Notes
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[1]
En réaction contre la thèse platonicienne, Aristote désigne la période de l'âge moyen comme étant la phase optimale des capacités fonctionnelles des individus.
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[2]
En innovant, chacun a la possibilité – donc la responsabilité – "d'agir sur le milieu de propagation sans lequel la rupture du joint critique ne saurait déployer ses effets ; puisque sans milieu porteur, l'innovation la plus géniale ne devient pas innovation. L'Histoire en témoigne en tout époque", R. Passet, L'illusion néo-libérale, Fayard, 2000, p.64.
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[3]
Mais ce qui structure l'économie modèle aussi le social. En effet, le système capitaliste en engendrant son développement impose aussi sa logique à l'ensemble de la société : "c'est un système qui détruit constamment ce qu'il produit par la nécessité de produire autre chose". Et l'obsolescence accélérée des produits issus des secteurs technologiques de pointe se constate également sur le plan humain avec la "nécessité de la performance" qui rejette les plus faibles, les plus jeunes, les plus âgés, les moins qualifiés, et tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent s'inscrire dans cette dynamique. Vincent de Gaulejac, Isabel Taboada Léonetti, La lutte des places, Insertion et désinsertion, Desclée de Brouwer, collection Sociologie clinique, Paris, p.47.
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[4]
Dans Nos temps modernes (Flammarion, 2002), Daniel Cohen résume parfaitement cette marche tragique de la prospérité : "Tel un dieu saturnien qui dévore ses enfants, chaque étape du développement capitaliste semble dévorer la part de civilisation qu'il a engendrée auparavant. On ne fera jamais droit au monde moderne si on ne saisit pas d'entrée la logique de cette force destructrice". Henry James, constatait déjà que l'autorité des choses permanentes ou même des choses de longue durée étaient répudiée dans un "concert du provisoire coûteux" à New York où les "gratte-ciel sont le dernier mot de l'ingéniosité économique, jusqu'à ce qu'un autre mot soit écrit (…) tout le vocabulaire du calcul économique à tout prix révèle des ressources illimitées". Et l'auteur de conclure, désabusé : "Ce qui avait lieu était une perpétuelle répudiation du passé, dans la mesure où il y avait eu un passé à répudier, dans la mesure où le passé était une quantité positive plutôt que négative". Cette "volonté de croissance" avait déjà été diagnostiquée en… 1907 ! (La scène américaine, Éditions de La Différence, collection Latitudes, Paris, 1993, pp.69-89).
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[5]
Pour dissiper toute ambiguïté, la compétence et la productivité en terminologie de bon aloi, méritent d'être bien situées. Si la productivité relève du faire, de la créativité ; la compétence s'acquiert au cours d'apprentissages successifs et se manifeste par une combinaison de connaissances, d'un savoirfaire, d'une expérience et d'un comportement dans un contexte précis. "La compétence requiert la qualité et la reconnaissance aussi bien par rapport à ce qui a été fait que par rapport à celui qui le fait puisqu'elle est liée à une situation et s'apprécie au résultat. Si la notion de productivité peut induire le progrès, la progression, la notion de compétence ajoute l'idée de qualité, c'est-à-dire un savoir-être, gage de qualité dans un collectif de travail" (Dominique Wypychowski). L'articulation entre ces deux termes conduit à s'interroger sur leurs effets réciproques et complémentaires, tout comme sur les conséquences pratiques à en tirer.
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[6]
Les exigences de gestion élevées au rang de finalité permettent la flexibilité du volume des emplois et la précarisation du lien social. L'entreprise devenue "poreuse" ou flexible, a en permanence des mouvements de personnels à statuts différenciés. Cette réalité sociale se manifeste par la présence d'entreprises à deux vitesses, les plus fragiles dépendant d'autres, plus dynamiques, plus intégrées dans des réseaux, c'est-à-dire qu'elles en subissent aussi le destin.
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[7]
Selon la forte expression de Michel Albert, le chômage est davantage une "solution" qu'un "problème". En effet, il "remplit une fonction de rejet de l'ensemble des problèmes que posent les mutations technologiques, sociales et culturelles, sur une fraction minoritaire de la population". Ainsi, les conséquences des changements rapides du système socio-économique sont reportées sur les plus vulnérables. "L'excellence des uns entraîne l'exclusion des autres". Dans la société contemporaine le chômage n'est qu'un mode de régulation économique comme un autre, même plus un scandale social sauf pour agrémenter les campagnes électorales (de Gaulejac et alii, op.cit., pp.40-45).
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[8]
Cette concentration arbitraire sur l'âge intermédiaire dévalorise les deux générations aux âges extrêmes, les jeunes et les vieux. C'est le partage paradoxal du travail entre les générations, au moment même ou un autre modèle de la gestion des âges et des générations est en train d'émerger dans la vie professionnelle, la famille et la société.
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[9]
Par conséquent, le nouveau modèle d'organisation qui s'instaure rend obsolète le type de cohérence entre formation et emploi instauré durant les "Trente glorieuses". Ce modèle se caractérisait, dans ses éléments essentiels, par une production de masse de biens relativement peu différenciés, une forte dominante industrielle et une codification détaillée des métiers dans les conventions collectives et dans les branches professionnelles.
