Notes
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[1]
Les coquilles, rarissimes, n’entravent que rarement la lecture. Cela dit, je ne comprends pas le « pace » de la p. 16 (§ Langage) ; je suppose que « la ville allemande de Freibourg » (p. 105) désigne en fait Fribourg-en-Brisgau, et que le critique Yves Lebègue évoqué p. 303, et dûment mentionné dans l’index, n’est autre qu’Yves Delègue !
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[2]
J.-Cl. Ternaux rétablit notamment les vers 1413-1414 omis par R. Lebègue dans son édition des Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 1973.
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[3]
La critique qui prend Montherlant pour objet, serait naturellement un sujet tout différent, et aujourd’hui, peut-être, moins significatif.
Humbert de Montmoret, Germain de Brie, Pierre Choque, L’Incendie de la Cordelière, textes présenté et traduits par Sandra Provini, préface de P. Galand-Hallyn, La Rochelle, Rumeur des Âges, 2004, 146 p.
1Rares sont les éditions critiques de poèmes épiques de la Renaissance, plus rares encore celles qui rendent accessibles des œuvres latines. Pourtant, la plupart des épopées françaises de la première moitié du XVIe siècle ont été composées dans la langue de Virgile. Sandra Provini présente trois epyllia évoquant la bataille navale qui a opposé Anglais et Français au large de Brest le 10 août 1512 et qui s’est terminée par l’incendie et le naufrage de la nef d’Anne de Bretagne la Cordelière : l’Herveis (1513) d’Humbert de Montmoret, le Chordigerae navis conflagratio (1513) de Germain de Brie, et Le Combat et l’Embrasement de la nef Marie-la-cordelière, transposition en vers français de ce dernier poème par Pierre Choque, restée manuscrite.
2Cette poésie épique, qui relève de la poésie de cour, utilise les ressources de la rhétorique encomiastique. Germain de Brie, jeune humaniste de vingt-deux ans, compose son Herveis pour honorer le capitaine de la Cordelière, Hervé de Portzmoguer, mais surtout pour s’attirer les faveurs d’Anne de Bretagne, qui fera de lui son secrétaire. Il s’inspire de Virgile, mais surtout d’Ovide, qui lui lègue une esthétique fondée sur la variété et le raffinement et lui permet de suggérer une lecture moralisée de son poème. L’œuvre s’achève sur une inscription funéraire qui aurait pu orner le cénotaphe du capitaine breton.
3Humbert de Montmoret n’a pas associé son nom à un protecteur princier. Il est l’auteur d’une œuvre assez variée, où les longs poèmes occupent une place de choix. D’une grande érudition, il a compris que, pour composer un poème épique sur un événement récent, Lucain constituait le meilleur modèle latin : il emprunte à l’auteur de la Pharsale son lexique et ses comparaisons. Il va même jusqu’à se présenter, au frontispice d’un autre poème épique, comme « orator », revendiquant ainsi le terme que Quintilien appliquait au neveu de Sénèque. Il n’oublie pas, cependant, Silius Italicus, qui raconte une bataille navale au livre XIV de ses Bella punica. Il emploie même l’onomatopée taratantara, qui, dans la littérature latine de l’antiquité, ne se trouve que chez Ennius. Mais alors que de Brie s’en tient aux vocables techniques que lui a légués l’antiquité, Montmoret utilise des néologismes ; notamment, pour désigner des pièces d’artillerie, il use d’un mot nouveau, bombarda, et de termes qui existaient en latin classique, mais non dans un sens technique, falco et canis.
4Pierre Choque est un poète de cour essentiellement attaché à Anne de Bretagne. Il compose sa traduction en décasyllabes, considéré longtemps, au moins jusqu’à la Franciade de Ronsard, comme le mètre héroïque. Il s’écarte quelque peu du texte latin, notamment en ajoutant des précisions, et il aboutit à un résultat plus historique et plus chrétien.
5Ces poèmes patriotiques sont inspirés par l’admiration devant la bravoure des combattants bretons. Ils peuvent être rapprochés du genre historique, dans la mesure où ils rappellent de façon circonstanciée les causes du combat naval et où ils s’astreignent à un récit assez fidèle. Ils relèvent pourtant de l’épopée par la place qu’ils accordent au merveilleux : le retournement du combat en faveur des Anglais résulte dans tous les cas de forces surnaturelles.
6Ces textes rares, difficiles d’accès, constituent des témoignages importants, non seulement sur un événement historique du début du XVIe siècle et la façon dont il a été ressenti, mais encore sur la poésie de cour dans l’entourage d’Anne de Bretagne. L’édition qui nous est proposée ici, extrêmement élégante, est agrémentée d’une introduction claire, étoffée, nourrie des découvertes les plus récentes, où Sandra Provini montre que de Brie et Montmoret conçoivent l’imitation des modèles antiques comme une émulation, et que Pierre Choque est dans la même disposition par rapport au poète qu’il traduit. Ces pages savantes et denses constituent une remarquable initiation à la recherche sur l’épopée à la Renaissance.
7Bruno Méniel
Le Cymbalum Mundi, Actes du Colloque de Rome (3-6 novembre 2000) édités par Franco Giacone, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », n°383, 2004, un vol. 18 x 25 de 608 p.
8On pourra sans doute sourire de voir réuni à Rome puis édité à Genève un colloque sur un livre souvent présenté comme manifeste en faveur de l’athéisme, qu’ont fustigé autorités catholiques et protestantes, sourire aussi du contraste entre la minceur du Cymbalum Mundi (32 feuillets dans l’édition originale) et l’épaisseur du volume qui lui est ici consacré ! Reste que les problèmes d’interprétation posés par l’opuscule anonyme et l’intérêt qu’il présente pour les spécialistes de l’histoire du livre et des idées à la Renaissance – sans parler de son inaltérable puissance de dérision – sont bien à la mesure de ces Actes, très soigneusement [1] édités par F. Giacone dans la prestigieuse collection des T.H.R.
9Après l’avant-propos de l’éditeur, qui apporte un nouvel argument en faveur de l’attribution (encore incertaine) à Bonaventure Des Périers, et les pages émouvantes de Jean Céard à la mémoire de Michel Simonin, décédé quelques jours après le colloque, Richard Cooper propose un très stimulant « état de la question » où sont clairement répertoriés les 16 principaux points (le nombre de dialogues du Cymbalum au carré !) débattus par les « Cymbaliens » et autres « Cymbalistes » : questions d’attribution, circonstances de la publication des deux premières éditions, de leur censure et de leur suppression quasi totale, réception du texte, sens du titre, intertextes privilégiés (saint Paul, Érasme, Lucien ?), position théologique de l’auteur, cibles exactes de sa satire (religieuse ou morale ?), signification de sa critique du « babil », qualités proprement littéraires, voire théâtrales de cette « facétie », traits spécifiques de son « comique », structure (ou incohérence ?) du texte, caractéristiques de la langue de l’auteur, rôle de la mythologie… Cette belle ouverture, comme l’imposante bibliographie qui la complète, ne laisse aucun doute sur l’ampleur du sujet ! Non moins troublante et stimulante est l’étude d’Yves Giraud qui démontre à la fois le caractère extrêmement fautif de la première édition (« bourrée de coquilles », écrit R. Cooper), le peu de fiabilité des éditions critiques actuellement disponibles et l’intérêt d’une étude philologique plus poussée, ne serait-ce que pour préciser l’attribution.
10Le reste du volume se subdivise – comme il se doit – en quatre volets. Des Histoire(s) de livres d’abord : M. Simonin propose une utile mise au point sur les circonstances mystérieuses de l’édition Morin (1537) et de l’affaire qui s’ensuit ; Philippe Desan replace l’épisode du livre de Jupiter (dial. I) dans son contexte bibliologique et historique ; Ruxandra Vulcan étudie le thème du colportage dans l’œuvre ; François Roudaut retrace la réception du Cymbalum entre 1538 et 1824 ; Franco Giacone souligne les liens entre notre « meschant petit livre » et le Cymbalum Mundi sive Symbolum sapientiae, manuscrit latin anonyme composé en Allemagne entre 1706 et 1720. Paul J. Smith commente la « lettre critique » de Prosper Marchand (1706) insérée dans son édition du Cymbalum en 1711. Puis la réception au XIXe siècle est étudiée par Guy Bedouelle. Enfin Franco Giacone recense méthodiquement dans l’œuvre ses « Échos bibliques et théologiques » et tente d’en dégager la signification.
11Fables, mythes et symboles inspirent un second groupe d’études : après la synthèse remarquable de Jean Céard sur la fonction de la mythologie dans l’œuvre, Rosanna Gorris-Camos interroge la signification alchimique du motif du bain de Diane, tandis que Mireille Huchon envisage la figure centrale de Mercure et son rôle dans le dialogue – figure non moins liée à la tradition alchimique comme le rappelle Corrado Bologna, soulignant sur ce point l’influence probable des milieux ferrarais notamment celle de Giulio Camillo. À partir d’indications spatiales « disséminées et fragmentaires », Frank Lestringant montre que la topographie du Cymbalum Mundi « dessine une structure d’ironie générale sur le monde, (…) un parcours descendant, du ciel vers la terre, et de la terre vers le monde souterrain ». De cette « cosmologie traditionnelle à trois étages : le ciel, la terre et les Antipodes, figure de l’enfer souterrain », Bruno Pinchard s’attarde sur le dernier élément : son « essai de mythologie comparé » souligne cette convergence du Pantagruel et du Cymbalum qu’est « l’attraction des Antipodes ». Bruna Conconi, révélant des extraits méconnus des Quaestiones in Genesim de Marin Mersenne, revient sur la question de l’attribution à l’Arétin du De Tribus impostoribus et du Cymbalum Mundi. Enfin Jean-Claude Carron conclut cette partie par une « réflexion méta-critique » sur « l’engrenage de la dénonciation » qui, selon lui, caractérise la réception critique contradictoire du Cymbalum au XXe siècle ; complétant opportunément les études de la partie précédente sur la fortune du texte, Carron montre bien l’espèce de piège herméneutique dans laquelle l’hermétisme du Cymbalum enferme le lecteur, contraint de choisir entre une « allégorisation idéologisante » qui pourra être taxée d’« appropriation arbitraire », et un prudent retour au sens littéral qui réduit fatalement la portée subversive du texte.
