Notes
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Signalons également la remarquable thèse d’Isabelle Handy, soutenue le 29 juin 2000 à l’Université de Paris-Sorbonne, sous le titre La vie des musiciens au temps des derniers Valois : 1547-1589, à paraître aux éd. H. Champion. Cette étude de l’évolution du statut social et artistique des musiciens (compositeurs et interprètes) propose elle aussi un tableau très précis de la vie musicale de la cour, fondé sur le dépouillement de nombreux documents d’archives inédits, extraits du Minutier central des notaires de Paris, des Archives nationales, des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, etc.
Frank Lestringant, De L’Adolescence à l’Enfer, Orléans, Paradigme, 2006 (2e édition revue et augmentée)
1C’est pour rendre compte du plaisir à lire Marot que Frank Lestringant a réuni et remanié ces articles qu’il avait déjà publiés. On trouvera là une seconde édition, revue et augmentée. Pour saisir les allusions évidentes à l’époque, l’auteur n’hésite pas à revenir plusieurs fois sur les textes, modifiant des conclusions déjà apportées. Ainsi, l’« Après-dire » sur le chapitre VI tient compte des apports de la critique depuis 1995.
2Le Prologue situe Marot dans l’histoire littéraire et tord le cou à certaines idées reçues. Il met l’accent sur l’oralité de cette œuvre éternellement jeune et lisible, qui établit un rapport de proximité avec son lecteur. À la différence de son ennemi Ronsard, Marot, moderne tout en étant fidèle à la tradition, n’a jamais connu le purgatoire (en témoignent La Fontaine et Voltaire) grâce à la « sprezzatura d’une voix qui jamais ne pèse ni ne pose ». Quand F. Lestringant aborde la question de la religion, il fait le constat qu’une réponse claire ne peut y être apportée. S’il est catholique sincère au moment de L’Adolescence, puis évangéliste déclaré, on ne saurait dire si Marot aurait persisté dans « l’erreur luthérienne » ou s’il aurait cherché à rentrer en grâce. L’historiographie protestante elle-même ne fut pas tendre avec cet homme qui ne sut jamais choisir entre « la porte étroite de la vie évangélique et les larges avenues du vice ». En allant plus loin que G. Defaux, F. Lestringant refuse de voir dans cette poésie une confession. D’une façon générale, elle permet d’aborder la problématique de l’individu à la Renaissance. Plus précisément, elle renvoie à l’imitation de Villon. L’idée d’un Marot léger et piètre latiniste est rejetée. Cette œuvre répond à un engagement et à un souci esthétique affirmés.
3L’ouvrage est constitué de sept chapitres qui sont autant de « stations d’un chemin de croix herméneutique ». Le premier, « L’enfance en trompe-l’œil », s’intéresse à la relation qu’entretient le poète avec le Moyen Âge. La fine analyse du rondeau XXX, « Du Vendredy Sainct » montre que L’Adolescence continue, mais en la marquant d’une voix singulière, la tradition des puys des palinods. En outre, c’est par le précédent de Villon que s’explique « le choix de la trentième année pour inscrire une césure au cœur de l’œuvre ». De même que Maître François avait quitté la prison de Meung-sur-Loire, de même Marot sort du Châtelet. Évoqué à chaque fin de section, l’épisode relève probablement d’une fiction narrative. Comme Villon encore, le poète « oppose à sa production passée l’œuvre présente ». Enfin, l’un et l’autre « s’appuient sur une sodalitas de bons compagnons ». Dans « Le rire de L’Adolescence » (chap. 2), F. Lestringant montre que la culture où baigne Marot procède de l’attitude du chrétien face à la croix du Golgotha, à la mort et à l’espérance. Mais le rire de L’Adolescence est aussi celui de la farce, du fabliau et de la satire. L’Epistre de Maguelonne est l’objet du troisième chapitre au titre frappant, De la défloration aux ossements. Son tournant se situe au moment où l’idée de la quête est préférée à celle de la mort. Marot s’inspire surtout d’un texte que F. Lestringant étudie longuement, « l’Epistre envoyee de la belle Amazone a son amy Cezias », publiée par André de La Vigne en 1502. Il lui est redevable d’une inspiration à la fois sensuelle et macabre. Séduite puis abandonnée, Amazone envisageait, en effet, le sort de son corps dévoré par les bêtes après son agonie. Placée à ses côtés, l’épître rappelait le rite du « rouleau des morts » et devenait une – longue – épitaphe. F. Lestringant remarque que, chez Marot, ce jeu de l’amour et de la mort se déplace du domaine matériel à celui de la spiritualité pour dire, sur le mode allégorique, les tribulations de l’âme séparée de la patrie céleste. Cette portée religieuse est mise en relief, par contraste, dans le chapitre V, D’un Enfer à l’autre : Clément Marot et Etienne Dolet. Dans sa longue épître, Marot joue du conflit entre une géographie de l’au-delà et « le mouvement irrésistible d’une existence, qui s’échappe des prisons infernales […] vers la liberté ». Cette liberté ne saurait être séparée de la question du salut de l’humanité. Chez Dolet, au contraire, la transcendance disparaît, l’Enfer servant simplement à décrire les relations humaines. Le chapitre suivant s’intitule Calvin et Marot ou de l’universalité des Psaumes. F. Lestringant remarque que l’œuvre de Marot commence et finit avec une traduction, celle de la première bucolique de Virgile, double autoportrait, et celle des Psaumes de David, où les deux figures de Tityre et de Mélibée se réunissent dans celle du roi fugitif. Or Dieu a fait retentir la harpe de David et donc, lorsque les hommes chantent les psaumes, Dieu chante en eux. Mais la voix personnelle s’exprime aussi dans le chant du psalmiste, c’est-à-dire en Dieu. Grâce à la « transitivité de l’identification », le fidèle revit l’expérience de Calvin et de Marot. La Parole réconcilie l’humanité avec le Créateur. Des exemples précis, dont celui de Jean de Léry, montrent qu’en Amérique les psaumes sont l’objet d’un usage collectif (le prédicateur réunit en chantant) ou privé. « Théologien de plein vent », Calvin, dans son commentaire du livre de Job, prouve l’existence du Très-Haut par la variété présente dans la Nature. Mais l’action de Dieu, c’est aussi l’accident, le coup du ciel qui doit jeter l’effroi dans l’âme du pécheur, l’espérance étant indissociable de la peur. L’« étonnement » succède ainsi à l’admiration. Au dernier chapitre, Le secret de Clément Marot, il revient de faire le point sur le titre de secrétaire de Marguerite d’Angoulême que Marot a constamment revendiqué. S’accordant avec Castiglione, il considère que cette fonction suppose une réciprocité symbolique avec le prince. Lorsqu’il en est éloigné, nostalgique d’une intimité avec le roi, il idéalise la figure du secrétaire. Présente dès la traduction de La Première Eglogue des Bucoliques de Virgile, la dialectique du proche (Tityre) et du lointain (Mélibée) se retrouve dans bon nombre de pièces. Comme Auguste, François Ier incarne la transcendance. Plus précisément, il est identifié au Christ. Marot rêve donc de partager avec le souverain ainsi défini par ses « deux corps » le secret d’un pouvoir terrestre et d’une présence céleste. Mais c’est dans le service de Marguerite et, dans une moindre mesure, de Renée de France (c’est Lyon Jamet qui fut pleinement son secrétaire) que le poète fut le « sacré dépositaire d’une vérité transcendante ». F. Lestringant passe aussi en revue les nombreuses figures de secrétaires, les meilleurs (discrets) comme les pires (bavards et cancaniers) présentes dans l’œuvre de Marot.
