Notes
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[1]
Comme l’éditeur dans son introduction, nous utilisons la graphie courante Africa. La page de titre restitue la graphie du manuscrit utilisé.
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[2]
L’erreur principale des éditeurs est peut-être de croire au « soin éditorial » de l’édition de 1585, dont l’orthographe et la ponctuation semblent en réalité très fantaisistes. Aux exemples de « fautes manifestes » qu’ils ont eux-mêmes relevés (p. 73) ajoutons, parmi bien d’autres : tendron pour tendon (p. 24, v. 54), pains pour pins (p. 33, v. 62), ennuiront pour environt, (p. 49 v. 48), marié pour marie (p. 109, v. 50), chansons pour sons (p. 110, v. 96), le ciel traistre amour pour le traistre amour (p. 116, v. 44), Baisé pour Baiser (p. 136, v. 37).
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[3]
Mots omis : vostre nom gravé (p. 33, v. 53) ; Courant en la verte pree (p. 135, v. 30) ; mot en trop : Or que <je> suis écarté (p. 116, v. 25) ; etc.
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[4]
Ainsi « misericorde / En offrant trouvera / Qui femme aimer voudra. » (p. 147, v. 16-18) ne signifie pas « Celui qui voudra aimer une femme en trouvera une en offrant des cadeaux par miséricorde » (p. 148, n. 18), mais bien sûr : « Qui voudra aimer une femme trouvera miséricorde (= sera bien accueilli) en offrant des cadeaux » ! Les v. 95-96 de l’ode 1 ne nécessitent aucune correction, contrairement à ce que suggère la note (p. 114) : strictement parallèles aux deux vers précédents, ils signifient en substance : que Ronsard et Du Bartas, à qui je dois le meilleur de ma poésie (Birague est lucide et honnête !), continuent de naviguer au ras de l’eau (Ronsard) ou de voler (Du Bartas) avec moi, c’est-à-dire de m’inspirer une poésie plus ou moins élevée. Les derniers vers du poème mériteraient aussi une note.
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[5]
C’est du moins ce qu’on lit p. 12. Mais la note 1 de la p. 31, qui attribue une prétendue erreur au copiste « ou à Génin » permet d’en douter ; en fait il ne s’agit pas d’une erreur : savoir s’emploie couramment au xvie (notamment sous la plume de Marguerite de Navarre) au sens de « pouvoir » (on supprimera donc aussi l’inutile note 3 de la p. 13).
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[6]
On peut regretter que dans l’édition de ces lettres les nombreuses abréviations employées ne soient pas développées.
Ana Pairet, Les Mutacions des fables. Figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, Champion, 2002 (« Essais sur le Moyen Âge », 26), 197 p.
1Compte tenu de l’ampleur de la tâche – l’étude des « représentations de la métamorphose dans la culture médiévale » (p. 11) – l’auteur, en un peu moins de 200 pages, ne pouvait proposer qu’un parcours, particulièrement intéressant et suggestif en l’occurrence, dans l’esprit même de la collection « Essais », dirigée chez Champion par Jean Dufournet.
2Telle est sans doute la façon dont il faut entendre, dans le sous-titre, l’expression figures de la métamorphose. Après un chapitre destiné à fixer le cadre d’une pensée de la métamorphose au Moyen Âge et à fournir quelques repères (grâce à l’étude du vocabulaire, de la notion de transformation et des réécritures médiévales des mythes ovidiens), Ana Pairet choisit de faire porter sa réflexion sur trois ensembles de textes – ou trois figures privilégiées : la littérature courtoise, l’Ovide moralisé et le discours historique (illustré par le Voyage en Béarn de Jean Froissart, le Roman de Mélusine de Jean d’Arras et le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan). La conclusion prolonge quelque peu l’enquête au-delà du Moyen Âge, en fournissant un certain nombre de pistes de lecture.
3Le mot de figure revêt également un autre sens, à la croisée de ses valeurs thématique (la figure comme sujet de représentation) et rhétorique (la figure comme trope). Adoptant une perspective résolument poéticienne, l’auteur appréhende la métamorphose comme « une configuration particulièrement énigmatique de mots et d’images » (p. 15) et comme « un signe privilégié de la fiction » (p. 167). L’écriture de la métamorphose est, selon elle, de plus en plus directement liée à la métamorphose de l’écriture : « échappant au cadre étroit de la fabula, les figures de la métamorphose semblent représenter de façon croissante les revirements narratifs qui participent à l’ekphrasis de la subjectivité littéraire » (p. 18). Au sein de ce qui se présente comme « l’ébauche » de cette longue histoire qui emblématise, grâce à la métamorphose, la séduction de la fabula, on retiendra notamment les analyses portant sur les modalités des muances dans les textes des xiie et xiiie siècles, l’attention portée à la façon dont le poète de l’Ovide moralisé réinvente par l’écriture le processus même de métamorphose, le sort réservé au corps métamorphique de Mélusine ou encore l’examen du lien particulier que Christine de Pizan établit entre ficcion et mutacion.
4Comme le montre une lecture attentive, la notion de merveille constitue le véritable centre de perspective de l’ouvrage. Selon Ana Pairet, grâce à la merveille, les textes courtois parviennent à contenir une métamorphose que la pensée chrétienne a réduite à ses manifestations sensibles : jouant avec les apparences, les récits de métamorphose semblent confirmer les pouvoirs de l’illusion. Sous cet angle, le projet paradoxal de l’Ovide moralisé consisterait alors à « arracher la métamorphose à la merveille » (p. 97), à « déjouer l’illusion, en révélant l’essence des mutacions » (p. 134) tandis que Froissart, Jean d’Arras et Christine Pizan créeraient, pour leur part, à la fin du Moyen Âge, les conditions d’« une mutation plus imprévisible de la merveille médiévale : celle qui l’amène jusqu’au discours historique » (p. 135).
5Au total, donc, l’ouvrage d’Ana Pairet se présente comme un essai fort stimulant même s’il faut regretter que d’importants travaux aient été négligés (notamment ceux de Jean-Pierre Néraudau sur la métamorphose ovidienne ou bien ceux d’Armand Strubel sur l’allégorie). On peut également penser que la notion de merveille aurait mérité un examen plus approfondi, notamment, pour l’Ovide moralisé, dans le rapport qu’elle entretient avec l’arrière-plan théologique.
6Jean-René Valette
Pétrarque, L’Afrique. Affrica. I-V. Édition, traduction, introduction et notes de Pierre Laurens, Paris, Les Belles Lettres, « Les classiques de l’humanisme », 2006
7À l’instar du Roland Furieux ou de la Jérusalem délivrée, qu’elle annonce, l’Africa compte parmi les soleils de la littérature humaniste [1]. Restituée et traduite par Pierre Laurens, orfèvre inspiré (voir notamment son Anthologie de la poésie lyrique latine de la Renaissance, Poésie Gallimard, 2004), elle resplendit de tout son éclat, précédée d’une riche introduction qui retrace le long parcours de l’épopée de Pétrarque, de sa conception aux premières éditions, puis en analyse les enjeux.
8Le projet de l’Africa fut conçu en 1338, lors d’une promenade du jeune poète en Vaucluse. En 1341, la lecture d’une première ébauche à Robert de Sicile, probablement les quatre premiers livres, valut à Pétrarque de recevoir le laurier poétique et raviva son inspiration ; mais de nombreux obstacles retardèrent l’achèvement de l’œuvre : crises politiques, notamment la révolution de Cola di Rienzo, et traumatismes affectifs, comme la mort de Robert de Sicile, dédicataire de l’œuvre, ou la peste de 1348, qui entraîna la mort de Laure et de nombreux proches. Certains, comme Enrico Fenzi, suggèrent un reniement du projet épique, contemporain du mûrissement du Secretum, entre les années 1347 et 1353, mais Pierre Laurens démontre, en particulier par de nombreuses références à la Correspondance, l’attachement du poète pour son œuvre de jeunesse et la continuité de son travail de polissage. Si, victime du syndrome de Virgile, il exige à plusieurs reprises que son œuvre soit détruite, c’est par désir de perfection. La même réserve anime les proches du poète et l’épopée ne sera publiée qu’une vingtaine d’années après sa mort.
