Notes
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[1]
J.-P. BOUCHER, Études sur Properce, problèmes d’inspiration et d’art, Paris, De Boccard, 1980 2e édition (1re 1965), p. 236 : « la mythologie « cesse d’être pour Properce un sujet de narration pour devenir un moyen poétique ».
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[2]
P. FEDELI, « La retorica dell’esempio mitico in Properzio » in Properzio tra storia arte mito, Carlo SANTINI, et Francesco SANTUCCI, éd., Assise : Accademia del Subasio, 2004, p. 231-257.
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[3]
Pour une réflexion propédeutique sur la définition du mythe et les diverses approches qu’il suscite, on pourra se reporter à l’étude d’A. DEREMETZ, « Petite histoire des définitions du mythe », Mythe et création sous la direction de P. CAZIER, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 15-32.
-
[4]
J.-J. WUNENBURGER, « Le mythe de l’œuvre ou le discours voilé des origines », Art, mythe et création, sous la direction de cet auteur, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 1998, p. 9-16. Du même auteur : « Principes d’une imagination mytho-poïétique », Mythe et création, op. cit. p. 33-52.
-
[5]
B. W. BREED, « Portrait of a Lady: Propertius I, 3 and ekphrasis », The Classical Journal, oct- nov 2003, 99 (1), p. 35-56; Giuseppe GIANGRANDE, « La componente epigrammatica nella struttura delle elegie di Properzio », Bimillenario della morte di Properzio, Roma- Assisi 1986, p. 223-264; E. GREENE, « Elegiac Woman: Fantasy, Materia and Male Desire in Propertius 1.3 and 1.11 », AJPh 116, 1995, 303-318; R.O.A.M. LYNE, « Propertius and Cynthia: Elegy 1.3 », PCPhC 16 ( N.S.), 1970, 60-78; J.D. NOONAN, « Propertius I, 3, 3-4: Andromeda is missing », The Classical Journal 86, 4, 1991, p. 330-336; G. TATHAM, « Just as Ariadne lay… : Images of Sleep in Propertius I, 3", Scholia N.S. vol. 9, 2000, p. 43-53; H. VALLADARES, « The Lover as a Model Viewer – Gendered Dynamics in Propertius I, 3 », Gendered Dynamics in Latin Love Poetry, ed. R. ANCONA and E. GREENE, p. 206-242; J., E.G. ZETZEL, « Poetic Baldness and its Cure », MD 36, 1996, p. 73-100. Voir aussi l’ouvrage récent de J. K. NEWMAN, Augustan Propertius. The Recapitulation of a Genre, Hildesheim, Zürich, New York, Georg Olms 1997.
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[6]
Catulle, Carmina 64. Le passage est tout entier empreint d’allusions aux poèmes de Catulle : on relèvera notamment au v. 11 (nondum sensus deperditus omnis, duplici ardore) un écho ironique de LI, 5-6 : omnis sensus eripit mihi, pour qualifier ici un état de furor modéré somme toute.
-
[7]
Traduction de S. VIARRE pour l’édition des Élégies de Properce, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 2005.
-
[8]
La médiation hellénistique prime tout de même sur les grands modèles épiques ou tragiques : Calypso n’est pas du tout homérique, comme on l’a vu, Hypsipyle est issue d’Apollonios de Rhodes plus que d’Euripide, et Alphésibée est sans doute une innovation propertienne selon P. FEDELI (Sesto Properzio, il primo libro delle Elegie, Introduzione, testo critico e commento a cura di Firenze, Olschki, 1980, p. 337).
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[9]
Si l’intertexte est majoritairement alexandrin, les sources tragiques sont aussi prégnantes, toutes tendent à illustrer un pathos : ainsi de Milanion dans la première élégie incarnant le seruitium amoris, ou d’Ariane, la puella relicta. A. LA PENNA développe cet aspect, soulignant combien la fonction purement érudite du mythe est rare dans le livre I, L’integrazione difficile. Un profilo di Properzio, Torino, Einaudi, 1977, p. 199-208.
-
[10]
Sur l’ambiguïté de ce terme, on se reportera à l’analyse de P. FEDELI « Properzio I, 15 : arte allusiva e interpretazione », Colloquium propertianum, Assisi, Accademia properziana del Subiaso, Assisi, 1977, p. 73-99, ici p. 82.
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[11]
Certes, chez Homère, Calypso n’offre pas du tout ce visage : elle accepte la décision du départ d’Ulysse et, loin de pleurer, l’aide même à s’y préparer, le prévenant des dangers qu’il encourra (Odyssée, V, 203 et suiv.). Pour une rapide mais intéressante analyse du travail de Properce sur le texte homérique, voir A. PERUTELLI « Calipso e Ulisse, Prop. I, 15, 9 ss. », Materiali e Discussioni 32, 1994, p. 169-171.
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[12]
Yves VADÉ, « Du cristal à l’image-mythe », Mythe et création, op. cit. p. 67-80.
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[13]
En effet, la Rhétorique à Hérennius, Cicéron dans le De oratore, II, LXXXVI, 354 (locos esse capiendos et ea quae memoria tenere uellent, effingenda animo atque in iis locis collocanda ; sic fore, ut ordinem rerum locorum ordo conseruaret, res autem ipsas rerum effigies notaret atque ut locis pro cera, simulacris pro litteris uteremur), Quintilien (Institution oratoire, VI, 2, 29-30) requièrent la création de loci, ainsi que d’imagines agentes, destinées à « se former les images des choses que l’on veut retenir puis ranger ces images dans les divers emplacements que l’on fixe par les sens, en usant du plus subtil d’entre eux, la vue » (id. 357).
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[14]
… imaginibus autem agentibus, acribus, insignitis, quae occurrere celeriter, quae percutere animum fortiter possint. (…) et il termine par cette comparaison : « faites tout cela comme un peintre habile marque les rapports de distance par la différence de proportions des objets ».
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[15]
Cicéron use de l’expression [locis utendum est…] explicatis, modicis interuallis. D’autre part, on rappelle l’importance de la variété ainsi que celle de l’éclairage dans la Rhétorique à Hérennius, III, 32.
-
[16]
Aristote, De memoria et reminiscentia I, 451 a 15 ; II, 452 a 10.
-
[17]
Tyro, fille de Salmonée, aimait le dieu fleuve Énipée ; Neptune, sous les traits d’Énipée, abusa d’elle et de leur union naquirent les jumeaux Pélias et Nélée.
-
[18]
Le texte choisi ici est celui établi par P. FEDELI pour son édition critique. La traduction est inspirée de très près de celle de S. VIARRE pour la Collection des Universités de France.