4C’est avec un grand intérêt qu’on parcourt ces pages qui mettent à jour les principes directeurs de l’œuvre de Marot. En cette année où L’Adolescence clémentine est inscrite au programme de l’agrégation, les étudiants et leurs profes-seurs trouveront matière à nourrir leur réflexion. C’est aussi avec un grand plaisir qu’on retrouve le style imagé de F. Lestringant. Ainsi, p. 157, ce commentaire de deux vers de la « Deploration sur le trespas de Messire Florimond Robertet », à propos de son neveu : « La barbe de Jean Robertet, pareille à celle du dieu Soleil, évoque par métony-mie sa bouche d’or, ou plutôt le silence rayonnant qui encadre une bouche encline au secret. Quant à la plume, qui est l’attribut du secrétaire, elle souligne la parenté des professions de secrétaire et de poète, tous deux placés sous le signe d’Apollon, le Soleil divinisé et le conducteur des Muses. »
5Jean-Claude Ternaux
Éducation, transmission, rénovation à la Renaissance. Textes réunis par Bruno Pinchard et Pierre Servet, Cahiers du GADGES, n° 4, Lyon, Université Jean Moulin-Lyon 3, 2006. Diffusion Droz (Genève). Un vol. de 336 p., 28 € (ISBN 2-916377-14-X. ISSN 1950-974X)
6Sous une couverture aussi élégante que celle des volumes précédents, ce quatrième Cahier, introduit par Bruno Pinchard et Pierre Servet, réunit les actes d’un grand colloque organisé par l’Université de Lyon 3 (GADGES et CRCI) en décembre 2003. L’objectif principal était de remettre en lumière l’aspect le plus moderne et intemporel de l’humanisme : sa dimension éducative. Après l’ouverture de Jacqueline de Romilly, dix-neuf communications réparties en trois volets envisagent l’humanisme dans ses principes, ses innovations et ses métamorphoses. L’accent est mis à la fois sur l’inscription historique du phénomène, et sur la valeur universelle d’une exigence qui n’a rien perdu de son impérieuse actualité pour « les hommes d’aujourd’hui ». L’ouvrage articule d’abord plusieurs études générales sur l’idée même de renaissance (Pierre Magnard), ses racines philosophiques, notamment platoniciennes (Jean-François Mattéi) et cusaines (Frédéric Vengon), ses manifestations dans d’autres cultures (Cynthia Fleury présente la « Renaissance perse » du XIIe siècle et les prémisses d’un humanisme arabe), sa pédagogie qui devient une affaire de cœur fondée sur la douceur (Pierre Servet), sans oublier ses prolongements dans « l’éducation humaniste d’aujourd’hui » (Jean-Louis Vieillard-Baron). Suivent une série d’études plus monographiques centrées sur les idées pédagogiques d’Erasme (Jean-Claude Margolin et Juliusz Domansky), de Rabelais (Bruno Pinchard), de Jean Bodin (Thomas Berns), de Giordano Bruno (Enrico Nuzzo), le projet éducatif des Jésuites (Père Dominique Bertrand), la démarche philologique à l’œuvre dans la prédication calvinienne (Olivier Millet) ou dans les Annotations aux Pandectes de Budé (Jean Céard), le retour aux sources antiques dans l’humanisme musical espagnol du XVIe siècle (Paola-Otaola Gonzales). La séduction de la Renaissance pour les savoirs hermétiques est illustrée par des travaux sur l’astrologie de Marsile Ficin (Michael J.B. Allen), ou sur le syncrétisme des Dialoghi d’Amore de Léon Hébreu (Illana Zinguer). Enfin la tentation utopique de l’humanisme est soulignée par Jean-Jacques Wunenburger et Claude-Gilbert Dubois.
7Isabelle Garnier-Mathez
Béatrice Périgot, Dialectique et littérature : les avatars de la dispute entre Moyen Âge et Renaissance, Paris, H. Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance » LVIII, 2005, 736 p.
8Le terme de disputatio sent sa scolastique et avait disparu sous des couches de poussière depuis l’enseignement médiéval. La tâche de B. Périgot était donc de dépoussiérer cette notion et elle s’en est acquittée de façon magistrale. Le choix du mot « dispute » dès le titre offre d’ailleurs une plus grande richesse de sens et d’ouverture (que l’on songe à Marivaux) que le terme latin. On sait que cette méthode intellectuelle de recherche était devenue depuis le XIIIe siècle un exercice universitaire, théorique ou pratique, la plupart du temps, soumis à étudiants aguerris, sous l’égide d’un maître. Il faisait largement usage de la dialectique, en s’appuyant sur des arguments rationnels, mais aussi des arguments venant d’autorités diverses. C’était souvent un spectacle, à l’occasion de débats intellectuels ou d’examens. La définition de la disputatio est donnée dès la première page de manière bien complète (p. 15). C’est un rituel, mais elle ne vise pas à la persuasion ni ne fait appel à l’émotion ; elle affronte avant tout des énoncés.
9Après la présentation de la notion, de ses origines et de sa forme chez Thomas d’Aquin et les tenants de la logique terministe, l’ouvrage, d’une grande érudition, suit une évolution en deux grandes parties. En effet l’humanisme remet en question la dispute car il la considère comme trop formaliste et dogmatique, comme prisonnière de l’argument d’autorité. Dès le XIVe siècle, la question linguistique a été posée, celle de l’ambiguïté, de la validité du sens et même du latin. Cette remise en cause passe par Pétrarque (De sui ipsius ignorantia), puis au XVe siècle par Leonardo Bruni (Ad Petrum Paulum Histrum), Lorenzo Valla (Dialecticae disputationes), Pic de la Mirandole (lettres, Apologia), Jean-Louis Vivès (In Pseudo-dialecticos, De Causis corruptarum artium, De Arte discendi, De Disputatione), Érasme bien entendu (qui préfère la conversation ou la declamatio par refus de la subtilité infinie et de la violence), mais encore Guillaume Budé (De Studio litterarum), Nicolas de Cues (De Idiota, De Mente) ou Charles de Bovelles (Ars oppositorum). Telles sont les grandes scansions de cette deuxième partie, où les œuvres sont présentées, étudiées et discutées en détail, une conclusion venant à chaque fois étoffer la progression chronologique et dialectique. Tous ne sont pas des adversaires acharnés de l’aristotélisme ni de la scolastique ; le propos est constamment nuancé et renseigné avec sûreté. La littérature apparaît vraiment dans la troisième partie avec Rabelais, dont le Pantagruel, le Gargantua et le Tiers Livre sont relus en termes de dispute, qui chez lui « dépass[e] largement le procédé de la satire » et rejoint les questions d’interprétation et d’éducation. Ensuite B. Périgot s’intéresse à l’histoire avec La République de Jean Bodin et les Recherches de la France d’Étienne Pasquier. En effet, l’historien qui veut dépasser le niveau de l’anecdote doit aboutir à un récit plus rationnel où la dispute seconde l’interprétation. Le genre dialogué et spéculatif à la Renaissance n’est pas oublié : il est analysé à travers les Dialogues de Guy de Brués. L’étude se clôt sur un familier de la remise en cause de la scolastique trop scolaire et artificielle, à savoir Montaigne, en particulier dans l’« Apologie de R. Sebond » et les essais « Des cannibales » et « De l’art de conférer ». La dispute y reste un « stimulant » mais pour la subjectivité désormais, le jugement, le scepticisme et les paradoxes personnels. Une riche chronologie, un index des noms et un index détaillé des notions complètent l’ensemble.
10La dispute pèche donc par trop de subtilité, les logiciens sont considérés comme des sophistes (en ce sens, l’évolution de l’expression « question quodlibétique » qui aboutit au terme péjoratif « quolibet » est significative) aux yeux des humanistes qui font plutôt la part belle à la grammaire et à la philologie par lesquelles ils réintroduisent une certaine distance temporelle, une contextualisation du vocabulaire. Les humanistes sont sceptiques devant la dispute, qui passe pour abstraite, virtuelle, voire pleine de duplicité (l’ambiguïté de l’expression « par manière de dispute » – p. 625 – est là aussi révélatrice). De plus, aux incertitudes quant aux fondements de la société soulignées par les historiens, viennent s’ajouter les affrontements théologiques avec la Réforme et les guerres de religion ; du débat originel on est passé au procès pour hérésie. L’accusation d’opiniâtreté fleurit facilement, alors que la dispute n’était pas foncièrement polémique. Le renouveau de la rhétorique inspirée des Anciens, qui faisait appel à une persuasion affective et pas seulement intellectuelle, a également contribué à l’« ère du soupçon » envers la dispute. Enfin, « le fonctionnement tripartite de la dispute (respondens, opponens, maître) » a subi l’influence du schéma et de la rhétorique judiciaires, là encore avec la redécouverte du droit, en particulier romain : l’opinion personnelle a peu à peu pris le pas sur le système dialectique.
11Les spécialistes trouveront ici matière à une réflexion approfondie, voire à une discussion, mais le lecteur moins habitué à certaines œuvres du XVe et du XVIe siècles aura l’occasion de découvrir ou de redécouvrir bon nombre d’auteurs. La lecture terminée, on aurait envie que l’auteur continue jusqu’au XVIIe siècle, où les traces de la dispute n’ont pas disparu, non seulement chez les philosophes (Descartes par exemple) mais aussi dans l’enseignement (la Ratio studio-rum des jésuites), dans le goût pour l’entretien et le dialogue ainsi que dans les nombreuses polémiques, religieuses ou littéraires, qui ont innervé le siècle et donné naissance à la critique. Pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la polémique, à l’éristique, l’étude de B. Périgot offre des bases essentielles puisque la dispute a été un outil intellectuel pendant plusieurs siècles.
