Notes
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[1]
L'auteur tient à remercier les relecteurs anonymes de la revue ainsi que Jean-Pierre Bonaïti pour leur attention et leurs conseils précieux.
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[2]
Christopher Freeman [1986] développe une définition quasiment identique de la révolution technologique associée à l'idée de totalité : "(elle) ne conduit pas seulement à l'émergence d'une nouvelle gamme de produits et de services, mais (…) elle a aussi un impact sur tous les autres secteurs de l'économie, en modifiant la structure des coûts ainsi que les conditions de production et de distribution à travers tout le système économique" (cité par Flichy, [1995], p.172-173).
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[3]
L'un des best sellers de la littérature d'entreprise des années 1980 décrit ainsi les évolutions actuelles : "Il faut mobiliser, chaque jour, les femmes et les hommes de l'entreprise, leur intelligence, leur imagination, leur cœur, leur esprit critique, leur goût du jeu, du rêve, de la qualité, leur talent de création, de communication, d'observation, bref leur richesse et leur diversité ; cette mobilisation peut seule permettre la vérité dans un combat industriel dorénavant de plus en plus âpre" [Archier, Sérieyx, 1984, p.24]. Cette vision est caricaturale. Elle désigne néanmoins clairement cette tendance des entreprises à élargir qualitativement la nature de la force de travail qu'elles entendent mobiliser.
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[4]
Rapporté par Georges Ribeill [1995, p.79 et suiv.], un débat oppose les tenants d'un TGV né d'une "rupture" avec les pratiques anciennes à ceux, généralement proches des directions techniques de l'entreprise, qui estiment qu'il est l'aboutissement d'une évolution continue dont l'objet a toujours été d'accroître les vitesses. On verra que la rupture, manifeste, est cependant demeurée partielle et qu'elle se combine, là encore, avec une certaine continuité repérable, notamment, à la permanence des tensions entre les acteurs.
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[5]
L'élasticité du trafic T au prix P est définie par le rapport
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[6]
Une caractéristique majeure du TGV est de pouvoir circuler tant sur des lignes spécifiquement conçues pour lui que sur le réseau ferroviaire classique. Cette propriété, très avantageuse pour gagner le centre des agglomération ou pour prolonger les dessertes au-delà des lignes nouvelles, distingue fortement le TGV des ses concurrents technologiques Aérotrain et train à sustentation magnétique.
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[7]
Le "cadencement" d'une grille de desserte consiste à organiser celle-ci de manière à offrir une possibilité de voyager à intervalle de temps régulier, par exemple toutes les heures. Mis en place depuis longtemps en banlieue parisienne, ce type d'exploitation très contraignant a été testé sur le TGV en 1997 seulement : d'abord entre Paris et Nantes où les résultats commerciaux l'ont validé, avant d'être étendu aux relations les plus denses (Paris-Lyon, Paris-Lille). Il convient de souligner que les modèles économétriques de prévision de trafic utilisés classiquement ne prennent absolument pas en compte les gains commerciaux résultants d'un éventuel cadencement de l'offre.
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[8]
En revanche, le TGV sera l'un des éléments structurant de la concentration de l'industrie ferroviaire française dans une logique de constitution de "champions nationaux" [Fourniau, 1995, p.44 ; PICARD et Beltran, 1994, p.74].
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[9]
Le chef du "Service de la recherche", Bernard de Fongalland, insistera beaucoup sur cet aspect inter-métropolitain de l'offre ferroviaire à grande vitesse. Il en arrivera même à souhaiter, en 1983, que le sigle TGV signifie non plus "Train à Grande Vitesse", mais plutôt "Transport entre Grandes Villes" (le fait est abondamment rapporté, en particulier par Ribeill, [1995], p.78).
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[10]
Le seul élément technique totalement étranger au domaine ferroviaire était la turbine à gaz adoptée de l'aéronautique pour motoriser le prototype du TGV. Le renchérissement du prix du pétrole en 1973 a conduit à l'abandon de cette solution au profit de la traction électrique utilisée de longue date et massivement par les chemins de fer.
1L'analyse attentive des transformations sociales, économiques ou spatiales que le TGV est susceptible d'introduire dans notre société, exclut de faire figurer cette technologie à un autre rang que celui d'innovation mineure. Innovation mineure au sens où, selon la définition en termes marxistes qu'en donne Ernest Mandel (1980), on ne se trouve pas là devant un processus "impliquant un réexamen radical des principales techniques dans toutes les sphères de la production et de la distribution capitaliste" et conduisant à une augmentation considérable du taux de rotation du capital [2]. De même, les analyses historiques de François Caron ([1997], en particulier pp.537-588) et de Bertrand Gille ([1978], p.746, p. ex.) concernant l'apparition du "système ferroviaire" au XIXème siècle conduisent à relativiser fortement la rupture que constituerait aujourd'hui cette nouvelle innovation.
2A l'inverse, le train rapide s'inscrit bien dans les mutations économiques contemporaines, qu'il accompagne, voire amplifie. C'est ce que l'on tentera de mettre en évidence en se focalisant d'abord sur ces dernières pour en analyser la nature et la profondeur. Ensuite, on cherchera à percevoir comment une accélération des dessertes ferroviaires peut participer à alimenter ces dynamiques. Enfin, mais avec beaucoup de prudence sous peine de contresens, on examinera les inflexions, toujours marginales, imputables aux caractéristiques propres à l'offre de transport considérée [Klein, 1998].
3Dans ce cadre, où le TGV apparaît d'abord comme un produit de la société pour contribuer ensuite à sa transformation, il devient essentiel de retracer et d'analyser l'histoire particulière de cette innovation. Les travaux présentés lors du colloque de 1994 de l'Association pour l'Histoire des Chemins de Fer (Revue d'histoire des chemins de fer, 1995) et ceux, pionniers, de Jean-Michel Fourniau [1988] ont largement éclairé la question en précisant la connaissance factuelle de ce processus de maturation et en avançant des analyses qui permettent de saisir la cohérence et l'enchaînement des événements.