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[10]
L'expérience concernant l'intérêt au travail fait que la carrière est effectuée dans des entreprises différentes, ce qui marque le passage récent de la "logique de l'honneur" telle que la définit le sociologue Philippe d'Iribarne (celle-ci caractérise la ritualisation des rapports sociaux, laquelle assure à tout un chacun un "quant-à-soi" et protège sa propre estime. Aucune autorité ne peut alors transgresser cette protection, et l'intrusion d'un quelconque pouvoir la remettant en cause n'est pas acceptée) à la "logique du contrat", avec l'instauration d'un rapport froid donnant/donnant : c'est l'idéal individualiste dans la vie professionnelle, le "chacun pour soi". Selon cette logique, se construire une carrière en passant d'une entreprise à une autre, c'est s'enrichir grâce à des expériences variées dans des contextes différents, cela à condition de posséder une compétence transférable.
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[11]
Ce consensus sur la dévalorisation du travail depuis les années 1980, où plutôt la "valorisation du non travail" influence aussi le comportement des plus jeunes qui ont compris que ce mouvement finirait par les concerner à leur tour, au même titre que leurs aînés d'aujourd'hui.
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[12]
Par exemple, aux Pays-Bas, une stratégie de réhabilitation de l'aptitude au travail a été mise en œuvre au moyen de politiques de maintien et de réintégration dans l'emploi des salariés âgés, avec le développement du temps partiel, et par un effort de formation continue. Une orientation similaire a été adoptée au Danemark, en Finlande et en Suède.
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[13]
Le rapport Quintreau s'il ne développe pas une approche vraiment innovante, dégage néanmoins quatre directions : la refonte des politiques de formation, un échange de bonnes pratiques pour le maintien dans l'emploi des salariés âgés, des plans de déroulement de carrière, et un sursis de 10 ans pour les préretraites.
"Cette mutation de la société est d'autant plus difficile à analyser et à comprendre qu'il y a 'crise des représentations intellectuelles' : tout se passe comme si les différentes disciplines reflétaient les découpages anciens de la société salariale et ne pouvaient saisir le nouveauté et encore moins la complexité et la globalité de la situation présente".
1La problématique construite sur le rapport vieillissement de la population et créativité sociale remonte à l'Antiquité où, depuis cette époque, le statut social de l'homme âgé a varié dans le contraste. Résumée d'un trait, la question est la suivante : à quel âge le citoyen peut-il occuper des fonctions à responsabilités dans la cité ?
2L'accession des plus âgés aux fonctions éminentes est, pour Platon, la reconnaissance sociale de l'expérience, et la maturité de la réflexion donnant qualité et légitimité pour gouverner. A l'opposé, Aristote soutient que le corps et l'âme étant indissociables, le déclin physique entraîne inéluctablement celui des facultés intellectuelles et morales [1].
3Voilà sommairement définies deux conceptions radicalement opposées des rapports jeunesse/responsabilités, vieillesse/ responsabilités sociales, du vieillissement de la population et de ses effets sur la créativité sociale, ambivalence qui marquera toute l'histoire en se perpétuant de la période antique jusqu'à aujourd'hui.
4De tout temps, la société assigne des droits et des devoirs à l'âge. Les normes associées à l'âge seraient les conséquences nécessaires du développement biologique et psychologique des individus. Cet argument est utilisé pour expliquer sinon justifier l'organisation sociale actuelle structurée par le travail, et lui donner valeur de nécessité alors qu'il n'est en fait que le produit de l'organisation sociale.
5Ainsi, chaque âge représente un stade de développement co-difié – jeunesse, maturité, vieillesse –, autant de modèles décrivant les étapes de la vie, et qui classent les individus dont les rôles doivent en principe être conformes aux normes sociales. Mais les intérêts antagonistes de l'individu et de la société font que les représentations associées à l'âge ne peuvent l'être de façon rigide, l'exception étant toujours une réalité plus ou moins conséquente et annonciatrice de transformations.
6Les normes fondées exclusivement sur l'âge chronologique – qui correspondent à une vision égalitaire de la société – rivalisent donc avec celles fondées sur d'autres déterminants, de nature individuelle. C'est pourquoi, l'âge fonctionnel est un concept qui résume l'idée que l'âge chronologique peut ne pas nécessairement être lié aux capacités fonctionnelles de l'individu. Les aptitudes physiques et intellectuelles vieillissent à des vitesses variables, d'où la multiplication des critères d'âge qui, eux-mêmes, sont contraints d'intégrer les évolutions démographiques et les différenciations individuelles.
7L'organisation codifiée du cours de la vie impliquait, et ce n'est pas si loin qu'on pourrait le penser, qu'à une période d'apprentissage devait succéder une période d'activité (travail, famille), puis une période de retrait de la vie sociale avec abandon des rôles : "mort sociale" ou refus de l'inactivité et de la marginalisation avec création de nouvelles normes ? Débat.