12Le troisième volet de l’ouvrage, Dialogue et Théâtralité, est centré sur les questions d’esthétique et d’appartenance générique : sont envisagés ici le rapport du Cymbalum à la tradition lucianique (Olivier Millet), l’importance du thème du déguisement (Christiane Lauvergnat-Gagnière), l’usage du dialogue (Bruno Petey-Girard) et son inscription dans la tradition du genre (Eva Kushner), la théâtralité du Cymbalum (Bruno Petey-Girard et Stephen Bamforth), l’ironie et l’humour du dialogue final (Daniel Ménager), ainsi que les structures d’énonciation (Véronique Zaercher).
13Enfin la dernière partie (Sens et non-sens : la Parole en question) revient aux problèmes d’exégèse, centrant cette fois l’attention sur les questions de philosophie du langage. Après la subtile relecture par André Tournon des énigmes de l’épître liminaire « à Thomas du Cleuier », Giorgio Patrizi relie le discours du Cymbalum sur le silence à la tradition italienne des traités de civilité et autres institutions du courtisan, de la femme ou de la jeunesse (Guazzo, Castiglione, Dolce, Della Casa, etc.). Trevor Peach estime pour sa part que le Cymbalum est moins une apologie du silence que l’expression d’une défiance envers « l’abîme de la curiosité malsaine ». Pour Olivier Pot, la défiance porte surtout sur la parole écrite, « l’ambition totalisante du livre et de l’écriture », tandis que la « valorisation langagière de l’animal » participerait de la volonté d’humilier l’homme. Pierre Tordjman approfondit aussi la question philosophique de la valeur du langage à travers les thèmes conjoints de « l’efficacité symbolique » et du « bruit de paroles ». Gilles Polizzi suggère que « l’ambiguïté polémique » du Cymbalum procède d’une « polysémie structurale qui agence ingénieusement la réversibilité des discours et la complémentarité des lectures, fussent-elles contradictoires. » Claude La Charité rapproche la réflexion du Cymbalum sur le langage et la rhétorique de celle d’Erasme et de l’herméneutique augustinienne. Michèle Clément développe l’hypothèse d’un Des Périers cynique, « critique féroce d’un humanisme trop confiant dans les vertus de la parole ». Enfin Roy Rosenstein compare le dialogue IV du Cymbalum et le « Dialogue des chiens » de Cervantès (Nouvelles exemplaires, XII).
14Après les Conclusions de Richard Cooper, trois importants appendices relancent un débat qu’il paraît impossible de clore. Anthony Caswell émet l’hypothèse que l’anonyme Paradoxe contre les Lettres (Lyon, J. de Tournes, 1545), réédité entre-temps par Michèle Clément (B.H.R., LXV, 2003, n°1, p. 97-124), serait l’œuvre d’Ortensio Lando, qui pourrait lui-même être l’auteur de la version latine primitive du Cymbalum Mundi, si celle-ci n’est pas une fiction ! Geneviève Guilleminot révèle la provenance de l’unique exemplaire connu de l’édition de 1537 (la bibliothèque privée du roi Louis XVI !) et démontre que « l’exemplaire de Versailles et celui de La Vallière n’en font qu’un ». Enfin Christopher Clavel et Trung Tran Quoc proposent une nouvelle interprétation syncrétique de la devise et de la gravure qui ornent le frontispice de cette première édition. Ainsi ces Actes apportent-ils leur moisson de nouvelles lectures, quelques nouveaux documents, et plus encore de nouvelles questions ! Le Cymbalum Mundi n’a donc pas fini de solliciter la sagacité des érudits et des amateurs d’énigmes en tous genre. « Jamais ne fut exhibé ung tel jeu, ung si plaisant esbatement, ny une si noble fable que ceste-cy. Corbieu ! »
15Jean Vignes
Sébastien Castellion, Dialogues sacrés / Dialogi sacri (Premier livre), édition critique par David Amherdt et Yves Giraud, Genève, Droz, 2004
16C’est avec intérêt et avec le sourire que l’on peut lire le premier livre des Dialogues sacrés de Castellion, ouvrage pédagogique destiné à l’apprentissage du latin par les élèves du collège de Rive à Genève dont l’auteur était régent. On découvre ainsi un aspect moins connu de l’écriture de celui qui traduisit la Bible en latin (1551) puis en français (1555) et qui mit sa prose au service de vives polémiques avec Calvin. Les éditeurs ont ici choisi de proposer le texte de la première édition du texte des Dialogues sacrés parue en 1543 chez Girard à Genève, édition qui propose à la fois un texte latin et une traduction en français par l’auteur lui-même.
17L’introduction de cette édition comporte huit courts chapitres : vie et œuvres de Castellion, l’enseignement du latin et les dialogues scolaires au XVIe siècle, les Dialogi sacri de Castellion, histoire de l’édition des Dialogi, le latin des Dialogi, le français des Dialogi ; les deux derniers chapitres concernent le protocole éditorial. Une telle présentation, riche et claire, met le texte en contexte et lui restitue toute sa portée pédagogique première; les notes de bas de page, abondantes et utilement complémentaires du texte lui-même, parachèvent cette introduction. Dans la tradition des dialogues scolaires illustrée notamment par Vivès et Érasme, les Dialogues sacrés de Castellion visent, par un texte simple et conforme à la morale, à faciliter l’apprentissage du latin, accessoirement, mais l’auteur n’en dit rien, celui du français par des élèves de très jeune âge. Pour ce faire, le jeune régent, repoussant les auteurs latins classiques dont les œuvres sont jugées trop difficiles ou trop peu conformes à la morale chrétienne, propose une traduction latine de certains dialogues des livres vétéro-testamentaires – la traduction directe du texte biblique constitue environ la moitié du volume des Dialogues – ou une adaptation dialoguée de passages non dialogués de ces mêmes passages. Il s’agit donc d’un texte créé sur mesures pour un auditoire spécifique et lui permettant de rencontrer non seulement les expressions ou constructions usuelles, mais également certains tours plus rares ou plus difficiles, sans négliger l’instruction morale et civique. L’intérêt pédagogique des Dialogues est ainsi multiple: manuel de langue(s), modèle de conversation, abrégé de l’histoire sainte, support de saynètes interprétées par les élèves eux-mêmes. Interdit tant en Suisse romande qu’en France, tant par les Calvinistes que par les Catholiques, les Dialogi sacri, réduits à leur texte latin – privés de la traduction française du premier livre vont connaître un grand succès dans l’aire alémanique, en Angleterre et même en Hongrie. La dernière édition signalée date de 1792 et fut publiée à Bratislava ! Nous voici donc devant un texte majeur dans l’histoire de la pédagogie.
18La dédicace latine de Castellion (éditée mais aussi traduite en français par D. Amherdt), dévoile les objectifs du travail de rédaction des Dialogues sacrés. On goûtera sans doute la fraîcheur tant du latin à la fois très correct et très surprenant (si les règles grammaticales sont respectées, l’ordre des mots s’éloigne radicalement de l’usage classique puisque Castellion respecte l’ordre des mots propre au français) que du français proposé à de jeunes enfants qui mêle familiarité, expressions courantes et tours plus oratoires. Mais cette édition critique est aussi un travail savant : l’annotation, l’appendice grammatical permettent une approche raisonnée des langues enseignées et vivantes au XVIe siècle.
19Un glossaire, une bibliographie, deux indices des noms propres bibliques et non bibliques complètent cette édition d’une grande richesse qui ressuscite un texte quelque peu oublié.
20Bruno Petey-Girard
Robert Garnier, Cornélie. Tragédie, édition critique établie, présentée et annotée par Jean-Claude Ternaux. Paris, Honoré Champion, « Textes de la Renaissance », n°53, 2002. Un vol. 15 x 22 cm de 177 p. ISBN 2-7453-0675-8. Robert Garnier, Les Juifves. Tragédie, édition critique par Sabine Lardon. Deuxième édition revue et corrigée. Paris, Honoré Champion, « Textes de la Renaissance », n°29, 2004. Un vol. 15 x 22 cm de 177 p. ISBN 2-7453-1002-X
21L’édition du Théâtre complet de Robert Garnier se poursuit, dans un ordre indifférent à la chronologie des pièces : après Antigone (1997), La Troade, Porcie et Les Juifves (1999), voici donc successivement le tome III et une version amendée du tome VII de la série dirigée par Jean-Dominique Beaudin.
22J.-Cl. Ternaux se charge d’éditer la trilogie romaine de Garnier ; son édition de Cornélie (1574) prolonge ainsi celle de Porcie (1568), répond aux mêmes principes éditoriaux, et souligne les parentés entre les deux pièces. Une courte introduction rappelle la date probable de composition (entre 1569 et 1572) et les circonstances historiques qui ont pu inspirer le poète : comme celui de Porcie, le sujet de Cornélie semble « propre et convenable pour y voir depeincte la calamité de ce temps ». L’analyse parallèle des sujets des deux pièces souligne à la fois leur valeur d’exempla, et la dimension allégorique des deux héroïnes, qui incarnent le malheur de Rome. L’évocation plaintive des disparitions successives de Pompée et de Scipion, respectivement époux et père de Cornélie, se charge d’une signification politique forte que confirme l’étude du lexique : tragédie de « la liberté vaincue », Cornélie met en garde ses lecteurs contre la tyrannie et propose à une France « au bord du gouffre » une double méditation sur la destruction des grands empires (dans l’esprit des Antiquitez de Rome de Du Bellay) et « les inconstances de la Fortune ». Une rapide présentation des personnages et des sources complète l’introduction, soulignant notamment l’importance de la Pharsale de Lucain et l’influence de quelques modernes comme Muret, Grévin (César, 1561) et Du Bellay. – Le texte, y compris plusieurs poèmes liminaires, est établi avec soin [2] d’après la dernière édition collective revue par Garnier (Paris, M. Patisson, 1585), assorti en bas de page de notes abondantes centrées sur l’identification des sources. L’appareil critique est complété par un relevé des variantes des éditions antérieures (1574, 1580, 1582), un glossaire (avec localisation des occurrences), un index des noms propres et une bibliographie.