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[19]
S D S D D S.
-
[20]
D’où l’expression amore facili au v. 22.
-
[21]
La traduction est mienne, ici.
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[22]
Ma traduction.
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[23]
La traduction de ces vers est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[24]
P. FEDELI, Sesto Properzio. Il primo libro delle elegie… Commento p. 402.
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[25]
Voir F. CAIRNS, « Variazioni in Properzio I, 20 », Properzio tra storia, arte, mito, op. cit., p. 75-98 ainsi que É. COUTELLE, Poétique et métapoésie chez Properce. De l’ars amandi à l’ars scribendi. Paris-Louvain, Peeters, 2005, p. 202-422 en particulier.
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[26]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[27]
Tel est celui de la Bucolique X de Virgile où apparaît une figure de ce poète ; cette caractérisation s’accorde avec ce que l’on sait des écrits de Gallus.
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[28]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[29]
VIII, 42 Cynthia rara meast! Et XVII, 16 rara puella fuit
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[30]
Voir l’ouverture de l’élégie III, inspirée de Callimaque
-
[31]
Voir P. FEDELI, Commento… pour ces précisions.
-
[32]
Source admise le plus communément : cf. P. FEDELI, Commento, p. 418.
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[33]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[34]
En XVIII, 27 aussi.
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[35]
F. CAIRNS, notamment, op. cit.
-
[36]
Ma traduction.
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[37]
Platon, Phèdre, 251. Tout le paragraphe décrit les symptômes physiques de la passion.
-
[38]
Motif qu’Ovide reprendra en l’amplifiant dans ses Héroïdes (XX et XXI). Les pommes sont sans doute aussi une référence au poème 65 de Catulle (v. 21-24) empreint de cette délicatesse requise par l’amant-poète.
-
[39]
Ovide, Métamorphoses X, 243-297.
1Diverses études consacrées à la poésie de Properce ont mis en relief l’utilisation particulière du mythe, expliquant notamment le recours à la fable comme une nécessaire référence érudite requise par l’esthétique alexandrine que revendique l’élégiaque augustéen et d’autre part soulignant le goût de l’ellipse et de l’obscurité propre à cette écriture. On a ainsi noté l’absence de récit mythologique dans les Élégies, hormis celui d’Hylas (I, XX) et celui de Dircé (III, XV), souligné la qualité plastique des évocations fabuleuses [1], montré la fonction épidictique des fables cautionnant l’expérience humaine et, de fait, servant prioritairement la visée didactique [2] plutôt qu’elles ne constituent l’élément dominant de cette poésie savante. Il est vrai que la mythologie apparaît sous forme fragmentée, en images fixes peu narrativisées et, si la connivence culturelle du lecteur est requise, celles-ci se prêtent néanmoins fort bien, par ce jeu de déconstruction, à un réinvestissement symbolique.
2Or un retour à l’examen de la littérarité du mythe [3], soit de son inflexion sur la poétique, en tant que matrice sémantique mais agissant aussi en qualité d’unité générative, offre me semble-t-il une perspective éclairante pour tenter de cerner plus précisément la place que lui assigne ce poète au cœur de ses écrits. L’analyse prend appui sur une étude de Jean-Jacques Wunemburger [4], qui montre comment le mythos est logos spermatikos, un Verbe fécondant. Je m’intéresserai plus particulièrement ici au livre I, Cynthiae Monobiblos dont le répertoire fabuleux est relativement restreint mais cohérent et très minutieusement choisi pour ce premier recueil où s’affirment les options d’écriture du jeune écrivain. L’ampleur variable accordée au matériau mythique à l’intérieur de chaque poème ainsi que son usage divers incitent précisément à rechercher une stratégie unitaire. Examinant l’insertion de ces fables dans le discours élégiaque, je souhaiterais mesurer la puissance évocatrice qui leur est attachée, qu’elles soient condensées en figures iconiques pour dire la beauté de Cynthia ou qu’elles essaiment en motifs divers tout au long du recueil, répondant à l’exigence d’admiration que laisse attendre le mythe si l’on en croit Aristote.
I – Une forme iconique du mythe : dire Cynthia et l’écriture élégiaque
3Les références fabuleuses constituent soit de véritables tableautins insérés dans le poème – ainsi de Milanion dans l’élégie I – soit de courtes évocations limitées à une esquisse mais présentées alors en série, en vertu d’un procédé caractéristique du lusus néotérique, comme celles disposées à l’orée de l’élégie III, soit encore se réduisant à une simple mention, dépourvue de toute ébauche de narration, ainsi de l’alcyon dans l’élégie XVII. Leur point commun consiste alors en cette prédilection pour le nom, manifestement doté d’un pouvoir épiphanique incantatoire, en une densité qui peut atteindre un terme par vers (XV, 9 ; puis 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22). Appeler devient un acte d’euocatio au sens religieux, l’appropriation de la figure mythique accompagnant de fait la construction du poème, indissociable des emprunts génériques ainsi convoqués. Lieu où s’exerce la uariatio, la fable est insérée dans la trame discursive de l’élégie par des liens divers : la plupart du temps, elle est détachée du poème, entée sur le texte mais aisément dissociable, conservant de fait une autonomie conforme à l’essence du mythe. Elle participe alors à la structure d’ensemble, permettant au poète de conférer des temps forts et des pauses dans son texte, selon qu’elle est placée en digression ou au contraire au cœur du poème. Ainsi l’élégie XV culmine, aux v. 9-24, sur une succession de quatre exemples mythologiques dûment caractérisés, composant un programme pictural achevé. Or tous ne sont pas sur le même plan : les plus fameux, le premier et le troisième, sont issus d’Homère ou d’Apollonios et ils alternent avec une fable peu connue ou peu diffusée, selon une alliance d’un mode majeur et d’un mode mineur prisé par la peinture pariétale ou par les sculptures de relief.
