Élisabeth Soubrenie, L’art de la conversion au siècle de la poésie métaphysique anglaise, Paris, Les Belles Lettres, L’Âne d’or, 2004. 456 pp.
1À la croisée de la littérature et de la théologie, cette très belle étude porte sur une question essentielle pour tout Anglais au XVIIe siècle : la conversion. Élisabeth Soubrenie montre avec beaucoup de finesse et de pertinence en quoi cette expérience chrétienne ne peut se dire que par l’écriture et pourquoi la poésie, en tant que travail sur la métaphore, est le medium le plus approprié pour la retranscrire. Comme le suggère le titre, cet ouvrage est davantage qu’une nouvelle étude sur la poésie métaphysique. Partant du fait que « la conversion est la grande perspective spirituelle qui anime tout le siècle » (p. 11) et que « la quintessence de la pensée du XVIIe siècle émane, en priorité, de cette inspiration religieuse » (p. 17), Élisabeth Soubrenie convoque de très nombreux écrits pour proposer une anatomie nuancée de la conversion comme art d’écrire. Elle cite abondamment les poètes métaphysiques (John Donne, George Herbert, Henry Vaughan, Thomas Traherne et Richard Crashaw), mais s’appuie aussi sur l’œuvre en prose de John Bunyan, de Robert Burton ou de Blaise Pascal, sur les recueils d’emblèmes (ceux de Francis Quarles et de George Wither) et sur les tableaux de Vermeer et de Rembrandt ; elle n’hésite pas non plus à faire des incursions au-delà du XVIIe siècle, en proposant des analyses des poèmes de William Cowper, ou en renvoyant à l’œuvre de Jorge Luis Borges ou à celle de Max Jacob. Malgré le foisonnement des références et des citations, le lecteur ne perd pas le fil d’un ouvrage rédigé avec soin.
2Le premier chapitre (« Anatomie de la conversion ») dresse un panorama historique, théologique et rhétorique de la conversion. Les différences doctrinales entre prédestianistes (calvinistes) et arminiens façonnent l’expérience de la conversion comprise comme « révélation de la grâce qui assure l’élu de la présence salvifique de Dieu » (p. 47). En effet, si tous les protestants s’accordent pour voir en Dieu l’auteur de la conversion, les arminiens estiment que l’homme peut concourir à cette découverte de la présence divine, alors que les prédestianistes rejettent l’idée que le croyant puisse infléchir la volonté du Très-Haut. Dans tous les cas, la conversion demeure un mystère dont « le mode opératoire […] est aussi caché que le Dieu de la Réforme » (p. 56). En outre, quelle que soit la forme que prend cette anatomie de soi, la conversion est toujours un renversement brutal, une seconde naissance qui implique la mort du pécheur et son repentir. Paradoxalement, cette expérience fulgurante se dit sur le mode rétrospectif et dans la durée. Seul le converti peut relater les préparatifs de la rencontre avec Dieu. Son récit varie en fonction de ses positions théologiques ; il se nourrit d’une lecture tropologique de la Bible et de la méditation d’exempla : les Confessions de saint Augustin, l’Imitatio de Thomas à Kempis, ou encore les recueils d’emblèmes qui circulent surtout dans les milieux anglicans. Le deuxième chapitre (« La conversion à l’envers ») offre de très belles pages sur Burton dans lequel Élisabeth Soubrenie voit un auteur et un théologien baroque. On y découvre avec beaucoup d’intérêt l’autre versant de la conversion, celui de mélancolie religieuse dont le risque est encore accru par la conception prédestianiste de la grâce : soumis à toutes sortes de tentations diaboliques, l’homme impuissant devant le décret divin ressent la certitude de sa réprobation. Cherchant à lutter contre le péché irrémissible que représente l’assurance de la damnation, Burton ou encore Donne prônent une « théologie plus ouverte » (p. 136), qui encourage à rechercher dans le Christ médecin un baume guérisseur afin d’« inverser l’alchimie infernale de l’Antéchrist » (p. 139). En ce sens, la maladie n’est pas seulement un poison ; c’est aussi un remède puisque « la grâce implorée permet de convertir la maladie de memento mori en crise salutaire et salvifique, en signe du salut accordé » (p. 159). Le chapitre 3 (« Perspectives de conversion ») se penche sur les différents moyens dont