9L’épopée emprunte sa trame aux livres XXVI à XXX de Tite-Live et célèbre les exploits de Scipion l’Africain lors de la seconde guerre punique, depuis ses premières victoires en Espagne jusqu’à son triomphe sur le Capitole, mais Pétrarque fait le choix de l’ordo poeticus, ce qui lui vaut de recevoir du Tasse la palme pour la composition de la fable et l’ordre choisi. Dans les deux premiers chants, Scipion l’Africain rencontre en songe son père qui, sur le modèle du Songe de Scipion Emilien dans le De republica de Cicéron, mais aussi de la révélation d’Anchise dans l’Enéide, lui dévoile l’avenir glorieux de la nation romaine et lui transmet sa sagesse. Les deux chants suivants, lacunaires, sont consacrés à la visite de Laelius à Syphax et devaient résumer les jeux d’alliance et les premières victoires en Afrique : ils abondent en morceaux de bravoure, comme la description du palais de Syphax ou le récit de la mort de Lucrèce. Au livre V, le récit des amours malheureuses du roi Numide Massinissa, allié de Rome, et de la belle Sophonisbe, fille d’Hasdrubal, équivalent des amours d’Enée et Didon dans l’Enéide, forme le cœur pathétique et poétique de l’épopée. Les deux chants suivants mettent en scène et commentent l’affrontement de Scipion et d’Hannibal, le huitième explicite les suites diplomatiques de la victoire et l’épopée s’achève par le retour triomphal du héros à Rome, accompagné du poète Ennius. C’est par l’intermédiaire de ce double que Pétrarque explicite les fins de son épopée, mettant l’accent sur la quête de la vérité (solus amor ueri, II, 458 ; iecisse prius firmissima ueri/fundamenta, IX, 92-93). On comprend ainsi les lignes énigmatiques du Secretum, dans lesquelles Vérité évoque le palais que Pétrarque lui a dressé dans l’Africa, sur les cimes de l’Atlas – autrement dit l’Afrique.
10Le choix de la seconde guerre punique n’est pas indifférent puisque, comme le rappelle Jupiter au chant VII, cette crise ouvre la conquête du monde civilisé. Comme l’Enéide et par les mêmes procédés, l’Africa retrace toute l’histoire de Rome de Romulus à Titus et célèbre sa mission providentielle. Jupiter annonce même son intention d’établir à Rome le siège d’une nouvelle religion, après qu’il aura revêtu un corps mortel et souffert en la personne du fils d’une vierge. L’allusion est osée, mais limpide.
11Si le portrait contrasté des deux chefs légitime la défaite de l’impie Hannibal, Scipion représente aussi un idéal humain qui concentre toutes les vertus chères à Pétrarque, tandis que, dans la lignée du Pro Archia et de Claudien, la gloire de l’homme d’action est associée à celle du poète qui la célèbre. Pétrarque n’oublie cependant pas de rappeler par la bouche du père de l’Africain le caractère dérisoire de la gloire terrestre. Ce n’est pas là remettre en cause le projet épique, mais comme le montre Pierre Laurens, rappeler à la suite d’un Cicéron ou d’un Sénèque que la gloire n’est pas un but en soi, mais la compagne de la vertu :
Veux-tu mon sentiment ? je vais te le donner.Que l’un aille à son but, quitte à l’ombre, en chemin,De le suivre ; et que l’autre, embrasé par l’amourDe Vertu, ambitionne le ciel : le ciel et non la gloire,Qui, même méprisée, fait escorte au mérite.
13Pétrarque, comme Virgile, est particulièrement sensible au destin des vaincus. Les paroles de Magon, frère d’Hannibal, lorsqu’il retourne à Carthage, blessé et défait par les Romains (VI, 889-913) – seul passage divulgué du vivant de l’auteur – traduisent de manière émouvante sa douleur et son repentir, ce qui valut au poète une double accusation d’invraisemblance pour avoir prêté à un jeune païen des propos dignes d’un homme d’expérience et surtout d’un chrétien. Lorsqu’il cite le discours de Scipion à Masinissa dans le De otio religioso, Pétrarque le qualifie de « mot splendide, moins digne d’un jeune capitaine que d’un vieux guerrier, d’un poète tragique, d’un philosophe grec ou même d’un apôtre. » (II, 4, 14). Cependant, sa description des tourments de l’amant témoigne d’une fascination tout augustinienne pour « les remous de l’âme ».
14La présente édition s’appuie pour la première fois sur un manuscrit découvert en 1950 et inconnu des éditeurs modernes, le Laurentianus, Acquisti et Doni 441, contenant les dernières annotations de Pétrarque, non prises en compte par l’édition princeps, ainsi que les annotations de Coluccio Salutati et de Pietro da Parma. Elle reproduit le texte du manuscrit et intègre les annotations dans l’apparat. Certes, il reste aux philologues la tâche complexe d’intégrer au stemma réalisé par l’éditeur national Nicolas Festa (Florence, 1926) les nombreux manuscrits découverts depuis, mais un tableau comparant, lorsqu’elles divergent, les leçons du Laurentianus de l’édition princeps (Venise, 1501) et de l’édition nationale montre que « l’on est ramené par delà les corrections de Festa à une physionomie du texte proche de celle de l’édition princeps ». Cette restitution des annotations du poète, admirablement commentées par Pierre Laurens, explicite la poétique du poète. Nous nous limite rons à un seul exemple, la description des yeux de Sophonisbe au livre V qui annonce l’image des « soleils brouillés » de Baudelaire, habilement suggérée par la traduction :
Hec, planctu confusa nouo modo dulce nitebant,Dulcius ac solito, ceu cum duo lumina iuxtaScintillant pariter madido rorantia celoImber ubi nocturnus abit (…)
Ils brillaient doucement, par leurs larmes brouillés,Plus doux que d’habitude : tel un couple d’étoilesScintillant côte à côte après la pluie nocturneAu firmament mouillé…
17Au vers 42, Pétrarque propose de remplacer lumina par sidera, correction qui vise à supprimer l’ambiguïté de lumina et surtout à parfaire le système allitératif. L’exemple manifeste l’attention du traducteur au jeu des sonorités, la paronomase « brillaient », « brouillés », traduisant magnifiquement aux deux extrémités du vers 41 l’effet produit par les larmes. Or la délectation du lecteur ne se limite pas à l’euphonie ou aux effets de résonance, Pierre Laurens a su restituer la pulsation des vers, leur enchaînement, le souffle épique. Espérons donc qu’il ne sera pas à son tour victime du syndrome de Virgile et que nous aurons très bientôt le plaisir de lire le second volume de l’Africa.
18Virginie Leroux
Pontus de Tyard, Œuvres complètes, sous la direction d’Eva Kushner. Tome 1, Œuvres poétiques, édition critique par Eva Kushner, Sylviane Bokdam, Gisèle Mathieu-Castellani, Janet Ritch et François Rouget, Paris, Honoré Champion, « Texte de la Renaissance » n° 49, 2004
19Avec ce volume s’ouvre l’entreprise éditoriale des Œuvres complètes de Pontus de Tyard qui permettra pour la première fois de disposer de l’édition critique de l’ensemble des textes si divers d’un auteur que l’on réduit parfois rapidement à ses vers amoureux ou à son œuvre philosophique. Ce premier tome permet de lire, à la suite de quelques pages claires qui retracent la vie de l’auteur, les trois livres des Erreurs amoureuses (texte établi par K. J. Ritch, présenté et annoté par E. Kushner), le Livre des vers liriques (texte établi, présenté et annoté par F. Rouget), le Recueil des Nouvell’œuvres poetiques (texte établi par K. J. Ritch, présenté et annoté par E. Kushner) ; la leçon choisie est celle que le poète lui-même publie à Paris, en 1573 chez Galiot du Pré ; toutes les variantes – il s’agit presque toujours de variantes de graphie peu significatives pour le sens ou pour la sonorité du vers – entre la première édition et cette édition collective sont enregistrées à la suite de chacune des sections. Pour le De cœlestibus asterismis poëmatium (texte établi, présenté et annoté par S. Bokdam), la leçon n’est pas celle de l’édition de 1573, dont sont cependant proposées les pièces spécifiques et les variantes, mais celle de l’édition de 1586 ; ce choix éditorial qui peut sembler peu cohérent n’est pas justifié. En annexe sont publiées les Douzes fables de Fleuves et Fontaines, Avec la Description pour la Peinture et les Epigrammes publiés en 1585 et 1586 par les soins d’Etienne Tabourot des Accords et sans aveu de l’auteur (texte établi, présenté et annoté par G. Mathieu-Castellani).
20Chaque section est précédée d’une brève et dense présentation qui permet de connaître les circonstances de sa première rédaction, mais aussi de situer le style de Tyard en fonction de l’évolution de sa plume. Une table des incipit, un index des noms complètent cet ensemble. Le glossaire a été intégré à l’appareil de notes de bas de page.
21Certaines des Œuvres poétiques de Tyard avaient déjà fait l’objet d’éditions critiques de grande qualité qui sont d’ailleurs toujours disponibles en librairie ; avec modestie, les éditeurs du présent volume se placent dans la perpective de ces travaux plus anciens qu’ils avouent compléter plutôt que remplacer. Il faudra d’ailleurs s’y reporter pour avoir une bibliographie complète et descriptive des différentes éditions des œuvres poétiques de Tyard ; seules font l’objet de descriptions une édition jusqu’alors non localisée des Erreurs amoureuses (1553) et les éditions de 1586 et de 1573 (section des Œuvres poetiques) du De cœlestibus asterismis poëmatium. Les présentations, l’annotation bénéficient bien sûr des recherches les plus récentes entre autres dans l’identification de certaines influences.