4Dans l’élégie III, c’est une suite musicale d’héroïnes mythologiques qui ouvre le poème, le portrait de Cynthia est magnifié par avance grâce au recours à ces paradigmes : héroïnes liées à l’amour et à la passion. L’image est ici première, la visualisation de ces personnages formant une sorte de cortège – ou de haie d’honneur – à la puella endormie qui permet de solliciter les modèles littéraires, de poser un hypotexte prééminent. De nombreuses études [5] ont rappelé combien Ariane, Andromède, la Bacchante et Io comptaient parmi les sujets récurrents de l’art figuré hellénistique comme de l’art contemporain de Properce. L’anaphore de qualis incantatoire (v. 1, 3, 6) souligne l’emphase de la comparaison mythologique et accompagne la recherche d’un langage : comment dire Cynthia? Sont ainsi constamment juxtaposés le plan métaphorique et le plan littéral (talis uisa mihi, v. 7) laissant entendre ici la constitution d’une écriture qui procède premièrement de l’ekphrasis : la référence initiale à Ariane qui, chez Catulle, est elle-même un sujet de décoration [6], indique de façon emblématique au début du recueil le dialogue entretenu par la poésie avec l’art figuré. En plus d’une oscillation entre vision objective induite par le discours mythique et vision subjective ici à travers le regard de l’amant, s’affirme une écriture allusive, née de ce dialogue entre le pictural et le verbal. Dès les premier vers, le retour des occlusives (Qualis iacuit cedente carina… Cnosia… accubuit, Cepheia…) constitue un tissu phonique conduisant progressivement jusqu’au nom de Cynthia et scande le défilé des figures ouvert par la représentation de la Cnosienne en souffrance. L’expression de l’abandon est souligné par une dispositio éloquente : une disjonction entre le verbe et le sujet inversé et la juxtaposition de languida / desertis. La brièveté de l’évocation atténue la portée pathétique de l’image : immédiatement surviennent Andromède, puis la Bacchante dont la part érotique est majorée. Plus qu’un agencement pictural à visée décorative, cette succession de portraits révèle la recherche d’un mode, d’un rythme ou d’un verbe appropriés pour décrire la puella endormie, le détour mythologique procédant autant de l’éloge que de la révérence. Progressivement sont disséminés à travers les évocations successives les éléments essentiels du personnage, au plan descriptif bien sûr mais aussi au plan poétique, les comparaisons mythologiques contenant en elles-mêmes la puella en gestation : les trois syntagmes descriptifs sont en effet construits de façon identique (qualificatif ou participe complétés par un groupe nominal à l’ablatif), aboutissant à la caractérisation de Cynthia selon une même structure (non certis…nixa manibus). De même languida, libera, fessa composent un mouvement ternaire achevé, définissant également l’aimée, dont ne sera révélé au v. 8 qu’un plan rapproché : l’état d’âme a été caractérisé préalablement, dans la lecture que le poète-amant a proposée des trois héroïnes mythologiques. Cynthia s’impose alors par sa présence physique (caput, manibus). Le mythe cède le pas, il n’était qu’une propédeutique à l’action de l’amant élégiaque.
5Les motifs mis en exergue avec ces silhouettes iconiques se propagent ensuite discrètement dans le portrait de Cynthia. La posture allongée n’est plus rappelée : le poète amenuise l’écart entre le référent et la maîtresse et, au contraire il complète la description de Cynthia en créant un réseau d’analogies perceptibles dans le lexique ou dans la syntaxe. Ainsi l’ablatif herboso Apidano (v. 6) est repris en écho dans impresso toro au v. 12 ou bien le syntagme mollem quietem du v. 7 synthétise l’abandon déjà énoncé dans ses diverses modalités : acception négative avec languida et positive dans l’expression de la libération (libera …duris cotibus v. 4) ou de l’épuisement physique (fessa v. 5). Dans les derniers vers se prolonge ce jeu de miroir lorsque Cynthia, se réclamant de la situation d’Ariane trahie, prononce les paroles de la Minoenne : le discours de la maîtresse dénonce le foedus amoris rompu (iniuria, alterius, …) me miseram, deserta, longas moras…), par une sorte d’investissement du rôle, avant d’endosser pour finir le costume de Pénélope, au terme d’une quête de la persona la plus appropriée. Dans sa tirade finale, elle confirme son tour d’horizon de l’exploration des virtualités de l’élégie en se prêtant elle-même à l’activité poétique. Certes, elle est impliquée pleinement dans l’univers musical, capable de jouer de la lyre, quoique épuisée (fessa), à l’instar de la Bacchante précédemment citée (v. 5), mais pour une raison bien différente qui signifie définitivement son appartenance à l’élégie : une attente solitaire. Cynthia nouvel Orphée au féminin (Orpheae lyrae v. 42)? Le langage poétique, après avoir parcouru le terrain de l’art figuré en vertu du fameux adage ut pictura poesis, retrouve les inflexions du carmen, suggérant un cheminement créatif né du jaillissement des images mythologiques suscitées par la contemplation de Cynthia et conduisant à l’animation du personnage de la puella élégiaque. L’univers mythique dont s’écarte peu le poème est entretenu à des degrés divers, tout au long de l’élégie, situant le discours du poète-amant dans un entredeux caractéristique de cette écriture.
6Ailleurs, dénonçant laperfidia de Cynthia, le poète lui oppose les exemples édifiants d’amantes fidèles, conférant à celles-ci une prééminence susceptible d’occulter celle de l’aimée. Dans l’élégie XV, la description inédite de Calypso pleurant le départ d’Ulysse, la plus développée de toutes, donne au motif des cheveux détachés une place centrale, support précisément de l’antithèse avec une Cynthia soucieuse de sa coiffure (v. 5), telle qu’elle était déjà apparue dans l’élégie II. Les qualificatifs ou les substantifs féminins autour de Calypso répondent point par point à ceux qui environnent l’évocation de la maîtresse, grâce à la récurrence du thème phonique [a] et à des constructions syntaxiques parallèles : maesta s’oppose à lenta, dura, perfidia, puis longae conscia laetitiae (v. 14) à longa … desidia (v. 6) ; la fixité de la déesse (sederat v. 12) lui conférant une dignité dont est dénuée la puella en mouvement (uenis) soucieuse de se fabriquer une image. Le terme componere au v. 5 suggère en effet l’esthétisation recherchée par Cynthia qui semble trouver son aboutissement précisément dans l’éclat de la divine héroïne que lui propose le poète.
at non sic Ithaci digressu mota Calypsodesertis olim fleuerat aequoribus:multos illa dies incomptis maesta capillissederat, iniusto multa locuta salo,et quamuis numquam post haec uisura, dolebatilla tamen, longae conscia laetitiae.(…)quarum nulla tuos potuit conuertere mores,tu quoque uti fieres nobilis historia.Mais ce n’est pas ainsi qu’au départ de l’homme d’Ithaque Calypsoémue pleurait jadis devant les flots désertés :de longs jours, désolée, les cheveux décoiffés, elle était restéeassise, parlant beaucoup à la mer injusteet quoiqu’elle ne dût plus jamais le revoir, elle s’affligeaitau souvenir de leur long bonheur. (…)Aucune d’elles n’a pu changer ton comportementpour que tu devinsses, toi aussi, une noble légende [7].