8L'organisation linéaire du parcours des âges n'est plus adaptée à la société actuelle. En effet, l'acquisition des connaissances tout au long de la vie, la poursuite d'une activité professionnelle à un âge avancé, ou le retrait précoce du monde du travail, sont devenus des normes sociales nouvelles. L'affaiblissement de l'âge correspond à une tendance générale des idéaux et souligne l'importance irréversible des bouleversements en cours des structures et des rapports sociaux, surtout des mentalités.
LE RAPPORT VIEILLISSEMENT ET SOCIETE (changement de paradigme)
9La stratification de l'âge par classes distinctes est un cadre conceptuel pour l'étude et l'interprétation du phénomène âge dans la vie sociale. A chaque étape du parcours des âges, chaque individu est confronté à des structures publiques et privées (le marché du travail, les pouvoirs publics, l'entreprise, la famille, etc.) qui lui assignent une place et un rôle social aux caractéristiques spécifiques.
10L'approche en termes de parcours des âges se justifie par le fait que non seulement les individus se modifient biologiquement, psychologiquement et socialement en vieillissant, mais aussi parce que la société et ses institutions se transforment continuellement. Les caractéristiques des individus ne peuvent être les mêmes d'une génération à l'autre, sous la triple influence des facteurs économiques, conjoncturels et structurels. Des réajustements ont donc lieu en permanence, c'est la raison pour laquelle, la pertinence de l'âge en regard des structures sociales intervient à la fois de façon directe et indirecte.
11Directement, l'âge chronologique peut être utilisé comme un critère permettant de jouer ou de quitter un rôle défini, ainsi des sorties et des entrées précoces ou tardives dans la vie active. Il peut aussi définir des attentes de performance. C'est la conséquence du processus de modernisation qui peut se définir comme une rationalisation qui s'alimente de destruction créatrice, et où l'instabilité est la norme.
12Pour Joseph Schumpeter, celle-ci s'analyse comme un processus consistant, pour le capital et ses détenteurs, à détruire constamment les anciennes formes de production et d'échanges pour les remplacer par des formes innovantes [2] ; c'est-à-dire à la fois techniquement plus efficaces et financièrement plus rentables [3]. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui la "modernisation économique", notion souvent connotée de façon négative, car elle évoque d'autres "mots épouvantails" comme "organisation sélective", flexibilité, refus de l'âge, non prise en compte de l'expérience devenue obsolète en raison de sa transformation en un signe négatif de vieillissement, et en corollaire le cortège de licenciements qui s'ensuit [4].
13Indirectement, des changements sociaux, sans âges spécifiques, ont des effets sur les individus qui différent par l'âge. Les modifications structurelles liées aux évolutions économiques récentes produisent des limites d'âge qui restreignent la participation des jeunes générations et des personnes d'âge moyen, à la vie active. Les parcours de vie sont donc privés à certains âges seuils de toutes leurs possibilités, bien qu'en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels. Ces deux groupes d'âge subissent donc une contrainte d'âge artificielle, en contradiction avec les récentes évolutions biologiques et psychologiques. C'est l'invention de deux temps de liberté durant lesquels les individus sont délibérément mis hors d'état de produire bien qu'ils en aient les capacités. Le nouveau cycle de vie se caractérise par l'invention et la généralisation de deux nouveaux âges disposant chacun de leur temps de vie aux caractéristiques sociales spécifiques.
LE RAPPORT VIEILLISSEMENT ET CREATIVITE (changement de paradigme)
14Après l'étude de la relation entre le vieillissement et la société, il faut aborder maintenant la relation, tout aussi complexe et fluctuante, entre le vieillissement et la créativité.
15La créativité, notion floue, est définie comme toute conduite manifeste aboutissant à un travail concret incluant l'innovation, situé dans un champ productif, structuré en temps et lieux pour son accomplissement. D'où l'interrogation portant sur la "productivité créatrice" envisagée en fonction de la variable âge. Si la productivité est associée à la réalisation du produit ou du service, le résultat seul justifiant cette perspective, elle est donc créativité au sens le plus étendu [5].
16L'apport principal des recherches américaines en psycho-logie génétique, est que la capacité créatrice des individus tend d'abord à croître avec l'âge, et passé un certain seuil, elle décline ensuite. Cependant, au-delà de ce constat d'ordre très général, plusieurs observations significatives sont à considérer.
17La créativité en fonction de l'âge varie suivant les domaines d'activité, manuelle et intellectuelle. Pour certaines disciplines, la capacité créatrice génératrice d'innovation peut apparaître assez tard dans la vie et décliner progressivement. Par exemple, dans les carrières intellectuelles, des individus de 70 ans peuvent se révéler plus créatifs qu'ils ne l'étaient à 20 ans et inversement. Les différences individuelles en matière de productivité créatrice – autrement dit, le "travail efficace" – peuvent être très importantes. Il n'est pas rare que la continuité l'emporte sur la rupture, Platon sur Aristote.
18Les changements de la "productivité créatrice" durant l'existence ne sont pas strictement liés à un âge chronologique, mais plutôt à un "âge de carrière". Cela signifie que les "vocations tardives" au regard de la norme habituelle, ne pourront atteindre un "niveau optimum de carrière" sans déclin manifeste de "rendement créatif", qu'à un âge plus avancé, en décalage.