22Le volume suivant globalement l’économie éditoriale de l’édition de 1573 – publiant donc le De cœlestibus asterismis poëmatium, fût-ce dans son texte de 1586, ce que ne faisait pas l’édition des Œuvres poétiques complètes proposée par J. Lapp en 1966 –, donne à lire ce que Tyard considérait comme son œuvre poétique à cette date. On sera sensible, hors la beauté des vers, au peu de cas que le poète fait d’une réécriture de ses textes – les listes de variantes, dont c’est peut-être la seule utilité, rendent la chose très nette –, au peu de cas qu’il fait également d’une redistribution des pièces dans un ensemble ayant un nouveau sens – réécriture et redistribution qui préoccupent tant Ronsard dans ces mêmes années et qui préoccuperont aussi Desportes qui publie justement en 1573 la première édition de ses Premieres Œuvres. L’errance est bien une quête poétique dans des directions multiples qui dès l’abord se donnent chacune comme un instant poétique. Dans l’histoire de la poésie renouvelée du xvie siècle, Tyard se présente comme premier dans l’ordre de l’innovation (en 1573, il inscrit la date de 1548 en fin de l’épître dédicatoire des Erreurs amoureuses publiées pour la première fois en 1549), mais aussi comme toujours allant de l’avant, laissant derrière lui ses vers anciens, ne les reniant pas, mais préférant proposer des étapes diverses qu’une recomposition, une refonte complexe de son œuvre.
23Quelques redites auraient sans doute pu être évitées, mais elles sont le lot de tout travail collectif ; le protocole éditorial aurait entre autres pu être posé dès l’abord avec davantage de clarté (les pages 19-23 ne concernent en fait que l’édition des Erreurs amoureuses). Peu de coquilles dans ce travail (mais on ne saura pas quelles sont les dimensions du bandeau ornant le De cœlestibus asterismis poëmatium en 1573 qui est de « cm x cm » !) qui pose la première pierre des Œuvres complètes de Tyard. Souhaitons que cette entreprise éditoriale se poursuive avec bonheur.
24Bruno Petey-Girard
Flaminio de Birague, Les Premières Œuvres poétiques [1585], édition critique par Roland Guillot et Michel Clément, tomes II et III, Genève, Droz, 2003 et 2004 (coll. « Textes littéraires français », n°557 et 562), 2 vol. 11, 5 x 18 de 253 et 249 p.
25Complétant un premier tome paru en 1998 dans la même collection (T.L.F., n° 493) et consacré aux Premières amours, ces deux volumes achèvent la première édition savante des Œuvres poétiques de Flaminio de Birague (1581, 1583, 1585), l’un des représentants de ce « néo-pétrarquisme noir » sur lequel Gisèle Mathieu-Castellani avait attiré l’attention, notamment dans son Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque (Livre de Poche).
26Le tome II illustre bien cette inspiration amoureuse très sombre : six élégies sont suivies d’Orbecche poeme tragique, long récit en 568 alexandrins inspiré d’une tragédie italienne de Giraldi Cinthio (Orbecche, 1541), puis des Secondes amours, petit canzoniere de 32 pièces de formes diverses (sonnets, chansons, odes, élégie, complainte). D’une réussite poétique certes inégale, le recueil présente cependant des pages agréables ou curieuses, qui méritaient sans doute une édition à la fois plus légère et plus soignée. La longue introduction, entachée de trop nombreuses maladresses d’expression (pléonasmes, redondances, répétitions, impropriétés, barbarismes, jargon…), présente un plan assez étrange : sous le titre « Les Élégies » (p. ix) sont seulement rappelées les origines du genre ; puis, sous le titre « Les Élégies biraguiennes », une longue étude souligne l’hétérogénéité du corpus : les six pièces sont présentées une par une (p. xv-xxvi) et les problèmes de définition se font jour ; puis un long rappel du « discours théorique des arts poétiques » sur le genre (p. xxviii-xxxix) confirme sa « diversité thématique et registrale » (sic), avant une nouvelle étude linéaire des six textes (xlii-liii). La présentation d’Orbecche est plus claire : histoire éditoriale du texte et des modifications qu’il subit entre 1583 et 1585, présentation de la source principale, puis étude générique d’un texte qui marie les influences de la tragédie, de l’épopée, de la nouvelle et de l’histoire tragique. Les Secondes amours ne sont pas étudiées dans l’introduction.
27Après la bibliographie, les textes sont établis d’après l’édition de 1585 (conservée à la Bibl. de l’Arsenal) ; hélas, la plupart des coquilles en sont reproduites [2], auxquelles les éditeurs ajoutent leurs propres erreurs de transcription [3]. Chaque élégie, puis chaque pièce des Secondes amours est suivie de notes abondantes, soulignant les motifs topiques et proposant de très nombreux rapprochements, mais de façon répétitive, parfois discutable, et avec trop de coquilles ; certains vers sont mal compris [4] et certains commentaires apparaissent oiseux, quand les réelles difficultés du texte ne sont pas élucidées (par ex., p. 33, v. 84). On se demande aussi à qui il faut expliquer en note que « les larmes (associées aux soupirs) constituent la manifestation concrète, sur le mode hyperbolique, de la douleur éprouvée par l’amant désespéré » (p. 19), répéter dix lignes plus loin que « l’amant aime à s’abandonner à la douleur de façon emphatique et hyperbolique », ou rappeler dans une note : « Un lexique doloriste accumulatif, souvent hyperbolique, fait partie intégrante de la stylistique pétrarquiste » (p. 45, sic), etc. Pour Orbecche en revanche, l’appareil critique se limite au relevé des nombreuses variantes de 1583 (p. 69-73), sans la moindre note explicative ou intertextuelle. Après le glossaire (avec localisation des occurrences) et l’index des noms propres, les éditeurs ajoutent à la fin du tome II (pourquoi là ?) deux pièces satiriques qui ne font pas partie des Premières Œuvres : L’Enfer de la mere Cardine (Paris, 1583), longue satire en 818 alexandrins (la numérotation en est erronée à partir du v. 295, noté 300, p. 221) ; l’attribution de cette pièce à Birague, qui remonte au xviiie siècle, mériterait discussion (voir sur ce point F. Fleuret et L. Perceau, Les Satires françaises du xvie siècle, Paris, Garnier, 1922, t. II, p. 33-34, omis en bibliographie) ; quant à la Deploration et complaincte de la mere Cardine (s.l., 1570), sa prétendue attribution à Birague (ici p. viii sans indication de source) paraît invraisemblable si l’on admet à la fois la date de 1570 et l’idée que l’auteur des Premières Œuvres est encore en 1585 un « jeune poète » (t. III, p. xlix). Ces textes sont ici précédés d’une notice bibliographique très confuse, sans appareil critique.
28Le tome III renferme les trois dernières sections des Premières Œuvres poétiques : Bergeries, Meslanges poétiques et Epitaphes. Chacune est présentée dans une introduction spécifique assortie d’une bibliographie. La composition des Bergeries ne laisse pas de surprendre puisque celles-ci réunissent neuf sonnets (dont certains n’ont rien de pastoral), seulement trois églogues, deux nouvelles élégies, trois épigrammes, deux complaintes, un dialogue et trois chansons… Les Meslanges se recommandent au contraire par leur relative homogénéité formelle (61 pièces dont 51 sonnets) et thématique : cet « album aulique à visée encomiastique » (p. xxii) semble soigneusement organisé en fonction de « l’étiquette monarchique », et reproduit, selon les éditeurs, « l’organisation protocolaire mise en œuvre dans les grandes manifestations officielles » (p. xlii). Cette gerbe de louanges aux vivants est complétée dans l’ultime section par une série d’épitaphes (23 pièces dont 14 sonnets), assorties de bonnes notices biographiques. À nouveau, la lecture de ces textes est hélas perturbée par de nombreuses coquilles (p. 14, v. 43, lire armonieux pour amoureux ; p. 32, v. 16, lire prie pour pry ; p. 66-67, il faut sans doute corriger les coquilles de l’édition originale : lire chœur pour chueur (v. 83), tiendrai pour tiendra (v. 95) ; p. 174, v. 8, lire la Marine, etc.) et par des erreurs de mise en page (interlignes omis, p. 26 et 28). Après l’extrait du privilège, l’index et le glossaire, la table des incipit serait plus utile si elle ne concernait pas que le t. III et englobait en une seule liste toutes les sections du recueil.
29En somme une édition savante et riche d’informations, mais dont l’organisation et la relecture auraient pu être beaucoup plus rigoureuses. Notre ultime regret concerne la fabrication de ces volumes : il est fort dommage que les ouvrages récents de la collection T.L.F. ne tiennent pas ouverts sur la table !
30Jean Vignes
Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du xvie au xviiie siècle. Avec une introduction par Elizabeth C. Goldsmith et Colette H. Winn, Paris, Honoré Champion, 2005 (Textes de la Renaissance, n° 89). Un vol. 15, 5 x 22 cm de 445 p. ISBN 2-7453-1123-9
31Après l’introduction générale d’Elizabeth C. Goldsmith et Colette H. Winn, qui propose un bref panorama de la littérature épistolaire féminine du xvie au xixe siècle, cette intéressante anthologie regroupe dix séries de lettres, qui illustrent, dans leurs aspects les plus variés, trois siècles de correspondances féminines.
