Notes
-
[1]
Nietzsche, 1993, pp.269-545, passim. L’homme fort est capable de provoquer une rupture dans le déroulement historique. Il suppose dépassement de soi et capacité de se réinventer sans cesse. Il ne s’agit donc pas d’un être au stade ultime de son développement, mais en pleine évolution. En cela, le concept d’entrepreneur, chez Schumpeter, s’apparente au surhomme
-
[2]
Scandella (novembre 1999, p.1). Luigi Scandella a traduit, par ailleurs la poésie frioulane de Pasolini (trois recueils parus, tant chez Actes Sud qu’aux Editions Le Castor Astral)
-
[3]
Foucault, 1994, p.635. Ce sont les stratégies qui permettent de diriger les êtres et les choses selon les vues du Pouvoir.
-
[4]
Manifestement, Pierre Castex (Théorie générale de la monnaie, L’Harmattan, coll. Economie et innovation, Paris, 2003) n’a pas lu l’ouvrage de Luigi Scandella (1998) qui se limiterait à « montrer le caractère politique des vagues économiques longues » (p.47, note 1). Or, il est essentiellement économique et vise moins à faire un état détaillé de la question du Kondratieff qu’à présenter des vues nouvelles sur ce cycle tout en ouvrant son analyse à l’aspect polymorphe de ce référentiel. Avec lui, l’analyse du Kondratieff progresse. Par contre, l’ouvrage d’Eric Bosserelle est un excellent manuel qui permet de faire le tour circonstancié de toutes les théories relatives au Kondratieff, sans pour autant sortir des chemins déjà tracés. Manifestement, Eric Bosserelle ne croit guère à la pertinence des cycles Kondratieff, réduit quasiment à l’état de « mythe », voire, à la suite d’un récent article de Michel Godet, de « leurre ». Michel Godet, pour sa part, se complait à parler de « tentation du déterminisme ». On ne trouve pas la moindre once de déterminisme dans les travaux de Luigi Scandella. Tout ceci est « l’illustration frappante du fait que la majorité des économistes ne lisent pas » dirait Joseph Schumpeter (1983, III, p.383).
-
[5]
Nagels (1992), cité d’après une communication inédite (version remaniée de l’article de 2001), présentée lors du séminaire organisé à Bruxelles le 6-11-2002 par l’Echo Formation et la BBL, intitulé Comportements individuels et collectifs, dialogue social, marchés financiers et boursiers.
-
[6]
Magris, 1988, p.50. Faire de l’Histoire, est-ce énoncer une succession de faits, simples « particules élémentaires » dans un monde où règne un atomisme si réducteur ? Ou l’Histoire ne se joue-t-elle pas entre les battements de cœur des événements ? Ne s’agit-il donc pas de décliner, avec des mots de Fernand Braudel (1993, p.8), « le temps » réellement « vécu », a posteriori et non a priori ?
-
[7]
Bergson définit l’intuition comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet », La pensée et le mouvement, Paris, 1934, p.181.
-
[8]
Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1966, p.44.
-
[9]
Tonglet, 3/05/2002. G. Mensch suggérait déjà en 1979 que les innovations « fondamentales » entraînent une demande relative à la création ou à l’amélioration des infrastructures, ce que j’ignorais en mai 2002. Il faut cependant noter que ces innovations « fondamentales », selon Mensch, apparaissent dans la phase baissière et non dans la phase de retournement, comme je le pense, à la suite de Joseph Schumpeter.
-
[10]
« Tous les écrivains d’économie politique ne tendent qu’à faire produire… et jamais consommer » (Stendhal, cité par Guy Dupruigrenet, Stendhal et Sismondi, ou, face à l’industrialisme, une économie romantique, dans Stendhal, le saint-simonisme et les industriels, textes réunis par O. Schellekens, Actes du XII congrès international stendhalien, Bruxelles 23-25 mai 1977, ULB, Bruxelles, 1979, p.32.
-
[11]
M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, coll. Agora, Paris, 1985, p.224.
-
[12]
Ce paragraphe reprend quelques éléments proposés dans Tonglet, 13/03/2001.
« N’être pas conforme, voilà le grand crime »
1Les cycles Kondratieff sont fort décriés par la plupart des économistes. Il est navrant de constater leur méconnaissance de ce puissant référentiel. A qui la faute ? Principalement à ses plus chauds partisans qui n’ont ni fait un effort didactique sérieux, ni davantage proposé une réflexion critique sur leur outil de base. Pour être crédibles, ne devraient-ils pas se livrer à une épistémologie du cycle long ? La philosophie du cycle, reprise dans le présent article, s’inscrit dans cette double optique : essai descriptif et analyse critique du Kondratieff.
VUE D’ENSEMBLE DES CYCLES KONDRATIEFF
Les cycles économiques
2Les cycles sont des mouvements plus ou moins réguliers
d’accélération et de ralentissement de l’activité économique.
On distingue généralement les cycles suivants :
Le cycle court ou Kitchin : reconnu en 1923, par Joseph
Kitchin, le cycle court s’étend sur trois ou quatre ans. Il se
traduit par des phases de stockage et de déstockage de produits
finis. Aux Etats-Unis, il est pratiquement remplacé par le cycle
électoral présidentiel.
3Le cycle Juglar : le cycle dit des affaires, généralement d’une durée de 7 à 10 ans, a été mis en lumière par Clément Juglar. Dans un même système technique, on améliore et on étend l’appareil de production, dans une phase d’expansion. Et inversement. Luigi Scandella souligne opportunément que « le moteur principal du Juglar est l’évolution des dépenses en biens d’équipements » (Scandella, 1998, p.14). Pour beaucoup d’économistes, c’est même le cycle tout court.
4Le cycle Kondratieff : Nicokaï D. Kondratieff publie en 1928 un étude intitulée Les grands cycles de la conjoncture. Il établit l’existence de grands cycles d’une durée de 45 à 50 ans.
5Le cycle hégémonique : ces cycles ont été analysés, entre autres, par Immanuel Wallerstein et Joshua S. Goldstein ; liant économie et géopolitique, ces cycles ont une durée de vie de 150 ans environ. Ils prennent leur essor à la suite de guerres de longue durée desquelles émerge un nouvel Etat dominant. Depuis 1350, se sont succédés la république de Venise, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les USA.
6Le trend séculaire est un mouvement 150 à 250 ans, caractérisé par les éléments suivants, selon Luigi Scandella, à la suite de Gaston Imbert : « cycle très long de hausse et de baisse de prix (mouvement réversible), …cycle en forme de courbe en S (évolution par paliers), …modifications structurelles d’importance historique » (Scandella, 1998, pp.9-12). Imbert distingue quatre trends : médiéval (1250-1510), mercantiliste (1510-1743), capitaliste (1743-1896), planiste (depuis 1896).
Le Cycle Kondratieff
7L’approche de Nicolaï D. Kondratieff se décline en trois niveaux d’analyse : distinction entre statique et dynamique, entre conjoncture et mouvement, mise en lumière des cycles longs à partir de l’évolution des prix de gros.
8Comme le souligne Kondratieff, la statique examine les phénomènes économiques « dans leur essence » (Kondratieff, 1993, p.2), en dehors de leur variation dans le temps. Et il ajoute que, dans ce cadre, est essentiel « le concept d’équilibre entre les éléments » (ibid.). La dynamique étudie ces phénomènes au travers du « processus de leur changement dans le temps » (ibid.). Ici, le point de vue diachronique est fondamental. A la statique, correspond la notion de conjoncture, à la dynamique, la notion de cycle long.
9Si la conjoncture est l’étude et l’évolution de l’économie à court terme, au travers de ce qu’il est convenu d’appeler, aujourd’hui, les fondamentaux, c’est surtout la situation de l’économie à un moment précis, c’est « l’orientation et le degré de variation de l’ensemble des éléments de la vie économique par rapport à un moment antérieur » (ibid., p.25) selon Kondratieff. Il précise que « chaque instant aura plus ou moins sa propre conjoncture » (ibid.). C’est l’étude de l’instant économique. Loin d’être inutile, l’étude de l’instant et de l’évolution à court terme ne peut constituer la clef de voûte de la science économique.