12Jean-Marc Civardi
Jeanice Brooks, Courtly Song in Late Sixteenth-Century France, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2000, un vol. relié 17 x 24 cm de 560 p. ISBN 0-226-07587-7
13« La Poésie sans les instruments, ou sans la grâce d’une seule ou plusieurs voix, n’est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d’une plaisante voix. » Comme en écho à cette déclaration de Ronsard (Abrégé de l’Art poétique françois, 1565) paraissent en 1569 les Chansons de Pierre de Ronsard, Ph. Desportes, et autres, mises en musique par Nicolas de La Grotte, vallet de chambre, et organiste de Monsieur frere du Roy (1569), qui formeront la source principale du Livre d’airs de cour mis sur le luth par Adrian Le Roy (1571). Ce dernier attire l’attention sur le développement d’un genre vocal, « que jadis on appeloit voix de ville, aujourdhuy Airs de Cour », qui se recommande désormais par la qualité des textes poétiques mis en musique, empruntés aux « plus gen-tilz poëtes de ce siècle ». Les spécialistes de l’histoire de la musique se sont attachés depuis longtemps à cerner les caractéristiques musicologiques de l’air, promis à un grand succès jusqu’au début du XVIIe siècle, établissant notamment les liens qui s’imposent entre les progrès du genre et les expériences contemporaines sur la musique mesurée à l’antique menées autour du poète Jean-Antoine de Baïf au sein de l’Académie de Poésie et de Musique. Le projet de Jeanice Brooks, éminent connaisseur de la période, est plus ambitieux : il s’agit d’explorer la place de l’air de cour dans la définition idéale de l’homme de cour, et dans la construction d’une identité curiale française, telle qu’elle s’affirme sous les règnes successifs de François II, Charles IX et Henri III, et de leur mère Catherine de Médicis. Par la masse considérable de documents souvent inédits qu’elle envisage, mais aussi par son ouverture aux questions de poétique et d’histoire des mentalités, J. Brooks offre une synthèse sans précédent tant sur les conditions matérielles que sur les fonctions éthiques de la pratique musicale à la cour des derniers Valois. C’est toute la vie culturelle de la famille royale et du milieu qui gravite autour d’elle qui s’en trouve éclairée.
14L’ouvrage suit un plan méthodique et rigoureux. Après le rappel de l’expansion de la cour durant cette période et l’analyse de son organisation, autour de l’hôtel du roi et des diverses maisons princières, J. Brooks souligne la place importante que joue la musique profane dans les divertissements qu’encourage la Reine-Mère. La culture musicale des princes et princesses de France est loin d’être négligeable : leur pratique du chant et des instruments, vantée par les mémorialistes, participe de l’image idéale du prince de la Renaissance, non seulement amateur d’arts mais praticien expérimenté. Pour explorer cet univers sonore, J. Brooks prend pour guide le Livre d’airs de cour mis sur le luth dédié par Adrian Le Roy à la comtesse de Retz, l’une des femmes les plus en vue du règne de Charles IX. Non seulement il s’agit là du premier recueil d’airs de cour, mais le choix de la dédicataire, le choix des poètes et des musiciens dont les pièces sont transposées, enfin la présence de certaines pièces de circonstances font de ce recueil une sorte de microcosme de l’univers culturel auquel il s’adresse. Reste à préciser dans quelle mesure et à quel titre ces airs-là et tant d’autres – texte et musique – tendent à la cour une sorte de miroir d’elle-même. C’est l’objet des chapitres suivants, qui explorent chacun un élément caractéristique de la mentalité curiale française et le rôle que peut jouer le chant dans son affirmation.
15La cour est d’abord envisagée structurellement en tant que système d’échanges (service contre gages) fondé sur le patronage du roi et des princes. Parallèlement au clientélisme politique désormais bien connu des historiens, la vie artistique repose sur un système économique comparable, décrit ici pour la première fois avec précision grâce à un immense travail de dépouillement d’archives, dont témoignent les appendices. Mais J. Brooks ne se borne pas à établir les principes de fonctionnement de la chapelle royale ou de la musique de la chambre du roi, et les tensions éventuelles qui les affectent, elle éclaire par là le rôle dévolu aux musiciens dans la politique de prestige voulue par la Reine-Mère, et le sens profond du service du prince qu’exalte la rhétorique des dédicaces.
16Le cadre socio-économique ainsi posé, on aborde avec le chapitre III la question des valeurs humaines promues par l’air, l’idéal aristocratique qu’il contribue à illustrer. Comme le note J. Brooks, il n’est pas indifférent que la première pièce du Livre d’airs de Le Roy soit composée sur des vers amoureux de Jacques de La Chastre, seigneur de Sillac, ce vaillant chevalier récemment disparu en qui Ronsard et la Pléiade avaient vu la parfaite synthèse de toutes les vertus aristocratiques : galanterie, héroïsme guerrier, connaissance des arts et des lettres. J. Brooks montre que la vogue de l’air de cour participe d’un large mouvement de réévaluation des "marques de noblesse" au bénéfice de la sensibilité amoureuse et artistique, et de l’éducation aux bonnes manières : non seulement les paroles de l’air tendent à façonner l’idéal d’un prince guerrier combinant vertu militaire et sens artistique, mais la participation effective des nobles à la vie musicale (en tant qu’interprètes ou en tant qu’auditeurs) leur permet de témoigner devant leurs pairs de cette sensibilité, à l’image d’un Achille ou d’un Alexandre.
17À ce tableau des vertus viriles répond dans le chapitre IV une réflexion parallèle sur l’édification, dans le texte même des chansons et par la pratique vocale, d’un nouvel idéal de civilité féminine. Rappelant la place croissante des femmes à la cour et la part importante de la pratique musicale dans leur existence, J. Brooks suggère que nombre d’airs sont composés à leur intention, comme autant d’invitations à la voix féminine de développer sa puissance émotive, comparée au pouvoir d’Orphée. Ces chansons présentent volontiers un caractère dialogique qui les rapproche de l’idéal de la conversation : reprenant, sur ce point, sa contribution au colloque Poetry and Music in the French Renaissance (Cambridge, 1999 ; voir notre CR in IL), J. Brooks montre que les théories néo-platoniciennes de Ficin, le Courtisan de Castiglione ou les Dialogues d’Amour de Léon l’Hébreu constituent l’arrière-plan philosophique des fameuses chansonnettes mesurées de Baïf mises en musique par Le Jeune.
18C’est d’une autre forme de dialogue que traite le chapitre V, celui qu’entretiennent les Français avec leurs amis et rivaux italiens. Si les chefs-d’œuvre du lyrisme antique inspirent nombre d’airs de cours, on ne saurait négliger la part des modèles italiens, tant au plan musical qu’au plan des textes. Sans parler des échanges transalpins incessants, les imprimeurs français publient un nombre considérable de chansons italiennes (villanelle, madrigali, moresche, frottole) qui inspirent à leur tour paroliers et compositeurs français, notamment au sein de l’Académie de Baïf, dont plusieurs chansonnettes mesurées, mises en musique par Caietain, Lassus, Courville, Le Jeune ou Mauduit, s’avèrent librement adaptées de canzone napolitaines.
19Un dernier chapitre souligne la part croissante prise par la thématique pastorale dans l’air de cour. Autant qu’à l’héritage bucolique de l’antiquité ou à la tradition populaire française, la mise en scène vocale de bergers et de « vilains » paraît, ici encore, liée au goût des villanelle italiennes ; mais J. Brooks s’interroge surtout sur les fonctions sociales complexes de l’utopie rustique dans le cadre aristocratique de la cour. Les intermèdes chantés de la Pyrénée de Belleforest ou les airs contemporains illustrent bien l’ambiguïté de la fiction pastorale : si elle propose à la noblesse une forme d’évasion ou de rêve utopique, elle lui renvoie souvent une image idéale d’elle-même qui la conforte dans ses valeurs ; l’air paraît transposer, dans un décor champêtre plus ou moins convenu, la réalité d’une cour qui se reconnaît volontiers dans ce reflet idéalisé, et qui trouvera dans les conversations galantes des bergers amoureux un modèle de sentimentalité et d’urbanité. Mais dans le même temps, l’idéalisation des Plaisirs de la vie rustique chers à Pibrac et à ses amis (Rapin, Binet, Forget, Gauchet, Desportes, Du Bartas, etc.) devient l’un des lieux privilégiés du discours anti-aulique, le rustique devenant l’antithèse du courtisan. Dans un cas comme dans l’autre, suggère pour finir J. Brooks, l’air joue son rôle en modelant la sensibilité de l’homme de cour et en développant sa conscience de sa propre spécificité.
20Après une brève conclusion, d’importants appendices font aussi le prix de ce volume : états de paiements aux musiciens de la cour et surtout répertoire alphabétique des pièces d’archives concernant chacun des musiciens de la maison royale de 1559 à 1589 (p. 416-536). En conclusion, on ne peut que souscrire au jugement de Ph. Desan qui salue, en quatrième de couverture, « un grand ouvrage de synthèse qui n’intéressera pas seulement les musicologues mais aussi les spécialistes de littérature et les historiens de la culture ». De fait, voici un instrument de travail sans précédent pour nous aider à mieux connaître l’environnement musical de Ronsard et de ses émules et à prendre conscience du rôle majeur dévolu à la musique dans la culture du temps [1].
