Notes
-
[1]
Thèse de doctorat présentée et soutenue le 18 décembre 2004. Directeur de thèse : Gérard Ferreyrolles. Jury : Emmanuel Bury, Delphine Denis, Françoise Gevrey, Giorgetto Giorgi et Thomas Pavel.
-
[2]
J. Chapelain, Lettre à M. Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663, dans Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter, Genève, Droz, 1936, p. 477.
-
[3]
Gautier de Coste de La Calprenède (1609-1663).
-
[4]
Les principaux ouvrages qui ont illustré le roman héroïque, ou grand roman, sont ceux de Gomberville (Polexandre, 1637-1645), de La Calprenède (Cassandre, 1642-1645 ; Cléopâtre, 1646-1658 ; Faramond ou l’histoire de France, 1661-1670), et des Scudéry (Ibrahim ou l’illustre Bassa, 1641-1644 ; Artamène ou le grand Cyrus, 1649-1653 ; Clélie. Histoire romaine, 1654-1660 ; Almahide ou l’esclave reine, 1660).
-
[5]
T. Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1996, p. 316-317. Le chapitre 4 (« Le royaume des romans ») est consacré aux romans pastoraux et héroïques, tandis que le chapitre 5 (« L’ici et le maintenant ») porte sur la fiction postérieure à 1660.
-
[6]
Voir P. Bénichou, Morales du Grand siècle [1948], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1988. Une telle conception a été reprise récemment par Jean Rohou qui postule dans le cours du siècle une « révolution de la condition humaine » (Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Éditions du Seuil, 2002).
-
[7]
Telle est la thèse défendue par Henri Coulet qui s’appuie sur un ensemble de données matérielles et de témoignages (« Un siècle, un genre ? », RHLF, 1977, n° 3-4, p. 359-372).
-
[8]
C’est le titre qu’a adopté Maurice Lever pour un répertoire des ouvrages narratifs entre 1600 et 1700 (La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle. Répertoire bibliographique du genre romanesque en France : 1600-1700, Paris, Éditions du CNRS, 1976).
-
[9]
Voir G. Genette, Introduction à l’architexte (1re éd., 1979), dans Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, coll. Points essais, 2004. Nous reprenons ici la terminologie qu’il utilise dans ce texte et suivons la leçon de la méthodologie qu’il propose d’adopter à l’égard des classifications.
-
[10]
Voir ibid., p. 65-66.
-
[11]
Sur la distinction entre approche pragmatique et approche essentialiste du genre, voir J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 77.
-
[12]
L’expression est de Thomas Pavel, qui qualifie ainsi le régime du roman jusqu’à la théorisation que proposent les romanciers du XIXe siècle (La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 18-19).
-
[13]
J. Sgard, Le Roman français à l’âge classique 1600-1800, Paris, Librairie Générale Française, coll. Le livre de poche Références, 2000, p. 13.
-
[14]
Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, éd. C. Esmein, Paris, Honoré Champion, coll. Sources classiques, 2004.
-
[15]
T. Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 42-43. Ce dialogue aurait « laissé sa marque tout aussi bien sur les récits picaresques espagnols, sur Don Quichotte et sur le roman d’analyse français, que sur le roman anglais du XVIIIe siècle » (p. 43).
-
[16]
T. Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 21.
1En 1663, Chapelain, jugeant que « les romans [...] sont tombés avec La Calprenède » [2], fait le constat que les romans ont disparu avec le dernier des grands romanciers [3]. Ce constat n’est pas isolé : de nombreux autres observateurs, critiques et romanciers, émettent au même moment une opinion similaire. Tous datent généralement cette mort du roman de la fin des années 1650 ou du début des années 1660 [4]. Ils en font le plus souvent le résultat d’un désaveu du public qui, après avoir apprécié les longs romans, étroitement associés à Georges et Madeleine de Scudéry, s’en est détourné au profit d’autres formes de narration romanesque. Bénéficiant de conditions de production et de diffusion radicalement nouvelles, le roman a connu durant les décennies 1640 et 1650 une vogue sans précédent. Cela n’a pas été sans susciter de vives critiques et satires ; elles atteignent leur point culminant lorsque la faveur des œuvres alors produites périclite. Ces remises en cause émanent d’abord d’instances externes (censeurs au nom de la morale, doctes et auteurs de romans comiques), mais, dès les années 1660, les romanciers les reprennent à leur compte pour se démarquer de la production antérieure.