4Si elle s'appuie sur ces résultats, la démarche du présent article est différente. Elle vise en effet à réinterpréter l'histoire de la "genèse du TGV" à travers le phénomène macroéconomique contemporain que constitue la "crise du fordisme". Évidemment, il n'y a pas de stricte réciprocité dans l'interaction des deux termes : c'est bien l'histoire du TGV que l'on cherchera à lire à la lumière de la "crise du fordisme", et non l'inverse. Ainsi revisitée, cette histoire permettra de mieux comprendre certains aspects de la réalité du TGV à l'aube du XXIème siècle.
5On ne cherchera pas à justifier cette démarche par l'idée schumpeterienne de destruction créatrice intrinsèque à toute crise économique. On s'appuiera plutôt sur la conviction exprimée tant par les historiens que par les économistes et les sociologues selon laquelle la technologie est indissociable de la société qui la produit (Daumas, [1991], Dockès, [1990], Flichy, [1995]). En l'occurrence, on n'insistera pas tant sur le contexte de "crise" qui marquerait le système fordiste dans les années 1960-70 que sur les dynamiques d'une société à une époque donnée. La prise en compte des contradictions inhérentes à chaque période préserve ainsi du risque d'idéaliser la cohérence du "fordisme", dont la "crise" génèrerait mécaniquement des processus d'innovation.
6Au préalable, il convient naturellement de vérifier la concordance de la chronologie des deux événements envisagés : l'histoire du TGV débute réellement dans la seconde moitié des années 1960, la décision politique de construire la première ligne à grande vitesse est emportée de 1971 à 1976, l'exploitation commence en 1981, l'extension du réseau et la définition de la politique d'offre, enfin, se poursuivent de nos jours. Du point de vue de la concomitance historique, le rapprochement entre deux faits de nature si différente peut être envisagé. Reste à voir s'il est pertinent.
7On débutera par une présentation très synthétique de l'épuisement du fordisme. On cherchera ensuite à articuler l'histoire micro- de la naissance du TGV et les évolutions plus globales, macro-, du système productif, d'abord à travers la prise de conscience par le monde ferroviaire de la pression concurrentielle, puis à travers l'intégration de valeurs de société en évolution.
L'ÉPUISEMENT DU FORDISME
8Présentée ci-dessous sous forme d'un schéma, l'analyse volontairement stylisée des déterminants de la crise du fordisme sur laquelle s'appuie cet article suppose quelques commentaires, sans pour autant reprendre les fondements des théories régulationnistes sur lesquelles la littérature est plus qu'abondante (p. ex., Boyer, [1992]). On précisera en outre qu'il ne s'agit pas ici d'aborder la réalité d'un éventuel "post-fordisme", ni même de cerner les caractéristiques actuelles du système productif. L'objet de cette partie est uniquement de rappeler différents facteurs d'épuisement du mode d'accumulation fordiste qui, développés au cours des années 1960, ont constitué le contexte des mutations économiques et sociales profondes de cette décennie et de celles qui ont suivi. C'est par rapport à cette dynamique historique que la genèse du TGV, qui lui est contemporaine, peut être envisagée.
9Le graphique présenté ci-dessous distingue trois de ces facteurs principaux. Le mouvement de mondialisation de l'économie permet d'une part d'apercevoir le changement d'échelle et de nature du processus de division spatiale du travail. D'autre part, il renvoie, tout comme le relatif épuisement des moteurs de la croissance, à un phénomène d'intensification de la concurrence. Enfin, la montée des contradictions sociales appelle de nouvelles formes de mobilisation de la main d'œuvre. L'enchaînement des différents facteurs met en évidence le rôle fondamental joué par la recherche de capacités d'adaptation, de flexibilité, dans les dynamiques économiques.
des limites du fordisme à la flexibilité
des limites du fordisme à la flexibilité
Les deux logiques de la mondialisation
10Le phénomène de mondialisation tout d'abord, renvoie à deux logiques distinctes. La première tient à un changement d'échelle de l'articulation centre-périphérie qui était à l'œuvre pendant la période fordiste [Aydalot, 1976]. Le processus de déconcentration industrielle qui s'opérait fortement à l'intérieur du cadre national, depuis Paris vers les espaces ruraux de l'ouest de la France en particulier, trouvent une première limite dans l'atténuation des inégalités régionales de coûts salariaux [Mabile, 1983]. Dans le même temps, de nouveaux espaces s'ouvrent aux entreprises qui trouvent désormais dans les pays qui vont devenir les "nouveaux pays industrialisés" ou les "pays en voie d'émergence", une main d'œuvre non seulement bon marché, mais aussi aux compétences et à la productivité adaptées à leurs exigences. C'est un changement d'échelle dans les processus de division du travail.
11Mais cette mondialisation porte en elle un deuxième impératif, une seconde logique, qui est celle de la métropolisation. En effet, en se mondialisant, le système productif se complexifie. Sa gestion et son contrôle nécessitent des services de plus en plus élaborés pour assurer en particulier les fonctions financières, de recherche-développement, etc. Ces services à forte valeur ajoutée se développent rapidement et tendent à se concentrer géographiquement au sein d'un réseau fortement hiérarchisé d'agglomérations partiellement indépendantes de leur environnement immédiat (Castells, [1996], Sassen, [1991]). Avec ce changement de nature de la répartition des activités, on voit se renverser totalement le schéma spatial défendu dans les années 1960 par la DATAR.