21Jean Vignes
Friedrich Dedekind, Grobianus. Petit cours de muflerie appliquée pour goujats débutants ou confirmés. Présenté et traduit par Tristan Vigliano, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le miroir des humanistes », 2006, 238 p.
22En une époque où l’on se plaint des incivilités, une telle parution serait-elle une provocation? Le sous-titre moderne en rajoute, comme l’on dit, en ce domaine mais la lecture de cet ouvrage à la gloire de « la simplicité des mœurs » en tout cas est fort réjouissante. Conformément à l’esprit de cette collection, ce sont deux livres peu connus de poésie néo-latine du XVIe siècle que restitue l’éditeur.
23Ces poèmes en distiques élégiaques datent de 1549 pour la première édition à Francfort (Grobianus. De morum sim-plicitate libri duo) et sont l’œuvre non pas d’un Marot ou d’un Rabelais allemand mais d’un brillant étudiant en théologie, pasteur luthérien un peu plus tard. Le Grobianus connut le succès et à l’occasion de la réédition de 1552 un troisième livre fut ajouté avec une partie consacrée aux jeunes filles (« Grobiana »), égales en rusticité, et proposée en annexe ici. Ce nom propre vient de l’adjectif allemand grob, grossier, et il est attesté, avec ou sans terminaison latine, dès le début du siècle, comme le relève l’éditeur. Ce poème didactique n’est effectivement pas écrit dans un latin raffiné ou artiste, digne d’Ovide par exemple. Son côté plaisant le place dans toute une tradition satirique du monde à l’envers, de l’éloge paradoxal, habituelle à la Renaissance, qui dans ce cas précis prend le contre-pied des nombreux manuels de civilité, le plus célèbre étant celui d’Érasme, consacré aux enfants justement et souvent malmené par Dedekind. C’est donc une œuvre sophistique (tout, jusqu’à la brutalité, peut se justifier), parodique (l’inconvenant devient la norme), grotesque (les titres modernes donnés à chaque poème le soulignent) et insolente (ce qui devait plaire aux jeunes lecteurs latinistes). En fait, comme chez Rabelais, le rire cache autre chose et mène à certaines réflexions. D’ailleurs, le médecin Buckard Mithoff, dans un poème préliminaire, recommande la lecture du Grobianus pour l’agrément et le profit et l’auteur s’explique et se justifie dans une dédicace en prose à Simon Bing, secrétaire du prince de Hesse. T. Viglianio propose à juste titre comme pistes de lecture le pessimisme envers le monde et son égoïsme, le lieu commun de la décadence morale, la remise en cause de l’hypocrisie sociale ou la critique du milieu professoral, le point délicat étant l’absence de toute critique envers la religion. L’accusation de complaisance pourrait tomber aussi sur un tel moraliste, mais l’ironie cache sûrement une certaine sagesse loin de tout excès et peut-être pas si éloignée de celle de Montaigne. Tant pis si certains sont encore choqués aujourd’hui…
24La traduction n’a pas conservé, on s’en doutait, le mètre latin particulier mais elle est juste et fort lisible pour un lecteur moderne, même non averti, car elle tend à une certaine « oralité » pour restituer la verve initiale. Les notes expliquent sans lourdeur excessive les références, allusions, détournements, inhérents à la poésie de ce genre et de cette époque, tout comme la portée de ces préceptes singuliers. Une bibliographie d’ouvrages anciens et modernes ainsi qu’une chronologie sommaire complètent l’ensemble.
25Jean-Marc Civardi
Isabelle Pantin, La Poésie du XVIe siècle, ouvroir et miroir d’une culture, Rosny, Bréal, 2003, 207 p.
26Voici un ouvrage qui rendra de signalés services aux professeurs et aux élèves. Il s’inscrit en effet dans la collection « Amphi lettres » dont le but est de fournir des outils synthétiques sur les genres littéraires, du Moyen Âge au XXe siècle. Tous les volumes offrent à la fois un large panorama, qui tient compte de la critique la plus récente, et une partie pédagogique où exposés, dissertations et explications de textes permettent d’approfondir certains points et d’aborder quelques-unes des questions que pose le genre. Sont déjà parus plusieurs titres sur le roman (XVIIe et XIXe siècles) et sur le théâtre (Moyen Âge et XVIIIe siècle).
27Isabelle Pantin explore, domaine par domaine, la poésie dont elle rappelle l’éminente dignité au XVIe siècle et la place centrale qu’elle y occupe naturellement. La première partie, « Se repérer », met en avant un certain nombre de facteurs, que l’on trouve également à l’œuvre pour expliquer l’évolution du théâtre, qui « appartient de plein droit à la poésie ». Ce sont les Découvertes, l’imprimerie, l’Humanisme, l’influence italienne, le rôle de la cour et les dissensions religieuses. Après l’examen de ces ferments, les foyers poétiques sont étudiés : les rhétoriqueurs et Marot, l’école lyonnaise (1540-1560), la Pléiade (1549-1585) et le mouvement baroque (à partir de 1570). Les différentes formes sont ensuite passées en revue. La seconde partie, « Comprendre », est axée sur cette idée que la théorisation et la construction d’une représentation de soi ne sont pas dissociables. Les pages consacrées à l’allégorie et au mythe montrent le « profond renouvellement de l’écriture fabulante ». Le platonisme et le pétrarquisme font l’objet de mises au point qui permettent d’évaluer le travail de transformation que leur font subir les poètes français. Moins connues, les poésies religieuse et philosophique sont mises en perspective. Pour la première, une voix est donnée « à ce qui n’aurait pu s’exprimer dans les pompes de l’art religieux “officiel” : la spiritualité intime, l’hétérodoxie, la recherche de nouvelles formes pour la prière ». La seconde est rattachée au genre didactique illustré dans l’Antiquité par Lucrèce. La troisième partie, « S’entraîner », offre quatre explications, de Jean Lemaire de Belges (La Concorde des deux langages), de Marot (« Épître au roi pour avoir été dérobé »), de Du Bellay (le sonnet 108 des Regrets, « Je fus jadis Hercule, or Pasquin je me nomme ») et de Sponde (Sonnets de la mort, XI). Le premier exposé traite du maniérisme et du baroque ; le second du pathos dans la poésie de combat. Quant à la dissertation, elle propose de réfléchir sur la question capitale de l’imitation. Une utile bibliographie générale et un index des auteurs et des œuvres vient clore l’ouvrage.
28Jean-Claude Ternaux
Ludivine Goupillaud, De l’or de Virgile aux ors de Versailles. Métamorphoses de l’épopée dans la seconde moitié du XVIIe siècle en France, Genève, Droz, 2005. Travaux du Grand Siècle n° XXV
29Partant du constat qu’au XVIIe siècle l’œuvre de Virgile est partout, sur le mode de l’allusion, comme sur celui de la citation ou du pastiche, Ludivine Goupillaud entreprend d’étudier le rôle qu’a joué l’Énéide dans la formation intellectuelle et morale des hommes du XVIIe siècle. Mais elle refuse d’adopter le seul angle épique, elle s’intéresse aux problèmes de réception et aux transformations génériques de l’Énéide en les reliant à des facteurs linguistiques, historiques, sociaux et politiques qui en montrent les enjeux. Si le désir d’épopée suscité par l’absolutisme n’a pas été assouvi dans les lettres, on le retrouve dans les domaines de l’architecture et des beaux arts. Pour mener à bien son étude, L. Goupillaud distingue trois profils : les héritiers, qui revendiquent ouvertement le patrimoine virgilien, les « fils prodigues », fils clandestins du poète de Mantoue qui entretiennent avec lui des rapports « œdipiens » et les affranchis qui rejettent l’héritage antique (Desmarets et Perrault), certains auteurs (par exemple Huet) peuvant adopter les trois attitudes.
30Avant de s’arrêter sur ces « fils », bons ou mauvais, l’auteur situe, de façon heureuse, la place du Mantouan dans l’enseignement. C’est après l’étude de quelques lettres de Cicéron que les jésuites initient leurs jeunes élèves aux vers de Virgile (première Bucolique). L’Énéide n’arrive qu’en quatrième année de formation, avec les chants V, VII et IX. L’explication d’un passage de l’épopée latine donnait alors lieu à un vagabondage dans l’ensemble de l’œuvre.