23L’introduction aux Juifves se veut une réponse à la critique dramaturgique de Raymond Lebègue quant au piétinement supposé de l’action de la pièce. Sabine Lardon se propose pour sa part d’« aborder la tragédie de la Renaissance en respectant sa structure et sans la juger, de manière anachronique, en fonction des règles de la dramaturgie classique ». L’accent est donc mis plutôt sur la portée religieuse de la pièce et sa vocation proprement didactique, servies par une structure cyclique et par les interventions du chœur ; puis les personnages sont étudiés un par un de façon très précise pour mettre en valeur les spécificités de leur « stratégie argumentative ». En revanche on ne trouvera dans cette introduction aucune synthèse ni sur les liens éventuels de la pièce avec l’actualité de 1583, ni sur ses sources, pour lesquelles on se reportera à l’ancienne édition Lebègue. Pas plus que J.-Cl. Ternaux S. Lardon n’envisage à ce stade la dimension spectaculaire de la tragédie, dans la perspective d’une représentation scénique. – Le texte est établi d’après l’édition collective de 1585. Les fautes de l’édition de 1999 ont été dûment corrigées. On lit ici en bas de page les variantes de 1583 et les corrections manuscrites apportées au texte de 1585 dans certains exemplaires. En revanche, l’annotation, très abondante, est renvoyée en fin de volume (p. 135-223), où elle est précédée d’utiles « Notes sur la versification ». Depuis 1999, les notes ont été enrichies par l’identification de nouvelles sources notamment les Histoires et Chroniques du Monde (1561) de Jean de Maumont, dont l’influence sur Garnier a été révélée entre-temps par M. Huchon (RHLF, 2000, p. 1443 et s.). L’appareil critique est complété par de nombreuses annexes : extraits de l’Histoire de Flavius Josèphe (traduction de G. Genebrard, 1578) et des Histoires de Jean de Maumont, dossier sur les représentations des Juifves de 1594 à 2001 (avec de bonnes pages sur « l’aspect visuel de la pièce » qui auraient pu nourrir l’introduction), sous le titre « Biographie » une chronologie de la vie de Garnier, un index des noms propres, un glossaire (avec localisation des occurrences), et une bibliographie.
24Ces deux éditions constituent donc, chacune à leur manière, de précieux instruments de travail. Ce qui surprend, ce sont les disparités de présentation entre deux volumes appartenant non seulement à la même collection « Textes de la Renaissance » mais à la même série du Théâtre complet de Robert Garnier. Disparités de présentation d’abord : couleur de la couverture et du papier, intitulé même de l’édition, corps employé et par conséquent nombre de vers à la page, place des notes et des variantes, inversée d’une édition à l’autre, système de renvoi aux notes, mise en page et place respective de l’index et du glossaire, sans revenir sur la relative disparité des démarches critiques, perceptible dans les introductions. Sans nullement remettre en cause l’excellente qualité scientifique de chacun de ces travaux, on peut regretter qu’aucun souci d’harmonisation ne semble présider à l’édition du Théâtre complet de Garnier.
25Jean Vignes
Myriam Marrache-Gouraud, « Hors toute intimidation ». Panurge ou la parole singulière. Genève, Droz, THR n° CCCLXXIV, 2003. 427 p., un volume, ISBN 2-600-00813-6, 18 x 25 cm.
26Sous un titre emprunté à une citation du Quart Livre, Myriam Marrache-Gouraud publie sa thèse consacrée au personnage de Panurge, et j’ai un plaisir particulier à en rendre compte parce que je m’étais moi-même intéressée au personnage pour un travail de maîtrise sous la direction de Daniel Ménager à l’université de Paris X. La singularité de Panurge signifie à la fois qu’en dehors d’Alcofrybas, il « n’a pas d’équivalents en termes de prise de parole » (p. 18), qu’il est « en marge », et qu’il se situe « au rebours des attentes ». Explorant ces trois significations, le livre s’organise en trois parties : Trouver une voix, La lecture et le rire, et Panurge excentrique. La première partie étudie le rapport de Panurge à la parole énoncée, en 4 chapitres (La langue en question, Panurge le copieux, L’ivresse d’une parole inspirée, Panurge et le narrateur). La seconde partie s’intéresse aux dialogues et mimiques de Panurge (« De l’air et du bruit »), mais aussi au déchiffreur d’énigmes qu’est Panurge (« Prouesses de lecture »), et à ses farces et attrapes (« Panurge l’insolent »). La troisième partie, qui comprend les trois derniers chapitres, s’attache à un personnage qui n’est ni gueux ni fou « et tous les deux ensemble », étudie ses relations aux autres personnages (Pantagruel, mais aussi frère Jean et Epistémon). Le dernier chapitre, enfin, examine la fonction du personnage en prenant pour modèle les valeurs des cartes dans le jeu du tarot, et attribue au personnage le rôle du Mat des tarots italiens des XVe et XVIe siècles (ou joker) qui « peut adopter tous les masques et tous les discours » (p. 383).
27La perspective du travail, qui s’inscrit dans le sillage de la lecture d’André Tournon, est, on le voit, de réhabiliter le personnage de Panurge et surtout son rôle : sont donc contredites la thèse de Gérard Defaux qui limitait le personnage à la fonction du sophiste, et celle qui en faisait simplement le continuateur de frère Jean (p. 77-79), tandis qu’est pris au sérieux le dernier chapitre du Quart Livre, sur lequel Myriam Marrache-Gouraud revient à plusieurs reprises. Telle est en effet la richesse particulière de ce travail : il s’appuie sur d’abondantes analyses très précises de nombreux chapitres des livres de Rabelais (bien sûr, dans le Gargantua, seuls les derniers chapitres et, dans le Cinquième livre, seuls trois ensembles de chapitres sont examinés), et le corpus de la recherche a été délimité par « les occurrences de la parole de Panurge » (p. 17). On saluera particulièrement l’analyse de la dispute avec le clerc anglais Thaumaste (p. 134-135, et 224-230), la réflexion récapitulative sur la notion de folie au XVIe siècle (p. 271-276), et la lecture du tableau acheté par Panurge à Médamothi (p. 231 et suiv.).
28Le livre est tout à fait intéressant par la précision de ses études, la rigueur de sa démarche et pour la richesse de sa construction (il est muni d’index et il fournit une table des chapitres analysés).
29Bénédicte Boudou
Jean-Claude Laborie, Mangeurs d’homme et mangeurs d’âme. Une correspondance missionnaire au XVIe, la lettre jésuite du Brésil, 1549-1568, Paris, Champion, 2003. 644 pages. 15 x 22,5 cm. ISBN : 2-7453-0863-7
30Le livre de Jean-Claude Laborie, tiré de sa thèse, retrace les débuts de la mission jésuite au Brésil. Le corpus étudié comprend les lettres envoyées de la jeune terre de mission (puisque le Brésil a cinquante ans d’existence) vers l’Europe, entre 1549 et 1564. L’auteur se donne trois objectifs : suivre le parcours de la lettre édifiante et curieuse ; comprendre ce que la norme jésuite apprend à voir et ce que les missionnaires traduisent de l’Indien qui, d’objet de représentation déjà travaillé par des clichés littéraires, se trouve hissé par les jésuites au rang d’interlocuteur privilégié dans la pratique évangélisatrice ; et rendre compte de la construction d’une mémoire jésuite qui s’élabore à partir d’une fiction des origines, parce que les lettres jésuites du Brésil sont à la fois une manœuvre politique, une façon de compenser l’échec de l’évangélisation, et une conjuration des menaces d’ensauvagement des missionnaires. Pour satisfaire à ces trois finalités, J.-C. Laborie construit son livre en trois parties de trois, puis deux fois quatre chapitres. Dans la première partie, intitulée « Le Laboratoire épistolaire jésuite » (p. 25-192), il étudie la genèse du genre épistolaire dans lequel Ignace de Loyola assume un rôle de modèle. Il distingue trois périodes dans la mission brésilienne : 1549-1551 (la découverte de l’Indien), 1552-1558 (la tentation de la fuite) et 1559-1568 (l’entente cordiale). Une étroite relation entre le cadre colonial et la mission de catéchèse fait disparaître des lettres la notion même de colonie. Dans la seconde partie, « La lettre comme ultime forteresse » (p. 193-392), en étudiant plus précisément deux lettres brésiliennes, Laborie s’intéresse à la correspondance à deux visages qui est celle des missions. La lettre du Brésil est d’abord demande d’aide. Elle diffère du récit de voyage parce qu’elle nie les catégories essentielles à la définition de l’acte d’énonciation accompli par le narrateur-voyageur, et parce qu’elle considère comme éminemment transitoire l’altérité du peuple abordé. Le missionnaire (Nóbrega, par exemple, dans l’Information des terres du Brésil) n’envisage pas le retour au pays comme le fait le rédacteur d’un récit de voyage, et la représentation qu’il donne de l’Indien (et qui est la raison d’être de sa mission) est purement pragmatique, puisque le missionnaire s’acharne à démontrer et à justifier le bien-fondé soit de la réduction en esclavage, soit de l’évangélisation. Par exemple, l’anthropophagie des Indiens n’est presque jamais décrite : « L’écriture jésuite ordonne le réel, la réalité que des voyageurs ou des spectateurs occasionnels nous ont laissée apercevoir ne les intéresse pas », écrit ainsi Laborie, p. 300. La religion des Indiens est conçue comme une singerie, une imitation mal assimilée. L’écriture missionnaire dresse une barrière entre soi et le monde. Les lettres conspirent à la disparition de l’Indien et de sa société originelle : en témoigne l’exemple extrême du père Anchieta qui rédige un poème en latin dédié à la Vierge Marie pour résister aux propositions indécentes des indigènes. La troisième partie de cette étude, intitulée « L’Histoire d’une réduction » déborde les limites temporelles du corpus étudié pour envisager jusqu’au XXe siècle l’histoire de l’historiographie jésuite. Laborie distingue trois périodes dans cette histoire : la période d’Anchieta (1583-1620), celle de Vasconcelos et de Bettendorf (1660-1700) et, après une éclipse au XVIIIe siècle pendant laquelle la Compagnie de Jésus fut interdite et dissoute, celle enfin de Serafim Leite (1938-1950). Laborie met en relief l’idée que « L’écriture naissant toujours d’un décalage entre le sujet qui écrit et l’objet qu’il s’est choisi, c’est toujours soi qui s’écrit dans l’histoire d’un regard et d’une subjectivité, tout en faisant le détour par l’autre » (p. 404). Le rôle des lettres se décompose ainsi en deux temps : elles servent d’abord à « masquer parce que l’émotion, les doutes sont trop particuliers » (p. 515). Mais le masque étant toujours perceptible par celui qui le porte, le refuge ultime est la construction de son propre salut, individuel mais inscrit dans un combat plus vaste, la lutte entre le bien et le mal. Le missionnaire mangeur d’âme ne triomphe peut-être du mangeur d’homme que parce qu’il écrit sa victoire.