8Plus remarquable encore est le panachage littéraire qui apparaît ici : la uariatio touchant alors l’intertexte et tout particulièrement la généricité. En effet, Calypso, Hypsipyle, Alphésibée et autres Évadné ne sont pas issues d’œuvres qui bénéficient d’une égale auctoritas littéraire [8]. Insérées dans un assemblage bigarré qui unit un personnage originaire de l’épopée primitive, un autre de l’épopée alexandrine, un autre encore de la tragédie, abolit toute hiérarchie générique [9]. La tension instaurée entre mythe et réalité découvre la mise à nu de la construction d’une figure littéraire pour laquelle le locuteur envisage une historia [10], le terme situant cette création à la croisée des genres, n’appartenant de fait à aucun, pour ouvrir sans doute la voie du romanesque. Les références mythiques servent alors l’affirmation de l’écriture élégiaque, révélant le tissage intrinsèque prisé par cette poésie et sa capacité à convertir des personnages à ses codes [11] en un ensemble unifié. Non seulement les postures, mais le langage tout entier relèvent d’une appropriation élégiaque, avec l’angle de vue spécifique et le sémantisme parfois original que cette écriture impose : la primauté donnée à l’émotion (digressu mota), l’accent mis sur les larmes en liaison avec un paysage de solitude (desertis… fleuerat aequoribus v. 10), et enfin la réminiscence d’une sensualité partagée (longae laetitiae dans une acception érotique au v. 14). Participant ainsi à l’expression de l’absence, du désir, à la volonté de fixer l’éphémère bonheur, la composante fabuleuse acquiert une suprématie indéniable, lieu de cristallisation et de mémoire.
II – Cristallisation et diffraction : la visée mnémonique
9Se focalisant sur des figures figées, le poète représente la jonction qu’il recherche entre l’objet désiré et le langage ; les personnages de la fable sont alors les médiateurs nécessaires, tirés de leur contexte originel pour être chargés d’une fonction symbolique. Grâce à l’enargeia mise en œuvre, Ariane, Tyro ou Évadné surgissent, immobilisées dans un au-delà du texte en une forme de cristallisation [12] qui appelle le regard – couramment sollicité par aspice –, génère une sémantique nouvelle dans cette interrelation créée entre le mythe et l’histoire de Cynthia, l’image exhaussée prenant bien souvent le pas, à ce stade, sur la mise en scène de la fiction amoureuse. Le référent mythique tend alors vers une diffraction de l’image au profit de la mise en relief de mythèmes, d’éléments indépendants surinvestissant la symbolique du texte et créant une ouverture dans cet espace clos de l’élégie. Sous l’effet de cette fragmentation, se détachent un certain nombre de lieux, riches d’une fonction mnémonique qui ancrent l’œuvre propertienne dans une poésie des origines.
10L’évocation de Milanion, au cœur de l’élégie I, est exemplaire du point de vue du surgissement de l’image, comme une excroissance du texte : l’unité formée par ces six vers permet de délimiter une véritable vignette digressive, vers laquelle converge immanquablement le regard. La parité métrique entre les vers 9 et 10 place en exergue les substantifs à l’initiale : Milanion / Saeuitiam tous deux suivis d’un adjectif dissyllabique (nullos / durae), tandis que la césure penthémimère détache la forme verbale fugiendo/ contudit. L’unité du distique ouvrant sur le nom du héros mythique et s’achevant sur celui de l’aimée Iasidos, dessine l’image du couple, tandis qu’au cœur de l’ensemble, les thèmes phoniques (-nion, -iendo ; -os, -ores, -os) soulignent l’unité du propos, les dures épreuves. La disharmonie qui affecte le personnage trouve un écho également dans la discordance sonore aux vers suivants : ainsi de la succession de quatre mots à l’initiale vocalique au v. 11 (amens errabat in antris) puis des assonances au vers 12, là encore marquées à l’initiale : in hirsutas ibat et ille. En une gradation notable, le thème vocalique est prolongé au vers suivant, dramatisant l’invasion de l’agresseur ille etiam Hylaei. La peinture de la scène s’achève sur la mention de la blessure, en une association du visuel et du sonore saucius … ingemuit. La portée paradigmatique est assurée ensuite, confirmant la victoire de l’amant sur l’aimée grâce à une ultime occurrence de la métaphore cynégétique : domuisse, mise ici en relief entre deux termes neutres du point de vue de l’image potuit / puellam mais qui établissent à eux seuls le parallèle entre le héros mythique et le poète-amant. Est alors condensée non seulement toute la palette des erotika pathémata qu’exposent les élégies, tandis que s’affirme le raffinement du travail poétique qui exhibe cette variation dans toute l’amplitude de l’image. Le tableau détaché suscite à la fois un éloignement du réel jusqu’à une entrée dans la sauvagerie primitive tout en offrant une vision exacerbée des souffrances de l’amant, explorant la voie de l’allégorie (« Je suis ce Milanion… ») dont l’immense succès reste à venir.
11Ainsi ordonné, le poème présente une structure apparentée à celle préconisée par l’art de mémoire, tel que le définissent les rhéteurs antiques [13]. Cicéron rappelle aussi la nécessité de « se servir d’emplacements nombreux, remarquables, bien distincts, et cependant peu éloignés les uns des autres ; employer des images saillantes, à vives arêtes [14]. L’écriture doit rendre ces « lieux de mémoire » clairement identifiables, notamment en les compartimentant à la manière d’unités musicales et rythmiques [15]. Certes, ces écrits s’adressent à l’orateur, en vertu de la nécessité pour lui de fixer son discours et de se le remémorer pendant l’actio : l’on sait néanmoins la part de rhétorique dans la conception poétique visant à une semblable finalité, mouere. La fonction mnémonique est nettement prééminente dans cette écriture de la dialectique entre souffrance et bonheur, mue par une quête incessante de la thésaurisation : le mythe, par nature voué à la mémoire, est le matériau de choix. La participation de l’image chez Properce pourrait sans doute se justifier de façon plus aiguë encore au regard de l’analyse d’Aristote. En effet, dans le traité De memoria et reminiscentia, ce philosophe présente la mémoire comme une zone intermédiaire entre la pensée et le sens, appartenant néanmoins au sens. Elle agit alors à la façon de l’empreinte : la perception compose une peinture dans l’âme, la mémoire est la permanence de cette peinture. Chaque fois que l’image est contemplée, c’est tout le processus des affects qui est ainsi réactivé, dans la continuité de son enchaînement [16]. Offrant une représentation concrète à la passion, la série fabuleuse de l’élégie XIII répond précisément à cette finalité mémorielle, dans la mesure où, en une succession ordonnée selon une gradation d’intensité, elle fixe les images d’une transmutation des corps sous l’effet du désir amoureux : sont alors convoqués les éléments primordiaux, insérant les scènes dans une perspective de création originelle. Le langage poétique tend à rendre sensible cette fusion aux accents empédocléens :
non sic / Haemoni/o Sal/monida /mixtus E/nipeo :Taenarius facili pressit amore deus,nec sic caelestem flagrans amor Herculis Hebensensit ab Oetaeis gaudia prima rogis.
