Boutet, Dominique, Histoire de la littérature française du Moyen Âge, Paris, Champion, 2003, 208 p. (collection Unichamp-essentiel)
1« Parler de Moyen Âge pour désigner les quelque mille ans qui séparent la fin du monde antique (476, date de la chute de l’Empire romain), du XVIe siècle, c’est commettre un contresens au regard des mentalités de l’époque », prévient l’auteur au seuil de son ouvrage. Outre qu’il paraît arbitraire de réunir sous une appellation du reste anachronique plus de dix siècles de civilisation occidentale, les « médiévaux », qui ont au fil des siècles « concilié l’inconciliable » (christianisme, héritages de l’antiquité et des paganismes barbares), ne se sont jamais pensé comme entre deux mondes. Ce « bouillonnement », ce « creuset », auquel la modernité attribue facilement de réductrices étiquettes, Dominique Boutet se propose de le mettre en lumière en concentrant son champ d’investigation sur la littérature française, grande pionnière des littératures en langue vernaculaire, qui s’épanouit à partir du XIIe siècle et concurrence la langue latine dans les cours et les ateliers d’écriture dès le XIIIe siècle.
2Le livre souhaite initier aux grandes questions et aux différents enjeux que traverse son sujet et se prête à plusieurs usages. Cette histoire prend en effet le parti de proposer à ses lecteurs trois entrées possibles dans l’univers de la littérature française médiévale : elles structurent l’ouvrage en trois parties autonomes répondant à des intentions méthodologiques et pédagogiques différentes.
3Si cette histoire est avant tout introduction à une littérature, la première partie, « littérature et société », la replace dans le mouvement de la « grande histoire » et donne au lecteur la possibilité de saisir ce qui est indissociablement lié à la production des textes dans leur contexte d’émergence. Le premier chapitre dresse une rapide synthèse des contextes historiques et sociaux qui ont vu naître et fait évoluer la littérature française de ces quatre siècles : quelles que soient les spécificités qui caractérisent chaque centre aristocratique, du Nord au Sud de l’Europe, les représentants du pouvoir laïc, les grands seigneurs et les princes, ont joué un rôle décisif dans la diffusion du français littéraire en s’entourant des détenteurs du savoir, les clercs, pour se divertir et assurer leur prestige. C’est « à l’ombre des châteaux », puis à l’ombre des cathédrales et des cours que se dessine la figure fuyante, multiple et problématique de « l’auteur » médiéval. Le deuxième chapitre est à ce titre entièrement consacré aux conditions de production et de réception de l’œuvre médiévale, qui obligent à interroger la pertinence de la notion toute moderne de « texte ». Souvent habitée par le souvenir d’origines orales insaisissables, l’œuvre médiévale est surtout mobile parce que manuscrite, chaque manuscrit mettant en résonance un commanditaire et un copiste plus ou moins « inventif », qui peut enrichir sa propre lecture/réécriture d’un texte en collaborant avec les talents d’un enlumineur. Outre que les textes que nous lisons sont « les survivants d’un naufrage », comme l’écrit Dominique Boutet, la « manuscriture » qui travaille l’œuvre médiévale a profondément conditionné la réception et l’histoire de notre littérature, jusqu’à l’avènement de l’imprimé. Cette multiplicité de l’œuvre médiévale est encore compliquée par la diversité des courants idéologiques et esthétiques qui traversent les textes et sur lesquels le troisième chapitre de l’ouvrage fait une rapide mise au point.