10C’est en 1925 que Kondratieff présente sa première étude sur les grands cycles de la conjoncture (nouvelle version en 1926, publiée en 1928), les mouvements longs de l’économie, que Schumpeter appellera plus tard Kondratieff. Kondratieff les définit de la manière suivante : à côté de cycles plus courts (7 à 11 ans), « il semble bien exister également d’autres cycles de la dynamique économique, d’une durée de 48 à 55 ans. Nous les appelons grands cycles économiques » (ibid., p.165). Se succèdent ainsi phase ascendante et phase descendante. Les cycles constituent une véritable « rupture » et trouvent leur origine « dans le mécanisme de thésaurisation et d’accumulation puis dans la dispersion d’un capital suffisant pour créer de nouvelles forces productives » (ibid.). Le schéma présenté se déroule, c’est important, « dans les conditions concrètes de la société capitaliste » (ibid., p.164). Il démarre à la Révolution industrielle et « obéit à une logique interne » qui consiste à remplacer et augmenter, périodiquement, « des fonds de capitaux de base, les grandes infrastructures, dont la production demande un long processus et des investissements exceptionnels » (ibid.). Kondratieff précise que chaque cycle n’est pas une réplique du précédent. Chaque cycle se déroule « dans des conditions historiques concrètes nouvelles » (ibid.) et est caractérisé par quatre lois « empiriques » :
- « De profonds changements dans les techniques de production et d’échange » (ibid., p.138) se manifestent certes sans interruption. Mais les plus importants se situent au début de la phase ascendante. Durant la vingtaine d’années qui précède le retournement à la hausse, soit durant la majeure partie de la phase descendante, apparaissent, à un rythme soutenu, des inventions, qui sont exploitées industriellement à la fin du cycle de baisse et au début du cycle de hausse. Kondratieff remarque aussi que le retournement à la hausse correspond à un « élargissement de l’orbite dans les relations économiques mondiales » et à des mutations « dans l’extraction de métaux précieux et dans la circulation monétaires » (ibid., p.141)
- La phase haussière du cycle est plus riche « en bouleversements sociaux » (ibid., p.142), guerres, luttes politiques et sociales, que la phase descendante. Les conflits sociaux s’exacerbent surtout à la fin de la phase haussière.
- La phase descendante est caractérisée par « une longue dépression dans l’agriculture » (ibid., p.144). Kondratieff reste sensible aux crises frumentaires, dites « d’Ancien Régime » (Diatkine et Gayman, 1999, p.93), selon le vocabulaire d’Ernest Labrousse (crise qui prend sa source dans un accident climatique, dont les suites sont aggravées par les capacités de stockage insuffisantes et un revenu agricole disponible trop faible). La dernière de ces crises (1847) est qualifiée « d’intermédiaire », car elle cumule les caractéristiques de la crise d’Ancien régime et celles des nouvelles crises, de type industriel. Les crises intermédiaires disparaissent avec la montée en puissance de la société salariale, solidement installée au moment de la crise de 1929, ce que Kondratieff n’a pas décelé. Il faudra attendre l’ouvrage d’Isaac Johsua, en 1999, pour mettre en lumière ce phénomène et en mesurer l’importance (Johsua, 1999, chapitre V).
- Grands cycles et cycles moyens connaissent « le même processus dynamique de développement » (Kondratieff, 1993, p.147). Les cycles moyens, précise Kondratieff, semblent « se couler sur les vagues des grands cycles » (ibid.). Ils sont donc intimement liés. Ainsi le cycle moyen, dans le mouvement de hausse, connaît des phases ascendantes plus longues, et des phases descendantes plus brèves. C’est l’inverse dans le mouvement de baisse.
« Le système schumpétérien »
11Pour Joseph Schumpeter, « le problème qui importe est celui de découvrir comment (le capitalisme) crée, puis détruit (les) structures (existantes) » (Schumpeter, 1990, p.118). C’est le fil conducteur de ses travaux depuis 1912 jusqu’à 1942. L’analyse de ce système suppose d’intégrer les trois livres clés de l’économiste autrichien, Théorie de l’évolution, Business cycles et Capitalisme, Socialisme et Démocratie, ou, autrement dit, il s’agit d’insérer dans le moule du Kondratieff, l’évolution économique : son ressort (l’innovation), son agent (l’entrepreneur), son résultat (le profit), et son financement, « une création ex nihilo » (Schumpeter, 1983, p.104) de monnaie.
121) L’innovation : c’est « ce changement historique et irréversible dans la manière de faire les choses », comme le note Joseph Schumpeter (Schumpeter, cité par Raymond Barre, I, p.104). Innover, c’est introduire de nouvelles combinaisons dans l’entreprise : « fabrication d’un nouveau produit, introduction d’une méthode de production nouvelle, ouverture d’un nouveau débouché, conquête d’une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, réalisation d’une nouvelle organisation » (Schumpeter, 1983, p.95).
13L’innovation, c’est la mise en exploitation d’une invention. Elle ne peut donc se confondre avec celle-ci. Elle s’intègre dans un processus qualifié en 1942 de destruction créatrice. C’est ce processus de destruction qui « révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique » en écartant régulièrement les structures vieillies au profit d’éléments neufs. C’est « la donnée fondamentale » du capitalisme (ibid., p.116-117). Ce processus était déjà esquissé en 1912 : « Aucune thérapeutique ne peut empêcher le processus économique et social du déclassement des entreprises, des existences, des valeurs culturelles », conséquence de « toute poussée économique nouvelle » (ibid., p.361). Le phénomène de destruction créatrice s’applique non seulement à l’économie, mais à l’ensemble des structures de la société. Evolution biologique ? Incontestablement. Mais Joseph Schumpeter reste-t-il indifférent aux conséquences sociales ? Pour lui, le chômage est « un fléau… que l’évolution capitaliste pourrait finir par éliminer d’elle-même ». Le véritable drame, pour lui, réside « dans un chômage aggravé par l’impossibilité de subvenir adéquatement aux besoins des chômeurs sans compromettre les conditions du progrès économique ultérieur » (Schumpeter, 1990, pp.99-100). Si on ne peut évoquer chez lui une logique de darwinisme social, il n’envisage pas la possibilité, pour le capitalisme, de mieux faire en la matière.
14Avec le passage d’une économique statique à une économique dynamique, on substitue, pour faire bref, au modèle de la concurrence parfaite, qui n’a « aucun titre à être présenté comme un modèle idéal d’efficience », celui, plus efficace de la concurrence monopolistique, « pratiques monopolistiques » ou « stratégie monopolistique », dans le vocabulaire schumpétérien. Le modèle de la concurrence monopolistique repose sur l’innovation, la différenciation des produits et le profit qui en découle, indispensables à « la réalisation d’un projet à long terme » (Ibid., chapitre VIII).
152) L’entrepreneur : « nous appelons entreprise, l’exécution de nouvelles combinaisons... et entrepreneurs les agents économiques dont la fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons » (Schumpeter, 1983, p.106). Ce n’est pas nécessairement le propriétaire de son entreprise, ce n’est pas davantage un exploitant pur et simple, ni le gestionnaire du quotidien, il ne supporte pas, ou guère, les risques de l’entreprise. C’est un personnage prométhéen, proche de l’homme fort de Nietzsche [1]. 3) Le profit : c’est la récompense de l’entrepreneur, ce n’est ni une rente, ni un salaire, ni une contrepartie du risque, ni, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, un return on equity, c’est « par essence, le résultat de nouvelles combinaisons » (Schumpeter, 1983, p.202).