31Ce livre, dont on salue l’originalité du sujet un peu marginal, et le caractère largement interdisciplinaire puisqu’il est autant livre d’histoire que de littérature, propose ainsi par le biais des lettres jésuites l’« étrange conversation de l’homme en soutane et du Tupi, deux hommes incapables de se comprendre et pourtant condamnés, l’un comme l’autre, à écouter l’insupportable monologue de l’autre. ». Après cet épilogue, sont fournis des tableaux récapitulatifs des lettres jésuites, des cartes et un index copieux.
32Bénédicte Boudou
Bruno Roger-Vasselin, Montaigne et l’art de sourire à la Renaissance, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2003, un volume de 415 pages, 40 euros, ISBN 2-7078-1281-1
33Le grand livre de Daniel Ménager La Renaissance et le rire (P.U.F., 1995), s’interrogeant sur la valeur du rire dans la philosophie de l’humanisme et sur sa place dans la civilité du temps, mettait en évidence une certaine méfiance à son égard : la Renaissance semblait privilégier en définitive le sourire. Prolongeant ce travail désormais incontournable, l’ouvrage de Bruno Roger-Vasselin lui apporte un utile complément. Daniel Ménager analysait principalement les discours tenus sur le rire par des philosophes, des théologiens, des médecins, des auteurs de manuels de civilité, etc. ; il n’envisageait qu’incidemment les moyens de rire et de faire rire propres à la culture du temps, et surtout les formes que pouvait prendre le comique dans la littérature et dans la vie quotidienne à la Renaissance. C’est sur ces différents points que Bruno Roger-Vasselin offre une ample et savante synthèse. Son titre, sans doute trop modeste, ne met peut-être pas suffisamment en valeur l’intérêt d’un livre qui, partant d’un questionnement sur l’œuvre de Montaigne, envisage un corpus beaucoup plus vaste et dépasse largement l’étude de cet auteur.
34L’ouvrage se subdivise clairement en trois parties à la fois autonomes et complémentaires. La première (« Littérature : les traditions du rire en France à la Renaissance ») propose un panorama complet des genres de la littérature comique au XVIe siècle en France : contes à rire, théâtre comique, poésie galante et satirique, pamphlet, sans oublier la place de l’humour et de l’ironie dans l’éloquence oratoire. La seconde (« Sociabilité : l’élégance de la pensée dans l’Europe du XVIe siècle ») s’essaie à définir des types humains, et des modèles de sociabilité, dans lesquels s’incarnent, de diverses manières, le goût du sourire et de la fine plaisanterie – différents types dans lesquels Montaigne a pu être tenté de se reconnaître ou de se peindre, différentes « panoplies » qu’il a tour à tour endossées dans ses Essais : le gentilhomme français de vieille souche, le parlementaire cultivé et stoïcien, illustré par l’exemple d’Etienne de La Boétie, l’érudit humaniste et enjoué à la manière d’Erasme, l’homme de cour international à la Castiglione, enfin le Gascon fanfaron et fier de sa province, qui fait de la verdeur de son parler un gage de force et d’authenticité. La dernière partie (« Éthique : la pratique de la distance chez les anciens et chez les modernes ») aborde de manière plus synthétique les conceptions du rire (telles que les avait déjà étudiées Daniel Ménager) mais aussi les modèles d’ironie et d’humour dont Montaigne semble l’héritier et qu’il réinvestit dans les Essais, prolégomènes à une définition de la forme de distance souriante propre à Montaigne.
35On l’aura compris : loin de constituer une monographie sur le sourire de Montaigne, cette ample fresque sur l’art de rire et sourire dans la société cultivée au temps de Montaigne montre surtout comment l’idéal de la civilité souriante s’est incarné à la Renaissance dans différents genres littéraires, et comment il a contribué à la définition de modèles sociaux et de modèles éthiques, lesquels auront pu influencer l’auteur des Essais dans la composition de son autoportrait en gentilhomme souriant. Ainsi cette somme n’apparaît-elle en fait que comme une toile de fond, ou comme une patiente marche d’approche – mais combien instructive ! – vers un autre livre annoncé, la thèse de l’auteur, centrée cette fois sur les spécificités de L’ironie et l’humour chez Montaigne. En attendant la publication de ce nouvel ouvrage, on se réjouit de posséder, avec cette synthèse d’une grande clarté, un précieux outil de travail, dont la consultation sera facilitée par un triple index (des noms de personnes, des titres d’œuvres et des notions).
36Jean Vignes
Nicolas Pasquier, Le Gentilhomme, édition critique par Denise Carabin, Paris, Honoré Champion, « Texte de la Renaissance » n°70, 2003
37L’édition du Gentilhomme qui n’avait jusqu’ici connu qu’une unique publication en 1611 permet de mieux connaître le fils d’un homme illustre, Estienne Pasquier, et de pénétrer plus avant dans les mentalités des robins gallicans de la fin du XVIe siècle et du premier XVIIe siècle. En effet, D. Carabin ne se contente pas d’éditer le texte ; elle propose une longue introduction (p. 11-138) qui est une manière d’essai sur l’œuvre et sur l’homme qui confirme par l’exemple les traits essentiels de cette République des Lettres au service des premiers Bourbon. Une première partie s’intéresse à la « formation de l’écrivain » : elle est consacrée à une brève biographie de l’auteur né en 1561, à une succincte présentation de l’œuvre; elle rend surtout compte des lectures, parfois uniquement supposées, qui sont fondatrices du Gentilhomme: les écrivains classiques (surtout Plutarque), les italiens du XVIe siècle (ouvrages de civilité pour la plupart, Le Courtisan de Castiglione, La Civile Conversation de Guazzo, mais aussi Machiavel dont les principes théoriques sont connus), les écrivains du Nord (J. Lipse) et les écrivains français (historiens, mémorialistes, techniciens de la guerre, juristes ou philosophes); parmi ces derniers, Montaigne, du Vair et Charron apparaissent comme des sources immédiates. Autant dire que Nicolas Pasquier a acquis et maîtrise la culture de son milieu. L’ouvrage est ensuite replacé dans le contexte immédiat des institutions du prince publiées au début du siècle, des traités de la noblesse et des mémoires. Les contours de publication du Gentilhomme sont ainsi posés qui replacent l’ouvrage dans un paysage éditorial autant que dans une tradition qu’il complète, interroge et confirme à la fois. Cette première partie tente enfin de répondre à la question « pourquoi écrire ? » et voit dans le geste de Pasquier l’expression d’un devoir de dire qui répond à l’exercice de la vertu et au sens de l’actualité sociale. La seconde partie de l’introduction expose les « idéaux de Pasquier : morale, politique et esthétique » ; il s’agit d’une étude du modèle que propose l’auteur au fil des pages de son traité : place du naturel et de l’acquis, formation morale et intellectuelle (place des lettres, place de l’action, modèles de vie, anthropologie néo-stoïcienne des vertus), la mise à l’épreuve du gentilhomme vertueux (question des duels, profession militaire, place de la fortune, place de la réussite sociale), confirmation du gentilhomme qui conseille son roi et finalement l’enseigne. Cet examen épouse les différentes étapes de l’existence du gentilhomme qui depuis sa naissance, grâce à sa formation et à la mise en pratique des vertus, est devenu chef d’une armée pour ensuite se tourner vers les charges civiles, obtenant de son prince une place de conseiller qui couronne son parcours. Cette « biographie » idéale est celle que propose de suivre le Gentilhomme. Le texte est établi suivant l’unique édition de 1611. L’ouvrage est découpé en quatre livres eux-mêmes subdivisés en chapitres portant des titres fort courts (« Noblesse », « Nourriture », « Vaillance »…) ; l’écriture prescriptive et moralisante de l’auteur n’est pas sans ruse ; c’est ainsi dans la bouche de son gentilhomme qu’il place les maximes qu’il souhaite lui voir enseigner au roi. L’annotation identifie les sources possibles de la pensée qu’exprime Pasquier. La « Table des matieres plus remarquables contenues en ce livre » a été utilement conservée à la suite du texte. En annexe le lecteur trouvera un glossaire, deux indices (notions et noms propres) ainsi qu’une bibliographie complète. Si Le Gentilhomme n’est pas en soi une œuvre majeure, il est représentatif d’un milieu autant que d’une forme d’écriture qui sont, au début du XVIIe siècle en pleine transformation.