13L’organisation métrique [19] et phonique du v. 21 exhausse l’union des deux noms propres : tous deux sont constitués de dactyles disposés de façon symétrique autour d’un spondée médian (troisième pied), la césure penthémimère créant un équilibre et permettant de répartir de part et d’autre le thème phonique unitaire [a…moni…] venu conforter le corps à corps exprimé par mixtus. Ce participe signifie concrètement le mélange des eaux, puisque ces deux êtres sont de nature aquatique [20] ! Après la mention de l’eau, apparaissent le feu et l’air (caelestem) pour être à leur tour fondus dans le couple formé par Hercule et Hébé. La métaphore topique de l’amour ardent, flagrans, rogis est ainsi explorée dans toute son étendue, caractérisant aussi bien l’amour d’Hercule que la consomption du héros sur le bûcher. La métamorphose dont le poète retient le paradigme amoureux confirme l’inscription dans la mémoire de l’univers.
14L’énoncé négatif, invoquant l’infériorité de l’expérience mythique au regard de la réalité, est ainsi invalidé. Loin d’être insuffisante, la fable tissée dans l’élégie tend au contraire à en intensifier les motifs, conduisant le regard sur la rencontre des eaux ou sur les bûchers. La diffractant, le poète accroît l’adhérence de ses mythèmes au discours amoureux qu’il entrelace ici étroitement aux comparaisons. La fragmentation, l’ellipse, la diffraction, participent de cet objectif : extirper du mythe tout ce qui est de nature à exacerber le discours amoureux, recomposer l’image jusqu’à la rendre contigüe, sous peine d’y renoncer lorsque la référence entraîne une trop grande dichotomie avec la puella élégiaque. Le poème IV suggère cette dialectique, inclinant cette fois vers un éloignement de la fable dont le seul point de suture retenu est la forma de ses héroïnes :
tu licet Antiopae formam Nycteidos, et tuSpartanae referas laudibus Hermionae,et quascumque tulit formosi temporis aetas;Cynthia non illas nomen habere sinat:La beauté d’Antiope, la fille de Nyctéeet celle d’Hermione de Sparte, tu peux les rappeler et les louercomme celle de toutes les héroïnes qui vécurent à la belle époque ;Cynthia ne leur laisserait pas le privilège de ce nom [21]
16La série fabuleuse est ici réduite à deux personnages, à l’instar du rétrécissement référentiel à la seule qualité de séduction du corps. Cynthia vient clore harmonieusement le mouvement ternaire attendu, en concurrente victorieuse. Son nom, à l’initiale du vers s’inscrit à la suite de ceux d’Antiope et d’Hermione ; bien que privé de qualification identitaire, il est néanmoins capable d’être porteur de l’enchantement nécessaire à la victoire. L’accent est en effet mis sur nomen, soulignant la valence du concept de forma capable de convoquer à lui seul un épisode de la fable, celui du jugement de Pâris, sans doute – immédiatement relégué, parce que déceptif, dans une distance temporelle que récuse l’amant-poète. Cet éloge de la proximité, du familier, au détriment d’un lointain fabuleux est aussi l’un des enjeux majeurs de l’écriture élégiaque. L’écart est parfois annulé grâce à une superposition habile d’images : ainsi dans l’élégie XIX où une accumulation de négations dans les six premiers vers dissipe la figure du « je » et ménage l’apparition de Protésilas, l’associant à la mémoire et au désir requis par l’amant-poète (non immemor v. 8, cupidus v. 9). Le lexique des sens est alors appuyé : iucundae (v. 7) puis attingere gaudia palmis (v. 9) justifiant l’analogie encadrée par l’anaphore de illic, au point de charger la représentation éidétique du poète (imago) de la résonance pérenne du mythe.
Illic Phylacides iucundae coniugis herosNon potuit caecis immemor esse locis,Sed cupidus falsis attingere gaudia palmisThessalus antiquam uenerat umbra domum.Illic quidquid ero, semper tua dicar imago…Là-bas le Phylacide, héros de sa douce épouseN’a pu l’oublier, dans les ténèbres,Mais désireux de toucher l’objet de ses voluptés de ses mains [de spectre,Le Thessalien, il est revenu, fantôme, dans son ancienne demeure.Là-bas, quoi que je sois, je serai toujours ton ombre [22]…
18Le poème XVII offre un exemple éloquent encore de cette diffraction du mythique dans la mise en scène d’un « je » sans cesse plus proéminent. Apparaît au vers 2 l’image de l’amant-poète relictus s’adressant aux alcyons solitaires :
Et merito quoniam potui fugisse puellamNunc ego desertas alloquor alcyonasEt je l’ai mérité, puisque j’ai pu fuir mon amie !Maintenant je parle aux alcyons solitaires [23]
20L’unique mention de cet oiseau convie la fable de Céyx et Alcyoné dont P. Fedeli [24] rappelle la riche tradition littéraire, notamment dramatique. Intensifiant l’expression de la solitude par cet arrière-plan tragique, faisant endosser à son locuteur la persona d’un veuf, le poète insère étroitement dans l’écriture le nom de l’alcyon, grâce à un jeu subtil de sonorités : les homéotéleutes (desertas/ alcyonas) encadrent alloquor, figeant le poète-amant dans un présent duratif, tandis que l’initiale de ce verbe, assonant avec alcyonas, signifie l’assimilation métaphorique d’autant plus justifiée par la fides communément attachée à cet oiseau et revendiquée par le « je ».
21Intrinsèquement liée à l’écriture, la fable est aussi chargée de dire le poétique, en une dimension spéculaire fort prisée des poètes augustéens qui invite le lecteur à saisir la cohérence du livre précisément à travers l’unité synthétique et symbolique que constitue le mythe et donne à voir l’acte de fécondation de l’écriture par le matériau mythique.
III – Dire le poétique
22Deux élégies sont, à mon sens, emblématiques de ce croisement entre métapoétique et mythologie : l’élégie XX que je propose de lire au miroir de la Monobiblos et l’élégie III dont la fable d’Io prélude à une mise en acte de la création artistique.