4La deuxième partie, la plus détaillée, est consacrée à l’histoire des formes auxquelles la langue littéraire française s’est tour à tour prêtée. Un premier chapitre s’attarde sur les pratiques d’écriture qui caractérisent les grands mouvements poétiques du XIIe au XVe siècle. Dominique Boutet évoque, en s’appuyant sur des exemples célèbres, l’esthétique de la variation inventive, qui repose sur une écriture de la répétition aux procédés multiples, y compris comiques et parodiques. Deux grandes structures de l’imaginaire médiéval sont ici mises en lumière pour leurs ressources poétiques : la pensée symbolique, qui donne lieu à de multiples déploiements allégoriques, du Roman de la rose au Livre du cuer d’amour espris, et le recours à la catégorie proprement médiévale de « merveilleux », moyen complexe de s’engager dans une « quête des profondeurs, au-delà des schémas classiques qu’impose la vision chrétienne de l’homme ». Un développement spécifique est réservé à la relation que la littérature entretient avec la mort : elle conditionne, au XIVe siècle, l’émergence de la mélancolie.
5Dans les deux chapitres suivants, l’auteur présente les principaux « genres » littéraires du Moyen Age dans une perspective plus chronologique. Chaque forme est associée aux enjeux poétiques et esthétiques qui la définissent et l’isolent, au sein d’une production capable d’incessantes métamorphoses. Cette partie permet au lecteur de se familiariser avec les grands œuvres de la littérature médiévale et quelques grands noms, et s’achève sur l’évocation des mythes littéraires spécifiquement médiévaux. De Charlemagne aux figures féeriques (Morgue et de Mélusine), ou arthuriennes (Lancelot, Tristan, Arthur et le Graal), de l’allégorie de Fortune, héritée de l’Antiquité, au grand motif théâtral de la danse macabre, qui se diffuse à la fin du Moyen Age, tous ont laissé dans notre imaginaire une trace profonde, que les créations les plus contemporaines ne cessent d’emprunter.
6L’ouvrage de Dominique Boutet offre enfin une dernière entrée, destinée à des usages plus ponctuels. Un « petit atlas littéraire du siècle » propose en effet un répertoire des écrivains, des œuvres et des notions qui dominent la vie littéraire médiévale, et se conclut sur un panorama chronologique rapide. Le lecteur complètera avantageusement son sondage en recourant aux développements consacrés aux notions et aux œuvres qui l’intéressent dans les chapitres précédents, ainsi qu’aux orientations bibliographiques renvoyant aux grands travaux de la philologie et de la critique consacrées aux principaux textes du Moyen Age.
7Nathalie Koble
Études Rabelaisiennes, t. XLII, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », n° 379, 2003. Un vol. 18 x 25 de 143 p. ISBN 2-600-00869-1
8Les débats fondateurs ont la vie dure. Il y a presque vingt ans, le Prologue du Gargantua de Rabelais a suscité de vigoureux commentaires autour de l’interprétation de ce texte aussi ambigu que joyeux. L’épopée bouffonne avait-elle un altior sensus ? Dans cette nouvelle livraison des Études rabelaisiennes, une nouvelle génération de chercheurs relance le débat herméneutique à partir d’approches variées : François Cornilliat, « On sound effects in Rabelais » ; Frédéric Tinguely, « L’Alter Sensus des turqueries de Panurge » ; et James Helgeson, « “Ce que j’entends par ces symboles pythagoricques” : Rabelais on meaning and intention ». Deux autres articles exploitent le fonds intertextuel humaniste dans son rapport avec des épisodes clés : François Rouget, « Rabelais lecteur de Castiglione et de Machiavel à Thélème (Gargantua, Chap. 52-57) », et Stéphan Geonget, « Rabelais, son coq et ses gelines : la basse cour d’Ulrich Gallet. » Le volume contient en dernier lieu un précieux outil de recherche : Damien Dard, « Index des œuvres de Rabelais dans les quarante premiers volumes des études rabelaisiennes. » Classé par livres et par écrits divers, l’Index mentionne pour chaque unité de l’œuvre (dédicace, prologue, chapitre, etc.) les volumes des Études rabelaisiennes où l’on trouve des articles s’y rapportant. Finalement, le volume est doté d’une table complète des ER (vol. I-LX), où figurent tous les travaux publiés depuis le premier tome en 1956.