31Le premier chapitre envisage les différentes façons de la traduire. Mettant ses pas dans ceux de R. Zuber, L. Goupillaud considère d’abord le rapport que d’Ablancourt entretient avec l’original latin : il entend supprimer la latinité du texte. Au contraire, Huet veut refléter l’auteur, au risque de rebuter les lecteurs. Quant à l’abbé Demarolles, en virtuose, il joue de la prose pour rendre les grâces des vers latins en préservant leur sens. À cet égard, l’étude détaillée du fameux épisode de Laocoon est particulièrement éclairante. Les vers de Perrin tirent leur force des mots retenus pour leur épaisseur musicale et leur quantité prosodique. D’une certaine façon, Segrais rejoint d’Ablancourt par les transformations qu’il apporte au texte-source. En effet, les realia sont sacrifiés, le sens gauchi, au moyen d’euphémismes, par exemple pour respecter le code de chevalerie français. Dans le deuxième chapitre, commentant les différentes types traductions de la fin du livre VII (Camille), L. Goupillaud, à son habitude, commence par un commentaire, très fin, du texte latin (v. 803-817). Elle montre ensuite, de façon aussi subtile, comment les traducteurs gomment la masculinité de la reine des Volsques. Le chapitre suivant pose la question du héros : la personnalité d’Énée et ses attitudes ne s’accordant pas aux mœurs contemporaines. Sont alors examinées les positions du Père Le Brun, qui oscille entre accusation et défense du prince troyen, de Desmarets de Saint-Sorlin et de Gabriel Gilbert, qui dénoncent les tares d’Énée. Quant à Le Bossu, qui insiste sur la « débonnaireté » et la pietas du héros, il est intéressant en ce qu’il transpose dans le domaine épique des principes qui s’appliquent au genre dramatique. Segrais souligne lui aussi l’unité du personnage. Le chapitre III traite des problèmes de structuration dans l’Énéide. Selon Le Bossu, elle n’est pas inachevée, son dénouement (les noces avec Lavinia) se déroulant « dans les coulisses ». Il explique le succès des six premiers chants par leur contenu, galant et philosophique, propre à séduire les dames et les doctes. Faisant référence à l’univers théâtral, Segrais parle de péripéties dans l’ensemble de l’œuvre. À ses yeux, les épisodes sont harmonieusement intégrés à l’ensemble et le fameux chant IV est à la fois un bréviaire de l’amour et une somme poétique et rhétorique. Rapin trouve qu’il soutient la comparaison avec la Jérusalem délivrée. Dans le chapitre IV, L. Goupillaud s’intéresse à l’inventio.La reprise d’éléments antérieurs est l’objet d’enjeux importants. Rejoignant Scaliger, Segrais considère que la disposi-tio est l’élément le plus important. Le plomb homérique a ainsi été métamorphosé en or par Virgile. Considérant que le personnage d’Énée réunit toutes les vertus disséminées dans les héros d’Homère, Rapin va dans le même sens. Cette perfection virgilienne apparaît aussi quand on le compare avec ses successeurs italiens, en particulier avec Le Tasse, stigmatisé par Boileau et Bouhours pour son clinquant. Aux yeux de Le Brun, le Cygne de Mantoue est non seulement un doctus poeta mais l’optimus faciendae carminum structurae magister (le meilleur maître de versification) et l’auteur d’une œuvre qui représente au mieux la littérature latine. Elle est aussi, pour Lamy, le fait d’un excellent poète mélodiste. L’auteur aborde alors (chapitre V) la question du sublime atteint grâce à la brevitas. Efficace, le poète va à l’essentiel, concentre le sens dans des « pépites étincelantes ». Grâce à l’utilisation de la formule et à la description, la puissance des mots frappe le lecteur. L. Goupillaud met alors en parallèle le fameux récit de Théramène chez Racine et la mort de Laocoon dans l’Énéide. Elle remarque ensuite, à propos d’Andromaque, que Racine refuse de se borner à simplement adapter l’elocutio de sa source.
32La deuxième partie, « Les fils prodigues », commence par une série de réflexions sur l’épopée française. Les textes étudiés ont pour sujet l’histoire de France et l’histoire de la foi. Mais les œuvres retenues appartiennent aussi à l’époque qui précède l’accession de Louis XIV au pouvoir. Les questions de l’unité de temps est soulevée : l’aristotélicien Chapelain pense que l’action épique ne doit pas excéder une année. L’anachronisme de l’épisode de Didon et d’Énée est attribué par le père Le Brun à la libertas poetica. Le Père Bossu et Desmarets y voient la volonté de suggérer les guerres puniques. Mais c’est surtout la folie amoureuse de Didon, en contravention avec les données mythologiques, qui est critiquée, au nom de la vraisemblance et de la bienséance. Le Moyne considère même que, chez Virgile, le personnage est « une fausse Didon ». Cette série de « réflexions inaugurales » se termine avec la mise en lumière des règles, heureux secours dont ne bénéficiaient pas les épopées antiques, considérées comme expérimentales. Le deuxième chapitre montre d’abord comment Desmarets fait de son Clovis un Énée débarrassé de ses défauts. L’accent est ensuite mis sur la féminisation de l’épopée au XVIIe siècle, due à l’évolution du lectorat. Le modèle retenu est la Camille de Virgile, la galanterie en plus. En reliant le passé mythique de Rome au présent, les auteurs d’épopées, par exemple Le Moyne dans Saint Louis, entendent servir une idéologie « royale-nationale ». Louis XIV est ainsi naturellement assimilé aux plus grands héros antiques. Le troisième chapitre examine la collection ad usum Delphini. L. Goupillaud pense que, à l’heure où le jeune prince affamé de gloire entre dans la carrière militaire, Mars, chez La Rue, est dépossédé de ses prérogatives au profit des Muses. En revanche, en éditant Cornelius Nepos (1675), Nicolas Courtin présente au Duc de Bourgogne le roi son père comme un modèle guerrier à imiter, à la façon dont Énée pouvait être considéré par Iule. Le chapitre suivant montre comment Fénelon, dans son Télémaque, s’efforce de faire en sorte que le petit-fils ne s’identifie pas à son grand-père. Dans cette « épopée convulsive » est délivrée une leçon de clairvoyance à laquelle se greffe un appel au retour de l’âge d’or. Les rapports entretenus avec l’Énéide se caractérisent par des renversements de perspective, mais il n’en demeure pas moins que le héros connaît des épreuves directement inspirées de Virgile. Fénelon veut inculquer à son élève l’amour du Bien, du Beau et de la poésie, en accord avec l’idéal politique. Le Dauphin doit reprendre le flambeau d’Orphée (Géorgique IV).
33Enfin, dans la troisième partie, « Les affranchis », L. Goupillaud explique la crise de la poésie épique en commentant le thème du troisième homme qui n’aurait ni le défaut de Le Moyne dans Saint Louis, l’ardeur passionnée, ni celui de Chapelain dans La Pucelle, l’application besogneuse. Comme il n’existe pas, c’est le panégyrique « mâtiné d’histoire » qui occupe la place. Si la France ne produit pas une grande épopée, c’est parce que, à la diffé-rence de Virgile, les auteurs, encore prisonniers de l’héritage latin, n’ont pas su maîtriser les capacités d’expression poétique de leur langue. C’est donc logiquement que le rôle du poète latin dans la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes est abordé (chapitre II). Les Modernes mettent en avant la supériorité de la phrase française, qui respecte une progression logique, sur la latine. Pour montrer la supériorité du français, on traduit. Perrault adresse un autre reproche aux Anciens, leur conception cyclique de l’histoire des idées et des formes. Il regrette aussi qu’ils n’aient pas connu l’école de la raison. On considère également que les règles, qui répandent les lumières de la raison, ne sont pas figées et qu’elles prolifèrent nécessairement. En attendant le grand œuvre parfait, on se tourne vers le roman (chapitre III). Loin de mettre à mort Virgile, ce genre narratif le fait renaître de ses cendres, lui donnent un lustre nouveau. Perrault le considère comme antérieur à l’épopée : il est donc naturel de lui rendre son « droit d’aînesse ». Dans les préfaces, l’Énéide sert de passe-droit qui autorise à transgresser les codes de la narration à support historique. Surtout, le roman partage avec l’épopée l’élévation morale. On revient à Perrault avec le dernier chapitre qui a pour objet Versailles. Le château est en effet le cadre du Parallèle des Anciens et des Modernes. C’est aussi celui de la conversation des quatre amis dans Les Amours de Psyché de La Fontaine. L. Goupillaud étudie alors la reprise de la métaphore architecturale, utilisée par les poètes épiques pour parler de leur travail. Elle termine son ouvrage en examinant l’allusion de Poussin au rameau d’or. Il est la représentation allégorique de l’ingenium du peintre ou du poète.
34Le livre de L. Goupillaud emporte l’adhésion par la connaissance remarquable de Virgile et d’un siècle où sa place n’avait guère été évaluée, sinon de façon fragmentaire. On est en présence d’une belle synthèse, qui se fonde sur une analyse rigoureuse de textes judicieusement choisis. C’est aussi un ouvrage qui se lit avec grand plaisir, réservant au lecteur d’heureuses surprises. Ainsi, les titres des chapitres comportent tous une citation tirée de l’Énéide. Une certaine recherche dans l’expression, des formules originales sont au service de démonstrations convaincantes. En refermant l’ouvrage, on reste ébloui par l’or de Virgile et les ors de Versailles.