32Pour le xvie siècle, on relit d’abord avec plaisir, même si on s’étonne de les voir présentés comme des « textes inédits et oubliés », un choix de quinze lettres de Marguerite de Navarre à François Ier (1521-1546), déjà éditées par Génin et présentées ici, d’après le manuscrit original [5], par Patricia F. Cholakian et Rouben C. Cholakian. Anne Larsen présente ensuite la correspondance de Louise de Bourges (sœur de Clémence de Bourges, dédicataire des Euvres de Louise Labé) et de son mari Gaspard de Saillans, telle que celui-ci l’a luimême publiée dans le Premier Livre de Gaspar de Saillans (Lyon, 1569), livre qu’il faut considérer, selon l’éditrice, comme « le premier recueil de lettres françaises entièrement authentiques » ; celles-ci se signalent par le caractère intime de certaines confidences amoureuses ainsi que par le nombre élevé de sentences et « proverbes communs » dont les époux émaillent leur discours. Suit un choix de dix-huit lettres de Louise de Coligny, fille de l’amiral et épouse de Guillaume d’Orange le Taciturne, à divers membres de sa famille (1573-1620), éditées par Jane Couchman ; puis quatorze lettres inédites des filles du Taciturne, Louise-Julienne, Élisabeth et Amélie de Nassau, toutes élevées par leur bellemère Louise de Coligny, à leur sœur Charlotte-Brabantine de Nassau (1595-1601) : révélées ici par Susan Broomhall, ces lettres offrent un intéressant témoignage tant sur « la question des savoirs corporels féminins », que sur ce qu’on pourrait appeler la gestion collective des affaires familiales au sein de la grande aristocratie protestante. Contrairement aux précédentes, la longue épître qui suit fut éditée dès le xvie siècle : signée des initiales I.D.V., cette Epistre d’une damoiselle françoise à une sienne amie, dame estrangere, sur la mort d’excellente & vertueuse Dame Leonor de Roye, Princesse de Condé (s.l., 1564) tranche quelque peu sur le reste du corpus par sa vocation principalement édifiante : sans négliger la consolation du lecteur (ou de la lectrice), il s’agit surtout, comme le souligne Colette Winn, de « décrire la conduite exemplaire de la princesse en tant qu’épouse, mère, ménagère, chrétienne, en évoquant quelques morceaux choisis de cette vie mémorable », notamment son agonie.
33La seconde moitié du xviie siècle est représentée par trois correspondances bien différentes de ton et d’esprit : Elizabeth C. Goldsmith publie pour la première fois, d’après une copie manuscrite du xixe siècle, quatorze des quelque trois cents lettres échangées entre 1652 et 1664 par sœur Jeanne des Anges, la fameuse « possédée de Loudun », et son amie intime Jeanne du Houx, elle-même « sœur laïque » pénétrée de mysticisme [6]. Marie-France Wagner présente pour sa part un choix de trente lettres de Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, d’abord à son directeur de conscience l’abbé Gobelin (1673-1677) puis au marquis de Montchevreuil, gouverneur du duc du Maine, dont Mme de Maintenon est elle-même gouvernante (1680-1683). Enfin Nathalie Grande a sélectionné dix-sept des quelque cent quarante lettres de Madame de Scudéry à son ami Bussy-Rabutin (1670-1685).
34Deux échantillons de correspondances féminines du xviiie siècle complètent le volume : Nadine Bérenguier présente seize lettres de Suzanne Necker à son confident l’homme de lettres et académicien Antoine Thomas (1766-1785), lettres tirées des Mélanges extraits des manuscrits de Mme Necker, publiés par son époux en 1798. Enfin Marie-Laure Girou-Swiderski a sélectionné neuf des cent douze lettres inédites de Madame la Présidente de Meinières à Madame de Lénoncourt, qu’elle informe avec constance de tous les « menus événements de la vie de la Cour et de la capitale » entre 1770 et 1774. Une bibliographie sélective, un bref glossaire et un index des noms achèvent de faire de ce volume un instrument de travail commode, qui révèle bien des témoignages méconnus et permettra de stimulantes découvertes à tous ceux qu’intéressent tant la condition des femmes de l’ancien régime, que l’histoire du genre épistolaire.
35Jean Vignes
Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale III : novembre 1839-1841, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Paris, Champion, 2005, 675 p.
36Ce troisième tome de la correspondance générale de Marie d’Agoult couvre une période de près de deux ans pendant laquelle, rentrée à Paris, où elle s’installe seule rue Neuve-des-Mathurins, la comtesse tente de renouer avec sa famille et cherche à faire de son salon l’un des hauts lieux de sociabilité littéraire et artistique de la capitale.
37Pour ce qui regarde l’édition de cette correspondance, on notera qu’elle reprend les choix effectués dans les deux autres volumes, notamment celui de joindre les lettres reçues, à l’exception des lettres de Franz Liszt qui sont résumées. Si l’on salue quelques principes hérités de l’édition de la correspondance de George Sand par Georges Lubin, telles que la chronologie par année et la liste des correspondants – auxquelles Charles Dupêchez ajoute, bienvenues, une liste des ouvrages dédicacés et des informations iconographiques, on regrette néanmoins qu’aient été maintenus l’orthographe fantaisiste des correspondants, le soulignement et quelques usages diacritiques assez confus. Ajoutés au caractère allusif de nombre de lettres, et à quelques passages peu lisibles voire illisibles, ces choix semblent compliquer sans nécessité la lecture des lettres – d’autant qu’aucun travail éditorial véritable n’a été effectué par l’éditeur (publisher), ce que l’on peut, une fois encore, regretter. Bien documentée, l’annotation se révèle précieuse tant pour la compréhension des lettres que pour l’histoire de la vie culturelle de l’époque (on comprend moins en revanche le souci de signaler la moindre variante ou différence de lecture d’avec les éditions précédentes, dont celle de Jacques Vier). Autant de choix qui ont pour le moins le mérite d’être parfaitement assumés par celui qui les a effectués, et qui ne peuvent faire oublier ni la qualité réelle du travail fourni ni les difficultés innombrables que suppose l’édition d’un correspondance, en particulier quand il s’agit de personnages moins ou peu connus.
38Si cette correspondance présente quelque intérêt, c’est moins pour se constituer comme quelque énième « laboratoire d’écriture », formule dont la critique épistolaire récente a beaucoup abusé, mais comme un surprenant « laboratoire psychologique ». Écrivaine d’occasion, femme de lettres encore à venir, Marie d’Agoult n’apporte certainement pas ici la preuve de quelque talent d’« écriveuse », ni d’épistolière, particulier. Très réactives, très proches d’infimes événements arrivés dans l’instant, ses lettres dessinent avant tout un caractère, vif et maniéré, inquiet et manipulateur, viscéralement insatisfait. En témoignent ses relations compliquées avec nombre des correspondants et correspondantes de Marie d’Agoult, dont George Sand, que tout éloigne de cette femme « lisse et froide comme un coquillage » au dire de Balzac. En 1839, l’amitié qui a lié les deux femmes a fait long feu ; l’une et l’autre se livrent à force analyses et historiques de ce qui leur est arrivé. La longue lettre de Sand datée de novembre 1839 est sans doute particulièrement lucide : « (…) vous ne pouvez pas renoncer, lui écrit-elle notamment, à être une belle et spirituelle femme immolant et écrasant toutes les autres » (p. 61). Plus tard, Marie d’Agoult reconnaît dans une lettre à Liszt : « Au fond, il y a quelque chose d’irréparable entre nous : je crois qu’elle a mis le doigt sur le point vrai en disant que notre liaison était factice » (p. 77). Que Liszt ait été le point nodal de cette étrange flambée d’amitié entre deux femmes que tout opposait n’est pas douteux ; que Sand et d’Agoult aient, chacune à leur façon, fantasmé sur la possibilité de quelque lien « exemplaire » entre artistes n’est pas douteux non plus. Reste que tandis que Sand s’éloigne, Marie rêve encore de lui rendre des comptes et de la confondre.