164) La création monétaire ex nihilo : L’exécution de nouvelles combinaisons nécessite des moyens : « Le premier besoin de l’entrepreneur est un besoin de crédit » (ibid., p.147). C’est le rôle du banquier de concéder « une puissance d’achat » (ibid., p.105) à l’entrepreneur pour financer ses nouvelles combinaisons, dans la droite ligne du Banking principle (adaptation de l’émission monétaire aux besoins de l’économie). Il n’y a pas d’entrepreneur sans crédit. La création de crédit apparaît donc bien comme le complément monétaire de l’innovation. L’émission monétaire est concrétisée par le crédit (aujourd’hui, on parle du multiplicateur de crédit ou de la monnaie). Le crédit augmente donc la masse monétaire. En remboursant ce crédit, l’entrepreneur diminue cette masse monétaire, il détruit de la monnaie.
175) Les cycles industriels (évolution économique et Kondratieff) s’articulent en cinq points :
18Le capitalisme conquérant et le Kondratieff apparaissent quasi en même temps : « Le capitalisme ne commença cependant à modeler la société et à frapper de son sceau chaque part de l’histoire sociale qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle. Jusque là, il n’avait existé que des îlots d’économie capitaliste perdus dans un océan d’économie villageoise et urbaine » (Schumpeter, 1984, p.111, cité par Dannequin, 2002, p.5).
19Schumpeter propose un cycle en 4 phases : reprise, prospérité, récession, dépression. L’évolution en général, mais plus particulièrement « l’essor » ou reprise et la prospérité du cycle, s’enclenche grâce à l’apparition de quelques pionniers puis, par effet d’osmose ou de contamination, d’entrepreneurs en « essaims » (Schumpeter, 1983, p.371). Ils exécutent de nouvelles combinaisons qui se diffusent en « grappes » (Schumpeter, 1983, p.332 et 1939, pp.87-101). Essaims et grappes, et le « choc » (Schumpeter, 1990, p.121) qui découle de leurs effets conjugués, sont les principales conditions de la phase haussière du Kondratieff. Puis le choc diminue petit à petit en intensité. La croissance s’essouffle et le mouvement s’inverse entraînant le processus de destruction créatrice. La crise apparaît. Le mouvement se déroule de la manière suivante : « Chacune de ces oscillations comprend une révolution industrielle, puis l’assimilation des effets de cette dernière… De telles révolutions remodèlent périodiquement la structure de l’industrie… Ce processus de mutation industrielle imprime l’élan fondamental qui donne le ton général aux affaires » (ibid., pp.96-97).
20Sur le plan purement technique, Schumpeter propose un schéma multi-cycles. Sur le Kondratieff, se greffe le cycle Juglar ou cycle des affaires, développant une phase de prospérité et une de récession, entrecoupées de deux phases, qualifiées de « pathologiques » (Schumpeter, cité par Quilès, 1997, p.120), l’une de dépression et l’autre de reprise. Sur le cycle des affaires, se greffe le cycle Kitchin.
21En terme d’histoire du Kondratieff, on peut proposer, selon Business cycles, le graphique adapté suivant :
Les 5 grands cycles Kondratieff :
Les 5 grands cycles Kondratieff :
L’apport de Luigi Scandella
22 Luigi Scandella fait le point de la question du Kondratieff, tant sur le plan économique que sur le plan politique. Il reprend les travaux fondamentaux de Goldstein, trop axés sur l’aspect géopolitique, en leur donnant une véritable dimension économique, sans pour autant négliger les liens entre cycles Kondratieff et cycles hégémoniques. Il est temps de diffuser et d’apprécier à leur juste valeur les apports importants de Luigi Scandella.
231) Les repères majeurs du Kondratieff : l’utilisation du Kondratieff implique de tenir compte de « quelques repères majeurs » (Scandella, mars 2003, p.3) : le concept de « l’économiemonde », mis en exergue par Fernand Braudel, une économie-monde occidentale qui s’étend au Japon depuis les années trente et tend aujourd’hui à absorber petit à petit certaines régions de Chine. Le concept de World System, cher à Immanuel Wallerstein, avec ces trois niveaux de développement : les « core countries » ou économies avancées, les pays de la périphérie (producteurs de matières premières) et la semi-périphérie (spécialisation dans les biens intermédiaires). Ces deux concepts doivent être reliés à la théorie de la dynamique des développements différenciés conçue par Ernst Wagemann et son critère de distinction des inégalités de développement concrétisé par « le degré d’intensité capitalistique » (diverses combinaisons capital/travail).
24A ces trois repères, il faut ajouter un autre : une géopolitique culturelle qui oppose « les fragmentations ethnocivilisationnelles à la mondialisation ». Les civilisations ne sont-elles pas « le référentiel premier » de toute analyse économique ? Mesurer l’économie politique à l’aune de la mondialisation est-elle donc la panacée ? Ou faut-il tenir compte de ces « fragmentations ethno-civilisationnelles », comme le pense Luigi Scandella ? Il fait judicieusement remarquer [2] que « sous la couche d’uniformisation des citoyens du monde, se dissimulent toujours de nombreuses différences de civilisations, de religions, de nations, de races et de langues » (l’économiste n’occulte pas le traducteur des poèmes en dialecte frioulan de Pier Paolo Pasolini).
252) Les 4 phases du Kondratieff : Il décortique ensuite le cycle Kondratieff. Il exclut la notion de pic, pour les deux points de retournement, compte tenu du décalage entre l’évolution de la production et l’évolution des prix. La première précède la seconde de quelques années. Ceci permet de distinguer 4 phases dans un cycle Kondratieff : le retournement à la hausse, que j’appelle, à titre personnel, la stabcroissance (stabilité des prix dans la croissance), le mouvement de hausse, le retournement à la baisse ou, comme les économistes le désigneront à partir du milieu des années 1970, la stagflation (coexistence de stagnation et d’inflation) et le mouvement de baisse. A noter aussi que, pour lui, le phénomène de retournement à la hausse, précédé par la destruction créatrice » est lié à un mouvement auto-entretenu (Scandella, 1998, p.42).
263) Le schéma séquentiel : il produit enfin un schéma séquentiel de synthèse du cycle qui reprend « les grandes variables de référence retenues par la plupart des écoles » (ibid., p.39). Dans ce schéma séquentiel, Luigi Scandella suit l’évolution, dans chacune des 4 phases, de quelques variables de l’économie : salaires, chômage, productivité, taux d’utilisation des capacités de production, rentabilité des entreprises, taux d’intérêt. 4) Bourse et cycle Kondratieff : dans une approche originale, Luigi Scandella intègre « la psychologie des marchés » d’André Orléan, avec ses mimétismes « informationnel, autoréférentiel et normatif », et l’importante histoire des crises de Charles P. Kindleberger à ses 4 phases du Kondratieff, ce qui lui permet d’évaluer les différents degrés de risque de crise dans le déroulement du cycle Kondratieff (ibid., p.40, octobre 1998, p.3 et mars 2003, pp.4-5).
ANALYSE CRITIQUE DU CYCLE KONDRATIEFF
27« Etude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences », l’épistémologie, selon Lalande, s’applique également à la connaissance économique. Il s’agit de mettre en débat les normes consensuelles. A la science économique, esclave de la rationalité, on préférera l’économie politique qui inclut dans son champ l’être humain (non comme objet, mais comme sujet), l’histoire, l’évolution, les conflits. Il s’agit aussi, à la suite de Schumpeter, d’éviter monocausalité, vice ricardien (recours à des hypothèses simplificatrices), idéologie et, à la suite de Blondel, « de faire la science de l’homme sans l’homme ». C’est l’homme, en effet, qui entreprend, travaille, consomme… Les économistes néoclassiques font la plupart du temps l’économie de l’étape épistémologique. Ainsi Pascal Salin, à la suite de Mises et de Hayek, s’en tient aux seules vertus, péremptoires dans l’espace et le temps, de la précision du raisonnement qui permet d’énoncer « des propositions scientifiquement fondées, même s’il n’y a pas moyen de les vérifier » (Salin, cité par Douerin, 2002, p.78). Quel crédit peut-on accorder aux théories proposées dans un tel contexte ? Cette épistémologie se déroulera en plusieurs étapes.