2La narration en prose connaît un important renouveau formel vers 1660 : des récits courts, voire très courts, à l’intrigue simple, supplantent les derniers romans longs et complexes. Simplification, abrègement, recours à une matière plus familière au lecteur, changement des sources d’inspiration : la fiction narrative passe d’un « régime de distanciation maximale » à un « régime de proximité fictionnelle » [5]. Nous faisons référence à cette évolution, point de départ de notre enquête, comme au « tournant des années 1660 » – il s’agit, en effet, d’un phénomène dûment théorisé et commenté par les contemporains. La notion leur permet de souligner la profonde nouveauté des prototypes qui ont pris la place laissée vacante par le roman. Les choix terminologiques rendent plus aiguë la rupture : au terme « roman » sont délibérément substitués par les théoriciens et les romanciers, à partir de la fin des années 1650, des termes tels que « nouvelle » et « histoire », ou des expressions formées sur la base de ces termes (« nouvelle historique », « nouvelle galante », « histoire nouvelle », « histoire véritable », etc.).
3De nombreuses études ont été consacrées au roman du XVIIe siècle, multipliant les types d’approche. Si la plupart de ces travaux abordent la question du changement de forme, on voit que, par leur objet même (le roman ou la nouvelle), ainsi que par la périodisation qu’ils adoptent (ils portent en général sur une période soit antérieure à 1660, soit postérieure à cette date), ils postulent une rupture nette et soulignent ce qui distingue plus que ce qui réunit. Les explications proposées relèvent de deux modes d’interprétation. L’un est plus historique, faisant du roman l’un des indicateurs d’un bouleversement des modes de pensée, l’autre plus formaliste, décelant au sein même de la production romanesque les signes d’un essoufflement qui produit l’abandon des formes en vigueur. Roman de la crise dans un cas, qui conduit à adopter la thèse de Paul Hazard et à postuler à la suite de Paul Bénichou l’existence de deux XVIIe siècles : l’agitation aristocratique sous le règne de Louis XIII correspondrait à un premier type de littérature, dit « romanesque » ; l’avènement de la monarchie louis-quatorzienne verrait dans ce domaine le triomphe de la raison, que reflèterait la nouvelle [6]. Crise du roman dans l’autre cas, l’élaboration d’une poétique romanesque trop précise et la définition d’exigences trop élevées entraînant le désaveu du genre.
4L’observation de cette concomitance – entre le renouveau de la pratique et les balbutiements de la poétique, entre le désaveu du grand roman et l’affirmation d’une nouvelle forme – sous-tend ce qui doit être, selon nous, l’axe majeur de la réflexion sur le roman au XVIIe siècle, le lien de causalité qui unit théorie et pratique : est-ce la critique du grand roman ou l’élaboration poétologique d’un nouveau genre à même de le remplacer, qui provoque cette chute du roman héroïque ? Est-ce au contraire cette disparition et la promotion d’un nouveau genre qui engagent observateurs et romanciers à réfléchir sur l’évolution de la narration romanesque et à enregistrer une mutation déjà opérée dans la pratique ? Plutôt que matière à une discussion sur la chronologie du phénomène, il y a là une invitation à réfléchir sur l’élaboration même d’une poétique : c’est tout le statut de cette dernière, entre prescription et description, entre codification et réflexion sur le genre, qui est en cause. La question de la crise engage une interrogation corollaire, à propos de la nature du tournant : s’agit-il d’une rupture absolue ou simplement de l’apparition de nuances à l’intérieur d’une continuité ? Le fait que deux genres, à l’origine bien différenciés, le roman et la nouvelle, se confondent au milieu du siècle, ou du moins empruntent l’un à l’autre, conduit alors à une alternative : à la conception d’une crise, qui entraînerait l’abandon d’un genre pour un autre, s’oppose celle d’une simple évolution, d’une dominante à une autre.
5« Siècle du théâtre », « siècle de saint Augustin », ou encore de l’écriture moraliste, le XVIIe siècle est aussi le siècle du roman, non seulement par l’importance de la production et l’augmentation des tirages, ou par la richesse de l’invention et la multiplication des sous-genres [7], mais encore par la théorisation qui réunit progressivement les différents prototypes narratifs sous des ambitions et des règles communes. Si les premiers éléments, facteurs de dispersion, semblent s’opposer à cette évolution, le dernier engage néanmoins le roman sur la voie de l’unification. La difficulté qu’il y a à définir le roman comme genre, à lui conférer unité et spécificité, tient au constant renouvellement des formes narratives au cours du siècle. Le roman du XVIIe siècle rassemble en effet un ensemble de sous-genres qui se succèdent dans le temps et se définissent par rapport et souvent par opposition au type majoritaire qui les précède chronologiquement et qu’ils prétendent remplacer.