L'épuisement des moteurs de la croissance
12Selon la description classique du cercle vertueux de la croissance fordiste, la croissance du pouvoir d'achat permet une massification de la production qui génère à son tour des gains de productivité, lesquels peuvent alors financer la hausse des salaires. Dans ce schéma, deux moteurs de croissance ont été identifiés. Ils vont s'épuiser. Ainsi, Jean-Hervé Lorenzi, Olivier Pastré et Joëlle Toledano [1980], insistent sur le rôle de la consommation des ménages et sur son relatif épuisement à mesure que les marchés arrivent à maturité, le simple renouvellement ne compensant pas complètement la chute du primo-équipement.
13Jacques Mazier, Maurice Baslé et Jean-François Vidal ([1993], pp.268-270) complètent cette analyse en insistant sur le fort investissement en biens d'équipement que nécessite aussi la logique fordiste pour assurer la réalisation de gains de productivité. C'est en termes "d'épuisement du système technique" de la production de masse qu'ils analysent l'épuisement de ce second moteur, donc de manière partiellement déconnectée des difficultés relatives à la consommation.
L'accentuation de la concurrence
14La conjonction de la mondialisation, donc de l'arrivée de nouveaux producteurs sur le marché, et de l'épuisement de la croissance fordiste va alimenter une forte intensification de la concurrence. Il va en résulter une déstabilisation profonde de l'organisation fordiste. On n'évoquera pas plus avant la "dislocation de l'ordre international" [Boyer, 1992] pour s'attacher davantage au niveau de l'organisation de la firme. Robert Boyer, toujours, évoque le "conflit entre la rigidité des techniques et les incertitudes macro-économiques" qui va remettre en cause les fondements du paradigme taylorien de l'organisation du travail puisque c'est la notion même de productivité qui s'affaiblit [Zarifian, 1990]. Rigidité des structures pyramidales, compétition davantage fondée sur des aspects "hors coûts" [Veltz, 1993] tels la qualité des produits, la réactivité, la capacité d'innovation sont des aspects biens connus qui poussent au développement de capacités d'adaptation accrues des organisations productives.
La montée des contradictions sociales
15L'épuisement du fordisme est également marqué par l'affirmation de valeurs sociales renouvelées. On peut analyser ce phénomène comme la marque d'un décalage important au sein de la société : décalage entre les aspirations engendrées par les modes de vie modernes, un niveau culturel globalement en élévation, une représentation de l'individu plus affirmée d'une part, et, d'autre part, des formes d'organisation sociale vécues comme trop hiérarchiques et sclérosantes, en particulier concernant le travail.
16Or, l'organisation fordiste, par son caractère hiérarchique et centralisateur, par les aspects ouvertement coercitifs du taylorisme, limite l'initiative des individus qu'elle encadre. Elle permet donc difficilement de satisfaire les besoins de réalisation personnelle que ressent une part grandissante des salariés. Elle ne sait pas davantage répondre aux aspirations plus collectives appelant une autre éthique du travail.
17Mais dans le même temps, les entreprises doivent encore s'adapter aux défis concurrentiels de la sphère dans laquelle elles opèrent, développer leurs capacités d'innovation ou de réactivité par exemple. C'est pour satisfaire à ces nécessités qu'elles sont amenées à tenter de mobiliser plus profondément les ressources de la main-d'œuvre dont elles disposent. Pour réaliser ces objectifs, la docilité ne leur suffit plus, les "entreprises du troisième type" ont besoin d'impliquer plus complètement les individus [3].
18Entre la montée des aspirations non satisfaites des salariés et la nécessité croissante de mieux les impliquer afin de surmonter les obstacles dressés par le jeu concurrentiel, c'est une sorte "d'effet ciseau" qui va participer à la transformation des principes fordistes d'organisation de la production.
La transformation du rôle de l'État
19Un dernier aspect de la transition du fordisme à aborder ici concerne l'évolution importante du rôle de l'État. Caractéristique importante du fordisme, l'implication directe de l'État dans la sphère économique prend, comme le souligne "l'école de la régulation" [Boyer et Saillard, 1995], des formes diversifiées. Il est pour les régulationnistes un élémentclé des arrangements institutionnels qui fondent le fordisme. Il est aussi un acteur contrôlant des entreprises, opérant des choix d'investissements et offrant des services essentiels, en particulier dans le domaine des transports. Malgré l'étendue du sujet, il importe néanmoins d'évoquer ici, même succinctement, quelques aspects du rôle de cet État fordiste et les évolutions qui l'affectent depuis trente ans.
20On retiendra notamment la globalisation financière comme l'un des phénomènes majeurs expliquant l'affaiblissement des capacités de régulation des États. Elle aboutit finalement à leur mise en concurrence vis-à-vis de capitaux de plus en plus mobiles (Mucchielli, [1998], p.326 et suiv.). Entre autres conséquences, les États ont abandonné depuis la fin des années 1970 de larges pans des activités qu'ils avaient pris directement en charge.
21Cette tendance se traduit non seulement par le mouvement de libéralisation des services publics que le monde connaît depuis cette période, mais aussi par une espèce "d'intermédiation" de prérogatives que l'État exerçait sans intermédiaire. Il en va par exemple ainsi de la capacité d'innovation dans les grands systèmes techniques : l'État gaulliste a pu directement développer le programme Concorde ; mais ce sont aujourd'hui les actionnaires des différentes composantes d'Airbus-Industrie qui décident du lancement du programme de l'AXX à grande capacité que l'État ne soutiendra qu'indirectement.
22Cette brève évocation de l'épuisement du fordisme pourrait laisser croire que les évolutions décrites sont parfaitement univoques. Toutefois, comme toute construction sociale, celle-ci n'est à aucune étape de son histoire exempte de contradictions ou d'ambiguïtés. La période des années 1960-70, fut-elle largement interprétée en termes de "crise" ou d'épuisement, en est pour sa part également parcourue. Il s'est agit, dans les pages qui précèdent, d'en souligner les points saillants de manière à être en mesure d'en relier certains à l'histoire de la genèse du TGV. Tel est du moins l'objet des deux parties qui suivent.