39Les liens avec les hommes ne semblent pas beaucoup plus faciles. Marie d’Agoult entretient désormais avec Liszt des rapports tendus et semble chercher le ton juste, sans guère réussir à le trouver. Ses lettres sont largement occupées de comptes rendus d’événements mondains, de ragots et de cancans innombrables, occasion de déchirer à belles dents amis et connaissances communes. Souvent jalouse, très préoccupée de l’effet qu’elle va produire, la compagne du musicien peine à paraître vraie et véritablement touchée du sort de celui qu’elle prétend aimer encore. Son confident, le peintre Henri Lehmann surnommé « clear Placid », apparaît le seul épistolier à se trouver véritablement à sa mesure, le plus généralement coquette et moqueuse. Marie d’Agoult multiplie par ailleurs les demi-aveux à quelques écrivains et hommes en vue, dont Alfred de Vigny, Eugène Sue, Sainte-Beuve et Emile de Girardin. Les lettres de ce dernier sont particulièrement intéressantes. Le directeur de La Presse s’y révèle bon connaisseur du cœur humain, analyste attentif des étranges désarrois de sa correspondante : « J’ai dompté mon imagination, écrit-il dans une lettre datée du 24 novembre 1840, vous n’avez pas dompté la vôtre, aussi votre vie n’a-telle pas de direction, n’a-t-elle pas de fond ! Ce que vous mettez dans votre cœur n’y reste pas ; vous rêveriez fabuleusement que vous ne l’empliriez pas, qu’il serait toujours aussi vide » (p. 340). Jugement sévère, volontiers repris dans le cours d’une correspondance qui ne fait pourtant pas mystère du sentiment qui l’anime : Emile de Girardin est, profondément, douloureusement, amoureux de celle que George Sand a surnommée « Arabella ».
40Enfin, les rapports de Marie d’Agoult avec ses proches en disent long sur le fonctionnement des familles au xixe siècle : uniquement préoccupés d’apparences, très réticents devant la conduite d’une femme « perdue », son frère et sa mère multiplient les mises en garde tandis que la mère d’enfants nés hors mariage (ceux qu’elle a eus avec Liszt) semble prête à tout pour retrouver sa place (et ses biens). Le sort d’enfants confiés à la mère de Liszt ou à l’étranger (Daniel, resté en Italie) peut également étonner : Marie d’Agoult n’imagine pas un instant de s’en occuper, et de s’en occuper seule (ce que fait Sand pour les siens à la même époque).
41Aux marges de la littérature, ce pan de correspondances croisées avec Marie d’Agoult offre de ce que peuvent offrir les correspondances privées de ce type : une pièce significative du puzzle biographique de l’épistolière, une mesure intéressante de l’histoire culturelle de la fin des années 1830 – ni plus, ni moins.
42Martine Reid
Barbey d’Aurévilly, Sur la critique, textes réunis et présentés par P. Berthier, Caen, Minard (Revue des lettres modernes), 2004
43L’objet du présent volume est d’étudier l’ensemble considérable constitué par les textes critiques de Barbey. Exception faite de la thèse de J. Petit, ce pan de l’œuvre n’avait suscité jusqu’ici que peu d’interrogations ; à tort car, ainsi que le souligne P. Berthier dans son introduction, « critique et création ont été envisagées par (Barbey) comme un double et unique exercice ». Lieu d’engagement, le texte critique permet à Barbey, tout comme ses fictions, d’exprimer « certaines valeurs à contre-courant, au nom d’une exigence de Vérité transcendante » (p. 5).
44C’est donc pour eux-mêmes que sont étudiés les textes critiques de Barbey, que ce soit au niveau du fond ou à celui, plus novateur encore, de la forme. Ainsi, dans une très belle contribution, Gilles Negrello étudie la poétique orale des textes critiques de Barbey : imitant le discours prononcé à haute voix, avec force prises à partie des interlocuteurs et vigoureuses interventions de l’auteur, les textes critiques semblent être littéralement improvisés et se conforment au modèle (cher à l’auteur) de la conversation, telle qu’on la pratiquait dans les salons au 17e Siècle ; surtout, leur oralité feinte leur imprime un accent de franchise, de sincérité, valeurs qui fixent la ligne de conduite du critique. Caroline Sidi, quant à elle, décortique les ressorts d’un « poétique de l’éreintement » : caricatures, portraits à la La Bruyère, métaphores chirurgicales ou judiciaires, autant de procédés qui, joints à la verve de Barbey, lui permettent de pourfendre ses ennemis, de laisser éclater ses haines. Le propos de J. Soutet nous ramène lui aussi à la poétique des œuvres critiques : après avoir rappelé l’importance de la dispositio chez Barbey (au détriment de l’elocutio, à laquelle il n’accorde que peu d’importance et dont il se méfie), elle essaie d’évaluer le rôle de la dispositio dans Les œuvres et les hommes, où elle met à jour des effets d’enchaînement et de progression. Dans une belle et longue étude, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin s’intéresse à la place du roman dans l’œuvre critique de Barbey : assez traditionnel dans ses vues (comme la plupart de ses confrères contemporains, Barbey pense que le roman est l’équivalent au dix-neuvième siècle de l’épopée à l’antiquité), le romancier ne s’attache pas à la question du genre, mais essentiellement au contenu de l’œuvre (même s’il rejette le roman à thèse). C’est surtout le roman d’analyse qui retient son attention, ainsi que la progression dramatique : pour lui, le roman doit combiner action et analyse car le romancier doit « montrer « par l’action » et la combinaison des événements l’évolution du héros, au lieu de se contenter de la dire » (p. 77). En toute logique donc, le personnage se situe au centre des préoccupations de Barbey : sur ce terrain, c’est Balzac, plus que tout autre romancier, qui recueille les suffrages de l’auteur des Diaboliques car, mieux que tout autre, il a su « saisir l’homme « tout entier », corps et âme, individuel et social » (p. 75).
45Parmi cette très riche somme d’articles, qui donne à voir Barbey sous un angle inhabituel, on notera les deux beaux textes consacrés aux « haines » de Barbey : une étude des Bas-Bleus (cinquième volume des Œuvres et des hommes), autrement dit des femmes écrivains, par P. Auraix Jonchière, et une autre (« Barbey d’Aurevilly et l’autre »), centrée sur les rapports de Barbey et du pape de la critique littéraire : Sainte-Beuve, qui, malgré ses qualités d’analyse (mal employées, selon Barbey), « n’a pas de critique, parce qu’il ne croit à rien » (p. 147).
46Anne Le Feuvre-Vivier
Paul Christophe, George Sand et Jésus, Paris, éditions du Cerf, 2003, 212 p.
47L’historien Paul Christophe, auteur entre autres d’un livre sur L’Église de France dans la révolution de 1848, nous offre une biographie spirituelle de George Sand, très stimulante dans le contexte actuel d’inquiétude religieuse. La recherche d’une religion satisfaisante pour l’esprit et le cœur a en effet été au centre de la vie et de l’œuvre de Sand. La nouveauté du travail de Paul Christophe réside dans une lecture approfondie de la correspondance et des agendas de Sand récemment publiés. Son étude s’appuie aussi sur le témoignage des écrits autobiographiques et de l’œuvre journalistique et romanesque, sans s’interroger suffisamment peut-être, aux yeux d’un littéraire, sur le statut de ces différents textes.
48Paul Christophe retrace les étapes de l’évolution spirituelle de George Sand et reconstitue les questionnements personnels dans lesquels s’inscrivent ses grands romans. Nous la suivons dans sa première éducation auprès d’une grand-mère voltairienne, puis à l’heure des émotions religieuses de l’adolescence et de la conversion, placée sous le signe du Génie du christianisme, pour aboutir aux grandes crises de la jeunesse et de la maturité. Après une période de douloureuse incertitude, dont témoigne la première édition de Lélia (1833), Sand découvre en Lamennais un chrétien selon son cœur, et rompt avec la « croyance romaine ». Dans la seconde version de Lélia (1839) et les romans suivants s’élabore une tentative de reconstruction religieuse marquée par la pensée de Pierre Leroux : Spiridion (dont la difficile gestation, de 1837 à l’édition définitive de 1842, est révélatrice d’un certain flottement doctrinal) invite à dépasser la religion du Christ pour préparer le règne du Saint-Esprit ; Consuelo (1842-1843) et La Comtesse de Rudolstadt (1843-1844) narrent un long cheminement initiatique qui conduit l’héroïne à entrer dans la « fraternité des Invisibles » et à découvrir que la pensée divine est contenue dans la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Sur ce point le livre de Paul Christophe doit être prolongé par l’étude de Léon Cellier sur « L’occultisme dans Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt », intégrée à la préface de l’édition Garnier (1959) de ces romans. La révolution de 1848 voit l’engagement de Sand auprès du gouvernement provisoire et son appel à un christianisme démocratique et social. Après l’échec des tentatives démocratiques en France et en Italie, la révolte contre le catholicisme romain réapparaît dans la préface de Mademoiselle de la Quintinie (1863). L’institution ecclésiastique répond en décembre 1863 par la mise à l’index de l’ensemble de l’œuvre de Sand, y compris les romans champêtres épargnés par les précédentes condamnations.