35Jean-Claude Ternaux
Paule Petitier, Jules Michelet. L’homme histoire, Grasset, 2006, 480 p. ISBN 2-246-66501-9
36Voici un livre qui fera exception pour ceux qui, comme moi, n’aiment pas beaucoup les biographies. C’est aussi que cette histoire d’une vie est en même temps une histoire des mœurs: en racontant l’existence de Michelet, Paule Petitier nous fait retraverser le siècle au quotidien. Elle applique à son auteur, suivant une écriture en sympathie, sa méthode d’historien, une méthode tôt définie ou pressentie par Michelet, lorsque dans la dissertation consacrée à Plutarque pour son doctorat de lettres, il écrivait, précieux passage cité par Paule Petitier, que les Vies de celui-ci renferment « des détails de mœurs qui donnent la couleur locale aux récits et révèlent le caractère original d’un peuple mieux que les grands événements ». Le Michelet de Paule Petitier restitue l’Histoire du XIXe siècle que l’historien n’aura pu écrire jusqu’au bout. Ainsi, dans les chapitres sur l’enfance et la jeunesse de Michelet, à travers de petits portraits, apparaît l’histoire des mœurs sous l’Empire et la Restauration, avec l’existence médiocre des pensions par exemple. Ou encore, ailleurs, en suivant le cursus honorum de Michelet (il sut, le jeune homme, se pousser à ses débuts), on découvre la mesquinerie des mœurs universitaires (ou, las, on redécouvre: nihil novi sub sole !) en même temps que la vie intellectuelle sous le règne de Victor Cousin. Il y a un parfum balzacien aussi dans cette histoire des mœurs, et l’on sait que Balzac est le second grand auteur de Paule Petitier.
37Mais dans cette biographie, on apprend d’abord la façon dont une historiographie s’est constituée, suivant une double visée : la volonté d’une résurrection du passé (c’est bien connu et explicitement revendiqué par Michelet dans la préface de 1871 à l’Histoire de France), mais aussi, et c’est un point fort de ce que l’on pourrait appeler la démonstration sous-jacente de cette biographie, une méditation sur le présent qui télécommande la vision du passé. La résurrection du passé, c’est précisément cette histoire des mœurs restituant l’expérience de l’Histoire propre à chaque époque, la façon dont l’Histoire a été vécue par les hommes. D’où le parti pris énonciatif de Michelet : se fondre dans son objet, le parler de l’intérieur. Ses contemporains lui reprochaient cette proximité qui pour nous est le charme de son génie. Mais Paule Petitier montre remarquablement qu’un tel rapport d’empathie se combine avec une interprétation du passé à la lumière des événements présents. Écrire l’Histoire fut la forme de l’engagement politique de Michelet. Le livre de Paule Petitier permet de mesurer la différence avec un Quinet dont, biographie dans la biographie, nous suivons la « vie parallèle ». N’intervenant pas directement dans les débats de son temps, non point certes qu’il y fût indifférent, « l’homme histoire » (c’est le beau sous-titre de cette biographie, parlante antithèse avec le nom d’homme plume accolé à Flaubert) projette ses interrogations actuelles dans les périodes qu’il explore : proche d’un passé ressuscité parce qu’il contient notre avenir. Ainsi par exemple l’anticléricalisme de Michelet qui va croissant, sa réflexion sur le rôle du christianisme lui font réviser sa conception du Moyen-âge, tout comme durant le Second Empire il revoit l’image de Napoléon au mythe duquel il ne fut d’ailleurs jamais sensible. Raconter le passé revient aussi à tisser des correspondances, à tirer des leçons qui jugent le présent (le « premier public » ne pouvait s’y tromper), telle cette maxime dans le volume de l’Histoire de France consacré à Louis XIV et publié sous Napoléon III : « toute autocratie mène à la banqueroute ». C’est justement à la lecture de Michelet que Flaubert (lui qui collégien eut pour maître un disciple de Jules, Chéruel) écrira un jour en substance : l’histoire n’est que la réflexion du présent sur le passé, ce pourquoi elle est toujours à refaire.
38Ce riche ouvrage, porté par une vaste érudition, sur Michelet évidemment (la biographie est aussi une « résurrection intégrale » de la vie sexuelle de ce grand amoureux virtuose du fantasme), sur le dix-neuvième siècle on l’a compris, nourrira la réflexion de chacun, mais s’offre également au plaisir de la lecture. On y trouve le petit fait vrai: Michelet mettait son bonnet de coton peu après huit heures du soir. On y sent le plaisir de narrer (la biographie, n’est-ce pas un genre de transition entre la critique et le roman?). Alors que Michelet est professeur d’histoire au collège de Sainte-Barbe, Paule Petitier, narratrice omnisciente, délaisse son personnage et fait le mur: « Des galopins escaladaient le mur pour lorgner dans la grande cour les belles dames du faubourg Saint-Germain, mères d’élèves, qui tenaient occasionnellement salon sous les platanes. » Le regard digresse. Jules Michelet eût goûté cette manière de raconter son histoire.
39Philippe Dufour
Écritures XIX 2 : images du temps, pensée de l’Histoire. Textes réunis et présentés par Christian Chelebourg. Caen, Minard, Revue des lettres modernes, 2005
40Le second volume de la série « Écritures XIX », édité dans la Revue des lettres modernes et intitulé « images du temps, pensée de l’histoire », réunit un ensemble de contributions visant à cerner le rapport de certains des plus grands écrivains du XIXe siècle au temps, à l’Histoire, à la mémoire. Cette problématique ne serait pas nouvelle si la plupart des auteurs ne s’étaient efforcés, comme l’indique le titre du recueil, de l’envisager sous l’angle de l’écriture, de la poétique, à côté d’approches plus traditionnelles s’appuyant sur l’imaginaire ou la thématique.
41L’ouverture de l’ouvrage, au sens presque musical du terme, est constituée par une remarquable introduction de C. Chelebourg, à la fois synthétique et appuyée sur une analyse précise et fine des textes, qui nous donne à saisir, à la lumière de mythes phares (comme ceux de la nuit des temps ou du juif errant), « l’imaginaire romantique du temps », caractérisé par la « volonté de cerner la situation d’un présent confus, troublé, dans la continuité historique que la Révolution et l’Empire viennent de briser ».
42Le recueil s’organise ensuite en trois volets, dont le premier, qui servira de socle aux suivants, est principalement consacré aux historiens romantiques (Michelet, Tocqueville) et à leur vision de l’Histoire. Laure Katsaros, à travers son étude de l’Histoire de la Révolution Française, observe à quel point l’Histoire, chez Michelet, se joue sur le mode présent, la Révolution de 1789 reflétant les années troublées pendant lesquelles l’ouvrage a été écrit ; Hervé Guineret, après avoir rappelé l’importance du rôle attribué par Tocqueville au hasard et aux « accidents » dans l’Histoire, montre que c’est en s’efforçant d’adopter un point de vue omniscient semblable à celui de Dieu que l’historien par-vient à trouver du sens à l’Histoire, mais aussi à envisager de manière lucide l’avenir, et en particulier celui des nations démocratiques. Un peu plus loin de l’Histoire, mais plus près de la politique, Eléonore Reverzy analyse la manière dont Zola, dans Les Rougon Macquart, inscrit, à travers le destin individuel de ses personnages, l’Histoire du second Empire, pour donner à ses lecteurs une vision bien médiocre et finalement vaine de la politique.
43Le volet central du triptyque est centré sur des auteurs (Vigny, Barbey) chez qui le temps est avant tout déclin, déchéance : sont tour à tour étudiés Daphné et les Diaboliques, dans lesquelles Barbey, ainsi que le montre P. Avrane, fait cautionner par ses personnages ses idées réactionnaires. Michel Brix se propose, lui, de retracer le parcours de tous ceux qui, de Rousseau à Nerval et Baudelaire, ont devancé Proust sur les chemins de la mémoire involontaire.
44La dernière partie est, elle, consacrée plus précisément aux questions de poétique et à l’imaginaire du temps. S. Meitinger, dans un remarquable texte, explique comment, de Baudelaire à Mallarmé en passant par Rimbaud, la conquête de la modernité s’articule autour de la temporalité du poème, d’une « unité temporelle » du texte réalisée d’abord par Baudelaire, mais théorisée pour la première fois dans Le Mystère dans les lettres par le « prince des poètes ». P. Antoine montre, quant à lui, quel rôle fondamental joue le moyen-âge dans l’œuvre de Chateaubriand : s’il permet à l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe de s’inventer une origine, il offre aussi un miroir à son écriture, toute en mosaïque et bigarrures, à l’image de cette époque bigarrée et « bizarre, (…) composée de débris de mille autres sociétés », ainsi que se plaisait à le dire le mémorialiste. Enfin, C. Chelebourg étudie le double mouvement, à la fois cyclique et progressif, qui innerve La Légende des siècles, à travers les trois symboles de l’arbre, de l’oiseau et du fleuve.