23Informer le mythe pour l’insérer dans une poétique acquiert en effet une résonance particulière dans l’élégie XX, la plus longue du recueil (52 vers), où Properce, exceptionnellement, accorde une place prépondérante au récit. Exercice de style alexandrinisant témoignant des premiers écrits de Properce, ainsi a-t-on le plus souvent caractérisé ce poème. Certes cette composante ne peut être totalement récusée, mais la prégnance de l’intertextualité, la mise en relief de topoi traditionnellement dotés d’une fonction métapoétique, le choix du destinataire – que celui-ci soit le père de l’élégie [25], convoqué pour une rencontre symbolique, ou un simple confident – invitent à lire ici une synthèse de la poétique du mythe telle que l’envisage Properce, où se réfléchit le mode d’écriture du recueil tout entier. Si l’on observe le principe du contrepoint, dont le poète use sans restriction, ou la permanence de certains motifs, on découvre en effet que ce texte nourrit une parenté certaine avec ceux adressés à Cynthia, confirmant si besoin la cohérence extrême de ce premier livre d’Élégies.
24La fonction épidictique de la mythologie posée en référent d’une éthique – attendue dans l’élégie – et destinée à servir la fiction biographique, est particulièrement accentuée ici, au point que l’introduction du poème tend à assimiler l’ensemble du texte à un emblème, qui associerait texte et image en une étroite relation dialogique et complémentaire. L’âme en serait les vers 3-4 :
Saepe imprudenti fortuna occurrit amanti,Crudelis Minyis dixerit Ascanius.Souvent à l’amant imprudent s’oppose la fortune,L’Ascagne cruel aux Minyens pourrait le dire [26]
26La formule gnomique annonce une clé de déchiffrement que le récit se donne pour fin d’illustrer. L’adresse à Gallus, annoncée avec emphase, est présentée au nom d’une fidélité dans l’amitié (pro continuo amore v.1) ; elle est également symptomatique de choix narratifs et esthétiques qui justifierait l’identification du personnage avec l’auteur des élégies à Lycoris: la prédilection pour le pathos ou l’importance accordée au paysage sauvage [27]. Si on ne peut y lire l’hommage au maître du genre, on reconnaît aisément dans, cette élégie, comme dans toutes celles destinées aux amis poètes, une mise à distance de l’écriture, l’effet étant encore accentué par le choix d’une narration qui excède largement le cadre jusque-là concédé à la fable. Grâce à un tissage savant, sont ici rassemblés sous couvert du récit mythique les motifs prépondérants du discours amoureux qui émaillent la Monobiblos : celui de l’eau, récurrent sous toutes ses formes, soit connoté péjorativement (XI, 30 Baiae crimen amoris aquae !), soit signe d’un lieu ambigu, à la fois fantasmatique d’une possession exclusive de Cynthia (XI, 9-10) et d’une trahison (XI, 11-12), eau séduisante, trompeuse qui nourrit l’image de l’amour dans un énoncé sentencieux de l’élégie IX :
quid si non esset facilis tibi copia! nunc tuinsanus medio flumine quaeris aquam.Que serait-ce si tu n’avais pas de ressources accessibles? [MaintenantInsensé, tu cherches de l’eau au milieu du fleuve [28].
28L’eau a envahi, dans l’élégie XX, tous les points du décor : outre les fleuves, ce sont les fruits, la demeure, le pré qui, tous, sont imbibés de cet élément qui joue un rôle majeur dans la narration, point de départ et d’aboutissement de la quête et surtout vecteur d’illusions. Celles-ci sont signifiées au vers 42, par les termes chers au poète blandis imaginibus associés ici à l’error, autre mot éminent de la poésie amoureuse. « Rare » est dite la source que recherche Hylas, le poète exhibant ce qualificatif récurrent dans le livre pour exalter Cynthia [29]. Si la source est bien souvent l’image de l’inspiration [30], figurée aussi par la puella dans le recueil, le qualificatif s’accorde avec l’esthétique propertienne, friande d’érudition et de subtils tissages. Réactivant l’union de Tyro et de Neptune, les Dryades s’emparent d’Hylas et l’absorbent : facili liquore remplace facili amore de XV. Seul demeure l’écho, trace ultime et éphémère du personnage que la poésie parvient à fixer, convoquant la Bucolique VI de Virgile en particulier et sans doute bien des modèles grecs [31], en attendant la retractatio de la fable de Narcisse par Ovide. Ce motif est présent également dans l’élégie XVIII où le poète-amant, à la manière de l’Acontius [32] de Callimaque – sinon de Gallus – recherche la sympathie de la nature :
ah quotiens uestras resonant mea uerba sub umbras,scribitur et teneris Cynthia corticibus!Ah ! Combien de fois mes mots résonnent sous votre ombre [délicateEt « Cynthie » s’inscrit dans vos écorces ! [33]
30Puis à la fin de ce même poème :
sed qualiscumque es, resonent mihi ‘Cynthia’ siluae,nec deserta tuo nomine saxa uacent.Mais si dure que tu sois, puissent les bois résonner pour moi [de « Cynthia »Et les rochers déserts êtres pleins de ton nom !
32L’écho est aussi intratextuel : en effet, le paysage ombreux est encore celui de l’élégie XIX, qui partage tant d’éléments avec la XX que l’on serait tenté de lire ces deux textes en diptyque si d’autres occurrences n’inclinaient à voir plutôt des réseaux tissés dans le livre tout entier : bois obscurs, pierres glacées [34] participent à cette isotopie d’une âme tourmentée. Ce locus horridus, d’origine gallienne diton [35], reçoit dans le poème XX un contrepoint sous la forme d’un locus amoenus, clos comme il se doit, doux et fleuri (XX, 33-38), préalablement annoncé par les vers 21-22 :
hic manus heroum, placidis ut constitit oris,mollia composita litora fronde tegit.Ici la troupe des héros, faisant halte sur ces rives paisibles,Couvrit la plage de feuillages disposés en un lit moelleux [36]
34La résonance revendiquée de ces deux pièces, est prolongée aussi avec le poème XI, molliter compositam (XI, 14) sonnant avec mollia composita litora fronde : or, ce sont là des accents déceptifs, l’insinuation de la trahison latente que l’invasion de l’eau est à même de signifier. De même les liens entre XI et XX apparaissent encore autour du nom d’Hercule, Herculeis semita litoribus (XI, 2), comme la mention d’Hylée en XX, 6 rappelle la première élégie. Les similitudes touchent encore le corps d’Hylas dit formosus, à l’instar de celui de Cynthia, mais surtout également doté de candore, l’éclat séduisant de l’aimée (XX, 45).