LA PRESSION CONCURENTIELLE, POUR LA SNCF AUSSI
23Le premier, et sans doute le principal, facteur justifiant ce rapprochement entre l'épuisement du fordisme et la genèse du TGV réside dans la montée de la pression concurrentielle. On vient d'insister sur le caractère particulier et le rôle tout à fait central de l'accentuation de la concurrence dans les mutations macro-économiques qui se sont alors engagées. Il n'est alors pas anodin de constater que pour l'opérateur ferroviaire national, malgré son statut public, les orientations stratégiques qui ont conduit au TGV sont largement issues de la prise de conscience de cette réalité concurrentielle sur le segment des transports interurbains de voyageurs.
La prise en compte du marché
24Jean-Michel Fourniau ([1995], p.24) insiste sur la rupture qui s'opère à la fin des années 1960 entre la logique productiviste qui prévalait chez l'opérateur depuis la guerre et la logique concurrentielle dont la nécessité s'est imposée de plus en plus fortement [4]. En ce qu'elle visait d'abord les économies d'échelle, la croissance de la productivité unitaire et l'augmentation du volume total de la production, la logique productiviste semble tout à fait attachée aux principes de l'organisation fordiste. Pour la plupart des observateurs de cette évolution, les efforts de recherche qui allaient mener au TGV sont le fruit de cette prise de conscience de la situation concurrentielle des chemins de fer (p. ex., Ribeill, [1995], p.72).
25Pourtant, il convient de souligner que le type de pression concurrentielle ressentie par la SNCF dans les années 1960 semble avoir été davantage de nature "sociétale" ou institutionnelle que proprement économique. Plusieurs éléments peuvent être avancés pour justifier cette hypothèse. La prise de conscience de cette pression nouvelle a concerné en premier lieu le marché des transports de voyageurs au sein duquel, compte tenu du poids encore limité des transports aériens, la compétition entre entreprises demeurait très faible. En second lieu, le principal adversaire du chemin de fer était clairement la voiture particulière dont l'essor ne s'interprète pas seulement en termes marchands d'équipement des ménages, mais aussi comme un fait sociologique lié à l'évolution des modes de vie. En troisième et dernier lieu, l'intervention de la puissance publique a joué un rôle essentiel sur ce point, à travers la mobilisation de ressources très importantes à destination du réseau routier et autoroutier, mais aussi à travers l'engagement symbolique d'une partie importante de l'appareil d'État en faveur de l'Aérotrain, concurrent direct de la technique "roues acier/rails acier" des chemins de fer traditionnels. C'est ce dernier aspect qui a précipité la prise de conscience cheminote d'une concurrence non seulement économique – c'est-à-dire par les prix – mais aussi culturelle : le TGV a indéniablement permis de réintroduire dans la symbolique de la modernité un élément ferroviaire qui tendait pour le moins à s'estomper. Aussi le parallèle entre le contexte général d'accentuation de la concurrence et le contexte particulier de la SNCF ne saurait-il reposer que sur les seuls indicateurs quantitatifs habituels.
26Quoi qu'il en soit, l'accent mis dès l'origine du "Service de la recherche" – cette structure transversale qui définira le "système TGV" – sur les aspects socio-économiques de modélisation de la demande est un élément fondamental de la prise en compte du marché dans le processus d'innovation (Fourniau, 1988, p.100 et suiv.). En effet, ce sont les outils mis au point dans ce cadre qui, seuls, permettront de mettre en évidence les effets de la vitesse commerciale sur les phénomènes de report de clientèle d'un mode de transport à l'autre ainsi que sur la croissance du marché des déplacements. Ces effets, correctement mesurés, justifieront en fin de compte les investissements importants liés à la construction d'infrastructures nouvelles. De la même manière, les outils de modélisation montreront, un temps au moins, la possibilité de rompre avec la politique traditionnelle de hauts tarifs pratiqués sur l'offre de transport la plus performante en jouant sur les élasticités [5]. Enfin, ils feront apparaître, dans une optique claire de concurrence avec la voiture particulière, la fréquence comme une variable essentielle [Florence, 1995].
27Que la naissance du TGV doive à cette émergence d'une logique concurrentielle à la SNCF paraît donc clair. Pour autant, la mesure dans laquelle le TGV continue à répondre aujourd'hui à cette même logique – mais dont le contexte a évolué – n'apparaît pas aussi assuré. Certes, le voyage ferroviaire à grande vitesse est désormais un produit complètement intégré à un réel marché des déplacements interurbains : il constitue ainsi l'une des offres de la SNCF les plus soumise à concurrence. Le fait que son financement soit largement assuré par emprunt renforce encore – malgré la garantie de l'État dont bénéficient la SNCF et RFF – cette logique de marché.
Une ouverture demeurée isolée et partielle
28Pourtant, par rapport aux potentialités explorées à l'origine du "projet C03", la mise en œuvre du TGV s'est rapidement traduite sinon par des entorses à la définition standard du produit marchand, du moins, par des concessions à des logiques largement internes à l'entreprise ferroviaire. Jean-François Picard a beau jeu de s'interroger pour savoir si "les aléas de la mise en service du système Socrate et du système tarifaire qu'il impose sont (…) pour l'historien le signe des limites de la révolution manageuriale et économique lancée à la SNCF dans les années 60" (Beltran et Picard, [1995], p.56). La réponse est vraisemblablement positive, même si cette explication ne suffit pas, tant le décalage entre l'appréciation mal maîtrisée du marché et sa réalité est apparu manifeste à cette occasion.