6Notre enquête prend en compte les textes théoriques et critiques sur une assez longue durée – la période 1641-1683 au sens strict, élargie, le cas échéant, à l’ensemble du siècle – afin de dresser un historique de la théorisation du roman, mais, également, en s’appuyant sur ce tournant et en s’interrogeant sur sa validité poétologique, afin d’éclairer la catégorie littéraire du roman. Enjambant à dessein la frontière que paraissent constituer les années 1660 dans ce domaine, et réunissant roman héroïque et nouvelle historique – jusque-là le plus souvent jugés distincts ou même inconciliables –, nous nous proposons de déterminer la nature de la « fiction narrative en prose » [8] du XVIIe siècle : est-elle une simple espèce (le roman héroïque, puis le « petit roman »), le discours théorique ou critique réduisant la catégorie « roman » à un petit nombre d’œuvres, caractérisées par une matière et une structure communes [9] ? Correspond-elle plutôt à un genre, notion que l’ensemble de ce travail cherche à circonscrire pour la période étudiée ? Ne doit-on pas plutôt, parce qu’elle englobe des textes narratifs très différents entre eux, y voir uniquement un mode du discours, suivant une typologie des formes littéraires conforme à la tripartition héritée d’Aristote ? Sous-genre, genre ou « super-genre », la catégorie du roman est envisagée ici dans toute son ambiguïté, qui fait d’elle une classe empirique [10].
7L’hypothèse fondamentale de notre travail est qu’au cours de ce siècle le roman se constitue en genre littéraire à part entière. La définition du genre que nous proposons est donc pragmatique, la perspective essentialiste étant incompatible avec une approche chronologique fondée sur l’emploi du terme [11] : ce sont les choix des contemporains (lexique critique, titre) et les listes d’ouvrages qu’ils ont constituées qui élaborent la catégorie générique du « roman ». Le « droit coutumier » [12], qui est le propre du roman jusque-là, est remis en cause à l’occasion d’une entreprise de codification sans précédent. Inaugurée avec le Proesme d’Amyot (1548), qui donnait pour modèle au genre tout entier le roman d’Héliodore, et par là cantonnait la définition du roman à celle d’un sous-genre, l’identifiant à un prototype parmi d’autres, la théorisation devient une constante, d’abord des romanciers, puis d’observateurs extérieurs qui donnent ses règles au genre. Or les années 1660 correspondent également à une mutation de la réflexion poétologique. Non seulement le discours sur le roman met en avant le changement de forme narrative, mais la teneur ainsi que les lieux d’énonciation de ce discours évoluent. Dans la première partie du siècle, la théorie est à peu près uniquement une réponse à la critique. De ce fait, elle est généralement individuelle, vaut pour une œuvre ou un auteur, et constitue une justification plutôt qu’une réflexion sur la nature du genre. Le discours sur le roman, apologie ou censure, se situe donc toujours pour ou contre le roman. En revanche, dans la seconde moitié du siècle, on rencontre plus fréquemment la volonté de généraliser pour expliquer le genre : une recherche sur ce qu’est ou ce que doit être le roman apparaît, et des tentatives de définition sont proposées. Il serait alors possible de voir dans le tournant de 1660 à la fois l’apparition d’une poétique et la constitution du roman en genre.
8La radicale différence entre le roman baroque ou héroïque et la nouvelle ou « petit roman » fait l’objet d’un consensus dans le discours théorique à partir des années 1670, consensus qui perdure au XVIIIe siècle, et que la critique moderne enregistre ; l’unanimité même de ce constat appelle réflexion. En effet, c’est dans le contexte d’une polémique autour du roman, et toujours à l’intérieur d’une stratégie de légitimation, qu’est instituée ce que nous proposons de nommer une théorie du tournant. De plus, même quand la nouvelle ou le roman bref devient le prototype dominant, le « grand roman épique » demeure le « modèle de référence » [13].