l’homme dispose pour procéder à son anatomie. La découverte du lieu de la conversion se fait par l’introspection, grâce au recours conjugué de la médecine, de la géométrie, de l’astronomie et de la géographie. Le « pèlerinage » du chrétien prend alors des configurations différentes en fonction de ses choix doctrinaux : si un calvinisme rigoureux condamne l’homme à découvrir une voie unique et éternelle vers la grâce, les courants théologiques qui lui accordent une plus grande liberté d’initiative lui permettent « d’explorer plusieurs pistes, et d’élaborer lui-même sa carte » (p. 198). Le chapitre 4 (« La conversion au miroir ») considère la conversion comme une patiente herméneutique : illuminé par la grâce, le chrétien doit retrouver les analogies qui relient le microcosme et le macrocosme, le Livre des créatures et le Livre de vie. Ce décryptage, qui est une infatigable recherche du sens spirituel, passe toujours par un troisième livre, la Bible, dont la méditation est primordiale pour le réformé. Comme le montre très bien le chapitre 5 (« Le livre du converti »), il revient à l’élu de faire « le récit de sa conversion, à l’aide de l’application tropologique de l’Écriture à sa propre vie » (p. 325). Résultat de lectures successives, la conversion n’existe finalement que dans ce témoignage littéraire, qui n’est pas une œuvre originale mais une imitation et une réécriture du texte biblique.
3En démêlant magistralement les fils d’une pensée analogique ardue pour le lecteur contemporain, Élisabeth Soubrenie contribue à faire connaître en France une spiritualité qui, par son expression et ses sources, n’est pas aussi différente qu’on l’imaginerait de celle qui se développe en terre catholique. Son ouvrage deviendra très vite une étude indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature et à la religion du XVIIe siècle.
4Claire Gheeraert-Graffeuille
La Duchesse du Maine (1676-1753). Une Mécène à la croisée des Arts et des Siècles, volume composé par Catherine Cessac et Manuel Couvreur et édité par Fabrice Prévat, (Bruxelles), Édition de l’Université de Bruxelles, « Études sur le XVIIIe siècle XXXI », 2003, 287 pages
5Vingt et une études constituent ici les actes de trois journées au château de Sceaux et Musée de l’Ile de France, de septembre 2003 : un colloque pluridisciplinaire à souhait, dont la richesse est impensable à restituer exactement.
6On y a d’abord tenté de mieux connaître le couple central des Du Maine (Roland Mortier) et de définir le mécénat artistique de la princesse, petite-fille du Grand Condé (Katia Béguin), d’analyser les circonstances et les suites du complot Cellamare (François Moureau). D’autres domaines furent explorés : l’aménagement intérieur des résidence (Marc Favreau), les bâtiments construits sur commande du couple (Nina Lewallen) et les embellissements (Gérard Rousset Charny). Du côté de la musique, on a passé en revue les instruments et les partitions de la duchesse du Maine, les compositeurs attitrés (Catherine Cessac, Benoît Dratwicki), une étude à part a été faite du Comte de Gabalis de 1714 (Anne Delvare), l’inventaire des clavecins parcouru (Alain Anselm) et une monographie d’un danseur et chorégraphe qui travailla à Sceaux : Claude Balon (Nathalie Lecomte). La suite fut assurément plus littéraire, avec l’étude de l’œuvre passablement hétéroclite de l’abbé Genest (Fabrice Proyat), du cartésianisme problématique de la maîtresse des lieux (François Azouvi), d’un piquant Almanach de la Mouche à miel, de 1721, récemment acquis par le Musée (Marianne de Meyenbourg), des deux volumes des Divertissements de Sceaux par Genest, de 1712 et 1725 (Ioanna Galleron Marasescu) où s’est posée la question de savoir si le goût de la cour de Sceaux était ancien ou moderne. Autres sujets d’analyse, toujours en matière de Belles-Lettres : la poésie fugitive et les poètes de cette cour (Maurice Barthélémy), les idées dramaturgiques de Malézieu, grand animateur des spectacles (Eric Van der Schueren), la présence de Voltaire et ses relations avec la princesse (Manuel Couvreur), la place de la tragédie à Sceaux (Jean Philippe Grosperrin), et deux petites comédies de Mme de Staal (Jacques Cormier).