Historique et critique
28a) Historique
29Avec Schumpeter, je pense que le capitalisme et le Kondratieff (du moins celui de l’ère industrielle) démarrent concomitamment à la fin du XVIIIème siècle. A ce moment, se conjuguent pour la première fois individu, « gouvernementabilité » [3], innovation (Révolution industrielle), regroupement des travailleurs en usine, mise en place de la division du travail et d’outils de production plus performants, progrès en agriculture qui dégage « une armée de réserve » (Marx, 1985, II, p.101) pour les besoins de l’industrie.
30Sismondi innove avec l’introduction du temps et de la périodicité en économie. Lui succède Marx. La triade schumpétérienne est présente en germe dans le premier chapitre du Manifeste : « bourgeois… révolutionnaire », « produits déjà créés, …mode de production… conquête de nouveaux marchés » (Marx, 1994, chapitre I, passim), profit. Il parle de « crises commerciales » (ibid., p.21), qui deviennent, quelque part dans Le Capital, « crises décennales… coupées par des fluctuations mineures » (intuition du Juglar et du Kitchin) et « leur retour périodique ». Tandis que Clarke évoque des cycles longs en 1857, Engels parle de fluctuations « ultra cycliques » (on se rapproche du Kondratieff). Et Lescure relève, à la même époque des phases de hausse et des phases de baisse, notamment en matière de prix et de salaires.
31En 1912, Schumpeter passe d’une économie statique à une économie dynamique, avec le concept de l’évolution et en 1925, Kondratieff publie un article sur Les grands cycles de la conjoncture, qui expose sa théorie des mouvements longs basés sur l’évolution des prix de gros depuis la Révolution industrielle. En 1939 et 1942, Schumpeter fusionne ses propres travaux et ceux de Kondratieff, dans ce qu’on a appelé « le système schumpétérien ». En 1947, Léon H. Dupriez donne une dimension monétaire au Kondratieff, toutefois trop liée aux évolutions du stock d’or. Gerhard Mensch, avec son modèle d’impulsions intermittentes d’innovations « fondamentales » (1979) et Jacob J. Van Duijn (1983), avec la distinction d’innovations de produits (cycle de hausse) et de process (cycle de baisse) donnent une assise solide à la problématique de l’innovation dans le Kondratieff. Enfin Joshua Goldstein exploite une dimension géopolitique du cycle, avec le phénomène des guerres et leur influence sur le cycle, et fournit une datation précise des Kondratieff en fonction de la variable prix. Luigi Scandella approfondit Goldstein, en développant l’aspect économique de ses théories géopolitiques et en proposant un modèle séquentiel en 4 phases [4].
32b) Les critiques marxistes du cycle Kondratieff
33La plupart des économistes snobent littéralement le Kondratieff. Les économistes marxistes ont été les premiers à tirer sur le pianiste. Trotsky réfute, « par avance » (!), le schématisme des cycles économiques. Il s’en tient à la seule « courbe du développement capitaliste » (Trotsky, 1941, p.3 et 5), dont les points de rupture sont exogènes (révolution ou guerre). Les auteurs de l’encyclopédie officielle soviétique de 1929, qualifient cette théorie « d’erronée et de réactionnaire » (Encyclopédie citée par Eric Bosserelle, 1994, p.22). Ernest Mandel rejette l’idée de cycle systématique d’une cinquantaine d’années. Pour lui, les cycles sont influencés tant par la baisse tendancielle du taux de profit que par la lutte des classes qui module, de manière originale et à chaque fois différente, la durée du cycle (Mandel, 1980 et 1997, chapitre 4).
34Certains économistes marxistes d’aujourd’hui s’inscrivent davantage dans la philosophie du Kondratieff. Ainsi, pour Ernesto Screpanti, esprit d’entreprise et militantisme des travailleurs influencent les phases de retournement du cycle Kondratieff. Le mouvement de hausse est tributaire de « l’esprit d’entreprise », le mouvement de baisse du degré de militantisme des travailleurs. Dans le cycle de hausse, le degré de militantisme s’intensifie. Au moment où les revendications se transforment en conflits sociaux majeurs, l’esprit d’entreprise diminue largement entraînant le retournement à la baisse (Screpanti, 1984). Par contre, au fur et à mesure de la baisse des revendications, l’esprit d’entreprise se reprend progressivement, ce qui favorise le retournement à la hausse. Enfin Jacques Nagels, en s’interrogeant sur l’existence d’un nouveau Kondratieff depuis 1992, manifeste un intérêt incontestable pour ce type de référentiel. La conclusion d’une récente conférence sur le même sujet, va dans ce sens : « Seule (une) vision d’ensemble de la société qui prend en compte les interrelations entre les sphères techniques, organisationnelles, sociales, idéologiques… permet d’appréhender l’évolution réelle. Kondratiev y contribue puissamment » [5].
35c) Les critiques non marxistes
36D’autres économistes ont mis en doute l’intérêt du cycle Kondratieff. On peut utilement se référer à l’ouvrage d’Eric Bosserelle pour en faire le recensement (Bosserelle, 1994). Je me bornerai seulement à trois d’entre eux. Paul A. Samuelson parle de « science fiction » (il s’est ravisé depuis). David S. Landes réfute la notion de mouvement long en matière de prix, sans guère de justifications, expédiant en quelques lignes les travaux de Kondratieff et de Schumpeter (Landes, 1975, pp.320-321 et 654-655). Enfin Joseph E. Stiglitz, dans ses récents Principes, déclare que « le terme de cycle suggère une certaine régularité qui n’existe pas dans la réalité. Et si l’économie « fluctue », c’est « de façon permanente » (Stiglitz, 2000, p.495 et 673).
Philosophie, polymorphisme, heuristique et herméneutique
37a) Une philosophie
38Historiquement, le terme de philosophie se confond, la plupart du temps, avec un savoir rationnel. Qu’est-ce alors qu’une philosophie, du moins dans une conception hégélienne, si ce n’est un système de pensée, unifiant l’ensemble du réel, en l’occurrence le réel économique ? Savoir totalisant et rigide ? Non, il vaudrait mieux parler d’un cadre de réflexion souple englobant la vie économique, telle qu’elle se présente, et les phénomènes qui y apparaissent. Avec Léon H. Dupriez, c’est la signification générale du mot philosophie au XVIIIème siècle que je retiens finalement ici : « recherche d’une compréhension très large du phénomène observé, se référant aux principes de la connaissance et appropriée à la nature des faits étudiés » (Dupriez (1959), p. V).
39La réalité économique reste toujours, au moins partiellement, une énigme, une matière « insaisissable », comme le dit Claudio Magris, qu’il faut cependant tenter d’appréhender.
40Cette philosophie ne peut s’élaborer qu’à partir du moment où les faits se sont déroulés. On peut alors observer un certain nombre de phénomènes, apprécier leur évolution, dégager des tendances, sans pour autant figer la suite du processus historique, ce qui transformerait incontestablement cette philosophie en un certain déterminisme qui pourrait d’ailleurs être démenti par les faits. Ce déterminisme serait particulièrement inadéquat, dans une discipline humaine, ici économique, alors que l’homme, être libre, agit souvent de manière relativement imprévisible. Le processus est toujours en devenir, comme tout ce qui relève de l’humain, depuis la Révolution industrielle et l’apparition d’un véritable esprit capitaliste. « De telles révolutions », précise Joseph Schumpeter, « remodèlent périodiquement la structure de l’industrie, en introduisant de nouvelles méthodes de production » (Schumpeter, 1990, p.97). Comprendre les phénomènes économiques suppose de les inscrire dans « l’évolution telle qu’elle se poursuit » (Dupriez, 1959). Le passage d’une révolution à une autre peut s’appeler cycle économique de longue durée ou Kondratieff, du nom de l’économiste russe qui l’a mis en lumière.