29Concernant l'entreprise ferroviaire prise dans sa totalité, on soulignera encore que l'incapacité globale de l'ensemble des composantes de la SNCF à se situer dans une logique concurrentielle (dont la logique de marché n'est qu'un aspect) est sans doute, comme le souligne un groupe de cadres de l'entreprise dans un article anonyme, l'une des explications majeures de ses difficultés récurrentes [XXX, 1997]. Son intégration au système ferroviaire général, qui résulte en partie de cette fameuse compatibilité du TGV et du réseau classique [6], implique évidemment que la grande vitesse ne saurait échapper à cette réalité. C'est sans doute dans ce cadre élargi qu'il faut comprendre les limites de la "révolution manageuriale" au sein de laquelle le TGV a été conçu. Ces réflexions éclairent les entorses à la philosophie concurrentielle qui présidait à l'origine.
Fréquence et cadencement
30Plus spécifiques de la grande vitesse, deux autres aspects du décalage entre la réalité du TGV et les fonctions que l'on en attend aujourd'hui méritent d'être soulignés au regard des orientations découlant de cette volonté initiale de prise en compte du marché. Le premier concerne la fréquence de desserte. A l'origine, le choix des techniciens s'est orienté sur des rames de faible capacité afin de privilégier la mise en place de fréquences élevées. Ce sont les praticiens en charge de l'exploitation du réseau qui ont milité pour des rames de plus grande capacité et jumelables, de manière à faciliter la gestion quotidienne des circulations [Florence, 1995]. Les résultats de cet arbitrage qu'il ne s'agit pas ici de juger, entre performances commerciales et contraintes techniques d'exploitation, demeurent tout à fait perceptibles aujourd'hui, en particulier dans les schémas de desserte des relations de moyenne intensité (Paris-Chambéry, Paris-Grenoble, ou encore Lyon-Lille, par exemple). Ceux-ci demeurent plus proches de la structure traditionnelle matin-midi-soir que remettaient en cause les concepteurs initiaux du TGV que de la grille cadencée qu'ils prônaient [7].
31En partie indépendante de la fréquence, la politique de cadencement des dessertes est sans doute l'aspect sur lequel la marque de cet arbitrage a le plus pesé. En effet, élément essentiel du système d'origine, il a mis presque trente ans à être traduit – sur quelques liaisons seulement il est vrai – dans la réalité de l'offre TGV. L'efficacité commerciale de cette mesure a d'ailleurs suscité beaucoup d'étonnement.
Du "shunt judicieux" à la ligne nouvelle
32Le concept de "ligne nouvelle" est la seconde distorsion entre l'exigence concurrentielle du projet d'origine et la pratique de mise en œuvre du réseau ferroviaire à grande vitesse. L'atout que représentait la compatibilité du nouveau train rapide avec le réseau ferroviaire classique était manifeste dans l'esprit de ses concepteurs. Dans cette logique, ceux-ci présentaient les lignes nouvelles, qu'ils jugeaient tout aussi nécessaires au système TGV, comme des "shunts" judicieusement placés dans le maillage du réseau ordinaire. Pourtant, excepté le TGV-Atlantique qui répond bien à cette philosophie, les autres projets – achevés ou non – ont plutôt été conçus dans une logique de ligne "de bout en bout", mis à part les pénétrantes d'agglomération. Sans expliciter les facteurs historiques, institutionnels et symboliques de cette dérive, on s'en tiendra ici à souligner l'impasse à laquelle elle a mené en termes de financement ou d'équilibre du réseau. On notera également l'orientation différente adoptée par chemins de fer allemands et, récemment, par Réseau Ferré de France, le nouveau gestionnaire des infrastructures [Réseau Ferré de France, 1999].
33Ce bref panorama montre donc que le TGV est aussi le fruit de l'ouverture à la concurrence de la SNCF, au moment même ou la concurrence s'intensifiait dans l'ensemble de la sphère économique. Il identifie aussi les caractères tangibles de l'environnement du processus d'innovation pour constater primo, que la grande vitesse demeure le produit le plus commercial de l'entreprise ferroviaire en matière de transport de voyageurs, secundo, que l'ouverture initiale au marché – qui apparaît par bien des aspects comme une ouverture vers la société – est restée incomplète dans sa traduction concrète. Cette ouverture incomplète éclaire quelquesunes des caractéristiques de la grande vitesse ferroviaire d'aujourd'hui, quelques-unes de ses difficultés aussi.
LE TGV, PRODUIT D'UNE SOCIÉTÉ EN ÉVOLUTION
34Ouverture au marché et peut-être plus encore, à la société. Le TGV s'inscrit en effet dans les évolutions de la société qui l'a vu naître de manière plus riche que la simple adoption de pratiques concurrentielles de la part de son opérateur.
Une représentation moins normative et plus individuelle de la société
35On peut par exemple reprendre le schéma de desserte traditionnel matin-midi-soir que souhaitaient bousculer les concepteurs du train orange. Michel Walrave, l'économiste du Service de la recherche, rapporte avec insistance (Picard, Beltran, [1994], pp.43-44 ; Fourniau, Jacq, [1995], p.130), les fortes réticences que suscitait à la fin des années 1960 à l'intérieur de l'entreprise ferroviaire l'existence même d'une demande de déplacement en milieu d'après-midi, donc pendant les heures habituelles de travail. Avec ses grandes fréquences de desserte, voire son cadencement, le système TGV participait au contraire, dans le domaine des comportements de déplacement, à la remise en cause d'une vision normative de la société en tablant sur l'autonomie des individus. Sur ce point aussi il est donc possible de faire le rapprochement, toutes proportions gardées, avec l'épuisement des valeurs de la société fordiste. De nos jours, cette orientation initiale en faveur d'une souplesse accrue dans l'organisation de ses voyages est toujours fortement perçue par la clientèle du TGV. Son attachement symbolique à la possibilité de modifier son billet jusqu'au dernier moment peut sans doute être interprété ainsi, même s'il se dit à l'intérieur de la SNCF que ce service est très peu utilisé dans la pratique.
