du modèle met donc en relief le statut particulier de la conception of control. Cela provient de la dimension culturelle qui est très prégnante dans cette industrie, à cause de l’importance idéologique et symbolique de la doctrine de Défense. Plus généralement, la question théorique soulevée est de déterminer si ce statut de la conception of control se retrouve dans d’autres industries (notamment caractérisées par une politique publique structurante) et s’il permet d’en comprendre les dynamiques dans les mêmes termes.
Références
- AUJAC H. (1971), « Efficacité militaire et structures, économiques, sociales et politiques », Revue Economique, 22 (4), p. 561-584.
- BELLAIS R. (2005), « Recherche et Défense, vers un nouveau partenariat », Cahiers d’Economie de l’Innovation, 21 (1), p. 145-166.
- BRUSTLEIN C. (2004), « Concentration et contournement dans l’après-guerre froide », dans R. Bellais (éd.), Economie et Défense, Paris, Descartes & Cie, p. 17-43.
- CARDOT P. et alii (2003), La Recherche et la Technologie, Enjeux de Puissance, Paris, Economica.
- DENICOLO C. et SZUPER R. (2005), “Peer Comparison : Five Largest U.S. Defense Contractors”, 31 October, Standard & Poor’s.
- DAVIS S. K. (1971), Arms, Industry and America, New York, The H. W. Wilson Company.
- DIAL J. et MURPHY K. (1995), “Incentives, Downsizing and Value Creation at General Dynamics”, Journal of Financial Economics, 37, p. 261-314.
- DGA (2003), « Compte-rendu du séminaire “L’industrie de Défense 10 ans après le Last Supper” », 3-4 novembre, J. H. University of Washington DC, Bulletin d’information SAA États-Unis, Service de l’Attaché d’Armement aux États-Unis, Washington DC.
- EKOVICH S. (2005), « Libéralisme et militarisme aux États-Unis, des origines à l’âge post-industriel », Politique américaine, 2, p. 63-77.
- FILDER B. et alii (2005), “2005 Outlook : Nice volumes, shame about the $”, 13 janvier, Industry Update : Aerospace sector, Deutsche Bank.
- FLIGSTEIN N. (1996), “Markets as politics : a political-cultural approach to market institutions”, American Sociological Review, 61, p. 656-673.
- FLIGSTEIN N. (2001), The Architecture of Markets, Princeton, Princeton University Press.
- GALBRAITH J. K. (1967), The New Industrial State, Boston, Houghton Mifflin Company.
- HARTLEY K. et SANDLER T. (1995), The Economics of Defense, Cambridge (USA), Cambridge University Press.
- IRONDELLE B. et JOANA J. (2004), « État de l’art sur la sociologie des politiques d’armement : les approches anglo-saxonnes », in W. Genieys (dir.), Les choix des armes : théories, acteurs et politiques, 19-82, Paris, CNRS Editions.
- KIRAT T. et BAYON D. (2006), Les marchés publics de la Défense, Bruxelles, Bruylant.
- KUCERA R. (1974), The aerospace industry and the military : structural and political relationships, Beverly Hills, Sage Publications.
- MAKINSON L. (2004), “Outsourcing the Pentagon, Who benefits from the Politics and Economics of National Security ?”, Pentagon Spending Project, Center for Public Integrity, Washington DC.
- MAMPAEY L. et SERFATI C. (2004), « Les groupes de l’armement et les marchés financiers : vers une convention “guerre sans limites” », in F. Chesnais (dir.), La finance mondialisée, Paris, La Découverte, p. 223-251.
- MOURA S. (2006), « Création de valeur pour l’actionnaire et innovation : la production d’armement aux États-Unis », International Forum the Spirit of Innovation II, Dunkerque et Boulogne sur Mer, 26-30 septembre.
- ROGERSON W. P. (1989), “Profit Regulation of Defense contractors and Prizes for Innovation”, Journal of Political Economy, 97 (6), p. 1284-1205.
- SERFATI C. (2001), La mondialisation armée, le déséquilibre de la terreur, Paris, Textuel.
- SERFATI C. (2005), « Défense et politique technologique, Quelques questions en débat », Cahiers d’Economie de l’Innovation, 21 (1), p. 21-41.
- SIPRI (1999 et 2006), Yearbook : Armaments, Disarmament and International Security, Oxford, Oxford University Press.
Mots-clés éditeurs : Innovation, hiérarchie institutionnelle, industrie d'armement, valeur actionnariale, économie institutionnelle
Date de mise en ligne : 22/08/2008
https://doi.org/10.3917/inno.028.0105Notes
-
[1]
L’échantillon est composé de Boeing, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman et Raytheon.
-
[2]
Les Lead Systems Integrators désignent les Big Five.
-
[3]
Dépenses nationales de Défense/PIB.
-
[4]
Le Buy American Act est une loi qui date de 1933. Elle prévoit que le gouvernement, pour ses achats, peut exercer un droit de préférence nationale au détriment des biens fabriqués à l’étranger. La préférence nationale est avérée si au moins 50 % de la valeur du produit est fabriqué sur le sol américain. De plus, il existe d’autres dispositions législatives allant dans le sens de cette loi, même si elles en sont indépendantes (en matière de Défense, le gouvernement peut, par exemple, invoquer des raisons de sûreté nationale).