38Bruno Petey-Girard
Montesquieu, Mémoire de la critique, textes choisis et présentés par Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, 600 pages
39Conformément à l’esprit de la collection dans laquelle il s’insère, ce volume réunit des textes critiques sur l’auteur concerné, qui constituent les précieux instruments d’une étude de réception. L’enquête porte sur les écrits du XVIIIe siècle, comptes rendus de journaux, lettres, extraits de mémoires, qui sont autant de témoignages sur la façon dont ses contemporains et les deux générations suivantes ont perçu l’œuvre de Montesquieu, depuis les premières réactions aux Lettres Persanes en 1721, jusqu’au seuil de la Révolution. Les seuls textes postérieurs sont ceux de 1795 relatifs à la publication d’œuvres complètes comportant des inédits de Montesquieu, dans le cadre de l’édition Plassan, Régent-Bernard et Grégoire, en particulier la très intéressante lettre de Latapie à Darcet, qui inventorie les manuscrits, et. qui donne une idée de la difficulté à reconstituer les limites exactes de cette œuvre constituée d’imprimés mais de beaucoup d’ébauches, projets, cahiers manuscrits. L’essentiel des textes présentés dans ce volume concerne au contraire la face exposée de l’œuvre, celle des imprimés, offerte au public et à son jugement. Tout l’intérêt du recueil est de montrer le caractère mouvant et changeant non seulement de l’image de Montesquieu auprès de ses contemporains, mais de l’orientation de la critique concernant les mêmes ouvrages, reconsidérés parfois radicalement. Montesquieu, au cours de sa carrière d’écrivain, a surpris son public par la variété de ses intérêts, des genres qu’il a pratiqués, du ton et du caractère de ses livres. La parution de l’Esprit des lois fixera son image mais fera aussi subir aux publications antérieures un réexamen orienté vers la gravité du propos et l’accentuation des enjeux polémiques. Se replonger dans l’histoire de l’accueil de cette œuvre c’est percevoir par exemple que le caractère potentiellement subversif des Lettres persanes n’a pas beaucoup ému les premiers lecteurs de l’époque de la Régence. Si certains désapprouvent, comme Marivaux, la liberté avec laquelle l’auteur, anonyme, parle de la religion, le ton de ces premières réactions n’a rien à voir avec le combat mené, trente ans plus tard par le Père Gaultier dans ses Lettres persannes convaincues d’impiété (1751), persuadé que ce livre dangereux doit être âprement combattu. Au moment de la parution de l’Esprit des lois, il est plaisant de remarquer, à la lecture des attaques lancées par les jésuites (P. Plesse dans les Mémoires de Trévoux) et par les jansénistes (P. Fontaine de la Roche dans les Nouvelles ecclésiastiques) que les ennemis s’empruntent parfois leurs arguments. Ces attaques éclairent avec netteté les points sur lesquels Montesquieu s’éloigne de l’orthodoxie : l’idée des lois invariables qui régissent le monde ouvre à la négation des miracles ; sa définition de la loi comme rapport est considérée comme spinoziste et donc athée. À cette accusation, il faut ajouter celle, récurrente, de déisme et d’apologie de la religion naturelle, accréditée, dans l’ouvrage, par l’éloge des Stoïciens et le silence sur la Révélation. Concernant la morale, l’explication de la polygamie par le climat, la définition du mariage, la justification du prêt à intérêt, celle du suicide, celle de la tolérance religieuse, la condamnation du célibat des prêtres, sont autant de sujets qui suscitent la désapprobation des rédacteurs catholiques. On opposera la bégninité de ton, le mélange de griefs d’érudition et de théologie, la sensibilité aux talents de l’écrivain Montesquieu, qu’on trouve chez le P. Plesse, jésuite, à la virulence théologique du dissident janséniste qui lance un véritable appel à la répression. On lit donc avec d’autant plus d’intérêt la réponse ironique faite par Voltaire aux critiques des Nouvelles ecclésiastiques, dans un contexte où il importe de marquer sa solidarité avec l’auteur de l’Esprit des lois et où les arguments orthodoxes et rigoristes semblent aisément ridiculisés. À côté de cette polémique aux arguments réducteurs qui amènera Montesquieu à répondre dans sa Défense de l’Esprit des lois, le futur économiste Forbonnais discute certains points de l’ouvrage et nous donne une idée de l’intérêt qu’il pouvait susciter parmi les élites intellectuelles du temps. À la mort de Montesquieu en 1755, s’ouvre une période d’hommages et d’éloges, en particulier celles de son propre fils Jean-Baptiste de Secondat, de d’Alembert, mais aussi de critiques, au moment où la guerre entre les Philosophes et leurs adversaires fait rage. Les détracteurs ne sont pas toujours du côté qu’on aurait pu croire : Palissot ménage la mémoire de Montesquieu, tandis que Voltaire lui décerne des éloges empoisonnés. La critique savante, plus que le ton indigné, est apparue comme une façon efficace de discréditer l’auteur, non seulement sur des points d’érudition mais aussi sur sa connaissance des pays étrangers, façon de mettre en doute son analyse politique, en particulier du despotisme, alors même que son influence sur la pensée politique en Europe semble incontestable.
40L’importance de l’Esprit des lois, les enjeux religieux, moraux et politiques de la critique ont souvent fait oublier d’autres dimensions de l’œuvre. Au milieu des éloges vagues et convenus ou des simplifications d’une critique tendancieuse, la perspicacité et la finesse de certains lecteurs contemporains de l’auteur se révèlent : ainsi du compte rendu du Père Berthier sur les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains qui souligne le rôle du paradoxe dans le raisonnement de Montesquieu historien, ainsi de madame de Gomez dont la présentation du Temple de Gnide, roman mythologique qui fait si mauvaise figure auprès de l’Esprit des lois qu’on en a contesté l’attribution, donne l’ouvrage pour ce qu’il est : un poème en prose, un exercice de style dans le goût des Modernes fréquentés par Montesquieu, avant la période des voyages et le grand projet sur les lois. Ce n’est pas un moindre mérite de ce volume que de souligner la contradiction de certains témoignages, comme ceux relatifs à la mort de Montesquieu et à l’attitude des pères jésuites venus lui administer l’extrême onction (témoignages de Dizé et Hénault), mais aussi de nous faire découvrir, à travers les regards contrastés de ceux qui l’ont côtoyé, un personnage parfois inattendu, qui conserve son accent gascon dans les salons parisiens, un distrait digne des Caractères de La Bruyère (Essais de d’Argenson, Mémoires du duc de Luynes), à qui il échappe « des traits de naïveté ». Enfin des notices sur les rédacteurs et sur les périodiques cités, placées en fin de volume, permettent de préciser dans quel contexte ont été formulés ces jugements sur l’auteur et sur son œuvre.
41Carole Dornier
Pier Antonio Borgheggiani, Ordre et caprice. De Bonstetten à Bourget, Fasano, Schena (Biblioteca della ricerca, Cultura straniera, 110) / Paris, PUPS, 2002, 171 p.
42La Biblioteca della ricerca dirigée par le Professeur Giovanni Dotoli offre un riche catalogue d’éditions et d’études critiques consacrées à la littérature française, qui reflète la vitalité des études françaises en Italie. Le recueil d’articles publié en 2002 par le Professeur Pier Antonio Borgheggiani sous le titre Ordre et caprice en est une nouvelle illustration. Il regroupe huit études sur le XIXe siècle pris au sens large qui relèvent de trois domaines principaux: les contacts intellectuels entre France, Suisse et Italie au début du siècle, la critique littéraire en France à la fin du XIXe siècle et la création romanesque et dramatique de Maupassant.
43Deux articles évoquent le rôle d’écrivains suisses dans les échanges intellectuels de l’époque charnière qui va de la Révolution française à l’Europe de la Sainte-Alliance : l’un est consacré à l’évolution du Bernois Bonstetten face à la Révolution française (« Les années difficiles de Bonstetten »), l’autre à l’influence des traductions italiennes des œuvres du Genevois Sismondi sur le Risorgimento italien (« Sur quelques traductions italiennes d’ouvrages historiques de Sismondi »). On peut rattacher à cette exploration des contacts culturels les pages consacrées aux notes de lecture de Napoléon avant 1795, qui révèlent que le jeune Corse était un insatiable lecteur mais maîtrisait très mal le français écrit (« Les manuscrits florentins (Ashburnham 1873) du jeune Napoléon »).
44Dans le domaine de la critique littéraire, P.-A. Borgheggiani fait revivre la critique subjective et enthousiaste de Jules Lemaitre (« George Sand vue par Jules Lemaitre »). Celui-ci chante les litanies de Sand, « jardin d’imagination fleurie, fleuve de charité, miroir d’amour […] grande faunesse, fille de Jean-Jacques » et définit son style par la lactea ubertas des anciens, « un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle » – ce qui, ajouterons-nous, s’accorde paradoxalement avec les invectives de Baudelaire contre le caractère femelle de Sand ! Outre Lemaitre l’auteur réhabilite Sarcey, en opposant le sérieux et la bienveillance de ces critiques institutionnels aux attaques du dramaturge Henri Becque qu’il juge méchantes et injustes (« Quelques remarques sur la critique dramatique d’Henri Becque »).
45Une étude de 30 pages (« Critique littéraire et critique des idées chez Bourget »), est consacrée à l’évolution des principes critiques de Paul Bourget. P.-A. Borgheggiani y reprend les analyses d’André Guyaux sur la méthode qui préside aux Essais de psychologie contemporaine et poursuit l’enquête dans les préfaces et recueils ultérieurs de l’écrivain, Pages nouvelles de critique et de doctrine (1912), Quelques témoignages (1928) et Au service de l’ordre (1929 et 1933). Il note la part croissante des préoccupations idéologiques et morales dans la pensée de Bourget depuis la querelle du Disciple. P.-A. Borgheggiani esquisse une étude de la réception de l’œuvre critique de Bourget en citant d’intéressants textes de Victor Giraud, Louis Bertrand, Marcel Arland et Charles du Bos. La dernière partie de cet article parcourt les articles, conférences et préfaces consacrés par Bourget à Flaubert.
46Si P.-A. Borgheggiani, à la suite de Michel Raimond et d’André Guyaux, souligne l’intérêt des analyses littéraires de Bourget, il se montre sévère pour le romancier. Dans « Un parallèle Maupassant-Bourget », il compare Fort comme la mort et Notre cœur à deux romans de Bourget construits sur les mêmes données, Un fantôme et Cruelle énigme, pour conclure que les romans de Bourget, encombrés de dissertations, ne font pas vivre les personnages. Une étude d’un drame en vers, écrit par Maupassant sur les conseils de Flaubert, pour s’exercer à un travail ardu « de longue haleine », La Trahison de la comtesse de Rhune (« Maupassant et le drame historique ») vient compléter cette réflexion sur la création.
47Étant donné la variété des sujets abordés, l’ouvrage de P.-A. Borgheggiani ne comporte pas de bibliographie générale, mais chaque article est accompagné de nombreuses références; un index des noms propres permet à chaque chercheur de trouver son chemin à travers les caprices de la vaste curiosité de l’auteur. Les recherches de P.-A. Borgheggiani témoignent d’un regain d’intérêt pour l’œuvre de Bourget, qui s’est manifesté aussi dans le colloque organisé en mars 2005 par l’Université de Neuchâtel et celle de Bourgogne.
48Claire Bompaire-Évesque
Jean-François Domenget, Montherlant critique, Droz, 2003. Un vol. 15 x 22 de 432 p.