35La retractatio de la fable d’Hylas prend alors tout son sens : non seulement elle représente la virtuosité du poète à marcher sur les traces des Alexandrins et des Néotériques, mais elle invite aussi à l’herméneutique, le récit mythologique fonctionnant ici comme une succession d’images à décrypter, offertes non sans une manifeste complaisance. Toutes sont riches d’une signification allégorique confirmée par les autres pièces du recueil, ainsi vecteurs de liens que le lecteur est invité à nouer. Au-delà de la visée parénétique posée par le discours encadrant, est proposée une représentation abyssale du texte : la fragmentation est alors pleinement investie de sa fonction esthétique, cultivant le goût de l’ellipse et du symbole, en un langage qui oscille entre l’épyllion et l’ekphrasis, pour revendiquer la primauté de l’élégie.
36De façon plus concise, mais tout autant éloquente, la fable d’Io dans l’élégie III participe également à la réflexion sur l’élaboration d’une poétique qui procède premièrement de la fulgurance de la vision. Après la série des trois exemples mythologiques qui a précédé l’épiphanie de Cynthia, est introduite en effet une ultime référence, au vers 20, achèvement de la quête verbale. Distinct des deux premiers, ce nouvel exemplum à scène permet de rassembler cette fois les deux protagonistes du couple en assignant à chacun un rôle emprunté à la fable. Le poète endosse alors celui d’Argus, dont la posture contemplative lui sied, tandis que la maîtresse se voit attribuer tout naturellement celui d’Io dont on connaît la métamorphose. Or, c’est un dénouement analogue qui est présenté ici, certes sur un mode oblique. Ignotis préfigure la mutation de l’héroïne mais aussi caractérise la nouveauté de l’écriture qui, à l’instar de celle préconisée par Aristote et dans la filiation virgilienne, préconise le thauma, la stupeur (mirari). Se succèdent alors des actes d’appropriation du corps de Cynthia, subterfuges de l’union érotique sans doute, mais signifiants pour leur relation à l’art. Le poète, comme s’il était affecté par la perméabilité du discours mythique, recompose Cynthia, l’orne de couronnes (v. 21-22 soluebam, ponebam), dispose ses cheveux épars (formare v. 23), place des fruits en parure autant qu’en offrande, agissant en Pygmalion à l’écoute des réactions physiques de son aimée. Le mythe a désormais envahi l’élégie : non une seule fable, mais un éventail fabuleux dont le poète retient les mythèmes appropriés pour dire le regard désirant et créateur du locuteur, l’accordant avec la description que propose Socrate de l’être confronté à une vision qui l’enflamme [37] :
37Lorsqu’il aperçoit en un visage une belle image de la beauté divine, ou quelque idée dans un corps de cette même beauté, il frissonne d’abord, il sent survenir en lui quelques-uns de ses troubles passés ; puis, considérant l’objet qui émeut ses regards, il le vénère comme un dieu. Et, s’il ne craignait de passer pour un vrai frénétique, il offrirait comme à une statue divine ou à un dieu, des sacrifices à son aimé.
38Le croisement entre la fable et l’analyse philosophique confère à cette exploration de la passion une densité extrême. Le langage façonné intègre dans le genre élégiaque tous ces éléments. On retrouve ici une utilisation originale des motifs topiques : l’accès à l’aimée n’est possible que partiellement en une sorte de paraklausithyron atténué, les munera de l’amant prennent place alors que l’aimée dort, ils n’ont de sens qu’esthétique ou symbolique. Traditionnellement, les pommes sont les fruits du désir, voire un support de message d’amour dans la fable d’Acontius et de Cydippe [38] dont le sujet, certainement déjà connu de Properce, est emprunté à Callimaque. La stupeur de l’amant (obstupui) est semblable à celle éprouvée devant une divinité. Elle fait suite à la jouissance devant l’aboutissement de la composition (gaudebam lapsos formare capillos, v. 23), ou, tel le Pygmalion ovidien [39], devant une œuvre d’art animée d’un souffle vital. En un surcroît de religiosité, les gestes de la maîtresse sont interprétés comme empreints d’une valeur oraculaire (v. 28 : obstupui uano credulus auspicio). La fable a nourri la fantasia, fécondé l’inspiration et informé le langage.
39Signe de l’obscurité qu’il véhicule, énigme disant le mystère du poème, le mythe est ici donné à voir, dans la fulgurance de son image, pour dire l’ambiguïté de Cynthia et la complexité de la poésie qu’entend concevoir Properce. Elliptique, obscur, polymorphe, il participe au premier chef à susciter la stupeur admirative du lecteur, l’invitant à cette exploration de la passion toujours renouvelée.
Notes
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[1]
J.-P. BOUCHER, Études sur Properce, problèmes d’inspiration et d’art, Paris, De Boccard, 1980 2e édition (1re 1965), p. 236 : « la mythologie « cesse d’être pour Properce un sujet de narration pour devenir un moyen poétique ».
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[2]
P. FEDELI, « La retorica dell’esempio mitico in Properzio » in Properzio tra storia arte mito, Carlo SANTINI, et Francesco SANTUCCI, éd., Assise : Accademia del Subasio, 2004, p. 231-257.
-
[3]
Pour une réflexion propédeutique sur la définition du mythe et les diverses approches qu’il suscite, on pourra se reporter à l’étude d’A. DEREMETZ, « Petite histoire des définitions du mythe », Mythe et création sous la direction de P. CAZIER, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 15-32.
-
[4]
J.-J. WUNENBURGER, « Le mythe de l’œuvre ou le discours voilé des origines », Art, mythe et création, sous la direction de cet auteur, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 1998, p. 9-16. Du même auteur : « Principes d’une imagination mytho-poïétique », Mythe et création, op. cit. p. 33-52.
-
[5]
B. W. BREED, « Portrait of a Lady: Propertius I, 3 and ekphrasis », The Classical Journal, oct- nov 2003, 99 (1), p. 35-56; Giuseppe GIANGRANDE, « La componente epigrammatica nella struttura delle elegie di Properzio », Bimillenario della morte di Properzio, Roma- Assisi 1986, p. 223-264; E. GREENE, « Elegiac Woman: Fantasy, Materia and Male Desire in Propertius 1.3 and 1.11 », AJPh 116, 1995, 303-318; R.O.A.M. LYNE, « Propertius and Cynthia: Elegy 1.3 », PCPhC 16 ( N.S.), 1970, 60-78; J.D. NOONAN, « Propertius I, 3, 3-4: Andromeda is missing », The Classical Journal 86, 4, 1991, p. 330-336; G. TATHAM, « Just as Ariadne lay… : Images of Sleep in Propertius I, 3", Scholia N.S. vol. 9, 2000, p. 43-53; H. VALLADARES, « The Lover as a Model Viewer – Gendered Dynamics in Propertius I, 3 », Gendered Dynamics in Latin Love Poetry, ed. R. ANCONA and E. GREENE, p. 206-242; J., E.G. ZETZEL, « Poetic Baldness and its Cure », MD 36, 1996, p. 73-100. Voir aussi l’ouvrage récent de J. K. NEWMAN, Augustan Propertius. The Recapitulation of a Genre, Hildesheim, Zürich, New York, Georg Olms 1997.