41Dès lors, cette évolution, et son exposé historique, peut être transposée en « histoire raisonnée » (Schumpeter, sans doute à la suite de Marx, 1990, p.69). Qu’est-ce que le Kondratieff, si ce n’est, selon le grand économiste louvaniste, « un faisceau articulé de comportements économiques » (Dupriez, 1959, p.197), inscrit dans une durée, « un enchaînement économique complexe » (Ibid., p.253). Qu’est-ce que le déroulement d’un Kondratieff, si ce n’est « l’histoire raisonnée » d’une révolution à l’autre ? Le Kondratieff est, en d’autres mots de Léon H. Dupriez, « un schéma économique de la réalité constatée » (ibid., p.489).
42Tout ceci reste dans la droite ligne de la problématique de l’Histoire, telle qu’elle est envisagée par Claudio Magris : « Ce qui crée l’Histoire, ce n’est pas la succession de ces instants sans histoire, mais plutôt les corrélations et les ajouts apportés par ceux qui l’écrivent » [6].
43b) Polymorphisme, heuristique et herméneutique
44A l’examen, le cycle Kondratieff se révèle de plus en plus « polymorphe », et sa « valeur heuristique » est indéniable, comme le suggérait Luigi Scandella dans un récent article (Scandella, 21/03/2002).
45L’idée directrice du cycle long dans l’analyse des phénomènes et de leur évolution, si elle est particulièrement féconde en économie, peut être étendue à d’autres disciplines. Les cycles des valeurs politiques, ont été mis en lumière, dès 1973, par J. Zvi Namenwirth, développés par Robert P. Weber et mis en parallèle avec les cycles économiques par John D. Sterman (Namenwirth, 1981 ; Weber, 1981 ; Sterman, 1992). Les phénomènes sociologiques ont fait l’objet d’observations cycliques prudentes par Gaston Imbert (Imbert, 1959, pp.151-159). Les domaines de la psychologie (attitudes rationnelles dans le cycle de hausse et émotionnelles dans le cycle de baisse) et de la mode (le phénomène de l’anxiété se traduit, dans le vêtement féminin, par l’utilisation de plus en plus intense du noir dans le cycle de baisse et l’adoption de plus en plus fréquente du rouge et du jaune, au fur et à mesure du développement du cycle de hausse) ont été explorés par le Professeur Helmut Gaus (Gaus, 1982 et 2001).
46Ne pourrait-on parler de l’heuristique en terme d’idée directrice, mais aussi de cadre pédagogique ? Le Kondratieff est bien le fil conducteur de l’analyse économique, dans la mesure où les faits économiques non seulement sympathisent, dans une perspective bergsonienne [7], mais aussi et surtout interagissent entre eux dans le temps vécu. Mieux, d’autres faits, de même famille, sympathisent et interagissent aussi entre eux. Le Kondratieff a donc bien intrinsèquement une véritable valeur heuristique.
47Et s’il est vrai que l’herméneutique établit, mais aussi regroupe les faits, interprète le sens des intentions et des actions, on peut également donner une valeur herméneutique au Kondratieff. Avec des mots de Michel Foucault, le cadre du Kondratieff permet « de faire parler les signes et de découvrir leur sens » [8]. Les concepts économiques ne parlent vraiment et ne prennent toutes leurs significations que dans le maelström qu’est le cycle Kondratieff.
48C’est maintenant qu’on peut mesurer les limites des modèles économétriques. Selon Léon H. Dupriez, « le modèle est une construction de l’esprit à laquelle la réalité extérieure sera rendue conforme. Un modèle n’est pas explicatif de la réalité constatée » (Dupriez, 1959, p.489). Dans un modèle, seule l’une ou l’autre variable (concept) est censée évoluer, toutes autres choses restant égales. Si la variable est peut-être mieux cernée de manière isolée, ce qui reste encore à démontrer, on comprendra aisément que la réalité vraie ne peut guère être valablement expliquée, dans un tel cadre.
Causes des phases de retournement
49Kondratieff estime que la phase de retournement à la hausse est surtout liée à l’usure et au renouvellement des infrastructures de base (Kondratieff, 1993, p.159). Schumpeter défend l’idée principale du choc des grappes d’innovations dans le retournement à la hausse et de leur épuisement à l’origine du retournement à la baisse (Schumpeter, 1983, p.332 et 1939, pp.87-101). Pour Léon H. Dupriez, l’accroissement du stock métallique et de la circulation monétaire qui en résulte, favorise la reprise des investissements et déclenche la croissance (Dupriez, 1947, II, p.215). Pour Ernesto Scepanti, les cycles sont influencés par la combinaison de facteurs démographiques (apparition de nouvelles générations) et du degré de militantisme : maturité et croissance du degré de militantisme sont concomitantes (Screpanti, 1984). Pour Joshua Godstein, les guerres, en dernière analyse, sont à l’origine des cycles longs (Goldstein, 4/02/2003). Enfin, pour Luigi Scandella, le démarrage du cycle est fonction d’un phénomène d’auto-entretien via le multiplicateur d’investissement.
50Nous soutenons que les deux phases de retournement ont chacune leurs propres causes. C’est la grappe d’innovations qui déclenche le retournement à la hausse, puissamment relayée par le multiplicateur d’investissement. On n’accorde pas assez d’attention à ce concept clef. Il ne suffit pas d’investir, il faut répartir équitablement les fruits de la croissance, ce qui n’a pas été le cas dans la première étape du mouvement de hausse du cinquième Kondratieff, compte tenu, sans doute, du rapport de force encore favorable aux patrons (notamment avec un chômage toujours important). Les problèmes exogènes que nous vivons maintenant sont loin d’expliquer le marasme actuel. L’absence de consommation suffisante, consécutive à l’absence de répartition équitable, ne permet pas au multiplicateur d’investissement de donner sa pleine mesure. Le mouvement se retourne sous l’action conjuguée de l’essoufflement des innovations et de l’intensité maximale des conflits sociaux, intensité qui est atteinte en fin de mouvement de hausse et qui se prolonge durant la phase de stagflation et le début du mouvement de baisse. Le graphique 2 illustre cette idée en combinant les quatre périodes intenses de conflits détectées par Jean Bouvier et Eric Hobsbawm (1808-1820,1866-1877,1911-1922,1967-1973). On est actuellement entre la première et la deuxième étape du mouvement de hausse, ce qui explique peut-être la léthargie syndicale d’aujourd’hui. On peut également localiser sur ce graphique la création des syndicats à travers le Kondratieff. Cette création se situe majoritairement dans le mouvement de baisse. Ne s’agit-il pas également d’un phénomène de destruction créatrice (Tonglet, 6/11/2002) ?
Conflits sociaux et création des syndicats dans le Kondratieff
Conflits sociaux et création des syndicats dans le Kondratieff
Le Kondratieff dans l’espace et le temps
51Le cycle ne s’applique vraiment qu’aux économies développées. Il faut, en premier lieu, tenir compte des « quelques repères majeures » de Luigi Scandella. Comme lui (Scandella, novembre 1999, p.2), nous pouvons émettre de très sérieuses réserves (Tonglet, 26/09/2002) sur le concept de « fin de l’histoire », développé notamment par Francis Fukuyama (Fukuyama, 1992) et sur la société et l’économie de marché comme stade ultime de l’évolution, comme si l’être humain se résignait une fois pour toutes, alors que tout reste toujours possible. Par ailleurs, l’évolution du Kondratieff ne se déroule pas de manière concomitante dans l’ensemble de l’économiemonde. Les différentes phases ne coïncident pas de manière parfaite partout. On est même assez loin du compte.