49Montherlant critique littéraire ? On n’y pense guère au premier abord. Non qu’il manque de cohérence dans ses jugements, au contraire, mais on croit ceux-ci beaucoup plus rares qu’ils ne sont, au point que le premier sentiment que l’on éprouve à la lecture du titre de Jean-François Domenget, est un étonnement admiratif : comment avoir pu recueillir assez d’éléments pour parler d’une critique montherlantienne, au sens subjectif du terme [3] ? Montherlant lui-même ne se présente-t-il pas volontiers comme faisant cavalier seul, indifférent aux modes et aux coteries ?
50À vrai dire, c’est un panorama complet de la culture moderne de Montherlant qui nous est offert (sa culture classique serait un autre sujet), une étude extrêmement fouillée de ses rapports avec les écrivains de son temps, dans les deux sens, car Jean-François Domenget accorde aussi une large place aux jugements portés sur Montherlant par ses interlocuteurs. Bref, l’ouvrage répond à une triple question : que lisait-il ? Qu’en pensait-il ? Et les auteurs qu’il lisait, que pensaient-ils de lui ?
51Jean-François Domenget a adopté pour ce travail un plan chronologique, distinguant cinq étapes. Certes, la réalité est moins tranchée, mais toute autre méthode n’aurait conduit qu’à une raideur répétitive ou à la plus grande confusion.
52Tout d’abord, exception faite de Quo vadis, lu, somme toute, par hasard, Montherlant, pour ses lectures, est tributaire de son milieu : Paul Adam, Paul Bourget, d’Annunzio mais surtout Barrès et la droite littéraire, celle des académiciens conservateurs. À vingt ans, il ne connaît ni Péguy, ni Mallarmé, ni Claudel ; en revanche, il a lu Anna de Noailles, dont il estimera toujours la poésie. Il reste à l’écart de la littérature d’avant-garde, représentée par la N.R.F. Étranger au théâtre symboliste, il n’accepte sur la scène qu’une esthétique naturaliste. Par ailleurs, on repère dans Le Songe, Les Olympiques, Les Bestiaires, l’influence de Maurras, assez brève, car s’il le célèbre en 1923, il récusera bientôt son patronage : adepte des valeurs de la droite, Montherlant demeure à l’écart de l’Action française, refusant de sacrifier son œuvre à des fins politiques.
53Profondément marqué, comme ses contemporains par la Grande Guerre, ses premiers articles de critique portent sur des livres qui en parlent, mais plus qu’aux Croix de bois ou au Feu, il est sensible aux ouvrages qui en dégagent une idéologie positive, comme La Guerre à vingt ans, de Philippe Barrès, La Sainte Face d’Elie Faure et, lecture plus tardive, les Maximes sur la guerre de René Quinton, bien que celui-ci soit libertaire et d’extrême gauche. Autre paradoxe : Montherlant, nostalgique de l’héroïsme, n’en estime pas moins Romain Rolland en qui il salue un esprit libre, malgré la profonde divergence de leurs opinions. Il lui dédiera même le premier texte d’Aux fontaines du désir. Cependant, Au-dessus de la mêlée est le seul ouvrage dont il parle et que probablement il ait lu. C’est loin d’être chez lui le seul cas de lecture exclusive.
54Il s’intéresse aussi, on s’en douterait, à la littérature sportive, admirant 5.000 de Dominique Braga, Plaisirs des sports de Jean Prévost et surtout Battling Malone de Louis Hémon, qui a fortement influencé Les Olympiques et Les Bestiaires. Dans le style de Joseph Delteil, il retrouve une fantaisie et une liberté qu’il aime pratiquer, de même qu’il apprécie en Paul Morand, pourtant très éloigné de lui, une « écriture du premier regard ». Il a même de la sympathie pour Cocteau – son antithèse vivante–, dont il lit le Rappel à l’ordre en 1929. Il est loin, on le voit, de l’étroitesse d’esprit que lui prêtent certains.
55Montherlant envoie volontiers des articles de critique aux revues, beaucoup plus aux Nouvelles littéraires qu’à la N.R.F., à laquelle il reproche son intellectualisme et son dédain des auteurs forts. Toutefois, fermé à la poésie de Valéry, il admire sa prose. Plus complexe, le cas de Gide donne lieu de la part de M. Domenget, à une étude extrêmement précise et fouillée. Bien que Aux fontaines du désir soit un livre on ne peut plus gidien, Montherlant ne veut pas paraître son disciple et il y aura toujours une certaine hostilité entre les deux hommes. Gide reproche à Montherlant sa lâcheté, son hypocrisie sexuelle et, plus tard, sa conduite pendant l’Occupation, tout en reconnaissant ses qualités d’écrivain, tandis que celui-ci, après lui avoir rendu hommage en 1928, en vient à lui dénier tout talent ; mais il déteste surtout sa personne. D’ailleurs, hormis sur un seul point, tabou pour notre auteur, leur incompatibilité est totale. Bref, si Montherlant ne se désintéresse absolument pas des idées de cette époque, il reste marginal, fidèle à Barrès et à la tradition.
56La troisième période que distingue Jean-François Domenget, après les débuts droitiers et les « appareillages », s’étend sur vingt-huit ans, de 1930 à 1958 ; la plus longue, elle est aussi la plus difficile à classer, parce que c’est l’époque où Montherlant, du fait de sa notoriété, a le plus de rapports avec ses contemporains, admiratifs ou conflictuels.
57Claudel, par exemple, s’est d’abord montré enthousiaste de La Relève du matin et des poèmes des Olympiques ; mais l’hédonisme d’Aux fontaines du désir le révulse : Montherlant n’est plus pour lui qu’un « immonde putois » aux côtés duquel il refuse de figurer dans la N.R.F. Après la guerre, bien loin d’être sensible au caractère religieux de pièces comme Le Maître de Santiago et Port-Royal il les juge hypocrites. Quant à Montherlant, il a admiré la poésie de Claudel, dont il a repris parfois le rythme dans Les Olympiques ou dans Encore un instant de bonheur, mais il ne comprend pas son théâtre. En outre, l’homme lui déplaît. Il a moins de réticences envers Bernanos, dont il partage les idées sur l’état de la France dans l’entre-deux guerres : même s’il ne fait de ses romans qu’une lecture profane, il est sensible à sa vigueur. Et l’auteur de Port- Royal a toutes les raisons d’admirer les Dialogues des carmélites. Bernanos est plus réservé, le trouvant insuffisamment authentique. Les rapports avec Mauriac, son aîné de dix ans, se montrent plus variables. Celui-ci, comme la plupart des lecteurs catholiques, avait été enthousiasmé par La Relève du matin ; il accepta encore les Fontaines du désir, mais se montra extrêmement choqué par Les Jeunes Filles, puis par Le Solstice de juin. Après vingt-cinq ans de brouille, les deux hommes se réconcilièrent en 1960 et Mauriac fit campagne pour l’élection de Montherlant à l’Académie. Si Montherlant semble ignorer le Bloc-Notes, ils partagent beaucoup de complicité psychologique et littéraire : ils ont le même sens du détail révélateur, parfois la même écriture. Avec Jouhandeau, son grand admirateur, dont il apprécie aussi le catholicisme ouvert et compréhensif, mais sur lequel il n’écrira qu’un seul article, Montherlant entretient une correspondance amicale ; il lui fera même quelques confidences sur son homosexualité.
58Sur d’autres plans, Montherlant est proche de Drieu La Rochelle, de deux ans son aîné, mais dont l’esprit est beaucoup plus ouvert. Misogyne, lui aussi, il a le mérite de voir la parenté entre le sport et la guerre. Pourtant, malgré une estime réciproque, les deux hommes ne seront jamais amis. Si Drieu est un homme de droite, Malraux est un homme de gauche : cela n’empêche pas Montherlant d’être enthousiaste de L’Espoir : n’y célèbre-t-on pas l’Espagne et la guerre, deux mythes qui lui sont chers, à quoi s’ajoute le scepticisme du « service inutile ».
59Dans l’ensemble, les jugements de Montherlant reflètent deux goûts littéraires permanents. D’une part, la valeur de l’inspiration, qu’il distingue chez des écrivains aussi différents que Louis Hémon, Colette, Marie Noël, son ami d’enfance Faure-Biguet, Ventura Garcia Calderon, Mathilde Pomès, et aussi chez des inconnus, voire des provinciales, en qui on trouve le « chant profond » que l’intelligentsia parisienne ignore. D’autre part, il apprécie le style naturel, même – peut-être surtout – lorsqu’il est, comme chez Colette, un effet de l’art. Il s’élève contre l’esthétique dominante, qui lui paraît source d’injustice littéraire ; il soutient ses poulains, souvent des femmes, comme Jeanne Sandelion, (un des modèles d’Andrée Hacquebaut). Il se complaît en quelques écrivains « maudits » (Louis Hémon, mort avant d’avoir connu la célébrité, Émile Clermont, André Suarès), voire en Roger Martin du Gard, dont il loue la probité et l’intérêt qu’il porte à l’homosexualité. En eux, il projette son image d’écrivain exilé.
60Autres victimes littéraires, dont on s’attendrait peu qu’il les plaigne, les femmes : Henriette Charasson, Cécile Sauvage, Anna de Noailles, Colette, poétesses et romancières, aux antipodes de l’apparence qu’il se donne. Il retrouve en elles le goût du bonheur et l’échec en ce domaine. Leurs romans présentent la même vision du monde que la sienne. Il les annexe et les promeut dans toute la mesure où cela lui est possible.