49À l’intérieur d’un schéma globalement chronologique, Paul Christophe s’arrête pour des mises au point doctrinales. Il analyse les trois refus qui empêchent Sand de revenir à la foi catholique mais aussi, pour les deux premiers, d’adhérer au protestantisme orthodoxe : refus du dogme de l’éternité des peines, contraire selon elle à la bonté de Dieu (d’où son admiration pour le projet de Hugo, La Fin de Satan) ; refus des dogmes de la divinité de Jésus et de la présence réelle dans l’eucharistie, qui lui semblent des survivances païennes et idolâtres. Un chapitre est consacré à son dialogue avec Ernest Renan : elle reproche à l’auteur de La Vie de Jésus de reprendre d’une main ce qu’il concède de l’autre et de ne pas nier assez explicitement la divinité du Christ. En face de ces refus, Paul Christophe dégage les points forts de la religion de George Sand : une foi inébranlable dans l’immortalité de l’âme, qui est son recours dans les deuils, la confiance en un Dieu d’amour et la conviction que la vérité ne peut être figée mais continue à progresser avec l’humanité.
50Le charme de ce livre est de montrer que la foi de Sand n’est pas un corps de doctrines, mais se vit dans les inquiétudes de la femme, de la mère et de la grand-mère : les problèmes que posent le mariage de Maurice, puis le baptême protestant des enfants de celui-ci remémorent la difficulté qu’il y avait à vivre en marge de l’Église catholique dans la France du xixe siècle. Une page de la conclusion souligne en revanche que le catholicisme de la seconde moitié du xxe siècle a repris à son compte certaines aspirations humanitaires de la religion romantique. Le parcours que nous propose Paul Christophe dans la pensée et l’œuvre de Sand est illustré par un judicieux choix de textes et accompagné d’une chronologie et d’une courte bibliographie, utilement complétée par les notes de bas de page. On peut regretter l’absence d’un index des noms propres, car c’est l’aventure morale de presque tout un siècle qui est ici évoquée, à travers les nombreux contacts d’une femme qui cherche la vérité et la fraternité dans toutes les directions sans exclusive.
51Claire Bompaire-Évesque
C. F. Ramuz 7. Ramuz et la forme brève, actes du colloque de l’Université François Rabelais de Tours du 5 au 7 novembre 1998, textes présentés et réunis par Jean-Louis Pierre, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2003, 244 p.
52Alors que Ramuz est surtout connu pour ses romans, le colloque de l’université de Tours se proposait de s’interroger sur les textes brefs de l’écrivain, souvent moins connus du grand public. En marge de ses romans, l’auteur d’Aline et de Derborence a pratiqué d’autres formes d’écriture, tantôt rangées sous la catégorie de « nouvelles », d’« histoires », « croquis », ou encore « morceaux ». Cette instabilité générique a conduit le groupe de recherche à consacrer le numéro 7 de la série Ramuz à une série d’études sur la forme brève, sous toutes ses formes, dans l’œuvre de l’écrivain vaudois. Comme le rappelle Jean-Louis Pierre dans son avant-propos, citant Gérald Froidevaux : « la pratique ramuzienne de la nouvelle est plus qu’originale, plus que courageuse, elle est libertine, puisque rien n’y semble défendu, et que les limites du genre “nouvelle” coïncident, en fin de compte, avec celles de l’écriture elle-même » (« Eléments pour une poétique de la nouvelle chez Ramuz », CFR4, 167-76, p. 175, cité p. 8).
53C’est donc tout naturellement que le colloque s’ouvre sur une première partie consacrée à une approche du genre, dans laquelle René Godenne distingue la « nouvelle-histoire » de la « nouvelle-instant » dans deux recueils de Ramuz : Nouvelles (1944) et Les Servants et autres nouvelles (1946). Il met en évidence le souci constant de l’écrivain de ne pas verser dans le poème en prose, comme tant d’autres ont pu le faire dès la seconde moitié du xxe siècle. David L. Parris étudie quant à lui les relations entre « le long et le court, les parties et l’ensemble dans l’œuvre de Ramuz ». Revenant sur des textes plus longs, il montre comment ceux-ci sont en fait composés d’éléments courts donnant « l’impression d’une structure modulaire, dont chaque élément offre une image du tout » (p. 32). S’il met en lumière certains procédés de création chez Ramuz, D. L. Parris ouvre également la voix à Doris Jakubec qui analyse divers textes fragmentaires publiés dans la revue Aujourd’hui. Explorant les lettres, les notes ou les textes de Ramuz, mais aussi ceux de Gustave Roud et de C.-A. Cingria, D. Jakubec exhume un matériau sinon inexploré, du moins trop peu exploité, qui témoigne de l’intense activité littéraire et de la constante recherche de nouvelles formes d’écritures en Suisse romande vers la fin des années 1920. En privilégiant la forme du fragment, la revue Aujourd’hui « se présente comme le lieu d’un travail dialogique où tout se confronte, se cherche, bouge pour trouver son expression » (p. 43), elle met en évidence le travail d’écrivains « indépendants d’esprit, interrogatifs, inquiets de la vision du monde qui les inspire » (p. 39). Enfin, l’analyse de Histoires de Thanh-Vân Ton-That qui s’interroge elle aussi sur la détermination générique des formes brèves chez Ramuz, met en lumière cette « esthétique du mélange » (p. 61) qui caractérise l’écriture de l’écrivain vaudois.
54Dans un deuxième temps, plusieurs interventions ont été consacrées à l’aspect poétique de certaines formes brèves chez Ramuz. Joseph-Marc Bailbé centre son étude sur Pays de Vaud en insistant sur l’importance des sensations dans l’œuvre de l’écrivain : « Je voudrais arriver à la sensation pure ; peindre le compliqué avec des mots très simples ; ne pas décrire, mais évoquer, aller même parfois pour plus de force jusqu’à briser la syntaxe et la grammaire […] » écrit-il dans son Journal le 28 avril 1905 (cité p. 73). Le travail sur la langue et la syntaxe apparaît comme un élément essentiel de la poésie de Ramuz, toute en « résonance et écho multiple » (p. 78). C’est également sur cette langue si particulière de Ramuz que s’interrogent James Franck et Helena Sousa dont les interventions apportent un éclairage intéressant sur les problèmes de traduction. « J’étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferait rendre gorge et jusqu’à son dernier secret, et jusqu’à ses richesses profondes, afin qu’elle me découvre son intérieur et qu’elle m’obéisse et me suive rampante, par la crainte, et parce que je l’ai connue et intimement fouillée. Alors, m’obéissant, tout me sera donné, le ciel, la mer, et les espaces de la terre – et tout le cœur de l’homme. » peut-on lire dans le Journal de Ramuz le 9 décembre 1904. J. Franck et H. Sousa témoignent de leurs difficultés et de leur perplexité pour restituer dans une autre langue cette « parlure » et toute la densité poétique qui caractérise l’œuvre de l’écrivain vaudois, sans perdre son sens ni sa saveur. Enfin, l’étude menée par Alain Rochat sur l’« histoire de la rédaction de Terre du ciel » nous invite à parcourir les manuscrits de Ramuz, nous plongeant au cœur du travail de l’écrivain pour observer la genèse du texte et prendre toute la mesure du « soin » et de « l’exigence » (p. 116) que l’auteur a consacré à l’élaboration de son œuvre.
55Une troisième partie est tout d’abord consacrée à l’étude du Journal de Ramuz, dans laquelle Thomas Clerc et Erika Nagy-Schmelczer étudient les rapports que le diariste entretient vis-à-vis du genre et nous renseigne sur les conceptions esthétiques de l’écrivain ainsi que sur son évolution. Enfin, dans sa riche intervention sur Remarques, Gérard Poulouin montre comment la dispositio de l’ouvrage éclaire les convictions de l’écrivain qui se fait moraliste. Affranchi des règles traditionnelles de la dispositio, Ramuz propose une œuvre diverse et morcelée, alliant une « rhétorique du discontinu » à une « esthétique de la variété. » (p. 167). « Remarques semble s’inscrire dans une tradition didactique ancienne, celle des moralistes, auteurs de maximes ou de sentences. En fait Ramuz renouvelle cette tradition en proposant un pacte de lecture qui conjugue délectation (…) et exigence éthique dans un temps où l’homme se laisse aisément séduire par des véhicules modernes d’information plus accessibles. » (p. 168).
56Enfin, cette étude sur Ramuz s’achève sur plusieurs riches interprétations et sur des analyses thématiques concernant certaines nouvelles, dont celle, très éclairante, de Christian Morzewski sur le « regard et le point de vue dans les nouvelles de Ramuz » qui explore « la place, le fonctionnement et la portée des scènes de vues et leur interaction avec les relations (en particulier amoureuses) entretenues par les personnages des nouvelles » (p. 174). Si Les Servants et autres nouvelles ont la part belle dans cette dernière partie, signalons également la très belle étude de Catherine Verdonnet sur Désordre dans le cœur, qui établit un parallèle fécond entre la nouvelle ramuzienne, simple et dépouillée, et la tragédie racinienne.