19Si l'on calcule le "rapport de qualité" du travail efficace par rapport au total des travaux fournis au cours des tranches d'âge consécutives, cette proportion reste plus ou moins constante tout au long de l'existence professionnelle. Cependant la production créatrice au cours de la vie subit donc un changement qualitatif qui compense le déclin quantitatif, la distance et l'expérience l'emportant. Pour être complet, il faut ajouter que le vieillissement est aussi une affaire de génération, surtout à l'époque contemporaine.
20Cependant, si l'activité créatrice n'évolue pas concomitamment avec l'âge (confirmant la vision platonicienne), il existe à l'inverse des théories du désinvestissement liées à l'âge (confirmant la vision aristotélicienne). Il y aurait alors un amoindrissement de l'énergie adaptative, ce qui invalide partiellement les théories de la "continuité créatrice", mais c'est occulter les différences individuelles existant au niveau comportemental.
21En tout état de cause, les relations entre âge, créativité et productivité ne peuvent donc servir d'appui pour justifier l'éviction des travailleurs vieillissants de la vie active. Si cette classe d'âge est au centre des politiques publiques, c'est en raison de la délicate maîtrise des comptes sociaux et de l'équilibre social général. En conséquence de flux démographiques déséquilibrés, les secteurs public et privé, à l'opposé de leur logique actuelle, seront à court terme confrontés à des demandes d'emploi plus importantes de la part de travailleurs d'âge moyen, contraints de reculer leur cessation d'activité au-delà de la norme actuelle. Vers l'hypothèse d'une "pluriactivité" à tout âge ?
22La question fondamentale posée aux entreprises et à la société est la suivante : peut-on bien vieillir et être créatif au travail dans des entreprises en quête de performance sans cesse accrue ?
23Les réponses sont à trois niveaux : des travailleurs euxmêmes, des entreprises, et de la société.
LA RELATION ÂGE ET CREATIVITE CHEZ LES TRAVAILLEURS
24Aujourd'hui, le problème de l'âge est brutalement ramené dans le champ économique avec les sorties anticipées d'activité, et dans le même temps à l'autre extrémité, avec l'entrée tardive des jeunes générations sur le marché de l'emploi, cela effectué dans un consensus général. Ces seuils arbitraires reposent sur de fausses définitions qui occultent le décalage entre l'âge chronologique et les capacités individuelles qui tendent aujourd'hui à s'accentuer.
25Les mythes sociaux "faussement unificateurs" gomment cet écart en inscrivent les âges dans un schéma rigide de la "spécialisation des âges", sans vue prospective d'ensemble. D'où la question : l'âge est-il le seul critère décisif à une époque où la vie productive se trouve réduite à moins de la moitié de la vie biologique ?
26Dans un passé encore récent, travail et usure ont toujours été associés. Ce schéma est remis en cause, car l'âge devenant plus mobile, ajustable dans le temps, modifie l'échelle des valeurs de la société. La relation âge/créativité peut adopter la même problématique, sans être en contradiction avec les données biologiques et psychologiques contemporaines. L'interaction des représentations collectives de l'âge est par définition mobile.
27Aujourd'hui, la vie se décompose en segments moins individualisés. Le parcours des âges se scinde en intercalant entre l'adolescence et la vieillesse deux nouveaux âges en pleine constitution : la post-adolescence désignant le jeune adulte (jusqu'à 30 ans), et le senior "vieux travailleur" ou "jeune retraité" ou "préretraité", statut moins stigmatisant, même valorisé (entre 55 et 65 ans).
28En conséquence, le marquage social de l'âge au niveau de la période d'activité professionnelle tend à se restreindre sur le segment 25/30 ans et 45/50 ans. Évolution parfaitement anachronique qui concentre sur un nombre d'années restreint du cycle de vie, "l'utilité sociale reconnue". La belle ordonnance ternaire du cycle de vie de naguère – enfance/formation, âge adulte/travail, vieillesse/sortie d'activité –, se brise donc en intégrant les deux segments intercalaires nouveaux précités. Destins plus subis que choisis.
29Ce remodelage en profondeur du cycle de vie coïncide avec l'apparition d'une société multigénérationnelle où coexistent quatre voire cinq générations, n'est pas sans portée sur les relations entre l'âge et le parcours professionnel qui se scinde en tranches d'âge spécifiques et courtes. Dans les institutions, l'âge apparaît plus que jamais comme un outil de gestion commode et apparemment égalitaire et démocratique.
30L'idée de traitements différenciés des âges, et particulièrement des "salariés vieillissants" par rapport aux groupes d'âges plus jeunes, ne préoccupe pas vraiment l'acteur entreprise, sauf impérieuse nécessité, dans les choix de management. Les stratégies n'intègrent pas, ou fort peu, les conséquences des évolutions démographiques dans le monde du travail. La déformation des pyramides des âges en est la sanction.