Démarrage et décalage du Kondratieff
Démarrage et décalage du Kondratieff
52Dès le démarrage du Kondratieff, à la Révolution industrielle, c’était déjà le cas. L’Angleterre a donné le ton, rapidement suivie par la Belgique. Compte tenu de la Révolution de 1789 et des guerres de Napoléon, la France n’entre dans le mouvement qu’au cours du premier Kondratieff de baisse. Dans une logique de décollage (selon Rostow), le Japon entre dans l’histoire économique après 1872. Dans une logique d’économie-monde (Wallerstein), le Japon intervient, dans les cycles longs, dans le troisième Kondratieff de baisse (option retenue ici dans le graphique 3). Dans le cinquième Kondratieff, ce sont les Etats-Unis qui ont engagé le mouvement, suivis par l’Europe, tandis que le Japon n’en finit pas avec la phase baissière du quatrième siècle.
Entrée des pays dans le Kondratieff
Entrée des pays dans le Kondratieff
53Les 3 étapes du mouvement de hausse (phase 2 du Kondratieff)
54Nous pouvons opérer un découpage en trois étapes de la phase de hausse (entre les phases de retournement à la hausse et à la baisse, non reprise dans le graphique ci-dessous) : après la mise en place des innovations qui enclenchent le cycle dans la phase de stabcroissance, elles sont exploitées par une première vague d’investissements (production en série des nouveaux produits). Le processus s’auto-entretient au travers du multiplicateur d’investissement, puis s’essouffle, ce qui entraîne une courte récession (première étape qui correspond au premier cycle des affaires). Au réveil de la demande, les investissements reprennent, notamment dans les infrastructures, tandis que le multiplicateur continue à jouer son rôle. Un nouvel essoufflement se produit entraînant une nouvelle récession (deuxième étape). Les entrepreneurs croient déceler un réveil de la demande ce qui les incite à investir à nouveau, d’abord pour augmenter les capacités de production, ensuite pour substituer du capital au travail, compte tenu des pressions sociales sur les salaires. Mais la consommation ne suit pas, ce qui engendre une stagnation de la production et le retournement à la baisse [9].
Les trois étapes du Kondratieff de hausse :
Les trois étapes du Kondratieff de hausse :
L’analyse économique sous l’angle du Kondratieff
55Notre démarche s’inscrit résolument, non dans la voie tracée par la troupe uniforme des économistes orthodoxes que sont les néoclassiques, mais dans la ligne des hétérodoxes : Schumpeter, Keynes, Kondratieff. Il ne s’agit donc pas de procéder à l’analyse de l’économie sous le prisme déformant et statique du concept tyrannique de l’équilibre des prix, mais sous l’angle dynamique du développement de tous les concepts de l’économie qui interagissent ensemble. Par ailleurs, il ne s’agit pas davantage de juxtaposer les analyses dans une sorte de « brassage mécanique », mais au contraire de les effectuer ensemble, dans un « brassage chimique » (Schumpeter, 1990, p.69). Le référentiel objectif du Kondratieff est celui qui répond le mieux à cette volonté. Chaque concept doit être examiné dans le déroulement du cycle Kondratieff, de ses phases et étapes, séparément et globalement.
56Nous proposons donc, pour les cycles Kondratieff, une démarche similaire à celle qui a amené un changement du profil du cycle Juglar (Scandella, 2001, pp.84-85, à la suite de Zarnowitz, 1985) :
- Recommandation (acceptation) du phénomène Kondratieff.
- Découpage en phases et en étapes.
- Analyse des causalités.
- Intervention de nature politique pour « gérer » le Kondratieff, comme on gère le Juglar.
57Un consensus sur le référentiel, le cadre de l’analyse, n’implique nullement, non seulement une communauté de vue sur la manière dont les concepts interagissent au sein des cycles, mais pas davantage sur les voies et les politiques à suivre. L’analyse, encore largement insuffisante, faute d’histoire économique adéquate, est confrontée avec le passé récent et le présent. Nous illustrerons notre démarche par deux exemples : les salaires et la monnaie.
58a) Analyse des salaires
59En combinant le cycle Kondratieff, les 4 phases de Luigi Scandella, les trois étapes du mouvement de hausse, la première théorie de Helmut Gauss (l’état psychique et mental des gens varie dans le Kondratieff : le mouvement de hausse est dominé par le rationnel et le mouvement de baisse par l’émotionnel), le degré de militantisme suggéré par Ernesto Screpanti et l’histoire des conflits sociaux majeurs (résumée dans le graphique 2), on peut visualiser (graphique 5) l’attitude psychologique des travailleurs dans les 4 phases du cycle Kondratieff (Tonglet, 6/11/2002). On peut constater que l’attitude émotionnelle correspond à celle des conflits majeurs. C’est à la fin de la troisième étape que sont obtenues les majorations salariales les plus significatives, alors que le multiplicateur d’investissement a cessé d’agir positivement.
L’attitude des travailleurs dans les 4 phases du Kondratieff
L’attitude des travailleurs dans les 4 phases du Kondratieff
60Pour donner un rendement maximal à l’action du multiplicateur d’investissement (jusqu’à présent on peut constater la concomitance des conflits sociaux les plus intenses et des majorations salariales significative), l’action syndicale et l’analyse des salaires doivent se décliner, dans les 4 phases du Kondratieff, de la manière suivante :
61Stabcroissance : modération salariale et de l’action syndicale. Kondratieff de hausse : action syndicale intense dès le début de la deuxième étape pour obtenir une meilleure répartition des fruits de la croissance et donner une efficacité maximale au multiplicateur d’investissement au moment le plus adéquat.
62Stagflation : modération salariale et de l’action syndicale.
63Kondratieff de baisse : modération salariale.
64b) Analyse de la monnaie
65A ce sujet, je suivrai en gros la théorie monétaire de Joseph Schumpeter, où théorie économique et théorie monétaire sont intimement liées. Dans le contexte classique, la monnaie n’est qu’un voile. Dans celui de l’évolution, elle a une importance primordiale.
66En s’ajustant aux besoins de financement des nouveaux produits, « une création ex nihilo », dans la ligne de pensée du Banking principle, la monnaie est le complément indispensable de l’innovation. Ainsi le crédit augmente le volume de la masse monétaire et le remboursement des emprunts la diminue. La « création ex nihilo » n’est jamais que temporaire, et ne couvre finalement que « la non-simultanéité entre l’apparition du pouvoir d’achat et celle des marchandises » (Schumpeter, 1983, p.159), qui, une fois vendues, apportent les disponibilités nécessaires au remboursement du crédit. Ce processus peut donner « temporairement l’apparence d’une inflation » (ibid.), assez rapidement jugulée par ce remboursement. L’examen du risque de crédit par les banquiers est donc important car le non-remboursement n’engendrera pas de destruction de monnaie mais en réalité l’inflation, ce qui constitue un frein suffisant à l’inflation de crédit.