57Ce septième volume de la série Ramuz offre donc l’avantage de mettre en lumière des textes longtemps oubliés par la critique et dont l’importance est fondamentale pour comprendre l’univers ramuzien, son fonctionnement et sa portée. Il permet également de mieux connaître les procédés d’écriture de l’écrivain vaudois qui nous apparaît comme un artiste accompli, soucieux de son travail, rigoureux dans son écriture et très impliqué dans la vie artistique et littéraire de son temps. Avec la récente parution des romans de Ramuz en Pléïade, ce volume sur la forme brève apporte un complément important et passionnant qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Céline avait-il raison lorsqu’en 1949 il prédisait que ce serait ses œuvres ainsi que celles de Ramuz qui seraient lues en l’an 2000 ?
58Alexis Fredriksen
Fratries. Frères et sœurs dans la littérature et les arts de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Florence Godeau et Wladimir Troubetzkoy, Paris, Éditions Kimé, 2003, collection « Détours littéraires », un volume de 661 p., 32 €, ISBN 2-84174-302-0
59Une toile saisissante de Rubens, L’enlèvement des filles de Leucippe, orne la première page de ce fort volume, qui rassemble les Actes du 31e congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, réuni à Versailles en septembre 2002. Cette illustration plutôt « classique », dans son sujet comme dans ses formes, pourrait tromper : elle sert de couverture à un livre qui se recommande par un propos original et résolument moderne : il est vrai que la notion même de fratrie, apparue tardivement dans le champ des études psychologiques et anthropologiques (le mot même ne semble pas attesté avant 1970), n’avait guère sollicité jusqu’ici la curiosité des spécialistes de littérature. Le nombre et l’intérêt des études ici réunies démontre la fécondité du concept et l’utilité d’une réflexion comparatiste sur sa mise en œuvre littéraire.
60Après la synthèse très claire et stimulante offerte par Florence Godeau et Wladimir Troubeztkoy en guise d’avantpropos, le volume propose 60 contributions en français, de longueur presque immuable (une dizaine de pages), classées en dix chapitres, dont certains s’articulent aisément. Nous tenterons d’indiquer succinctement les principaux sujets traités, les œuvres ou genres abordés, en espérant qu’on nous pardonne de ne mentionner les noms des auteurs des articles que dans le cas où ceux-ci proposent un véritable essai de synthèse, à partir d’un large corpus.
61Les cinq premiers chapitres dessinent un parcours à dominante chronologique, tel que l’annonce le titre du volume. Quelques « Fratries mythologiques » plus ou moins célèbres, archétypes des relations fraternelles, servent de point de départ : le chapitre I étudie leur représentation dans l’antiquité gréco-romaine et leurs avatars ou prolongements jusque dans la littérature contemporaine (Etéocle et Polynice, Remus et Romulus, mais aussi Antigone et Ismène, Absyrte et Médée). Le chapitre II envisage pareillement les résurgences modernes de quelques fratries bibliques : Caïn et Abel bien sûr, mais aussi les trois fils de Noé, Moïse et Aaron (chez Melville), les enfants de David (chez Tirso de Molina et Calderón), sans oublier le fils prodigue de la parabole évangélique et son aîné. Suivent une série d’études classées chronologiquement, qui envisagent successivement « la représentation des sœurs dans la littérature narrative » des xiie et xiiie siècles, le Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry (un recueil d’histoires exemplaires du xive siècle), la récriture des Adelphes de Térence par Larivey et Molière, l’inceste frère-sœur dans la tragédie italienne et espagnole de l’âge baroque, le « motif de la fraternité amoureuse dans quelques romans du xviie et xviiie », le motif shakespearien de la Comédie des erreurs et ses prolongements dans l’opéra baroque. Le même agencement chronologique préside au chapitre IV, qui nous achemine « du Romantisme à la Modernité » : après l’étude d’un motif de Werther (la Schwesterschen) repris par Foscolo, plusieurs articles sont consacrés ici aux personnages romanesques de jumeaux, vrais ou faux (chez Sudermann, Lou Andréas-Salomé, Thomas Mann, Rachilde, Elémir Bourges, Catulle Mendès, André Breton, etc.), jusqu’à l’essai de synthèse de Philippe Chardin sur « les fratries dans quelques chefs d’œuvre du roman névrotique moderne ». C’est cette modernité qu’explore à son tour le chapitre V, avec diverses comparaisons croisées entre les « Fictions sororales » de Chateaubriand, Musil (L’homme sans qualités), Nabokov (Ada), Marguerite Duras (La Pluie d’été) et Ananda Devi, écrivaine mauricienne, dans un vaste corpus de fiction narratives françaises et allemandes de la première moitié du xxe siècle (voir l’étude de Jacques Dugast) ou encore dans les romans de la collection « Musée secret » des éditions Flohic.
62Un second volet de l’ouvrage privilégie une approche générique de la représentation des fratries : le chapitre VI (« Scènes fraternelles ») se focalise ainsi sur les formes dramatiques. Si Jean-Claude Ranger estime que le théâtre tend à privilégier le conflit vertical parents-enfants par rapport au conflit fraternel (d’où l’idée d’une « athéâtralité de la fratrie »), ses analyses peuvent être nuancées à la lumière des comparaisons proposées ensuite entre des fratries mises en scène aux xixe et au xxe siècle par Tchekhov, Ibsen, Maeterlinck, D.-G. Gabily, T. Williams, puis Koltès et Sarah Kane, Genet (Les Bonnes) et Pinter (Le Retour). Le second volet de ce diptyque centré sur les genres littéraires met en évidence la diversité des formes narratives : conte de fées (Grimm et Perrault), roman d’aventures (comme les histoires de pirates et de corsaires de W. Scott, E. J. Trelawny, E. Corbière, ou encore des récits de R. L. Stevenson, J. Verne et J. Conrad), roman gothique, sans oublier quelques aperçus sur la « littérature de jeunesse » dans toute sa diversité (du Magasin des enfants à Tom-Tom et Nana), et sur la « paralittérature », ou plus exactement, en l’occurrence, le « récit populaire d’avant-guerre ».
63Enfin le troisième volet propose, à partir de textes des xixe et xxe siècles, des séries de comparaisons à dominante thématique, qui soulèvent notamment les questions de l’altérité, de la rivalité fraternelle et des épreuves infligées à la fratrie par l’Histoire. En écho au chapitre V, centré sur l’image de la sœur, le chapitre VIII (« Un frère en ce miroir ») présente des variations sur la figure du frère, spécialement du frère jumeau, perçu à la fois comme autre et comme double de soi. Plusieurs couples d’auteurs sont ici convoqués : Joyce et Proust, Dumas et Francis Aïqui (Frères corses), John Fante et Driss Chraïbi, Faulkner et Giono, C.S. Lewis et L. Durell ; autour de la question de la gémellité, les Météores de Tournier sont mis en relation avec des romans du Coréen Shyn Sang-Ung, du Togolais David Anaou et du Nigérian Chinua Achebe. Sous le titre « Rivalités fraternelles et conflits identitaires », le chapitre IX regroupe des études nombreuses et variées : les principaux auteurs envisagés sont Marin Preda et Hervé Bazin ; Pirandello, Robert Aldrich et David Greene ; Eça de Queiros, Bergman et Visonti ; Jorge Luis Borges et Mia Couto ; Galsworthy et Thomas Mann ; Walter Scott et Mérimée ; divers romans de Dostoïevski sont comparés tour à tour à des œuvres de Schiller, de Robert Walser, de Marin Preda, et de Lajos Zilahy. Si plusieurs études du chapitre IX envisagent déjà le devenir et les conflits de la fratrie comme reflet des bouleversements historiques, ce motif devient central dans le dernier chapitre (« Des fratries à l’épreuve de l’Histoire »). Les douloureux soubresauts de l’Europe centrale et orientale au xxe siècle sont ici privilégiés, tels qu’ils apparaissent dans les sagas familiales de Thomas Mann et d’Israël Joshua Singer, dans la trilogie hongroise d’Agota Kristof (comparée au roman Comme un frère de David Treuer), dans Vie et Destin de Vassili Grossman (opposé ici à Guerre et Paix de Tolstoï), ou dans Tchevengour d’André Platonov.
64Même si l’ouvrage se compose d’une mosaïque d’études particulières, voire monographiques, même si les essais de synthèses paraissent rares, l’ensemble de cet ouvrage offre, grâce au nombre et à la diversité des communications qui y fraternisent, un panorama assez complet de son champ d’étude, du moins un faisceau structuré de questions stimulantes, et des exemples stimulants d’applications de la problématique fraternelle à des corpus variés. L’index des noms d’auteurs et l’index des œuvres achèvent d’en faire un outil de travail commode, très soigneusement édité, qu’on consultera avec autant d’aisance que de profit.
65Jean Vignes
Catherine Volpilhac-Auger (dir.), D’une Antiquité l’autre. La littérature antique classique dans les bibliothèques du xve au xixe siècle, Métamorphoses du livre, Lyon : ENS éditions, 2006. 232 p., ill., index, ISBN 2-84788-092-5, ISSN 1775-7053
66Ce volume constitue les actes du colloque sur « La littérature antique classique dans les bibliothèques du xve au xixe siècle », manifestation organisée en mars 2003 par l’Institut d’histoire du livre (ENSSIB, École des chartes, ENS-LSH, Ville de Lyon). Littéraires, historiens et historiens du livre, modernistes et antiquisants, se trouvent ici réunis dans le cadre d’un projet interdisciplinaire ; s’il s’agit surtout d’attirer l’attention sur le livre en tant qu’objet, l’étude de l’œuvre obérant trop souvent celle du support, un éclairage nouveau est aussi jeté sur l’évolution du goût antique à l’époque moderne.