31L'articulation des transitions d'âge, imposerait une meilleure gestion prévisionnelle des carrières afin d'éviter cette impression de morcellement, de découpages, de segmentation des rôles et des statuts. Tout le problème est donc de savoir comment dynamiser les fins de carrières, alors que dans la pratique actuelle le rajeunissement de l'âge à des postes de responsabilité élimine les plus âgés et raccourcit la période de travail "utile" de la carrière entre 25 et 40 ans.
32L'univers du travail est devenu sélectif et intensif. Il est donc demandé au collectif de travail d'intérioriser et de se définir par rapport aux valeurs et aux objectifs de l'entreprise, laquelle recherche de plus en plus de compétence et de flexibilité face aux contraintes de la compétitivité. C'est pourquoi, la période utile reconnue pour la carrière est de plus en plus courte. L'inéluctabilité du vieillissement de la population active conduit à reconsidérer cette rationalité en modifiant le comportement des acteurs. Nécessité est donc de repenser la pratique ruineuse d'une gestion du travail par les âges, contraire à l'équilibre social général.
33Cette transition soulève de multiples choix de société. La valeur hégémonique du travail, remise en cause dans sa forme actuelle, doit permettre l'instauration d'une gestion des âges et non plus d'une gestion par les âges stigmatisante, comme aujourd'hui. La réflexion doit donc s'investir sur tous les segments d'âge pour être cohérente, c'est-à-dire évaluer les interactions entre chaque âge, et "l'impact des mesures d'âge sur l'équilibre général des âges".
34Au-delà des stéréotypes généralisateurs sur le travailleur âgé et des pesanteurs sociologiques toujours bien présentes, les interactions entre les âges, impliquent un changement profond des mentalités et des organisations.
35La régulation des âges et des temps sociaux est encore à inventer en réponse à la contradiction insoluble (l'impossible équilibre ?), entre le calendrier biologique et le calendrier social.
LE RELATION ÂGE ET CREATIVITE POUR LES ENTREPRISES
36Dans la société industrielle, l'entreprise est devenue, comme le souligne le sociologue Alain Touraine, essentiellement une "organisation productive", où les maître-mots sont organiser et gérer. La relation âge et créativité au sein de l'entreprise, intégrant cette évolution, a été promise à une métamorphose accélérée sur un demi-siècle.
37Aujourd'hui, cette évolution est arrêtée. La réalité marchande de l'entreprise tend à se réduire à une seule réalité financière. Dans ce cadre renouvelé, les salariés comme membres d'un collectif engagé dans une œuvre commune, n'ont plus une place prioritaire dans celle-ci. La finalité est devenue autre, puisque l'intégration fonctionnelle prend le pas sur l'intégration sociale. La tendance est donc à la réduction des effectifs comme le moyen le plus efficace pour conserver un haut niveau de profitabilité. Cette logique autorise la fluidité et la précarité de la main-d'œuvre, la réduction des coûts de production passant par la diminution des effectifs au moyen des sorties précoces d'activité, accompagnées de plans sociaux [6]. Cette évolution institutionnelle marque l'arrêt de la progression professionnelle constante avec plans de carrière.
38Par conséquent, le changement de paradigme technologique et productif met en œuvre de fortes interdépendances entre innovation, analyse du marché, polyvalence, et adaptabilité de la main-d'œuvre qualifiée. La performance de l'entreprise suppose l'instauration d'un nouveau type de relations entre économie et recherche, éducation et formation, entre producteurs et utilisateurs. Dans ce "modèle interactif", chaque système d'innovation s'inscrit dans un réseau d'institutions éducatives, sociales et financières.
39La redéfinition des rapports entre innovation, croissance et emploi, font que la formation et l'acquisition des compétences sont devenues essentielles pour l'entreprise, insérée et dépendante de la compétitivité internationale. Dans ce contexte, l'assimilation de nouvelles technologies, en renouvellement constant, exige une capacité d'adaptation en développant les facultés d'apprentissage. L'idéal serait la promotion de l'apprentissage sur tout le parcours professionnel, pour faire face aux mutations économiques et sociales. Cependant cet accompagnement fait aujourd'hui défaut, ce qui renverse la problématique. Les stéréotypes sociaux demeurent en matière d'âge et d'efficacité, ce qui paralyse l'échange social entre les générations.
40Les entreprises limitent la gestion des ressources humaines à une tranche d'âge relativement courte, entre 30 et 50 ans, d'où la "confiscation" par la génération intermédiaire des emplois relativement stables au risque de démotiver le personnel proche de ces limites estimé "inadaptable", ce qui le fragilise. D'ailleurs, la flexibilité généralisée, par répercussion, tend non seulement à déstabiliser les fins et les débuts de carrière, mais s'étend sur la totalité des carrières à n'importe quel âge. Seules les valeurs jeunes ont cours, c'est-à-dire adaptabilité, réactivité, créativité, et souplesse ce qui traduit le manque d'analyse pertinente du lien âge/productivité. Le travailleur dit "âgé" est, selon l'entreprise, celui dont le salaire excède la productivité marginale en valeur, donc il est "surpayé", ce qui justifie son départ.
41L'idéal normatif serait d'ajuster le travail au vieillissement, seule approche constructive du rapport entre l'âge et la productivité. Le choix de cette rationalité, celle du vieillissement actif, a l'avantage de minimiser le coût social très lourd du vieillissement démographique.