9Notre enquête sur le statut du roman établit le fait suivant : c’est notamment en raison de la théorisation dont il est l’objet que le roman acquiert au cours du XVIIe siècle une légitimité et change de statut. C’est pourquoi l’étude de cette théorisation peut introduire à l’étude de l’histoire du genre. Les discours des romanciers, des doctes, des critiques et des satiristes associent au roman un argumentaire, un ensemble de lieux, un groupe d’œuvres. En ce sens, ils participent à la constitution d’une idée du roman et introduisent une pensée du romanesque. La volonté d’en retracer les grandes lignes et d’en déterminer les facteurs nous a fait faire le choix d’étudier de façon systématique les lieux d’énonciation de cette pensée, que nous désignons comme discours sur le roman. La réflexion sur le roman, loin d’être inexistante, investit des formes et des supports nombreux et parfois inédits. Certains sont traditionnels (péritexte d’un roman, traité ou partie d’un traité, lettre), d’autres constituent de réelles innovations (débat, conversation, parodie, réflexion métadiscursive dans un roman, articles de périodique).
10La codification du roman débute au XVIe siècle, avec le Proesme d’Amyot qui organise la réception des romans grecs, infléchit la compréhension du roman et, par là, inspire un certain mode de composition. On rencontre ensuite de rares tentatives de réflexion dans la seconde moitié du XVIe siècle et dans les premières années du XVIIe siècle (Le Tombeau des romans de Fancan, une lettre de Balzac à propos de L’Histoire indienne de Boisrobert). En dépit de quelques préfaces novatrices dans la décennie précédente (les préfaces de Floridor et Dorise de du Bail, de l’Histoire celtique de Hotman et de Rosane de Desmarets de Saint-Sorlin), ce n’est qu’en 1641, avec la préface d’Ibrahim de Georges de Scudéry, que le roman est doté d’une véritable théorie. Le romancier réunit un ensemble de préceptes et les présente sous une forme systématique. Promis à une grande fortune, ce texte est ensuite repris, glosé et paraphrasé par plusieurs auteurs de romans héroïques, qui fondent sur lui leur apologie du sous-genre qu’ils pratiquent. C’est pourquoi, sans nous interdire de recourir à des textes antérieurs, nous avons choisi la date de 1641 pour point de départ de cette enquête. La publication, annoncée et commentée, des Sentiments sur l’histoire de Du Plaisir en 1683, date qui correspond également à la fin des débats suscités par la publication de La Princesse de Clèves, en est le terme. Le texte de Du Plaisir constitue le premier art poétique du roman à part entière, par son caractère systématique, sa double logique prescriptive et descriptive, son apparente objectivité et le caractère novateur de certaines de ses remarques qui annoncent le roman de mœurs du siècle suivant. Par sa hauteur de vue, il résume un demi-siècle de débat sur le roman ; par sa forme, il rend compte du statut renouvelé qui est celui du roman à la fin du siècle. Entre ces deux dates, le roman apparaît comme un objet d’étude et de réflexion. Le travail d’édition critique qui a été le préliminaire de cette enquête a cherché à montrer l’intérêt et l’évolution de cette réflexion, mais également la multiplicité des lieux d’énonciation [14]. En plus des textes qui y sont présentés, on rencontre au cours du XVIIe siècle un très grand nombre de mentions du roman, sous une forme plus ou moins objective et anecdotique. C’est sur l’ensemble de ces mentions que nous nous appuyons ici pour circonscrire la catégorie littéraire du roman telle qu’elle s’élabore au cours du siècle. Les discours sur le roman sont donc pris dans un sens très large, incluant des lieux d’énonciation variés et des modes d’expression nombreux.
11L’évolution du roman au cours du XVIIe siècle, et le passage d’un prototype dominant à un autre, ont été analysés jusqu’à présent selon deux perspectives majeures. L’une, d’orientation historique, est ancrée dans un domaine extérieur au champ proprement littéraire. L’autre, d’orientation poétique, relève d’une causalité interne à l’esthétique romanesque en vigueur en France. L’ambition qui anime cette étude est de réunir l’une et l’autre approches, dans l’idée que l’étude historique doit servir l’analyse poétologique, le contexte déterminant le mode de définition d’un genre littéraire. Le discours sur le roman n’est pas un objet en soi et demande à être contextualisé, ou plutôt confronté à d’autres théories contemporaines ou antérieures. Forte de l’idée qu’il est plus qu’une simple doctrine poétique mais engage toute la conception du genre romanesque – et l’existence même de ce genre –, nous nous proposons de contribuer ici à une histoire de la pensée du roman en tentant d’en reconstituer la généalogie pour le XVIIe siècle.