45Anne Le Feuvre-Vivier
Michael Maar, D’une Lolita l’autre. Heinz von Lichberg et Vladimir Nabokov. Traduit de l’allemand par Ursula Bühler, Genève, Droz (« Titre courant »), 2006, ISBN : 2-600-00536-6, 18 €
46On connaît le roman Lolita de Vladimir Nabokov, dont l’héroïne a fondé le mythe de la nymphette qui séduit un homme d’âge mûr : c’est en 1955 qu’il a été publié, en anglais, à Paris par les Olympia Press, après le refus de cinq maisons d’édition américaines et avant de faire le tour du monde et d’établir la réputation de son auteur. Dans son livre D’une Lolita l’autre, le journaliste et écrivain allemand Michael Maar nous propose la découverte d’une nouvelle intitulée « Lolita », dont le romancier russo-américain aurait, éventuellement, pu s’inspirer. Elle est l’œuvre d’un obscur auteur allemand, Heinz von Lichberg (pseudonyme de Heinz von Eschwege, 1890-1951) et a été publiée en 1916 dans un recueil de récits « grotesques » de ce dernier intitulé Die verfluchte Gioconda [La Joconde maudite]. Après avoir fait part de sa découverte en 2004 dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans le Times Literary Supplement, Maar a écrit le présent livre pour étayer ses hypothèses.
47L’intérêt du travail, publié en 2005 aux éditions Suhrkamp sous le titre Lolita und der deutsche Leutnant, réside dans la recherche de l’une des sources (possibles) du roman à scandale et à succès de Nabokov. L’auteur développe (pp. 47-53) trois hypothèses sur les coïncidences entre la (courte) nouvelle allemande et le roman de Nabokov qui, pour lui, ne s’arrêteraient pas au seul titre : 1) que Nabokov n’ait jamais lu la nouvelle de Lichberg et qu’il s’agisse d’une pure coïncidence ; 2) qu’il s’agisse d’un phénomène de « cryptomnésie » (Nabokov aurait, lors de son séjour à Berlin entre 1922 et 1937, parcouru le recueil de Lichberg, l’aurait oublié, mais, au moment de la rédaction de son roman, des pans entiers de l’« Ur-Lolita » lui seraient, inconsciemment, venus à l’esprit) ; 3) que Nabokov ait bel et bien connu la nouvelle de Lichberg, s’en soit inspiré, mais pour faire une œuvre bien supérieure à la petite nouvelle. Il va sans dire que Maar penche pour cette troisième solution, en prenant bien soin de préciser que l’on ne peut pour autant parler de plagiat.
48L’étude, bien documentée, fournit quelques éclairages (trop rapides) sur les rapports qu’entretenait Nabokov dans son exil berlinois avec la littérature allemande. Mais, au bout du compte, cette recherche nous conduit davantage au constat de quelques analogies typologiques (un homme d’un certain âge tombant amoureux d’une adolescente et ayant des relations érotiques avec elle) qu’à des preuves sérieuses que Nabokov ait vraiment connu le récit de Lichberg. A la fin d’une longue série de supputations, l’énigme n’est pas résolue ; la lecture de la nouvelle de Lichberg, traduite en annexe, permet cependant de se rendre compte que les différences entre les deux Lolita sont bien plus importantes que les ressemblances. Au-delà de ses spéculations, on peut apprécier les annotations de Maar et les nombreuses références qui nous renseignent notamment sur la vie et le travail de Lichberg, mais aussi sur certaines œuvres de Nabokov. Ursula Bühler ne s’est pas contentée de traduire ces notes, mais les a adaptées pour le lecteur français en indiquant, là où c’est possible, des références françaises.
49Ce livre de petit format (99 pages en format de poche) procure un certain plaisir de lecture à qui s’intéresse à des spéculations sur les sources cachées ou oubliées des chefs-d’œuvre. Pour la connaissance de « la » Lolita de Nabokov et de sa genèse, il ne représente pas plus qu’une note de bas de page.
50Karl Zieger
Sophie Jollin-Bertocchi, J.M.G. Le Clézio : L’érotisme, les mots. Éditions Kimé, 2001, 269 p.
51Sophie Jollin-Bertocchi se propose d’aborder l’œuvre de Le Clézio sous l’angle d’un effet de réception, à partir de l’examen des procédures expressives qui le font naître, ouvrant ainsi un champ nouveau à la critique consacrée à cet écrivain. Elle adopte la perspective de l’analyse du discours et s’appuie notamment sur les travaux de Jean-Michel Adam. Elle s’intéresse au charme de l’expression, particulièrement sensible dans les passages où se manifeste l’érotisme, qu’elle considère comme une forme exemplaire. Il s’agit dans cet ouvrage d’étudier les rapports entre l’érotisme et la littérarité, qui consiste pour l’auteur dans l’art langagier. Il comporte deux parties. La première s’applique à déterminer les lieux érotiques. La seconde renverse ce point de vue en postulant un « érotisme de la littérarité » à partir d’un langage à même de créer un sentiment érotique. L’approche est adaptée à la visée : essentiellement sémiologique et stylistique, elle ne laisse pas pour autant de côté les aspects thématique, structurel et narratif, au service de la construction de l’effet érotique.
52Dans le premier volet de son étude, « La littérarité de l’érotisme », Sophie Jollin-Bertocchi établit les dominantes d’un corpus regroupant les segments érotiques qui forment un univers fictionnel. Le critère est événementiel, narratif. La nature de l’événement érotique, qui consiste dans l’accomplissement de l’acte sexuel, équivaut à une forme de communication, soumis aux mêmes aléas. Les séquences érotiques sont examinées sous l’angle de leur point d’insertion dans le texte et dans l’intrigue. L’auteur conclut à une présence discrète mais constante de l’acte sexuel dans l’ensemble de l’œuvre. Elle remarque qu’il constitue le point de rupture dans le programme narratif, marquant un net tournant dramatique.
53Le désir est notamment envisagé dans la perspective actantielle. Il tient évidemment une place de choix dans le modèle du même nom. Le récit adopte souvent le point de vue de l’acteur, ou sujet. Le récepteur quant à lui se situe dans un horizon d’attente qui crée les conditions du suspens. Ces conditions conduisent à une érotisation de la lecture sur le plan narratif global, car il s’agit ici de montrer « comment des textes élaborant une représentation de la sensualité et de la sexualité parviennent […] à créer un effet érotique chez le lecteur ». Les procédés stylistiques font l’objet d’une étude très précise. Retenons celle de la phrase : sa structure syntaxique est fluide, fondée sur la parataxe et la coordination plus que sur la subordination, mais comportant de nombreuses circonstancielles de comparaison. Cette structure et d’autres, qu’étudie l’auteur, la rendent poétique car fortement rythmée. « Dans la perspective érotique, il se produit fréquemment un effet de déferlement itératif, de ressassement, dont on pourrait très précisément rendre par le biais de la métaphore de la vague, justement présente sous la plume de l’auteur, et symbolique de l’acte érotique » (p. 126). Mais la thématisation érotique n’est pas une condition suffisante pour créer l’effet d’érotisation sur le lecteur, et l’érotisation du texte en dehors de cette thématisation (comme le bain, la navigation, la marche, le vent et la lumière) se doit d’être étudiée. Elle l’est à partir des supports thématiques privilégiés, à un niveau de littérarité plus générique, voire générale. C’est alors la connotation qui est examinée, et la contamination des séquences. Les types de textes sont eux aussi convoqués dans leurs rapports avec l’érotisation. Le type descriptif, qui sature le texte, présente en lui-même des parentés avec la tonalité érotique – l’un et l’autre, par exemple, sont susceptibles de surgir à tout moment dans la narration. Il crée une sensation de vertige et d’ivresse.
54Sophie Jollin-Bertocchi se fonde sur l’affirmation de Le Clézio qui dit envisager la littérature essentiellement du point de vue de la littérarité générale, à laquelle les genres sont subordonnés. Elle emprunte à Georges Molinié l’idée selon laquelle la marque la plus caractéristique de cette littérarité générale est la récriture, qu’elle soit intra ou intertextuelle, et termine son livre sur l’étude de l’œuvre sous ce double aspect. L’influence de Lautréamont, Michaux et Artaud a déjà été étudiée chez Le Clézio « première manière ». L’auteur montre que Proust, Céline, d’autres encore hantent ses romans. Ces reprises provoquent un effet érotique dans la mesure où elles relèvent d’un « schéma structurel qui reproduit le mouvement de flux et de reflux, de caresse ». N’est-ce pas aller un peu loin? Quoi qu’il en soit, cet ouvrage où l’analyse littéraire ne se laisse jamais soumettre à l’exercice formel d’une conception théorique a, parmi ses mérites, celui de rompre avec le thématisme pur qui inspire trop souvent la critique consacrée à Le Clézio.