9Le débat sur l’interprétation au seizième siècle est d’envergure, car écrire, c’est aussi révéler sa posture idéologique. Au temps du premier humanisme, la menace du bûcher oblige à masquer ou, plutôt, à brouiller les signes, et si le terme hésuchisme n’est plus guère employé, le lien entre l’écriture et la persécution ne fait aucun doute pendant les années 1530-1550. J. Helgeson interroge les modalités de l’écriture secrète selon les pratiques de J. Trithemius, Stegano-graphia (Lyon, 1531) et de Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing (1952), deux sources qui élucident la complexité des concepts ambigus à la Renaissance de voluntas, intention, et entendre (97-98), termes clés pour comprendre le fonctionnement de l’intention et du meaning chez Rabelais. L’article de Frédéric Tinguely trouve un alter sensus dans le récit de Panurge échappant de la main des Turcs (Pantagruel, XIV) ayant trait aux Turcs de la Sorbonne, plutôt qu’un altior sensus au sens herméneutique de sens caché. Selon cette lecture, le petit Turc bossu n’est pas qu’un « piètre musulman » ; il est aussi, selon Tinguely, un « bon catholique » et un « mauvais chrétien » (68). La distinction entre alter et altior mérite d’être retenue, car elle élargit le paradigme de la lecture rabelaisienne trop souvent écartelé entre le dehors et le dedans, c’est-à-dire, le récit des géants et un message ésotérique éventuel caché « sous » la surface du récit. C’est en fait le piège que tend Rabelais à son lecteur dans le Prologue du Gargantua et que l’on trouve ici dans Pantagruel, son premier ouvrage. Dans « On Sound Effects in Rabelais (Part II) », François Cornilliat complète un article paru dans ER 39 (2000), p. 137-167, qui situait la poétique de l’antithèse du Quart Livre par rapport à l’Ethique à Nicomaque. Selon Cornilliat, l’accentuation des contrastes éthiques, exemplaire chez Molinet, se durcit dans le QL, où l’antithèse participe du Mal, dans un récit foncièrement violent. La paronomase souligne les divergences de sens, par exemple dans les îles d’Enig et Evig (QL, 17) comme dans l’éloge des dettes (TL, 3-5), où les jeux de sonorités cristallisent le problème éthique. On est loin ici d’un Isidore de Séville, chez qui la proximité des sons était un signe de leur signification commune profonde. On sait gré à Cornilliat de rattacher l’étude de la paronomase à l’idéal de charité qui est au cœur de l’œuvre, c’est-à-dire de la sortir du ghetto du calembour facétieux (pun, en anglais), dont l’intérêt reste finalement limité à l’illustration de l’instabilité du langage. (Les notes de bas de page maintiennent un dialogue soutenu avec E. Duval, The Design of Rabelais’s Tiers Livre).
10Si Rabelais continue à amuser ses lecteurs modernes, c’est en partie à cause de ses jeux de mots et de sources, pratiques qui mobilisent le vaste savoir des anciens et des modernes à des fins ludiques. François Rouget propose dans son « Rabelais lecteur de Castiglione et de Machiavel à Thélème (Gargantua, Chap. 52-57) » que les règlements de l’abbaye de Thélème prennent leur source dans N. Machiavel, Règlement pour une société de plaisir, ouvrage parodique qui tourne en dérision la vie de cour italienne, et surtout le Libro del Cortegiano de Castiglione. L’hypothèse est plus que séduisante, car les articles du Règlement ressemblent parfaitement aux protocoles de l’Abbaye de Thélème, mais à l’envers, cela s’entend. Pour goûter le saveur de ce rapprochement, il faut accepter la suggestion déjà faite par F. Rigolot que Thélème est un lieu de contrainte, de conformisme, et d’illusion – notion qui est loin d’être acceptée partout. Cela dit, Rouget défend bien la filiation entre ces textes éminemment humanistes. La richesse intertextuelle de l’œuvre rabelaisienne apparaît également dans l’article de S. Geonget qui découvre dans l’ambassade d’Ulrich Gallet (Gargantua, chap. 30) un avatar du Rerum germanicarum epitome de l’érudit allemand Jacques Wimpfeling (1450-1528). Selon sa lecture, le nom du harangueur Ulrich Gallet joue sur une chaine sémantique « Han / Hahn / Gallus » qui donne Ulrich le Français, Gallet), c’est-à-dire, un renvoi parodique à l’auteur des Rerum germanicarum fier de sa nation. Ce chassé-croisé onomastique confirme que le jeu sur les noms propres joue un rôle clé dans la fiction de Rabelais (119).