-
[6]
Catulle, Carmina 64. Le passage est tout entier empreint d’allusions aux poèmes de Catulle : on relèvera notamment au v. 11 (nondum sensus deperditus omnis, duplici ardore) un écho ironique de LI, 5-6 : omnis sensus eripit mihi, pour qualifier ici un état de furor modéré somme toute.
-
[7]
Traduction de S. VIARRE pour l’édition des Élégies de Properce, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 2005.
-
[8]
La médiation hellénistique prime tout de même sur les grands modèles épiques ou tragiques : Calypso n’est pas du tout homérique, comme on l’a vu, Hypsipyle est issue d’Apollonios de Rhodes plus que d’Euripide, et Alphésibée est sans doute une innovation propertienne selon P. FEDELI (Sesto Properzio, il primo libro delle Elegie, Introduzione, testo critico e commento a cura di Firenze, Olschki, 1980, p. 337).
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[9]
Si l’intertexte est majoritairement alexandrin, les sources tragiques sont aussi prégnantes, toutes tendent à illustrer un pathos : ainsi de Milanion dans la première élégie incarnant le seruitium amoris, ou d’Ariane, la puella relicta. A. LA PENNA développe cet aspect, soulignant combien la fonction purement érudite du mythe est rare dans le livre I, L’integrazione difficile. Un profilo di Properzio, Torino, Einaudi, 1977, p. 199-208.
-
[10]
Sur l’ambiguïté de ce terme, on se reportera à l’analyse de P. FEDELI « Properzio I, 15 : arte allusiva e interpretazione », Colloquium propertianum, Assisi, Accademia properziana del Subiaso, Assisi, 1977, p. 73-99, ici p. 82.
-
[11]
Certes, chez Homère, Calypso n’offre pas du tout ce visage : elle accepte la décision du départ d’Ulysse et, loin de pleurer, l’aide même à s’y préparer, le prévenant des dangers qu’il encourra (Odyssée, V, 203 et suiv.). Pour une rapide mais intéressante analyse du travail de Properce sur le texte homérique, voir A. PERUTELLI « Calipso e Ulisse, Prop. I, 15, 9 ss. », Materiali e Discussioni 32, 1994, p. 169-171.
-
[12]
Yves VADÉ, « Du cristal à l’image-mythe », Mythe et création, op. cit. p. 67-80.
-
[13]
En effet, la Rhétorique à Hérennius, Cicéron dans le De oratore, II, LXXXVI, 354 (locos esse capiendos et ea quae memoria tenere uellent, effingenda animo atque in iis locis collocanda ; sic fore, ut ordinem rerum locorum ordo conseruaret, res autem ipsas rerum effigies notaret atque ut locis pro cera, simulacris pro litteris uteremur), Quintilien (Institution oratoire, VI, 2, 29-30) requièrent la création de loci, ainsi que d’imagines agentes, destinées à « se former les images des choses que l’on veut retenir puis ranger ces images dans les divers emplacements que l’on fixe par les sens, en usant du plus subtil d’entre eux, la vue » (id. 357).
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[14]
… imaginibus autem agentibus, acribus, insignitis, quae occurrere celeriter, quae percutere animum fortiter possint. (…) et il termine par cette comparaison : « faites tout cela comme un peintre habile marque les rapports de distance par la différence de proportions des objets ».
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[15]
Cicéron use de l’expression [locis utendum est…] explicatis, modicis interuallis. D’autre part, on rappelle l’importance de la variété ainsi que celle de l’éclairage dans la Rhétorique à Hérennius, III, 32.
-
[16]
Aristote, De memoria et reminiscentia I, 451 a 15 ; II, 452 a 10.
-
[17]
Tyro, fille de Salmonée, aimait le dieu fleuve Énipée ; Neptune, sous les traits d’Énipée, abusa d’elle et de leur union naquirent les jumeaux Pélias et Nélée.
-
[18]
Le texte choisi ici est celui établi par P. FEDELI pour son édition critique. La traduction est inspirée de très près de celle de S. VIARRE pour la Collection des Universités de France.
-
[19]
S D S D D S.
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[20]
D’où l’expression amore facili au v. 22.
-
[21]
La traduction est mienne, ici.
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[22]
Ma traduction.
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[23]
La traduction de ces vers est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[24]
P. FEDELI, Sesto Properzio. Il primo libro delle elegie… Commento p. 402.
-
[25]
Voir F. CAIRNS, « Variazioni in Properzio I, 20 », Properzio tra storia, arte, mito, op. cit., p. 75-98 ainsi que É. COUTELLE, Poétique et métapoésie chez Properce. De l’ars amandi à l’ars scribendi. Paris-Louvain, Peeters, 2005, p. 202-422 en particulier.
-
[26]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[27]
Tel est celui de la Bucolique X de Virgile où apparaît une figure de ce poète ; cette caractérisation s’accorde avec ce que l’on sait des écrits de Gallus.
-
[28]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
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[29]
VIII, 42 Cynthia rara meast! Et XVII, 16 rara puella fuit
-
[30]
Voir l’ouverture de l’élégie III, inspirée de Callimaque
-
[31]
Voir P. FEDELI, Commento… pour ces précisions.
-
[32]
Source admise le plus communément : cf. P. FEDELI, Commento, p. 418.
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[33]
La traduction est celle de S. VIARRE pour la C.U.F.
-
[34]
En XVIII, 27 aussi.
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[35]
F. CAIRNS, notamment, op. cit.
-
[36]
Ma traduction.
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[37]
Platon, Phèdre, 251. Tout le paragraphe décrit les symptômes physiques de la passion.
-
[38]
Motif qu’Ovide reprendra en l’amplifiant dans ses Héroïdes (XX et XXI). Les pommes sont sans doute aussi une référence au poème 65 de Catulle (v. 21-24) empreint de cette délicatesse requise par l’amant-poète.
-
[39]
Ovide, Métamorphoses X, 243-297.