67Le banquier n’est pas, souligne Joseph Schumpeter, « un intermédiaire », mais « le producteur » (ibid., p.105) de la marchandise qu’est la puissance d’achat de la monnaie. Il est donc, en assurant la possibilité de mettre en force de nouvelles combinaisons, « l’éphore de l’économie d’échange » (ibid.). Qu’est-ce que l’éphore, si ce n’est celui qui préside aux destinées de l’économie, celui qui rend possible l’acte d’innover. Le banquier est l’animateur de la vie économique, ce qui semble aujourd’hui partiellement oublié, dans un contexte de maximalisation du return on equity. Est donc nécessaire et efficace la coordination des efforts entre entrepreneurs et banquiers. A noter qu’aujourd’hui, avec le concept de « Banqueassurances », avec les politiques de profits maximum à court terme et de risque zéro, d’une part, avec des entreprises qui font leur marché en matière de produits bancaires, d’autre part, on ne peut plus guère parler de « l’éphore », mais de vulgaire intermédiaire du côté du banquier, ni du besoin premier de crédit pour l’entrepreneur. Il s’agit aussi, pour le banquier, de revenir à son core business, l’analyse du risque (crédit, commerce extérieur, gestion de patrimoine), selon une approche surtout qualitative, c’est-à-dire économique (ici encore l’analyse selon l’angle du Kondratieff et de ses 4 phases s’avère féconde), financière (ratios) et humaine, en quelque sorte. L’approche actuelle, surtout quantitative (notamment avec l’analyse des garanties selon des schémas préétablis dans une approche rationnelle), n’est guère probante à la lumière de l’endettement inquiétant de certaines grandes entreprises. Il n’y a enfin plus guère aujourd’hui de symbiose entre la banque et son client, symbiose que j’estime (je ne suis pas le seul) capitale pour la vie économique, pour l’avoir vécue sur le terrain pendant une vingtaine d’années ( voir au sujet des banques, Tonglet, 04/06/ 2003). Certains économistes en parlent d’une manière générale, à la suite de Joseph Schumpeter (Diatkine, 2002, pp.42-51 et Lakomski-Laguerre, 2002, pp.215-228) ou s’en inquiètent indirectement, comme ma collègue Annick Pierard (Pierard, mars 2003, passim), dans le cadre du Japon.
68Schumpeter accorde une grande importance à « l’efficience de la monnaie » (Quilès, 1997, p.28 et 30) : il s’agit du nombre de fois que, dans le cadre d’un processus de production, une unité monétaire dépensée parcourt le circuit du marché des biens de consommation au marché des biens de la production pour revenir, comme partie intégrante du revenu des consommateurs, sur le marché de la consommation. L’efficience de la monnaie s’avère donc fort proche de la fonction du multiplicateur d’investissement que Keynes développera en 1936, dans sa Théorie générale. Lorsque la vitesse de circulation de la monnaie s’emballe, la stagflation est au rendez-vous.
69Théorie monétaire et théorie du crédit doivent impérativement être imbriquées, ce qui, traduit dans les mots de Joseph Schumpeter, implique « une théorie monétaire basée de façon méthodique sur le crédit », non « une théorie monétaire du crédit », que Schumpeter considère à juste titre comme une « véritable camisole de force » (Schumpeter, 1983, II, pp.452-453).
70Avant de conclure cette réflexion sur la monnaie, il importe de s’interroger sur le rôle des Banques centrales : morale ou éthique ? Dès le début de la croissance, les Banques centrales ont travaillé à contre-cycle, en étouffant dans l’œuf toute velléité d’inflation, avec des hausses répétées des taux de refinancement, en parfaite déconnexion avec l’économie réelle, dans le respect évident d’une politique prudente au cours de la phase ascendante du cycle préconisée par Hayek. Aujourd’hui, elles voudraient relancer le mouvement, en négligeant le risque de trappe à liquidité, voire même, au Japon, en se fixant des objectifs d’inflation. On croit rêver. On ne réduit pas impunément la science économique à la seule gestion de l’inflation et de la stabilité des prix. Ce faisant, elles accordent une priorité absolue à l’économie de l’offre, ce que dénonçait déjà en son temps Stendhal [10]. On ne relance pas la machine d’un coup de baguette magique. En travaillant à contre-cycle, on a peut-être paralysé pour longtemps la politique des taux. Quant aux statuts de la Banque Centrale Européenne, que sont-ils si ce n’est, avec le vocabulaire de Max Weber, « une cage d’acier » [11] ? Ne s’agit-il pas pourtant d’une institution publique chargée de veiller aux intérêts de tous ? Il faut oser parler du caractère « fétiche » (Marx, 1985, I, p.68) de la monnaie, traitée par les Banques centrales en fonction des seuls intérêts de la production et de la finance. Le rôle du banquier central ne peut donc être qu’éthique, gérant la monnaie dans un contexte économiquement acceptable et non socialement supportable, en se soumettant à un contrôle démocratique. En suivant l’analyse de la monnaie sous l’angle du Kondratieff et de ses 4 phases, le banquier central s’inscrit dans une logique éthique [12].
71La théorie monétaire de l’évolution économique est celle
qui épouse le mieux le cycle économique, du moins dans sa
phase haussière. La monnaie n’est donc pas un voile. Elle
nourrit au contraire le cycle dans sa phase montante. L’évolution monétaire se présente dès lors comme suit :
Stabcroissance : augmentation graduelle de la création
monétaire.
72Kondratieff de hausse : croissance monétaire, plus vigoureuse que dans les phases précédentes.
73Stagflation : arrêt de la croissance monétaire : encore faut-il que l’action syndicale revendicatrice démarre plus tôt dans le cycle de hausse (au début de la deuxième étape) et se clôture au plus tard à la fin de la troisième étape, tandis que l’investissement patronal s’effectue en fonction de l’évolution de la demande, et non, comme au début de la phase de retournement à la baisse, pour contrer la combativité syndicale, au moment où il devient évident que le taux de profit diminue.
74Kondratieff de baisse : réduction de la croissance monétaire qui s’ajuste à la production réduite.
Le Kondratieff est-il répétitif ?
75Déjà Kondratieff lui-même précisait que « chaque cycle se déroule dans des conditions historiques concrètes nouvelles » (Kondratieff, 1992, p.164), tandis que Schumpeter ajoutait que tout dépend « des données concrètes dans chaque cas particulier ». On ne peut être plus clair. Il n’y a pas de répétition à l’identique. Différents facteurs influencent le cycle et notamment l’esprit du capitalisme, le type de concurrence, les théories et les politiques économiques qui dominent au moment du déroulement du cycle, la manière, à chaque fois différente, dont l’innovation se diffuse, l’intensité des luttes sociales. Tous ces facteurs colorent, à chaque fois, le cycle de manière différente et lui ôte tout caractère déterministe.
76Les cycles n’ont d’ailleurs pas la même durée. La rédaction de The Economist attirait récemment l’attention à ce sujet (The Economist, 20/02/1999). Il y a lieu de relever les dates retenues, bien que, fondamentalement, les conclusions ne soient pas modifiées pour autant. Elles ne correspondent pas aux dates suggérées par Goldstein qui semblent faire autorité, la question mérite d’être posée. Les premiers font le constat de l’accélération des cycles et de la réduction de leur durée (60, 55,50,40, et prévisions d’une durée de 30 ans pour le cycle en cours), les datations du second donnent des durées différentes (58,45,57 et 52 ans). The Economist constatait que l’impact des innovations du cinquième cycle faiblissait et que les investissements en matière d’infrastructure devaient prendre rapidement le relais (ce qui n’est toujours pas le cas), sous peine de raccourcir la phase de hausse et d’engendrer plus rapidement le retournement à la baisse. D’autres économistes (Summers et Bradford Delong, 19/06/2002 et Banque des Règlements Internationaux, 1993, p.23) ont conforté plus récemment l’idée de The Economist en attirant l’attention sur la difficulté de mettre des barrières à l’entrée (nouvelles règles en matière de concurrence en Europe et pressions de l’OMC) sur les marchés des nouvelles technologies (apparition plus rapide des capitalistes « imitateurs » dans la ligne de pensée de Schumpeter), ce qui entraîne la baisse prématurée de la profitabilité des innovations. D’autres facteurs vont dans le même sens : doublement de l’endettement des entreprises en quelques années et accumulation excessive du capital productif (taux d’utilisation insuffisant des capacités productives) entraînant plus rapidement « une baisse tendancielle des profits » (Tonglet, 27/03/ 2002), en termes marxistes. Karl Marx is back ironisait même Patrick Artus (Artus, 2002). Peut-on dès lors encore parler du Kondratieff en terme de répétition à l’identique ?
77La science économique a atteint un tel degré d’abstraction et de construction idéologique, atemporelle et déconnectée de la réalité qu’il est temps de réagir, de bousculer les normes établies et répétées ad nauseam, de remettre en cause un consensus qui n’a engendré qu’exclusions et crises d’anorexie de l’économie.