11Pour conclure, deux remarques s’imposent. D’une part, le débat sur l’interprétation de Rabelais paraît incontournable, et chaque lecteur est invité à s’y investir, puisque c’est là que gît le noyau de l’œuvre ; d’autre part, le travail intertextuel irrigue le champ herméneutique pour y nourrir l’invention d’une œuvre essentiellement poétique. Ce volume des ER démontre à quel point les grandes lignes de la critique rabelaisienne restent cohérentes, mais aussi, évolutives.
12Hope Glidden
Henriette Levillain, Qu’est-ce que le baroque ?, Paris, Klincksieck Études, 2003, 200 p.
13D’emblée nous ne pouvons que recommander cet ouvrage aux bibliothèques universitaires. En effet, c’est une présentation claire et complète de cette notion et des nombreuses interprétations que l’on a pu en donner depuis le XIXe siècle. Le baroque se déroule ainsi autour de cinquante questions, comme autant de fiches précises. De ce fait le plan est peut-être un peu souple qui s’organise autour de quatre grandes parties (« Histoire du mot baroque. Invention de la notion : des lexicographes aux critiques », « Histoire du baroque », « Les genres baroques », « Le baroque transhistorique ») mais on peut aussi consulter le livre ponctuellement et transversalement. Pourquoi ne pas considérer que l’auteur a voulu lui donner un côté serpentin comme une colonne torse… De même, le lecteur s’attendrait à une conclusion, mais la difficulté à conclure sur le baroque est peut-être symptomatique de cette forme ouverte.
14Tous les domaines sont abordés : littérature, musique, architecture, peinture, histoire (les études récentes sur l’État baroque ne sont pas oubliées), idées scientifiques (les rapports avec la philosophie de Leibniz auraient pu être cités, comme P. Charpentrat l’avait proposé), religion, musique. Et la dimension européenne apparaît dans l’histoire comme dans les genres. L’auteur d’ailleurs n’élude pas les difficultés dès qu’il s’agit de donner des limites historiques au mouvement ou de comparer les baroques européens et d’outre-mer. De même, une fiche aborde le problème délicat de la distinction entre baroque et maniérisme, problème plus aigu en littérature qu’en peinture. L’actualité récente n’est pas non plus oubliée lorsque, par exemple Eugène Green ou Édouard Glissant sont étudiés, même si certaines pages sur la création baroque au XIXe et XXe siècles nous paraissent un peu moins convaincantes ou moins essentielles pour l’étudiant. Ce dernier trouvera encore une documentation bien à jour ainsi qu’une bibliographie essentielle pour approfondir les différentes questions ; nous y ajouterions la mention de Le Pli de Gilles Deleuze (1988) ainsi que de quelques ouvrages d’histoire de l’art sur le baroque français, mais nous sommes conscient des impératifs d’une telle collection. Toujours dans ces mêmes limites, la confrontation avec ce que l’on appelle le classicisme permettrait d’affiner les remarques sur les passions par exemple (certaines sont communes aux deux mouvements) ou sur les vanités (sont-elles toutes baroques ? Ce type de peinture nous paraît autant assagi que désordonné). De même, il n’est plus possible de parler de Malherbe comme d’un théoricien. Si l’auteur rappelle à juste titre le plaisir de la découverte des villes et des monuments baroques, l’étudiant ou l’amateur ne pourra que joindre l’utile à l’agréable en s’engageant dans ce parcours baroque.