67La contribution de James Mosley nous plonge d’emblée dans un très concret problème d’histoire de la typographie. L’auteur montre en effet comment les formes de prédilection des typographes modernistes du début du xxe s., ces caractères simples mais lourds que l’on regroupe sous le nom d’« antique », proviennent effectivement des inscriptions lapidaires de la République romaine, grâce au relais que constituent les monuments néo-classiques anglais de la fin du xviiie s.
68On descend ensuite le cours du temps, de la Renaissance aux Lumières.
69Étienne Rouziès s’intéresse tout d’abord à la réception de Salluste au xve s. : le nombre et l’aspect des manuscrits et des éditions, les changements dus au passage du manuscrit à l’imprimé, le profil des possesseurs, ainsi que le contexte d’apparition des œuvres dans tel volume ou tel catalogue, voilà autant d’éléments qui nous renseignent sur la diffusion, les usages et le statut de Salluste à l’aube de la Renaissance.
70Dans une perspective plus littéraire, Isabelle Diu s’interroge sur Érasme et sur le rapport qu’il entretient avec les « deux Antiquités » ; il en résulte que c’est d’abord comme propédeutique que les lettres profanes trouvent leur légitimité, dans le cadre d’une activité érudite tout entière tournée vers le service d’une Respublica literaria qui est aussi et surtout une Respublica christiana.
71La bibliothèque de Pietro Bembo nous conduit en plein xvie s. Après avoir fait le bilan des travaux et des découvertes récentes qui permettent d’entrevoir cette collection hélas dispersée, Massimo Danzi s’efforce d’analyser « l’ordre des livres » perceptible dans l’inventaire de Cambridge (UL, Add. 565) : il met ainsi en évidence le dialogue qui s’y établit entre le moderne et l’antique autour de certaines problématiques.
72Martine Furno examine ensuite le traitement réservé aux auteurs antiques dans l’entreprise bibliographique de Conrad Gesner (Bibliotheca, 1545 et Pandectae, 1548) ; elle fait apparaître les tensions épistémologiques qui affectent le projet, tensions qui s’expliquent en bonne partie par l’évolution du statut des classiques, corpus désormais clos, objet d’étude, qui peine à maintenir sa primauté face à une production moderne de plus en plus riche et vivante.
73S’inscrivant dans un temps plus long, Vanessa Selbach étudie la place des estampes d’après l’antique dans les collections du xvie au xviiie s. ; on assiste ainsi à la lente émergence d’un genre, puis d’une catégorie de classement d’abord assez floue, jusqu’à ce que l’intérêt pour l’histoire de l’art ne conduise à mieux distinguer topographie réelle et paysages imaginaires, constituant par contre-coup l’estampe d’après l’antique en source documentaire.
74Laissant derrière lui l’âge d’or humaniste des études classiques, John Renwick s’intéresse à la place de l’Antiquité dans la formation de l’homme cultivé, du Grand Siècle au début du xixe. L’analyse des bibliothèques de quatre collèges, corroborée par l’examen de deux collections particulières, lui permet de dégager trois tendances essentielles : recul de l’enseignement des langues, surtout du grec ; multiplication des traductions, parfois inscrites dans la polémique entre Anciens et Modernes ; goût pour l’histoire ancienne certes, mais abordée par le biais d’ouvrages contemporains plutôt que par celui des textes antiques.
75Quatre études envisageant des périodes ou des milieux plus restreints viennent étayer ces conclusions.
76Philippe Hourcade examine tout d’abord le cas de Saint-Simon, or la culture et la bibliothèque du mémorialiste accusent clairement le tournant, de la fréquentation scolaire des textes originaux à une connaissance au second degré qui trahit surtout un intérêt pour l’histoire.
77En étudiant les cabinets de sept collectionneurs de la seconde moitié du xviiie s., Nicole Masson met pour sa part en évidence le poids des traductions italiennes des classiques et montre que ce goût pour le travestissement vaut en fait prise de position en faveur des Modernes.
78Annie Charon-Parent décèle des tendances similaires dans les bibliothèques de quatre architectes français du xviiie s., dont Soufflot, mais elle y discerne surtout une spécialisation professionnelle qui conduit à privilégier les œuvres des architectes antiques, ainsi que les études modernes illustrées.
79Se situant au moment des confiscations révolutionnaires, Dominique Varry étudie les bibliothèques de seize émigrés de l’Eure, six ecclésiastiques et neuf châtelains ; ici encore, les textes originaux reculent devant les traductions et l’on privilégie les études modernes portant sur une Antiquité qui n’est toutefois plus exclusivement grécoromaine.
80La contribution de Catherine Volpilhac-Auger s’efforce de désenchevêtrer les deux collections du bibliophile Randon de Boisset, entre cabinet choisi et bibliothèque d’usage généreusement ouverte ; c’est l’occasion de rappeler le stéréotype du « bibliomane » vilipendé par La Bruyère, tout en montrant que, dans ce cas précis, la bibliophilie n’exclut pas la « philanthropie » chère aux Encyclopédistes.
81Le travail de Claire Lechevalier nous place à l’aube de l’époque contemporaine. Envisagée comme « atelier du traducteur », notamment d’Eschyle, la bibliothèque de La Porte Du Theil témoigne en réalité d’une remise à l’honneur du texte original, désormais perçu dans sa dimension historique : la traduction ne vise donc plus à se substituer à son modèle, mais bien plutôt à en faciliter l’accès, au même titre que le reste de l’apparat philologique.
82Enfin, l’article de James Raven ouvre sur le Nouveau Monde, en examinant la place des classiques dans les bibliothèques américaines avant 1820 : tout à la fois signe de distinction et stigmate d’inféodation à la vieille Europe, la culture classique et ses langues reculent lentement mais sûrement dans les anciennes colonies, supplantées par des nouveautés distrayantes ou utilitaires.
83Au total, on trouvera ici un ensemble de contributions riche et évocateur, l’heureuse convergence des analyses de détail faisant peu à peu entrevoir les évolutions d’ensemble.
84Frédérique Georges-Pichot
Notes
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[1]
Comme l’éditeur dans son introduction, nous utilisons la graphie courante Africa. La page de titre restitue la graphie du manuscrit utilisé.
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[2]
L’erreur principale des éditeurs est peut-être de croire au « soin éditorial » de l’édition de 1585, dont l’orthographe et la ponctuation semblent en réalité très fantaisistes. Aux exemples de « fautes manifestes » qu’ils ont eux-mêmes relevés (p. 73) ajoutons, parmi bien d’autres : tendron pour tendon (p. 24, v. 54), pains pour pins (p. 33, v. 62), ennuiront pour environt, (p. 49 v. 48), marié pour marie (p. 109, v. 50), chansons pour sons (p. 110, v. 96), le ciel traistre amour pour le traistre amour (p. 116, v. 44), Baisé pour Baiser (p. 136, v. 37).
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[3]
Mots omis : vostre nom gravé (p. 33, v. 53) ; Courant en la verte pree (p. 135, v. 30) ; mot en trop : Or que <je> suis écarté (p. 116, v. 25) ; etc.
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[4]
Ainsi « misericorde / En offrant trouvera / Qui femme aimer voudra. » (p. 147, v. 16-18) ne signifie pas « Celui qui voudra aimer une femme en trouvera une en offrant des cadeaux par miséricorde » (p. 148, n. 18), mais bien sûr : « Qui voudra aimer une femme trouvera miséricorde (= sera bien accueilli) en offrant des cadeaux » ! Les v. 95-96 de l’ode 1 ne nécessitent aucune correction, contrairement à ce que suggère la note (p. 114) : strictement parallèles aux deux vers précédents, ils signifient en substance : que Ronsard et Du Bartas, à qui je dois le meilleur de ma poésie (Birague est lucide et honnête !), continuent de naviguer au ras de l’eau (Ronsard) ou de voler (Du Bartas) avec moi, c’est-à-dire de m’inspirer une poésie plus ou moins élevée. Les derniers vers du poème mériteraient aussi une note.
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[5]
C’est du moins ce qu’on lit p. 12. Mais la note 1 de la p. 31, qui attribue une prétendue erreur au copiste « ou à Génin » permet d’en douter ; en fait il ne s’agit pas d’une erreur : savoir s’emploie couramment au xvie (notamment sous la plume de Marguerite de Navarre) au sens de « pouvoir » (on supprimera donc aussi l’inutile note 3 de la p. 13).
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[6]
On peut regretter que dans l’édition de ces lettres les nombreuses abréviations employées ne soient pas développées.