Entre rupture et continuité, une structure d'innovation de transition
36La structure de recherche dont l'entreprise s'est dotée au milieu des années 1960 est également tout à fait caractéristique de cette époque de renouvellement des méthodes fordistes. En effet, le "Service de la recherche" qui a été mis en place presque dès l'origine des réflexions sur la grande vitesse et dont le "système TGV" aura été la grande affaire est une structure plutôt originale pour l'époque. À ce titre, elle focalise l'attention des historiens (Ribeill, [1995], Fourniau et Jacq, [1995]). Il s'agit d'une unité relativement légère, incapable en tout cas de mener à bien seule les recherches qu'elle entreprend. Elle est placée sous la dépendance directe de la Direction Générale de l'entreprise avec la réflexion stratégique pour mission. Elle est par nature transversale aux Directions techniques traditionnellement puissantes à la SNCF. Elle incorpore des ingénieurs plutôt jeunes, enthousiastes et aux compétences parfois totalement inédites dans le monde ferroviaire. Il s'agit en bref d'une structure aux contours étonnamment modernes, aujourd'hui encore, en tout cas en rupture forte avec le modèle pyramidal et hiérarchique caractéristique de l'organisation fordiste, et peut-être plus encore, de l'organisation ferroviaire. Sa disparition en 1975 est un événement symptomatique de l'immobilisme d'un "système TGV" désormais érigé en dogme et qui demeurera figé pendant presque 20 ans.
37Pour autant que soit avérée la modernité du Service de la recherche, il convient d'insister aussi sur le poids déterminant de la tradition ferroviaire dans le processus d'innovation. Toute la démarche "d'invention " du TGV s'est en effet constamment appuyée sur l'acquis qu'a représenté la culture d'excellence technique de la société nationale, les compétences, les savoir-faire et la somme d'expérience qu'elle avait permis d'accumuler. Les témoignages recueillis par Jean Michel Fourniau et Francis Jacq [1995] l'attestent largement.
38Le rôle plutôt en retrait des industriels dans le processus de définition du concept puis de mise au point du train rapide est cohérent avec cette prégnance de la culture technique de l'opérateur. Ce partage des rôles révèle la puissance encore réelle à l'époque de l'entreprise publique qui domine le processus d'innovation, malgré l'effritement de ses positions de marché. Il traduit donc également une situation où l'initiative de l'innovation revient sans ambiguïté au secteur public. Sur ce point aussi, le TGV se distingue fortement de son concurrent Aérotrain ou encore des recherches allemandes ou japonaises sur les systèmes TRANS - RAPID ou MAGLEV à sustentation magnétique. Sous cet aspect, le modèle que constitue l'invention du TGV ressortit clairement d'une époque antérieure à la vague de libéralisation post-fordiste qui submerge aujourd'hui les services publics.
39Le contexte institutionnel de la naissance du TGV apparaît ainsi comme celui d'une période de transition. Certains éléments marquent plutôt une rupture par rapport aux structures préexistantes. Faut-il s'étonner de pouvoir leur attacher les aspects les plus radicaux de l'innovation ? D'autres éléments s'y inscrivent plutôt en continuité. Ils supportent largement la partie incrémentale de la démarche innovante.
Un schéma spatial nouveau
40Les rapports du TGV à la politique d'aménagement du territoire sont eux aussi typiques des mutations de la crise du fordisme. A ce sujet, on se remémorera tout d'abord le schéma spatial centre-périphérie dominant dans le cadre duquel s'inscrit complètement la politique de déconcentration industrielle mise en œuvre par la DATAR. Cette dernière remarque est loin d'être anecdotique quand on mesure le poids acquis par cette institution dans la France gaulliste. En effet, la DATAR, et derrière elle l'État, ont exprimé d'emblée de fortes réticences vis-à-vis TGV (Picard et Beltran, [1994], p.62). Celles-ci peuvent être pour partie attribuées à un réflexe que l'on peut qualifier de "fordien", tenant au fait que la construction de lignes ferroviaires nouvelles n'apparaît pas comme le support d'une consommation de masse, au contraire des autoroutes qui stimulent la diffusion de l'automobile [8]. Ces réticences étaient aussi dues pour partie à ce que Élie Cohen a dénommé Le colbertisme "high-tech" ([1992], Paris, Hachette), lequel conduira à choisir l'Aérotrain proposé par l'ingénieur Bertin ou l'avion à décollage court, de préférence au chemin de fer qui semble alors un système technique sans avenir (Beltran et Picard, 1995, p.55, Kopecky, 1996). Il convient surtout d'insister, pour éclairer ces réticences, sur la rupture du schéma spatial dominant introduite par le TGV. Le développement d'un système technique ayant pour vocation la desserte des grandes métropoles [9] et aboutissant au renforcement de la principale liaison radiale du pays ne pouvait que heurter fortement la DATAR. En constituant de fait une offre de transport adressée prioritairement aux grandes métropoles, le TGV est dès l'origine, sur ce point peut-être plus que sur d'autres, "post-fordiste".
41Mais cette structure "métropolitaine" du réseau de lignes nouvelles doit aujourd'hui être articulée avec une certaine "re-territorialisation" des projets [Fourniau, 1999]. Plusieurs éléments concourent à cette évolution. Ainsi faut-il d'abord mentionner que la forte pression à la libéralisation, ainsi qu'une fragilité financière chronique et des options commerciales contestables ont entamé la légitimité de la SNCF à intervenir de sa propre initiative sur les questions d'aménagement. Il faut ensuite rappeler que l'État lui-même voit aujourd'hui sa propre légitimité remise en cause, d'autant plus que son implication – notamment budgétaire – tend à s'affaiblir, alors même que le poids – tant politique que financier – des collectivités locales tend au contraire à s'accroître, ce qui offre aux intérêts locaux autant d'opportunités supplémentaires de s'exprimer. C'est enfin dans ce contexte de complexité croissante que la contestation "citoyenne" de certains projets – le TGV-Méditerrannée notamment – a pu se développer. Cette remise en cause révèle de manière plus ou moins explicite que les lignes nouvelles relient bien prioritairement des métropoles, mais traversent aussi des territoires dont les acteurs ne sauraient être ignorés. Elle désigne aussi une contradiction entre l'exigence montante de démocratie participative et le caractère longtemps immuable du paradigme de la grande vitesse ferroviaire, qui associe un système technique à des options de politique publique [Lolive, 1999].