15Jean-Marc Civardi
Guy Spielmann, Le Jeu de l’Ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin du règne, 1673-1715, Paris, Champion, coll. « Lumière classique », 2002. Un vol. 605 pages (24,5 x 17 cm)
16Avec cette étude Guy Spielmann est conscient d’affronter nombre de préjugés persistants. Après avoir montré que la « dramaturgie classique repose sur de multiples exclusions de genres, d’auteurs, de tranches chronologiques » (p. 114), l’auteur propose de considérer cette période comme celle d’un « théâtre d’agitation » où se joue un échange intense entre l’ordre social et le chaos qu’introduit le genre comique. Dans un édifiant survol de deux siècles de critique littéraire, il dénonce une atonie quasi générale de la critique, condamnant toute forme de spectacle dans les comédies, s’offusquant devant la décadence des mœurs et la décomposition de la société représentée. En fait, la soi-disant immoralité comme la faiblesse et l’incohérence des intrigues sont de fausses dénominations pour ce théâtre, révélatrices de la domination sans partage dans les esprits du « théâtre littéraire ».
17Pour changer l’angle d’approche de ce qu’il considère comme un véritable art du spectacle, Guy Spielmann précise les deux critères d’analyse et d’évaluation qu’il a privilégiés dans ce corpus impressionnant (recensé dans un répertoire alphabétique fort utile) : le succès ou l’insuccès à la création, et les éléments d’innovation dans la dramaturgie et les techniques de scène. L’auteur aborde ainsi ces textes sous l’angle du goût du public, ce qui lui permet de tracer une périodisation éclairante entre 1673 et 1715, fondée sur les conditions de représentation qui ont profondément changé depuis l’apogée racinien. Si le théâtre est perçu comme littéraire avant 1673, les années qui suivent sont marquées par une modification de la production, de la réception et même de la consommation des spectacles.
18Guy Spielmann a opté pour un plan simple et efficace. Le chapitre I est indispensable pour qui souhaite comprendre les conditions historiques de développement d’un art de la scène, à partir d’un bilan analytique des faits politiques, économiques et sociaux de la fin du règne du Roi Soleil. Le chapitre II révèle une mutation profonde des mentalités, dans un tableau économique et politique de la comédie. Le chapitre III aborde la comédie comme genre dramatique théorisant le réel et une société recomposée. Le chapitre IV étudie les formes en marge du théâtre littéraire et les développements matériels de la scénographie. Enfin, le chapitre V cerne le thème privilégié du mariage, véritable lieu de pouvoir commun à toutes les strates de la société et signe incontestable d’une critique de l’ordre social.
19L’un des points forts de la démonstration consiste à montrer comment l’Etat souverain, en se retirant à Versailles, abandonna son rôle essentiel de mécène et favorisa ainsi la mise en place d’un système de spectacle nettement dominé par les forces du marché et l’émergence d’un public urbain qui allait imposer ses goûts. L’auteur prend soin de distinguer les auteurs selon leurs périodes successives de production. Des générations apparaissent : Dufresny et Dancourt appartiennent ainsi à la tradition comique post-moliéresque qui, face à la victoire écrasante de Regnard dans la course à la succession au maître des comédies de caractères, tente des comédies de mœurs dites « sérieuses » originales, dans un second souffle créatif. À l’inverse, Destouches commence d’emblée sa carrière par la comédie de mœurs annonçant La Chaussée. La génération post-moliéresque s’efface au cours de la décennie 1680, véritable période transitoire, avant que la scène comique ne soit dominée par le théâtre forain jusqu’à la création de l’Opéra-Comique. Un tel découpage chronologique révèle les changements fondamentaux advenus dans l’organisation des spectacles. Premier constat : la comédie se crée principalement à la foire, en second lieu à la Comédie Italienne, et dans une moindre mesure à la Comédie Française dont un auteur comme Dancourt multiplie les emprunts stylistiques à l’opéra comique forain. Second constat : il semble impossible de juger cette comédie sans tenir compte de nouveaux critères : celui du public et de ses désirs, celui des impératifs logistiques de la représentation ou de la concurrence entre les différentes troupes. Il faut aussi tenir compte de la mise en place de structures capitalistes avec la prise de contrôle des instances de production par la bourgeoisie amorcée dès 1670. La figure même du poète dramatique transforme son profil sociologique sous l’influence de la professionnalisation du métier.