61Au cours de la dernière période, de 1958 à 1972, c’est essentiellement dans Les Nouvelles littéraires que Montherlant publie ses textes critiques, lesquels, le plus souvent, ne portent pas sur les contemporains immédiats ou sur les auteurs actuellement les plus célèbres. Partout s’y expriment l’horreur de son temps et sa nostalgie de la Belle époque et de la Grande Guerre. S’il tient à montrer sa reconnaissance envers les académiciens qui l’ont soutenu, comme Maurice Genevoix ou Jean Rostand, il se complaît à parler des morts : Il célèbre Edmond Rostand à travers Chantecler, pourtant souvent décrié ; l’œuvre bien pensante d’Henri Bordeaux devient un acte de courage contre le monde moderne. Contrairement à la raideur qu’on lui attribue, il continue à faire preuve d’un certain éclectisme. Il aime Supervielle, Cendrars, mais il néglige superbement les grands écrivains du XXe siècle, Proust, Claudel, Giraudoux, malgré le goût de ce dernier pour le sport : il déteste son style, qui manque de naturel. Il ignore aussi les surréalistes, à l’exception d’Aragon, du fait de leur ancienne camaraderie, mais il ne s’intéresse ni à sa poésie, ni à son œuvre patriotique. Il n’aime pas Céline, dont il trouve le langage artificiel, et qui, de son côté, n’éprouve que de l’antipathie à son égard. S’il encourage de jeunes auteurs, comme Gabriel Matzneff ou Patrick Grainville, il n’accorde que peu d’attention aux « hussards ». De Camus, qui est un peu son disciple et qui l’admire beaucoup, il ne retient que Noces.
62Montherlant n’est ni le porte-parole d’un parti, ni un critique professionnel ; sa documentation est souvent très médiocre et ses jugements sommaires. Il ne s’intéresse qu’à ce qui lui importe personnellement. Lecteur sélectif, lui qui a dit que pour parler avec justice et justesse d’un écrivain, il faudrait avoir tout lu et tout retenu, il n’en garde souvent qu’une période, voire un seul livre. Il se montre plus à l’aise avec des auteurs mineurs qu’avec ses pairs, auxquels il ne s’est pour ainsi dire jamais affronté. Il éprouve de la répulsion pour tout ce qui lui paraît artificiel comme le Nouveau roman. Bien que très attentif au style, il lit plus en moraliste qu’en technicien, préférant les essayistes aux romanciers. Ayant tendance à se mirer dans l’autre, il s’assimile ce qu’il lit, en le gauchissant éventuellement ; il lui arrive de reprendre des phrases, comme de refondre ses propres articles dans ses ouvrages. Sa critique n’est pas toujours innocente : s’il évite les éreintements, c’est aussi qu’il compte être payé de retour ; il sollicite d’ailleurs, plus ou moins discrètement, de ceux qu’il protège, des articles sur ses ouvrages. Désintéressé en tant qu’homme (vivant de ses revenus littéraires, il se flatte de n’avoir jamais fait d’investissements autres que des achats d’antiques), il accepte ou provoque tout ce qui peut promouvoir son œuvre, qu’il sent menacée et dont ses jugements sur tel ou tel sont comme un prolongement.
63Au demeurant, l’œuvre critique de Montherlant est loin d’être méprisable : extrêmement précis, riche en images heureuses et en formules brillantes, maître de l’attaque et de la chute, mélangeant les tons avec un humour iconoclaste, il s’y montre plein de liberté et de gaîté
64L’étude extrêmement documentée, aussi détaillée qu’étendue, que nous offre ici Jean-François Domenget, non seulement complète indispensablement la connaissance de Montherlant, montrant qu’il est beaucoup moins monolithique qu’on a tendance à le croire, en dépit de ses propres dires, mais elle apporte aussi une ouverture du plus grand intérêt sur un monde culturel peut-être trop négligé jusqu’à présent par les travaux littéraires qui portent sur la première moitié du XXe siècle.
65André Blanc
Henri Béhar, La Dramaturgie d’Alfred Jarry, Paris, Honoré Champion, collection « Littérature de notre siècle », 22, 2003, 411 pages
66La thèse d’Etat d’Henri Béhar, spécialiste reconnu de la littérature d’avant-garde en général, et du théâtre dada et surréaliste en particulier, publiée sous le titre Jarry dramaturge, chez Nizet, en 1980, vient de reparaître chez Champion, sous un titre modifié et dans une version actualisée. Attentive à resituer le théâtre de Jarry dans un réseau complexe d’influences littéraires et potachiques, cette monographie s’impose comme un complément indispensable aux travaux de Michel Arrivé, autre grand pionnier des études jarryques, auteur notamment du premier tome des Œuvres complètes de la Pléiade ainsi que des Langages de Jarry, essai de sémiotique littéraire publiés chez Klincksieck en 1972, dont l’analyse, pour brillante et stimulante qu’elle soit, présente néanmoins l’inconvénient de couper radicalement le texte de Jarry de son contexte d’émergence, pour diriger son effort vers la validation d’une théorie du signe. L’apport d’Henri Béhar, en revanche, est celui de l’érudition : par une étude approfondie à la fois de sa genèse et de son retentissement, celui-ci jette un double éclairage sur l’invention du personnage du Père Ubu.
67Le premier chapitre s’attache ainsi à montrer que le théâtre de Jarry s’inscrit dans le cadre des préoccupations symbolistes, qu’il prolonge et dépasse en portant un coup définitif à l’esthétique illusionniste de la scène. En ce sens, force est de relever que la première d’Ubu roi, le 10 décembre 1896, au Théâtre de l’Œuvre, dans la mise en scène de Lugné-Poe, marque « un point de non-retour dans l’histoire de notre littérature » (p. 96). Le deuxième chapitre se penche alors sur l’analyse des structures externes et internes de la pièce, où Henri Béhar décèle un double principe de contraste et de synthèse entre abstraction et réalisme, langage sublime et langage grotesque, tandis que le troisième chapitre s’emploie à distinguer le type Ubu, antihéros doué de qualités négatives qui s’annulent entre elles, de ses incarnations successives : « mufle » chez Lugné-Poe, il devient un « pékin » chez Firmin Gémier, un « anonyme » chez Peter Brook, un « bourgeois » chez Antoine Vitez. Les quatrième et cinquième chapitres s’intéressent, quant à eux, aux prolégomènes (le cycle fécal du lycée de Saint-Brieuc) et aux avatars (Ubu cocu, 1889, César Antéchrist, 1895, Ubu enchaîné, 1900) du personnage d’Ubu dans l’œuvre de Jarry. Le sixième chapitre s’efforce, ensuite, d’évaluer la place faite chez lui au mirliton : une évolution se fait jour en effet d’Ubu roi (1888), adressé à des comédiens jouant comme des marionnettes, à Ubu sur la butte (1901), explicitement destiné au théâtre des marionnettes, qui contribue à la destruction du mythe de l’acteur et corrobore la théorie de « l’inutilité du théâtre au théâtre ». Le septième chapitre, de son côté, identifie la permanence d’une inspiration théâtrale dans la production romanesque de Jarry, qui se manifeste non seulement par l’insertion de séquences dialoguées dans L’Amour en visite (1897) et Le Surmâle (1901), mais encore par la prégnance des métaphores dramatiques. Le huitième chapitre s’attache, ensuite, à dégager les principes de la ’Pataphysique telle qu’elle se traduit au théâtre par la culture de l’anachronisme et de l’identité des contraires. Enfin, le neuvième chapitre et l’appendice s’efforcent d’établir « une ligne de filiation directe » (p. 270) de Jarry au Nouveau Théâtre, d’une part, et à Jean Vilar d’autre part.
68Au final, cette étude, très sérieuse et très documentée, augmentée d’une bibliographie fort riche, d’un index fort utile et d’un répertoire exhaustif des mises en scène ainsi que d’une belle iconographie, demeure un ouvrage de référence incontournable. À ce titre, l’on ne saurait trop en recommander la lecture non seulement à tous les amateurs de la geste ubuesque, mais encore aux professeurs de lycée, qui sont de plus en plus nombreux à inscrire Ubu roi au programme du baccalauréat, dans le cadre de la séquence « texte et représentation ».
69Marianne Bouchardon
Bernard Vouilloux, Tableaux d’auteurs, Après l’Ut pictura poesis, Saint-Denis, PUV, « Essais et savoirs », 2004
70Le dernier ouvrage de Bernard Vouilloux envisage, en 188 pages et en trois essais chronologiquement organisés (Diderot, Balzac, Breton) le « moment où l’atelier du peintre devient un lieu romanesque et un motif récurrent de la fiction d’art ». Il en situe la constitution à partir de la célèbre nouvelle du Chef d’œuvre inconnu, mais constatant que Balzac, plus que des théoriciens de la renaissance italienne, « était tributaire du seul Diderot » pour la théorie de l’art (p. 83), il anticipe le moment d’abandon de l’Ut pictura poesis (dans les rapports entre littérature et peinture, quant aux écritures de fiction) chez Diderot lui-même, à partir d’une des cinq additions du manuscrit de Saint-Pétersbourg de Jacques le Fataliste. « Texte-tableau » (p. 18), la scène de genre du fiacre renversé de l’abbé Hudson s’échappant sous les quolibets des badauds parisiens d’entre les bras de deux filles, proposée en modèle de tableau à peindre par Fragonard, est envisagée comme un troisième modèle à ajouter aux deux dégagés par Michael Fried (« dramatique » et « pastoral ») pour « résoudre le problème posé par la présence du spectateur devant le tableau », et qu’il propose d’appeler « affabulateur » (p. 26), en y intégrant la dimension du désir, selon une « énergétique de l’écriture ». Chemin faisant, beaucoup d’érudition se voit convoquée autour des notions classiques d’« amateur » et de « connaisseur », ou à propos de chevauchements entre l’art invoqué de Fragonard et celui, sous-jacent et licencieux, de Baudoin, le gendre de Boucher, ou encore sous la forme d’une « enquête » – d’ailleurs avouée « inachevable » (p. 55) – menée à partir de la correspondance de Diderot et ses Salons, et portant sur les référents vécus ou textuels auxquels renvoie la scène en question.