7On voudra me pardonner pour ce survol précipité et superficiel. Au-delà du travail déjà bien ancien d’Adolphe Jullien, voilà un instrument de recherches et de réflexion plus ambitieux, qui invite à aller plus loin au sujet d’un milieu qui reste énigmatique et ne devrait pas dispenser de poser des questions essentielles sur sa nature, son mode de fonctionnement, son histoire, sa culture, et la place qu’il convient de lui attribuer en son siècle.
8Philippe Hourcade
Myriam Boucharenc, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Presses universitaires du Septentrion, collection « Objet », 2004, 239 pages
9L’action pourra-t-elle jamais devenir la sœur du rêve ? Analyser les rapports complexes qui unissent entre les deux guerres le reportage et la littérature revient un peu à poser cette question. Condamné on le sait sans appel par Mallarmé, l’« universel reportage » n’est-il pourtant pas de nature à nourrir le travail de l’écrivain, en lui fournissant des expériences vécues ? Des articles très « écrits » ont-ils une chance de se vendre et de toucher un large public ? Comment concilier le sensationnel et l’exigence d’une œuvre qui doit durer ?
10Les années trente sont propices à une telle interrogation. Le reporter devient un personnage de fiction : jeune, intrépide, il s’appelle Tintin, Rouletabille, Isidore Beautrelet ou Fandor. Mais qui est, dans la réalité, ce picaro des temps modernes ? Un écrivain raté ou un dilettante qui gaspille son temps ? L’examen de quelques grandes figures permet à Myriam Boucharenc de proposer des réponses. C’est en effet à cette époque qu’Albert Londres publie ses enquêtes les plus retentissantes, et que des écrivains aussi connus que Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Philippe Soupault, Joseph Kessel, Georges Simenon, André Malraux et d’autres se lancent dans le journalisme. Une telle convergence ne se retrouvera plus.
11Les années trente constituent en effet une époque privilégiée : les écrivains peuvent entreprendre l’aventure et devenir reporters ; par la suite, écrire dans les journaux deviendra un métier dont les règles se transformeront en contraintes ; l’accélération de l’information, l’émergence de la radio puis de la télévision, les impératifs économiques rendront difficiles à concilier littérature et reportage. L’époque des Albert Londres, des Joseph Kessel sera révolue et les grands reporters seront, avant tout, des journalistes.
12Myriam Boucharenc définit d’abord ce qu’est la littérature de reportage et elle en précise le statut : il s’agit d’un genre à l’existence fugace, mal défini entre mode « majeur » et « mineur », à la fois complice et ennemi de la « grande » littérature avec laquelle il entretient des relations parfois conflictuelles. L’auteur analyse également, avec rigueur, ce qu’écrivent les écrivains reporters. Le livre, très agréablement illustré, permet au lecteur de découvrir quelques titres accrocheurs : Marché d’esclaves par Joseph Kessel, Les Courtisanes sous l’Acropole par Francis Carco, Seule en Russie par Andrée Viollis. Dans un style agréable, alerte, nous sont ainsi proposées une contribution à l’histoire des médias et une réflexion sur un genre dont « la poétique inverse pour une part la scénographie ».
13Le livre fait donc le point, de manière agréable, sur un sujet peu connu et il s’agit d’une lecture stimulante qui ouvre des perspectives à la réflexion et à la recherche.
14Marie Dollé