20Guy Spielmann prend garde, dans une telle entreprise de réhabilitation, de ne jamais réduire les courants thématiques ou stylistiques qu’il identifie à des nouveautés littéraires. Il insiste au contraire sur l’affirmation de tendances déjà présentes mais qui deviennent représentatives de tout un répertoire, comme le courant spectaculaire et merveilleux, celui moralisant, réaliste, musical ou burlesque. De telles formes récurrentes infléchissent considérablement l’application des règles poétiques de l’aristotélisme français. Les comédies préfèrent le particulier au général, le vrai au vraisemblable. S’affirment aussi des éléments issus de l’époque du mécénat royal : une apparente sociologie des caractères l’emporte sur leur psychologie ; la spectacularisation du théâtre implique un plaisir des sens dominant ; et surtout l’abandon de la narrativité structurelle entraîne une stratégie de l’effet afin d’émouvoir par une série itérative de scènes plutôt que par la narration d’une intrigue orientée vers sa clôture selon la formule aristotélicienne (exposition, nœud, dénouement).
21Luttant aussi contre le préjugé qui ferait de la réalité sociale la source obligée de la mimesis comique, Guy Spielmann démontre qu’après tout la vraisemblance dans le théâtre classique ne cherche jamais à créer une illusion référentielle, mais entend au contraire se conformer à un « vrai attendu » partagé par l’auteur, l’acteur, le décorateur et le spectateur. Le critique distingue ainsi soigneusement les degrés de réalisme de son corpus.
22La rigueur de la démonstration est remarquable. La restriction au genre comique, bien compréhensive dans le cadre d’une étude déjà fort riche, conduit fatalement à quelques jugements hâtifs sur les autres genres et principalement la tragédie qui connaîtrait un « inévitable recul » (p.128) ou qui serait un « genre irrémédiablement fossilisé dès la fin des années 1670 » (p. 262). En fait, la tragédie « post-racinienne » est loin de se calcifier et certaines remarques à propos de la comédie pourraient lui convenir. Elle aussi connaît un développement des structures à épisodes récurrents réclamées par un public tout puissant. Elle aussi réinvente la métathéâtralité et le genre spectaculaire, dans le cadre des règles, mais selon d’autres formes dramaturgiques et indépendamment des tragédies en musique ou à machines auxquelles elle reconnaît sa dette. Que de répertoires dramatiques mériteraient un travail de réhabilitation comparable à celui précieux de Guy Spielmann sur la comédie fin de règne !
23Renaud Bret-Vitoz
François Moureau, Le Roman vrai de l’Encyclopédie, Paris, Gallimard (coll. « Découvertes Gallimard Littératures »), 2001
24Paru pour la première fois en 1990, ce volume richement illustré demeure une bonne introduction sinon à la lecture de l’Encyclopédie – la lit-on, et comment, encore aujourd’hui ? –, du moins à son étude. François Moureau y intègre nombre des apports récents de la recherche sur l’œuvre phare des Lumières, concernant sa genèse et son élaboration (travaux de Jacques Proust et de ses étudiants), sa commercialisation (L’Aventure de l’Encyclopédie de Robert Darnton, 1979) ou encore la fabrication de ses volumes de planches. Rejoignant la vocation à l’illustration de la collection « Découvertes Gallimard », ce dernier aspect est particulièrement développé avec la reproduction de nombreux dessins originaux et la mise en lumière du dessinateur Louis-Jacques Goussier, la « Gousse » de Jacques le fataliste. Des bribes d’analyses – primat de l’image oblige –, on retiendra l’insistance sur le caractère conclusif autant que novateur de l’entreprise encyclopédique : « L’Encyclopédie est l’ultime tentative de la pensée classique pour intégrer les sciences dans un système philosophique cohérent » (p. 62). Peut-on, pour autant, minimiser la nouveauté du projet, jusqu’à affirmer qu’il ne contient que des « idées qui ne remettent rien en cause (p. 142) ? Les passions que déchaîna l’Encyclopédie se cristallisèrent, il est vrai, moins souvent autour du contenu de ses articles que des noms de ses collaborateurs. En ce sens, elle fut certainement une des premières œuvres « médiatiques » de notre littérature, comme en témoigne le magnifique Portrait de la marquise de Pompadour de Quentin de la Tour, reproduit p. 130 : la favorite y est pensive, arrêtée dans la lecture d’une partition. Au second plan, sur sa table de travail, plusieurs volumes de format noble présentent leur tranche ; les domine tous un volume de l’Encyclopédie.