55Annick Bouillaguet
L’Hospitalité au théâtre, études réunies par Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, collection « Littératures », 2003, 379 pages
56Que les trois coups frappés à la porte aient à voir avec les trois coups frappés au théâtre, en tant que l’un et l’autre de ces gestes inaugurent un dispositif de rencontre entre soi et l’autre, entre celui qui accueille et celui qu’il accueille, entre les acteurs et les spectateurs, offrant la possibilité d’une transformation de soi et du monde, telle est l’hypothèse sur laquelle repose le recueil d’études réunies par Alain Montandon qui, dans le cadre de ses recherches sur l’écriture des interactions sociales, et après des travaux sur le savoir-vivre, la politesse, la promenade et la danse, s’intéresse cette fois à l’hospitalité au théâtre.
57Rituel social fondé sur un protocole mondain (Isabelle de Charrière, Alfred de Musset) et des devoirs sacrés (Hugo, Claudel), l’hospitalité est ici explorée dans toute son ambiguïté et toute sa perversité. Comme l’explique en effet Jacques Derrida dans De l’hospitalité (Calmann-Lévy, 1997), « la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité apparaît comme une loi paradoxale, pervertis-sable ou pervertissante » (p. 29 cité p. 223). Refusée à Médée (Manfred Schmeling), volée à Amphitryon (Charles Guittard), feinte chez Sénèque (Florence Godeau), contrainte chez Calderón (Claude Chauchadis), bafouée chez Lessing (Christophe Losfeld), l’hospitalité se retourne le plus souvent en son contraire. Les articles d’Isabelle Michelot, de Frédérique Toudoire-Surlapierre et d’Hélène Laplace-Claverie convoquent ainsi la notion derridienne d’« hostipitalité », pour donner à entendre la profonde parenté qui existe entre deux attitudes apparemment opposées, dès lors que « l’hostilité gangrène l’hospitalité » (p. 281).
58Étudier les figures actantielles de la scène hospitalière, celles de l’intrus dans Victor ou les Enfants au pouvoir(1928) de Roger Vitrac (Matthijs Engelbert), du parasite dans la dramaturgie napolitaine du XVIIIe siècle (Jori Constance), de l’indésirable dans la comédie russe du XVIIIe siècle (Alexandre Stroev), celles de l’étranger dans Don Quixotte in England (1733) de Henry Fielding, de l’émigré dans L’Inconsolable (1794) d’Isabelle de Charrière (Laurence Vanoflen), ou bien encore celle du fantôme dans l’œuvre d’Henrik Ibsen (Frédérique Toudoire-Surlapierre), revient donc à envisager les différentes modalités de subversion de l’hospitalité, en d’autre termes, à apprécier l’ambivalence étymologique et la réversibilité sémantique du latin « hostis », qui à la fois est synonyme d’« hospes », l’hôte au sens moderne, et désigne l’étranger, l’agresseur, l’envahis-seur : l’hôte, résume François Raviez, est « un oxymore vivant » (p. 214). C’est ainsi que, dans sa fine analyse du Faiseur de Balzac, Isabelle Michelot voit dans le visiteur de l’homme endetté un « ennemi à circonvenir » (p. 229) plus qu’un invité à accueillir, tandis que dans le bel article qu’elle consacre au théâtre de Claudel, Hélène Laplace-Claverie montre que l’hospitalité est liée à « une double hostilité, celle que ressent le maître de maison à l’égard de l’individu qui fait irruption dans son espace privé et, symétriquement, celle qu’éprouve l’invité, sans cesse renvoyé à l’étrangeté de ses origines » (p. 281), qui se complique, dans la trilogie claudélienne, d’un renversement de situation entre hôte invitant et hôte invité « quand l’otage n’est plus celui des deux qu’on croit » (p. 279).
59Non moins équivoques sont les lieux de l’hospitalité. Plusieurs articles rappellent en effet que l’« ostage » désignait en ancien français la maison, le logement, la demeure, avant de se charger de connotations négatives. Identifiés comme des métaphores ou des métonymies de l’espace de la ville, le café, l’auberge, la taverne ou le salon se font ainsi les miroirs d’une société régie par la circulation du capital (Adam de la Halle, Honoré de Balzac) ou par la soumission des uns et la domination des autres (Bertold Brecht, Griselda Gambaro).
60Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’à la suite de Marguerite Duras, le théâtre contemporain place l’hospitalité sous le signe de l’impossible, de l’impossible relation à l’autre (Irène Tieder), de l’impossibilité du « vivre ensemble » (Jean-Marc Talpin) : « irréalisable » chez Jean-Luc Lagarce, Michel Vinaver et Bernard-Marie Koltès, elle est, selon Sylvie Jouanny, « irréalisée voire irréelle » chez Jon Foss. Quant à Marie-Christine Paillart, elle conclut son étude du théâtre de Thomas Bernhard par le constat que la conduite hospitalière, ce que Derrida appelle « l’hospitalité incondi-tionnelle » (cité p. 233), demeure l’exception.
61Des vingt-neuf études rassemblées dans cet ouvrage riche et foisonnant, diverses conceptions du rapport à autrui se font donc jour : l’hospitalité, entendue tantôt comme un art de se reconnaître dans l’autre, tantôt comme un art de supprimer l’altérité de l’autre, tantôt au contraire comme l’art de s’ouvrir à l’étrangeté et à la nouveauté, engage à la fois une interrogation sur les conditions de réception de l’œuvre théâtrale et une réflexion sur les exigences d’une hospitalité éclairée, à la fois bienfaisante et humaine.
62Marianne Bouchardon
Frontières des genres, migrations, transferts, transgressions. Textes réunis par Merete Stistrup Jensen et Marie-Odile Thirouin, Presses universitaires de Lyon, 2005, 186 p.
63La notion de genre est ancienne et a beaucoup évolué au cours de l’histoire littéraire, ce qui constitue une première difficulté quand il s’agit de la définir. On sait que la distinction des genres, leur cloisonnement, prônés par l’esthétique néo-classique, ont été mis à mal par le romantisme, puis remis en question, à la fin du XIXe siècle, par le rêve d’unité de la fusion des arts dans une œuvre totale. La distinction des genres sert aujourd’hui encore à classer, ne serait-ce que dans les librairies, les livres qui se trouvent ainsi répartis en romans, poésie, théâtre, essais… La critique structuraliste, quant à elle, a opposé au « genre », le « texte », l’« écriture » ou la « polyphonie », démontrant que la pratique des écrivains soit transgresse les « genres » établis, soit leur témoigne la plus parfaite indifférence.
64Toutefois, les genres sont revenus sur la scène littéraire par plusieurs voies : des théoriciens comme Genette ou Todorov réhabilitent la rhétorique, tandis que le succès de l’esthétique de la réception (Jauss) amène à repenser une notion que l’on croyait caduque.
65Le titre de l’ouvrage, comme son sous-titre, indiquent qu’il s’agit de rendre compte de la résistance des genres en tant que grille de lecture. En effet « si le texte génère le genre, et non l’inverse, comme on l’admet communément aujourd’hui, il ne cesse pas d’avoir besoin d’un cadre qui assure sa compréhensibilité ». Or, cette médiation lui est fournie par le genre, affirment les auteurs. L’ouvrage se propose également de rendre compte de nouvelles pratiques qui ouvrent la littérature vers d’autres arts (la musique), d’autres modes d’expression ou d’autres objets de représentation réputés non- littéraires (le Word Wide Web). C’est l’occasion d’explorer des textes qui se situent à la frontière : entre « récit » et témoignage, entre autobiographie et topographie…
66L’ouvrage n’échappe pas totalement à l’éclatement qui caractérise le recueil d’articles (un « genre » difficile !). Mais sa cohérence est assurée par une réflexion commune. L’avant-propos, extrait d’un cours de théorie littéraire rédigé par Antoine Compagnon, constitue une leçon exemplaire : on y suit et on y comprend l’histoire complexe des genres, depuis l’Antiquité. L’auteur conclut que le système des genres reste malgré tout pertinent « même dans la violation généralisée d’aujourd’hui ». Le volume propose des analyses variées, tirées de périodes et d’aires géographiques différentes, ce qui permet d’évaluer la résistance des genres, leurs mutations ou au contraire leur affirmation. Il contribue ainsi à la réflexion critique et dresse un intéressant état des lieux.
67Marie Dollé
Notes
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[1]
Signalons également la remarquable thèse d’Isabelle Handy, soutenue le 29 juin 2000 à l’Université de Paris-Sorbonne, sous le titre La vie des musiciens au temps des derniers Valois : 1547-1589, à paraître aux éd. H. Champion. Cette étude de l’évolution du statut social et artistique des musiciens (compositeurs et interprètes) propose elle aussi un tableau très précis de la vie musicale de la cour, fondé sur le dépouillement de nombreux documents d’archives inédits, extraits du Minutier central des notaires de Paris, des Archives nationales, des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, etc.