78En combinant les 4 phases du Kondratieff et les trois étapes du mouvement de hausse, on pourrait dire que Joseph Schumpeter est l’économiste de la deuxième partie du mouvement de baisse (destruction créatrice) et du retournement à la hausse (choc des entrepreneurs « en essaims » et innovations en « grappes »), Keynes, celui des deux premières étapes et de la première moitié de la troisième du mouvement de hausse (circuit keynésien et multiplicateur d’investissement), Friedman, celui de la fin de la troisième étape du mouvement de hausse, du retournement à la baisse et du début du mouvement de baisse, Kaldor se souciant de l’objectif d’une évolution harmonieuse des différents concepts au sein de chaque phase (carré magique).
79On comprendra mieux maintenant que le Kondratieff est le cadre le plus objectif de l’analyse économique. Tous les concepts économiques évoluent ensemble dans le schéma plus ou moins balisé du cycle, c’est ensemble qu’ils doivent donc être analysés. Le Kondratieff est l’élément vertical et dynamique de l’économie, le circuit keynésien, son versant horizontal et cinétique où les différents agents économiques sont inévitablement liés par des flux de dépenses ou de revenus selon la position de chacun dans les rouages de l’économie. Nous sommes tous (entrepreneurs, politiques, travailleurs…) concernés par la vie économique, le Kondratieff et le circuit keynésien.
80A une économie rationnelle, il faut substituer une économie du désir initiée par l’innovation, stimulée par la création monétaire ex nihilo et prolongée au plus loin par la dynamique du multiplicateur d’investissement, la seule manière de contourner l’un des mythes de la science économique, la rareté (Tonglet, 11/01/02).
81Cette économie du désir suppose de considérer toute action non comme la résultante d’un individualisme méthodologique ou d’un « collectivisme méthodologique », mais comme la conséquence d’une singularité méthodologique. A l’individu qui hiérarchise, écrase, nivelle et subordonne, à la collectivité qui dissout chacun dans le grand chaudron de la société, on peut préférer le singulier, sa différence et le respect mutuel de cette différence qui est l’une des faces de la solidarité. L’interaction sociale atteint le maximum d’intensité dans la coordination souple des différentes singularités. Qu’est-ce que la singularité, neuve et révolutionnaire, c’est, avec des mots de Baudelaire, « l’héroïsme de la vie moderne » (Baudelaire, 1975-1976, II, p.493).
82La mise en route de cette économie se déroule en plusieurs étapes : il faut d’abord une « vision », c’est-à-dire, selon Joseph Schumpeter, « l’effort de connaissance pré-analytique » (Schumpeter, 1983, I, pp.74-75), l’intuition de Bergson en quelque sorte. Il faut ensuite confronter cette vision avec les théories existantes et surtout le déroulement de la vie économique, l’histoire, et greffer alors l’ensemble sur le référentiel qu’est le Kondratieff. On dispose alors d’une philosophie de l’économie qu’il faut sans cesse confronter au présent économique. La modernité économique, c’est pour moitié « le transitoire, le fugitif, le contingent », l’autre moitié « l’éternel et l’immuable » (Baudelaire, 1975-1976, II, p.695). Le présent n’est ni répétition à l’identique du passé ni changement radical.
83Le point faible de la science économique, c’est aujourd’hui l’histoire. Il s’agira de refaire, dans le détail, phase après phase, l’histoire des 5 cycles Kondratieff, puis de comparer non seulement l’évolution des concepts dans chacune des phases, mais l’évolution globale de tous les concepts dans le maelström du mouvement.
84On laissera le mot de la fin à Luigi Scandella. Si le Kondratieff est « un outil explicatif puissant », il ne peut prétendre, comme tout référentiel, à devenir « la pierre philosophale » (Scandella, 21/03/02).
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Notes
-
[1]
Nietzsche, 1993, pp.269-545, passim. L’homme fort est capable de provoquer une rupture dans le déroulement historique. Il suppose dépassement de soi et capacité de se réinventer sans cesse. Il ne s’agit donc pas d’un être au stade ultime de son développement, mais en pleine évolution. En cela, le concept d’entrepreneur, chez Schumpeter, s’apparente au surhomme
-
[2]
Scandella (novembre 1999, p.1). Luigi Scandella a traduit, par ailleurs la poésie frioulane de Pasolini (trois recueils parus, tant chez Actes Sud qu’aux Editions Le Castor Astral)
-
[3]
Foucault, 1994, p.635. Ce sont les stratégies qui permettent de diriger les êtres et les choses selon les vues du Pouvoir.
-
[4]
Manifestement, Pierre Castex (Théorie générale de la monnaie, L’Harmattan, coll. Economie et innovation, Paris, 2003) n’a pas lu l’ouvrage de Luigi Scandella (1998) qui se limiterait à « montrer le caractère politique des vagues économiques longues » (p.47, note 1). Or, il est essentiellement économique et vise moins à faire un état détaillé de la question du Kondratieff qu’à présenter des vues nouvelles sur ce cycle tout en ouvrant son analyse à l’aspect polymorphe de ce référentiel. Avec lui, l’analyse du Kondratieff progresse. Par contre, l’ouvrage d’Eric Bosserelle est un excellent manuel qui permet de faire le tour circonstancié de toutes les théories relatives au Kondratieff, sans pour autant sortir des chemins déjà tracés. Manifestement, Eric Bosserelle ne croit guère à la pertinence des cycles Kondratieff, réduit quasiment à l’état de « mythe », voire, à la suite d’un récent article de Michel Godet, de « leurre ». Michel Godet, pour sa part, se complait à parler de « tentation du déterminisme ». On ne trouve pas la moindre once de déterminisme dans les travaux de Luigi Scandella. Tout ceci est « l’illustration frappante du fait que la majorité des économistes ne lisent pas » dirait Joseph Schumpeter (1983, III, p.383).
-
[5]
Nagels (1992), cité d’après une communication inédite (version remaniée de l’article de 2001), présentée lors du séminaire organisé à Bruxelles le 6-11-2002 par l’Echo Formation et la BBL, intitulé Comportements individuels et collectifs, dialogue social, marchés financiers et boursiers.
-
[6]
Magris, 1988, p.50. Faire de l’Histoire, est-ce énoncer une succession de faits, simples « particules élémentaires » dans un monde où règne un atomisme si réducteur ? Ou l’Histoire ne se joue-t-elle pas entre les battements de cœur des événements ? Ne s’agit-il donc pas de décliner, avec des mots de Fernand Braudel (1993, p.8), « le temps » réellement « vécu », a posteriori et non a priori ?
-
[7]
Bergson définit l’intuition comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet », La pensée et le mouvement, Paris, 1934, p.181.
-
[8]
Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1966, p.44.
-
[9]
Tonglet, 3/05/2002. G. Mensch suggérait déjà en 1979 que les innovations « fondamentales » entraînent une demande relative à la création ou à l’amélioration des infrastructures, ce que j’ignorais en mai 2002. Il faut cependant noter que ces innovations « fondamentales », selon Mensch, apparaissent dans la phase baissière et non dans la phase de retournement, comme je le pense, à la suite de Joseph Schumpeter.
-
[10]
« Tous les écrivains d’économie politique ne tendent qu’à faire produire… et jamais consommer » (Stendhal, cité par Guy Dupruigrenet, Stendhal et Sismondi, ou, face à l’industrialisme, une économie romantique, dans Stendhal, le saint-simonisme et les industriels, textes réunis par O. Schellekens, Actes du XII congrès international stendhalien, Bruxelles 23-25 mai 1977, ULB, Bruxelles, 1979, p.32.
-
[11]
M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, coll. Agora, Paris, 1985, p.224.
-
[12]
Ce paragraphe reprend quelques éléments proposés dans Tonglet, 13/03/2001.