42A l'inverse, le marché de l'emploi se segmente en fonction des générations pour n'avoir qu'une seule génération au travail, et créé ainsi une société duale par l'âge, jeunes et vieux étant en surnombre. Autre moyen utilisé tout aussi efficace, et qui obéit à la même logique : celui de la préférence française pour le chômage [7]. Pour détourner les effets de la crise : en amont, sur les aînés en les mettant en retraite anticipée, et en aval, sur les cadets en en faisant des travailleurs précaires en mal d'insertion professionnelle définitive [8]. La critique se fait, aujourd'hui, acerbe dans la détermination des responsabilités générationnelles. Cumul de contradictions et de ressentiments justifiés.
43Par conséquent, les politiques de l'emploi peuvent accélérer la précocité des départs de la vie active en développant la "vieillesse à cinquante ans", ou valoriser selon les variations conjoncturelles des ressources humaines âgées et la flexibilité interne, des "individus âgés non vieux". La transformation de la gestion des carrières et de l'emploi fait que l'utilisation des critères d'âge sert d'abord au rééquilibrage des individus âgés au travail. Longévité et société, rajeunissement biologique et vieillissement professionnel, devront permettre à d'autres régulations sociales de s'instaurer, et cela non sans difficultés. Seule l'hypothèse d'une pluriactivité à tout âge est à même de les résoudre en redistribuant les temps sociaux sur le parcours de vie compte tenu de l'émergence de nouveaux âges : la post-adoles-cence (jusqu'à 30 ans) et la seconde carrière (à partir de 50 ans).
44La formation étendue sur tout le parcours professionnel est un enjeu majeur car les salariés, de toute évidence, n'effectueront plus leur carrière dans la même entreprise, et pas davantage dans le même métier. L'émergence d'une société de "l'innovation" permanente et de la connaissance sans cesse renouvelée, rend indispensable une plus grande interpénétration entre le temps consacré à la formation et celui à l'activité professionnelle [9]. C'est la raison pour laquelle, la recherche d'une nouvelle cohérence contraint de faire un choix déterminant entre les différents modèles de politique de l'emploi et de la formation.
45Cette évolution devrait permettre la transition d'un mode de formation des savoirs à un autre, c'est-à-dire abandonner une "logique de poste" au profit d'une "logique de formation" étalée sur l'ensemble du cycle de vie professionnel. La qualification de la main-d'œuvre doit donc accompagner les évolutions en cours qui exigent des "compétences transférables" pour s'insérer efficacement dans les organisations productives [10]. D'où la réalité de la liaison entre la formation initiale (et quels que soient le niveau et la spécialisation) et la formation professionnelle continue afin d'actualiser en permanence les savoirs, les compétences, gages de créativité et d'innovation.
LA RELATION ÂGE ET CREATIVITE AU REGARD DE LA SOCIETE
46Dans son Rapport Âge et travail de 2001, le Conseil d'orientation des retraites remarque, désabusé, que le taux d'emploi des travailleurs au-delà de 55 ans est très faible en France. En 1999, il s'élève pour la tranche d'âge de 55 à 64 ans à 36%. Cette évolution est préoccupante pour l'économie – avec à terme la diminution relative de la population active –, le travail – avec l'augmentation de son âge moyen –, et les retraites – avec le déséquilibre et le manque de visibilité des comptes sociaux.
47La question posée est donc celle des stratégies d'anticipation pour corriger en profondeur la stigmatisation qui caractérise la position professionnelle des travailleurs âgés. La difficulté est donc d'inverser le consensus établi autour de la cessation anticipée d'activité, question centrale qui va se jouer sur le terrain de la gestion des ressources humaines par les entreprises et la fonction publique [11]. La tendance qui se manifeste aujourd'hui est d'inverser le sens de l'argument démographicosociologique, la relativité de la notion d'âge plaidant en ce sens.
48De nouveaux arbitrages sont donc à promouvoir. La priorité pour les instances européennes est celle de l'augmentation des taux d'activité à tous les âges. L'Union développe des politiques destinées à prolonger le plus longtemps possible la durée de la vie active, en modulant son allongement de façon progressive, tout en renforçant la solidarité et l'équité entre les générations. Ces dispositifs ne s'apparentent pas à des réformes partielles, mais bien à un changement de paradigme. Dans ce sens, la Commission européenne a adopté le 24 janvier 2002, un rapport proposant une approche globale visant à encourager le "vieillissement actif", objectif repris aux sommets de Lisbonne (juin 2000), de Stockholm (mars 2001) et de Barcelone (mars 2002).
49La Commission préconise donc une amélioration de l'employabilité des travailleurs âgés par un réexamen des législations en matière d'emploi. A titre d'exemple, plusieurs pays membres de l'Union européenne ont déjà pris des mesures pour favoriser le passage d'une gestion par les âges à une gestion des âges [12].