Mobilité professionnelle et économie de l'information
42Répondant au schéma spatial métropolitain, l'observation des pratiques de déplacements à grande vitesse peut renvoyer l'image d'un mode de transport dont les opportunités nouvelles sont davantage saisies par les acteurs économiques vouées à la manipulation d'informations plutôt qu'aux activités industrielles traditionnelles. Les enquêtes successives menées depuis 1980 par le Laboratoire d'Économie des Transports avant et après la mise en service du TGV Sud-Est, puis du TGV-Atlantique permettent de préciser cet aspect.
43En se référant au secteur d'activité des voyageurs se déplaçant pour motif professionnel, on a pu ainsi mettre en évidence que les services marchands destinés aux entreprises sont particulièrement sensibles à la mise en place d'une offre de transport ferroviaire à grande vitesse (Bonnafous, [1987], Klein et Claisse, [1997]). Cette sensibilité se traduit par un transfert de clientèle depuis l'avion vers le TGV, mais surtout par une induction nette de trafic. Cependant, ces évolutions ne concernent pas que les activités du "tertiaire supérieur". C'est en observant les motifs détaillés de déplacement que l'on mesure le poids des activités de gestion de l'information dans la mobilité ferroviaire à grande vitesse.
44On retrouve alors parmi les segments les plus dynamiques, les déplacements dont l'objet est l'échange d'information entre membres d'une même entreprise, d'un même groupe ou d'une même administration. La réalisation de prestations de services constitue l'autre motif en forte croissance. La croissance de la mobilité sur tel ou tel segment n'est certes pas directement assimilable à un surcroît d'activité puisqu'elle révèle aussi des modifications profondes des comportements de déplacement [Plassard, 1987]. Malgré cette réserve, on peut lire les évolutions de trafic constatées comme la combinaison d'une réorganisation spatiofonctionnelle des organisations productives d'une part et d'une certaine ouverture des aires de marché d'autre part. On soulignera ici qu'elles situent le TGV en relation directe avec les transformations contemporaines du système productif [Petit, 1998].
45Au terme de ce parallèle entre l'histoire globale, mais très schématique, du système productif et celle, plus étroite, du "système TGV", plusieurs enseignements peuvent être tirés.
46Témoin de la transition du fordisme, la grande vitesse, tout d'abord, en porte la marque. Ce constat, ainsi énoncé, porte une part de trivialité. Pourtant, le fordisme était dominant à l'époque de "l'invention" du TGV, c'est à dire au moment où les principaux paramètres de ce système socio-technique ont été fixés. Les blocages de ce mode d'organisation économique sont aujourd'hui devenus manifestes. Ils n'étaient pas aussi perceptibles par les acteurs de cette époque. Rares étaient en tout cas ceux qui décelaient alors les ferments de la crise que l'on a connue depuis. Or, et cela a sans doute constitué son principal atout, le TGV a pu dès l'origine être développé dans un contexte de transition. Par-là, il a pu devenir le support d'opportunités nouvelles dont certaines allaient se trouver en phase avec les mutations qui étaient encore à venir.
47Le TGV ne doit pas cette chance au seul hasard. Sans doute pas non plus à la seule clairvoyance de ses concepteurs. La question n'est pas de savoir si un train à grande vitesse aurait pu ne jamais être développé sous une forme socialement viable, si le TGV aurait pu ne pas exister. Il est clair, pourtant, que l'histoire aurait pu être différente. Pour s'en convaincre, il n'est nécessaire que d'énumérer quelques-uns des nombreux "grands désastres" [Balducci et Tessitore, 1998] des transports guidés à grande vitesse : l'Aérotrain, qui a failli être préféré au TGV, apparaît avec le recul une solution calamiteuse ; l'Avanced Passengers Train britannique, un train qui prétendait beaucoup emprunter à la technologie aérienne, ne fut jamais au point ; la Direttissima italienne, la ligne nouvelle Rome-Florence, qui a attendu vingt ans son Treno de Alta Velocità ; le Transrapid à sustentation magnétique allemand, qui a pu engloutir des milliards de Deutschmarks sans déboucher sur une solution alternative satisfaisante. En outre, les défaillances du système informatisé de réservation "Socrate" ou la division par deux en trente ans de la part du train sur le marché français du fret sont là pour rappeler que les grands désastres ne sont pas l'apanage de nos voisins. En revanche, le TGV aura sans aucun doute pu servir de stimulant, sinon de modèle, pour la grande vitesse ferroviaire européenne.
48Une première caractéristique importante de la genèse du TGV concerne les méthodes qui ont présidé à ce processus d'innovation : la nouveauté du train rapide est fortement inscrite dans la modernité du "service de recherche", cela a été abondamment souligné. Une autre caractéristique est de s'appuyer sur une forte tradition d'excellence technique propre à l'entreprise ferroviaire. A travers ces deux aspects, on retrouve la "double face" de tout objet technique, à la fois technologique et organisationnelle [Perrin, 1991]. Cette combinaison entre l'ancien et le nouveau permet de comprendre en partie comment vitesse et pertinence sociale ont pu se trouver articulées. Elle est aussi, c'est en tout cas le point de vue adopté dans cet article, éclairée par les spécificités macro-économiques propres à cette époque. En effet, pour qu'elle se réalise, il était nécessaire que la société soit prête à accepter la modernité d'une structure de recherche tout à fait particulière, voire qu'elle porte en germe ce type d'arrangement organisationnel. Mais il fallait aussi que la tradition ferroviaire ne soit pas encore suffisamment ébranlée pour pouvoir fonctionner de manière positive, "proactive" dit-on parfois, et pas seulement défensive.