12L’évolution du genre narratif ne peut être établie par l’histoire littéraire à une date précise ni cautionnée par un fait marquant : elle se présente plutôt comme une tendance, que quelques œuvres ont lancée, que d’autres ont confirmée, et dont des doctes ont fait une rupture datable et interprétable. La reconstitution a eu l’assentiment des siècles suivants, car elle s’intégrait dans un mouvement plus général, celui d’un classicisme inauguré par le règne de Louis XIV et sensible dans tous les domaines artistiques. Or notre enquête nous permet de réfuter ce schéma simplificateur et orienté, pour offrir de la catégorie du roman une histoire complexe et moins linéaire, dans laquelle d’autres genres et des prototypes antérieurs sont constamment présents sous une forme ou sous une autre. L’archéologie du roman qui a ici été tentée pour le XVIIe siècle situe l’origine du roman moderne dans un « dialogue polémique avec les vieux romans », plutôt que dans le surgissement d’une œuvre unique et inaugurale [15].
13Le départ fait entre mythe et réalité, ou du moins tenté, il a été possible de nous interroger sur la véritable nature du tournant des années 1660. Les différentes parties de cette enquête ne cessent en effet d’en déplacer les enjeux, les nuançant là où ils sont revendiqués et le plus souvent mis en avant, sans néanmoins mettre à bas le schéma d’ensemble. L’étude des grandes étapes qui scandent la théorisation du roman au XVIIe siècle permet de montrer comment l’histoire de la codification, quasi linéaire, est marquée par une progression, c’est-à-dire par une meilleure compréhension du fonctionnement de la fiction et des difficultés sous-tendant la mise en place d’effets. À l’intérieur de cette théorisation apparaissent plusieurs jalons. Les années 1660 constituent l’un d’entre eux, en vertu des changements esthétiques auxquels elles correspondent. En revanche, elles revêtent un caractère unique dans l’histoire du genre par l’avènement d’une poétique romanesque.
14De part et d’autre du siècle, quand bien même les exigences évoluent et engagent des régimes de poétique différents, une idée du roman demeure. De ce fait, au-delà des divergences structurelles et formelles, il semble qu’une unité générique l’emporte. Unité parce que, au-delà des transformations liées à la matière et à la forme, la poétique du « petit roman » doit beaucoup à celle du roman héroïque. Unité générique parce que la catégorie que cette poétique détermine n’a ni l’ampleur ni surtout l’universalité d’un « archigenre », ni la codification stricte du mode d’énonciation ou du type de personnel d’un sous-genre. « Supergenre », genre ou sous-genre ? Le regard unificateur des contemporains exclut le premier, la poétique extensive du roman ne peut se restreindre au dernier. La catégorie empirique du genre se définit donc, pour l’époque qui nous intéresse, comme un ensemble de critères poétologiques qui font l’unanimité ; la confrontation de la pratique, de la poétique et de la critique nous ont permis de les établir.
15Notre travail montre que la transformation, manifeste, des cadres et des principes du code recouvre celle de la poétique romanesque dans son ensemble. « Art de l’éloignement » quand le genre se fonde sur une esthétique de la distance, la pensée du roman se défait progressivement des attentes en termes d’inventio, de dispositio et d’elocutio qui cantonnent en apparence le romanesque dans un passé révolu. C’est au prix de ce renoncement, ou plutôt de cette rupture, que peut s’édifier un art de l’illusion dont nous avons démonté les attendus et les caractéristiques. L’avènement d’une poétique romanesque dans les années 1660 correspond ainsi à une double évolution. Évolution du statut du roman, qui passe désormais pour un genre littéraire à part entière. Évolution des mentalités, par la fonction nouvelle conférée au roman : entraîner l’illusion et gagner l’intérêt du lecteur.
16Le tournant qui ressort d’une telle enquête est alors, plus qu’esthétique, rhétorique et éthique. Rhétorique, puisqu’il engage le statut de l’auteur et a pour principal enjeu la place du lecteur dans le récit : comme devant un récit historique, le lecteur est en prise directe avec ce qu’il lit. Éthique, puisque ce nouveau rapport au lecteur est au service d’une signification morale : tandis que le grand roman relève d’une poétique de l’exemplarité idéale, la nouvelle est, comme l’histoire, sous-tendue par une poétique du fait. Le renouvellement du roman en nouvelle ne relève donc pas seulement d’un débat esthétique, mais suppose une autre morale de la fiction.