50Dans l'ensemble, les pays nordiques font des efforts substantiels de formation professionnelle continue en direction de tous les groupes d'âges, et parviennent ainsi à conjoindre une politique de protection sociale avec une politique du travail, tout en améliorant et renouvelant les compétences adaptées tout au long du parcours professionnel. La relation âge/travail trouve ainsi une solution pouvant être transposable dans d'autres États membres de l'Union européenne.
ET LA FRANCE ?
51La limite d'âge est une forme de ségrégation légale et organisée. Cependant la fonction publique commence à multiplier ses voies d'accès en repoussant les limites d'âge aux concours. Cette évolution est rendue d'autant plus justifiée que, d'ici à 2012, avec le départ massif des baby-boomers les effectifs vont diminuer de moitié. Quid de leur remplacement ?
52Un rapport consacré à la gestion des âges préconise des plans d'action pour inciter à garder dans leur emploi les salariés âgés : Âge et emploi à l'horizon 2010, connu sous le nom de son rapporteur, Bernard Quintreau, et émanant du Conseil Économique et Social, en février 2002. Ce rapport part de ce constat d'ordre très général et répandu qu'aujourd'hui, la gestion des âges n'est pas ''pensée'' par les entreprises – comme dans la fonction publique –, qui vont être confrontées à des difficultés, car elles devront maintenir dans l'emploi leurs salariés les plus âgés [13].
53Mais qu'en est-il dans la réalité sociale ?
54Pour amortir le choc démographique, et disposer de personnels d'âge intermédiaire, les ministères diversifient leurs modalités de recrutement en repoussant les limites d'âge. Cependant, la fonction publique reste tout de même prudente. Il y a ce qui est souhaitable, ce qui est possible, ce qui est voulu, et ce qui est réellement fait. Le changement circonspect s'irise en subtils dégradés.
55Cependant, l'appel permanent à la responsabilité et à l'initiative, expression des nouvelles régulations sociales, est aussi porteur de contraintes inédites. En toute probabilité le couple mortifère, travailleur jeune actif flexible et mobile/travailleur âgé stigmatisé, peur être remplacé par le couple non moins problématique : individu polyvalent et mobile/individu intérimaire permanent. Autrement dit, être soi ou pas, gagnant ou perdant dérivant au fil de l'eau. Si dans ce nouveau "régime flexible", les difficultés se cristallisent dans une prise de risques qui se banalise (la prise de risque est quotidienne dans l'entreprise flexible), ne risque-t-on pas de placer l'individu dans une situation permanente de vulnérabilité qui le paralyse dans ses initiatives créatrices ? C'est selon.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
- OUVRAGES
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- DELAPALME F., De la carrière à l'itinéraire, abordez autrement votre parcours professionnel, Chotard éd. (collection : Initiatives), Paris, 1992.
- DUBAR C., La crise des identités, L'interprétation d'une mutation, Presses Universitaires de France (collection : Le lien social), Paris, 2000.
- COHEN D., Nos temps modernes, Flammarion (collection : Champs), Paris, 2002. CONSEIL D 'ORIENTATION DES RETRAITES, Âge et travail, un axe de réflexion essentielle pour l'avenir des retraites (Rapport), La Documentation Française, Paris, 2001. CONSEIL D 'ORIENTATION DES RETRAITES, Renouveler le contrat social entre les générations (Rapport), Paris, 6 décembre 2001.
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Notes
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[1]
En réaction contre la thèse platonicienne, Aristote désigne la période de l'âge moyen comme étant la phase optimale des capacités fonctionnelles des individus.
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[2]
En innovant, chacun a la possibilité – donc la responsabilité – "d'agir sur le milieu de propagation sans lequel la rupture du joint critique ne saurait déployer ses effets ; puisque sans milieu porteur, l'innovation la plus géniale ne devient pas innovation. L'Histoire en témoigne en tout époque", R. Passet, L'illusion néo-libérale, Fayard, 2000, p.64.
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[3]
Mais ce qui structure l'économie modèle aussi le social. En effet, le système capitaliste en engendrant son développement impose aussi sa logique à l'ensemble de la société : "c'est un système qui détruit constamment ce qu'il produit par la nécessité de produire autre chose". Et l'obsolescence accélérée des produits issus des secteurs technologiques de pointe se constate également sur le plan humain avec la "nécessité de la performance" qui rejette les plus faibles, les plus jeunes, les plus âgés, les moins qualifiés, et tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent s'inscrire dans cette dynamique. Vincent de Gaulejac, Isabel Taboada Léonetti, La lutte des places, Insertion et désinsertion, Desclée de Brouwer, collection Sociologie clinique, Paris, p.47.
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[4]
Dans Nos temps modernes (Flammarion, 2002), Daniel Cohen résume parfaitement cette marche tragique de la prospérité : "Tel un dieu saturnien qui dévore ses enfants, chaque étape du développement capitaliste semble dévorer la part de civilisation qu'il a engendrée auparavant. On ne fera jamais droit au monde moderne si on ne saisit pas d'entrée la logique de cette force destructrice". Henry James, constatait déjà que l'autorité des choses permanentes ou même des choses de longue durée étaient répudiée dans un "concert du provisoire coûteux" à New York où les "gratte-ciel sont le dernier mot de l'ingéniosité économique, jusqu'à ce qu'un autre mot soit écrit (…) tout le vocabulaire du calcul économique à tout prix révèle des ressources illimitées". Et l'auteur de conclure, désabusé : "Ce qui avait lieu était une perpétuelle répudiation du passé, dans la mesure où il y avait eu un passé à répudier, dans la mesure où le passé était une quantité positive plutôt que négative". Cette "volonté de croissance" avait déjà été diagnostiquée en… 1907 ! (La scène américaine, Éditions de La Différence, collection Latitudes, Paris, 1993, pp.69-89).