49Patrice Flichy ([1995], p.172) emprunte par ailleurs à Christopher Freeman la distinction entre innovation incrémentale et innovation radicale. La première est définie comme un processus continu à l'intérieur d'un cadre technique déjà déterminé et sur lequel le marché exerce une influence décisive. Au contraire, la seconde marque une rupture et apparaît très dépendante des initiatives de R&D. Chacun de ces types de processus d'innovation désigne donc des modes bien spécifiques d'articulation à la société qui en forme le contexte. En adoptant ce point de vue, la grande vitesse ferroviaire se rattache globalement au premier type : le TGV emprunte la totalité de ses principes à la technique ferroviaire classique [10] et l'on a pu constater comment le processus s'est trouvé en partie "piloté par l'aval", par le marché. Cependant, la genèse du TGV porte en elle une part indéniable de radicalité, perceptible en particulier sur les aspects organisationnels, qu'il s'agisse de la structure du "service de la recherche", mais aussi d'un mode de commercialisation nouveau pour un service ferroviaire. Cette radicalité était sans doute nécessaire, dans une période où se dessinaient des évolutions majeures, afin que l'objet technique puisse trouver une pertinence sociale.
50Après l'articulation technologie/organisation, on aperçoit donc une seconde combinaison entre continuité et rupture qui ne recoupe que partiellement la première. Mais à chaque fois, la dualité des plans d'analyse interroge les rapports du macro- et du micro-. C'est sans doute ce qui fait la richesse de la confrontation entre la "petite histoire" de la naissance du TGV et les grandes évolutions macro-sociales qui lui sont contemporaines.
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Notes
-
[1]
L'auteur tient à remercier les relecteurs anonymes de la revue ainsi que Jean-Pierre Bonaïti pour leur attention et leurs conseils précieux.
-
[2]
Christopher Freeman [1986] développe une définition quasiment identique de la révolution technologique associée à l'idée de totalité : "(elle) ne conduit pas seulement à l'émergence d'une nouvelle gamme de produits et de services, mais (…) elle a aussi un impact sur tous les autres secteurs de l'économie, en modifiant la structure des coûts ainsi que les conditions de production et de distribution à travers tout le système économique" (cité par Flichy, [1995], p.172-173).
-
[3]
L'un des best sellers de la littérature d'entreprise des années 1980 décrit ainsi les évolutions actuelles : "Il faut mobiliser, chaque jour, les femmes et les hommes de l'entreprise, leur intelligence, leur imagination, leur cœur, leur esprit critique, leur goût du jeu, du rêve, de la qualité, leur talent de création, de communication, d'observation, bref leur richesse et leur diversité ; cette mobilisation peut seule permettre la vérité dans un combat industriel dorénavant de plus en plus âpre" [Archier, Sérieyx, 1984, p.24]. Cette vision est caricaturale. Elle désigne néanmoins clairement cette tendance des entreprises à élargir qualitativement la nature de la force de travail qu'elles entendent mobiliser.
-
[4]
Rapporté par Georges Ribeill [1995, p.79 et suiv.], un débat oppose les tenants d'un TGV né d'une "rupture" avec les pratiques anciennes à ceux, généralement proches des directions techniques de l'entreprise, qui estiment qu'il est l'aboutissement d'une évolution continue dont l'objet a toujours été d'accroître les vitesses. On verra que la rupture, manifeste, est cependant demeurée partielle et qu'elle se combine, là encore, avec une certaine continuité repérable, notamment, à la permanence des tensions entre les acteurs.
-
[5]
L'élasticité du trafic T au prix P est définie par le rapport
-
[6]
Une caractéristique majeure du TGV est de pouvoir circuler tant sur des lignes spécifiquement conçues pour lui que sur le réseau ferroviaire classique. Cette propriété, très avantageuse pour gagner le centre des agglomération ou pour prolonger les dessertes au-delà des lignes nouvelles, distingue fortement le TGV des ses concurrents technologiques Aérotrain et train à sustentation magnétique.
-
[7]
Le "cadencement" d'une grille de desserte consiste à organiser celle-ci de manière à offrir une possibilité de voyager à intervalle de temps régulier, par exemple toutes les heures. Mis en place depuis longtemps en banlieue parisienne, ce type d'exploitation très contraignant a été testé sur le TGV en 1997 seulement : d'abord entre Paris et Nantes où les résultats commerciaux l'ont validé, avant d'être étendu aux relations les plus denses (Paris-Lyon, Paris-Lille). Il convient de souligner que les modèles économétriques de prévision de trafic utilisés classiquement ne prennent absolument pas en compte les gains commerciaux résultants d'un éventuel cadencement de l'offre.
-
[8]
En revanche, le TGV sera l'un des éléments structurant de la concentration de l'industrie ferroviaire française dans une logique de constitution de "champions nationaux" [Fourniau, 1995, p.44 ; PICARD et Beltran, 1994, p.74].
-
[9]
Le chef du "Service de la recherche", Bernard de Fongalland, insistera beaucoup sur cet aspect inter-métropolitain de l'offre ferroviaire à grande vitesse. Il en arrivera même à souhaiter, en 1983, que le sigle TGV signifie non plus "Train à Grande Vitesse", mais plutôt "Transport entre Grandes Villes" (le fait est abondamment rapporté, en particulier par Ribeill, [1995], p.78).
-
[10]
Le seul élément technique totalement étranger au domaine ferroviaire était la turbine à gaz adoptée de l'aéronautique pour motoriser le prototype du TGV. Le renchérissement du prix du pétrole en 1973 a conduit à l'abandon de cette solution au profit de la traction électrique utilisée de longue date et massivement par les chemins de fer.