17Dater du milieu du XVIIe siècle l’avènement d’une poétique romanesque engageant le roman français sur la voie d’une forme de modernité, et faire corrélativement le constat de la constitution du roman en genre littéraire au cours de ce siècle, nous conduit à faire nôtre, pour la période étudiée, la thèse de Thomas Pavel, qui révoque la distribution traditionnelle de la prose romanesque en « deux étapes mutuellement exclusives, l’âge du mensonge romanesque, période assujettie à l’erreur et à la superstition, et l’âge nouveau, ennemi des ténèbres et promoteur de la vraie méthode du roman » [16]. Loin de pouvoir être envisagé d’un seul tenant, le roman du XVIIe siècle nécessite à lui seul de congédier cette vue de l’esprit. En abandonnant l’ambition de brosser « un si beau tableau du monde » (Mlle de Scudéry) pour prétendre qu’un récit manifestement fictionnel « n’est pas un Roman » (Mme de Lafayette) ou qu’il sert une « science du cœur » (Fontenelle sur Éléonor d’Yvrée et Pavillon sur La Duchesse d’Estramène), le XVIIe siècle voit la rencontre des deux « âges » du roman.
Notes
-
[1]
Thèse de doctorat présentée et soutenue le 18 décembre 2004. Directeur de thèse : Gérard Ferreyrolles. Jury : Emmanuel Bury, Delphine Denis, Françoise Gevrey, Giorgetto Giorgi et Thomas Pavel.
-
[2]
J. Chapelain, Lettre à M. Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663, dans Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter, Genève, Droz, 1936, p. 477.
-
[3]
Gautier de Coste de La Calprenède (1609-1663).
-
[4]
Les principaux ouvrages qui ont illustré le roman héroïque, ou grand roman, sont ceux de Gomberville (Polexandre, 1637-1645), de La Calprenède (Cassandre, 1642-1645 ; Cléopâtre, 1646-1658 ; Faramond ou l’histoire de France, 1661-1670), et des Scudéry (Ibrahim ou l’illustre Bassa, 1641-1644 ; Artamène ou le grand Cyrus, 1649-1653 ; Clélie. Histoire romaine, 1654-1660 ; Almahide ou l’esclave reine, 1660).
-
[5]
T. Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1996, p. 316-317. Le chapitre 4 (« Le royaume des romans ») est consacré aux romans pastoraux et héroïques, tandis que le chapitre 5 (« L’ici et le maintenant ») porte sur la fiction postérieure à 1660.
-
[6]
Voir P. Bénichou, Morales du Grand siècle [1948], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1988. Une telle conception a été reprise récemment par Jean Rohou qui postule dans le cours du siècle une « révolution de la condition humaine » (Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Éditions du Seuil, 2002).
-
[7]
Telle est la thèse défendue par Henri Coulet qui s’appuie sur un ensemble de données matérielles et de témoignages (« Un siècle, un genre ? », RHLF, 1977, n° 3-4, p. 359-372).
-
[8]
C’est le titre qu’a adopté Maurice Lever pour un répertoire des ouvrages narratifs entre 1600 et 1700 (La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle. Répertoire bibliographique du genre romanesque en France : 1600-1700, Paris, Éditions du CNRS, 1976).
-
[9]
Voir G. Genette, Introduction à l’architexte (1re éd., 1979), dans Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, coll. Points essais, 2004. Nous reprenons ici la terminologie qu’il utilise dans ce texte et suivons la leçon de la méthodologie qu’il propose d’adopter à l’égard des classifications.
-
[10]
Voir ibid., p. 65-66.
-
[11]
Sur la distinction entre approche pragmatique et approche essentialiste du genre, voir J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 77.
-
[12]
L’expression est de Thomas Pavel, qui qualifie ainsi le régime du roman jusqu’à la théorisation que proposent les romanciers du XIXe siècle (La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 18-19).
-
[13]
J. Sgard, Le Roman français à l’âge classique 1600-1800, Paris, Librairie Générale Française, coll. Le livre de poche Références, 2000, p. 13.
-
[14]
Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, éd. C. Esmein, Paris, Honoré Champion, coll. Sources classiques, 2004.
-
[15]
T. Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 42-43. Ce dialogue aurait « laissé sa marque tout aussi bien sur les récits picaresques espagnols, sur Don Quichotte et sur le roman d’analyse français, que sur le roman anglais du XVIIIe siècle » (p. 43).
-
[16]
T. Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 21.