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[5]
Pour dissiper toute ambiguïté, la compétence et la productivité en terminologie de bon aloi, méritent d'être bien situées. Si la productivité relève du faire, de la créativité ; la compétence s'acquiert au cours d'apprentissages successifs et se manifeste par une combinaison de connaissances, d'un savoirfaire, d'une expérience et d'un comportement dans un contexte précis. "La compétence requiert la qualité et la reconnaissance aussi bien par rapport à ce qui a été fait que par rapport à celui qui le fait puisqu'elle est liée à une situation et s'apprécie au résultat. Si la notion de productivité peut induire le progrès, la progression, la notion de compétence ajoute l'idée de qualité, c'est-à-dire un savoir-être, gage de qualité dans un collectif de travail" (Dominique Wypychowski). L'articulation entre ces deux termes conduit à s'interroger sur leurs effets réciproques et complémentaires, tout comme sur les conséquences pratiques à en tirer.
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[6]
Les exigences de gestion élevées au rang de finalité permettent la flexibilité du volume des emplois et la précarisation du lien social. L'entreprise devenue "poreuse" ou flexible, a en permanence des mouvements de personnels à statuts différenciés. Cette réalité sociale se manifeste par la présence d'entreprises à deux vitesses, les plus fragiles dépendant d'autres, plus dynamiques, plus intégrées dans des réseaux, c'est-à-dire qu'elles en subissent aussi le destin.
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[7]
Selon la forte expression de Michel Albert, le chômage est davantage une "solution" qu'un "problème". En effet, il "remplit une fonction de rejet de l'ensemble des problèmes que posent les mutations technologiques, sociales et culturelles, sur une fraction minoritaire de la population". Ainsi, les conséquences des changements rapides du système socio-économique sont reportées sur les plus vulnérables. "L'excellence des uns entraîne l'exclusion des autres". Dans la société contemporaine le chômage n'est qu'un mode de régulation économique comme un autre, même plus un scandale social sauf pour agrémenter les campagnes électorales (de Gaulejac et alii, op.cit., pp.40-45).
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[8]
Cette concentration arbitraire sur l'âge intermédiaire dévalorise les deux générations aux âges extrêmes, les jeunes et les vieux. C'est le partage paradoxal du travail entre les générations, au moment même ou un autre modèle de la gestion des âges et des générations est en train d'émerger dans la vie professionnelle, la famille et la société.
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[9]
Par conséquent, le nouveau modèle d'organisation qui s'instaure rend obsolète le type de cohérence entre formation et emploi instauré durant les "Trente glorieuses". Ce modèle se caractérisait, dans ses éléments essentiels, par une production de masse de biens relativement peu différenciés, une forte dominante industrielle et une codification détaillée des métiers dans les conventions collectives et dans les branches professionnelles.
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[10]
L'expérience concernant l'intérêt au travail fait que la carrière est effectuée dans des entreprises différentes, ce qui marque le passage récent de la "logique de l'honneur" telle que la définit le sociologue Philippe d'Iribarne (celle-ci caractérise la ritualisation des rapports sociaux, laquelle assure à tout un chacun un "quant-à-soi" et protège sa propre estime. Aucune autorité ne peut alors transgresser cette protection, et l'intrusion d'un quelconque pouvoir la remettant en cause n'est pas acceptée) à la "logique du contrat", avec l'instauration d'un rapport froid donnant/donnant : c'est l'idéal individualiste dans la vie professionnelle, le "chacun pour soi". Selon cette logique, se construire une carrière en passant d'une entreprise à une autre, c'est s'enrichir grâce à des expériences variées dans des contextes différents, cela à condition de posséder une compétence transférable.
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[11]
Ce consensus sur la dévalorisation du travail depuis les années 1980, où plutôt la "valorisation du non travail" influence aussi le comportement des plus jeunes qui ont compris que ce mouvement finirait par les concerner à leur tour, au même titre que leurs aînés d'aujourd'hui.
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[12]
Par exemple, aux Pays-Bas, une stratégie de réhabilitation de l'aptitude au travail a été mise en œuvre au moyen de politiques de maintien et de réintégration dans l'emploi des salariés âgés, avec le développement du temps partiel, et par un effort de formation continue. Une orientation similaire a été adoptée au Danemark, en Finlande et en Suède.
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[13]
Le rapport Quintreau s'il ne développe pas une approche vraiment innovante, dégage néanmoins quatre directions : la refonte des politiques de formation, un échange de bonnes pratiques pour le maintien dans l'emploi des salariés âgés, des plans de déroulement de carrière, et un sursis de 10 ans pour les préretraites.