71Le projet du second essai, qui porte moins sur une nouvelle interprétation du Chef d’œuvre inconnu que sur la « postérité cézanienne du récit balzacien », se propose de cerner « la puissance figurative de la fiction narrative » qui la projette délibérément dans son avenir de lecture (p. 73) : s’inscrivant en faux contre la tentative de l’historien (c’est le Marc Fumaroli de L’École du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle qui est visé) de « remonter dans le temps », c’est-à-dire de restituer le regard ancien porté sur les images – ici dénoncée à la suite de Bourdieu comme « illusion scolastique » (p. 77). La mise en scène balzacienne serait doublement exemplaire, en ce que d’abord elle inventerait la nouvelle manière de la fiction d’art en train de s’élaborer sous les yeux du lecteur (il ne s’agit plus alors d’une ekphrasis, équivalent verbal de l’œuvre plastique déjà constituée, selon les modes de l’Ut pictura poesis) ; mais aussi en ce qu’elle monterait un « piège » associant les paradigmes « classique » (par le contexte de 1612 du débat sur la peinture) et « romantique » (par sa réception de 1830), et au delà : puisqu’elle a pu être absorbée par l’identification cézanienne du « Frenhofer, c’est moi », comme paradigme de la critique d’art du XXe siècle (p. 78). Le propos est délibérément déplacé hors de la problématique propre à Balzac et à l’interprétation de son texte : si allusion est faite aux deux strates d’écriture de la nouvelle, le recouvrement du fantastique à la Hoffmann (qui faisait la part belle au surnaturel provenu par exemple des Élixirs du diable) par la problématique propre à Balzac de la pensée qui tue (dans le cadre conceptuel de ce que Jean Starobinski a pourtant mis en relief dans son récent Action et réaction) ne retient pas sérieusement l’attention de l’auteur – pas plus que la problématisation du rapport à l’image et à sa figuration (à partir par exemple des thèses non citées de La Peinture incarnée de G. Didi-Huberman). Car le vrai fil conducteur est ailleurs : dans l’investigation serrée – et qu’on pourrait dire déconstructionniste – de toute une production sur la question de l’identification qu’aurait eue Cézanne à un Frenhofer héros de la peinture moderne (essentiellement J. Gasquet, mais aussi E. Bernard, J. Royère, L. Larguier, A. Vollard, G. Coquiot, C. Camoin, J.-E. Blanche, ou Rilke et bien entendu le Zola de L’Œuvre). Par delà le système déconstruit d’entreglose et de constitution hagiographique et légendaire, ce qui ressort confirme la leçon du premier essai : du côté « d’un feu dont le moteur nous est donné pour être d’ordre sexuel » (p. 103), qui fait de la scène de la créativité, après la biographie antique fragmentée en morceaux interchangeables et le « grand récit » vasarien de la Renaissance, ou l’approche « idéalo-formaliste » de Winckelmann, un troisième modèle du sujet « affecté […] par l’événement de l’art » (p. 108).
72Le troisième essai s’ouvre sur la double manifestation du « manifeste » bretonien, qui selon la logique de toute l’avant-garde « annonce » autant qu’il « dénonce » (p. 126) ; mais qui surtout conjoint le manifeste au latent, redouble le Manifeste poétique par celui du Surréalisme et la peinture, et du coup articule tout le projet pictural au primat du modèle intérieur selon l’équation suivante : « La poésie est le modèle du “modèle intérieur” » (p. 144). Un dispositif textuel tente de mimer ces jeux en miroir, redoublant le propos principal en huit « excursus » disposés en encadré. L’« image », pour verbale qu’elle soit d’abord pour Breton, est bien au centre des « échanges entre poésie et peinture » (p. 147), amenant à d’intéressantes considérations sur le refus qu’eut Breton de l’opposition d’époque entre figuration et abstraction, dans la mesure où sont par lui condamnés tant les « réalistes du “plaisir optique” » que les partisans des recherches formelles à « finalités optiques décoratives » (p. 150). Dans une grande méfiance (bien connue) à l’égard des procédés et des techniques (p. 145), et selon un retournement de la fenêtre albertienne (donnant sur la perspective) en trouée donnant sur les seuls « paysages intérieurs », « l’imitation cède la place à la participation, la mimèsis à la métexis » (p. 155), pour aboutir là encore, fondamentalement, à de « l’érotique » (p. 163).
73La conclusion qui ressaisit tout le parcours rappelle la logique des siècles de l’Ut pictura poesis (dans une perspective d’égalité des arts), puis le souci de s’en émanciper, initié entre autres par Diderot grâce à sa prescription fictionnelle d’une toile à peindre ; émancipation qu’assure à plein une fiction balzacienne allant jusqu’à contaminer la manière de raconter la vie d’un Cézanne – avant qu’avec Breton le manifeste, dans sa volonté interventionniste, se substitue à la fiction pour assurer plus que jamais la puissance régulatrice de l’écrivain dans le domaine de l’art. Puissance d’ailleurs aujourd’hui bien perdue (au profit des acteurs du marché de l’art), souligne pour finir Bernard Vouilloux.
74Patrick Née
La Tentation théâtrale des romanciers, textes réunis par Philippe Chardin, Paris, SEDES, collection « Questions de littérature », 2002, 167 pages
75Dirigeant son attention vers la tentation et les tentatives théâtrales des grands romanciers des dix-neuvième et vingtième siècle, le colloque comparatiste qui s’est tenu à l’Université de Tours, les 10 et 11 mai 2001, renouvelle la problématique du rapport entre mode épique et mode dramatique, également abordée par deux colloques de littérature française organisés l’un à l’université de Franche-Comté, sous la direction de Marie Miguet-Ollagnier (Le Théâtre des romanciers, Annales de l’Université de Franche-Comté, 1996), l’autre à l’Université de Nanterre, sous la direction d’Anne-Simone Dufief (Les adaptations théâtrales au XIXe siècle, 2003, à paraître), en élargissant le champ d’investigation à des écrivains étrangers tels que Dostoïevski, Henry James, Robert Musil, James Joyce ou Milan Kundera.
76Le décalage systématiquement observé chez les auteurs du corpus entre la fortune des romans et l’échec des pièces de théâtre dirige le questionnement dans une double direction. Se pose, d’une part, la question de l’intérêt prêté par les romanciers au théâtre : le désir de gloire (Dostoïevski, Flaubert) et l’attrait du gain (Musil, James), une propension personnelle au cabotinage et à l’histrionisme (Flaubert, Proust) ou encore une traversée du désert (Yourcenar, Kundera) sont tour à tour évoqués pour expliquer le passage de l’écriture narrative à l’écriture dramatique. Se pose, d’autre part, la question de l’insuccès du théâtre des romanciers : le conservatisme de la forme (Zola) ou, au contraire, son originalité excessive (Maupassant), l’ignorance de la scène (Segalen) ou, plus encore, son mépris revendiqué (Musil), justifient diversement que les pièces étudiées ne soient guère voire jamais représentées.
77Par leur richesse et leur variété, les études ici réunies font, dès lors, apparaître les relations entre genre narratif et genre dramatique dans toute leur complexité. Tantôt une incompatibilité essentielle se fait jour entre la subtilité d’un style romanesque et l’efficacité de la pratique théâtrale : Yvan Leclerc souligne ainsi que la parole de Flaubert, tout entière travaillée par l’oblique et l’ironique, s’oppose à la parole transitive et directe du théâtre. Tantôt, en revanche, la théâtralité inhérente au roman rend superfétatoire toute velléité de transposition scénique : Jean-Louis Backès note ainsi que les adaptations de Dostoïevski « donnent une impression de jeu forcé » (p. 23).
78Il arrive cependant que le passage par l’écriture théâtrale permette de relancer l’écriture romanesque. Chez Balzac, le théâtre est une véritable propédeutique au roman : Vautrin (1840) « fonctionne comme un réservoir de situations romanesques » (p. 15) où iront successivement puiser Illusions perdues et Splendeur et Misère des courtisanes (Pierre Laforgue). Il est montré, de même, que l’intérêt de James pour le théâtre entre 1890 et 1895 alimente sa réflexion théorique sur le roman (Nelly Valtat-Comet), que Les Exilés (1914) de Joyce marquent la charnière entre Gens de Dublin et Ulysse, entre les nouvelles et le roman (Sébastien Hubier) et que l’écriture théâtrale est ce qui permet à Marguerite Yourcenar de traverser, en Amérique, une période de stérilité romanesque (Maurice Delcroix).
79Plus surprenant est l’apport que les pièces des romanciers représentent non pour leur propre création romanesque, mais pour l’histoire théâtrale elle-même. Il appartient, en effet, à Zola librettiste d’avoir fait entrer la société contemporaine à l’Opéra-Comique (Lucile Farnoux) et à Zola dramaturge d’avoir ouvert la voie à Hauptmann, Ibsen, Tchekov (Sylvie Humbert-Mougin). Et, de même qu’À la feuille de rose (1875) de Maupassant préfigure les œuvres de Jarry et d’Apollinaire (Pierre Brunel), de même Les Exaltés (1920) de Musil anticipe celles de Sartre et de Camus (Pierre Chardin).
80Deux études sont, enfin, consacrées aux adaptations théâtrales d’œuvres romanesques. Dans Du côté de chez Proust (1948) de Malaparte, Bernard Urbani décèle à la fois un texte dramatique et un texte critique, tandis que dans Jacques et son maître (1981) de Kundera, Guy Scarpetta identifie en même temps une volonté idéologique, celle d’affirmer, par-delà « le rideau de fer », une solidarité culturelle avec les Lumières, et une volonté esthétique, celle de retrouver, contre les canons du genre, « la liberté du roman ».
81Si l’on peut regretter qu’aucune des études rassemblées ici ne convoque les notions de « romanisation », en référence à Bakhtine, ou d’« épicisation », en référence à Szondi, notions-clés de la théorie du drame moderne et contemporain, qui auraient peut-être permis de mesurer de façon plus systématiquement rigoureuse la place de chacune des pièces étudiées par rapport à l’esthétique du « drame absolu » et à ses modalités de mise en crise, il n’en reste pas moins que cette exploration des marges théâtrales de la création romanesque, en tissant des liens inattendus entre production narrative et production dramatique, enrichit de manière subtile notre connaissance des grands écrivains.
82Marianne Bouchardon
Notes
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[1]
Les coquilles, rarissimes, n’entravent que rarement la lecture. Cela dit, je ne comprends pas le « pace » de la p. 16 (§ Langage) ; je suppose que « la ville allemande de Freibourg » (p. 105) désigne en fait Fribourg-en-Brisgau, et que le critique Yves Lebègue évoqué p. 303, et dûment mentionné dans l’index, n’est autre qu’Yves Delègue !
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[2]
J.-Cl. Ternaux rétablit notamment les vers 1413-1414 omis par R. Lebègue dans son édition des Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 1973.
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[3]
La critique qui prend Montherlant pour objet, serait naturellement un sujet tout différent, et aujourd’hui, peut-être, moins significatif.