25Jean-Christophe Abramovici
Senancour, Obermann, Dernière version, introduction, établissement du texte, variantes et notes par Béatrice Didier, Paris, Honoré Champion, coll. Textes de littérature moderne et contemporaine n°48, 2003, 489 p.
26Les éditions Champion proposent avec ce texte une version encore inédite du célèbre livre de Senancour, à laquelle l’écrivain travaillait au moment de sa mort pour une édition de ses œuvres complètes qui ne fut jamais réalisée. Jusqu’à présent on pouvait disposer de trois versions imprimées, correspondant à différents états du texte : la première en 1804, celle de 1833 avec une préface de Sainte-Beuve, qui marque l’engouement des romantiques pour un personnage dans lequel ils reconnurent leur génération, et celle de 1840, avec une préface de George Sand. Madame Béatrice Didier, dont la thèse (B. Le Gall-Didier, L’Imaginaire chez Senancour, Corti, 2 vol., 1966) reste la référence incontournable sur Senancour, procure ici pour la première fois dans son intégralité le dernier état du texte, qu’elle a établi à partir des corrections manuscrites portées par l’auteur sur un exemplaire de l’édition de 1840 possédé par un collectionneur privé. Ces variantes n’étaient jusqu’à lors disponibles que dans le second volume de sa thèse et sous forme de liste.
27Ce choix éditorial correspond à un désir de renouveler la lecture d’Obermann, en rappelant que l’écrivain ne cessa jamais, toute sa vie durant, de reprendre son roman. Il permet de lire les ultimes retouches de l’auteur qui atténue les attaques anti-religieuses et recherche dans le style une sobriété presque classique, signalant ainsi ses réticences devant l’annexion romantique de 1833. Béatrice Didier insiste dans son introduction pour récuser les idées reçues qui feraient de Senancour l’homme d’un seul livre, dont la production se serait arrêtée en 1804. Non seulement les corrections successives de ses œuvres anciennes révèlent un auteur pour qui l’écriture fut un « inachèvement perpétuel », mais Senancour continua à rédiger d’autres textes, dont trois versions successives d’un traité De l’Amour (1806, 1808, 1829), auquel Stendhal devra beaucoup. Il faut également signaler, à partir de 1811, sa contribution importante à plusieurs journaux (Le Mercure de France ; Le Mercure du XIXe siècle ; Le Constitutionnel pour les plus connus), qui permet de connaître les goûts de l’écrivain et témoigne de sa réflexion esthétique et littéraire.
28L’introduction de Béatrice Didier place la lecture d’Obermann sous le signe d’une interrogation générique sur les mutations du roman entre le XVIIIe et le XIXe siècle. L’œuvre témoigne en effet d’une crise du réalisme dans le roman des Lumières. Face à l’insupportable réalité de la Révolution et à la crise de la représentation qu’elle provoque, le romancier de cette période est confronté à un dilemme : multiplier les péripéties et opter pour les excès du roman noir, ou au contraire, renoncer à l’événement quitte à courir le risque de l’enlisement et de l’ennui. C’est ce dernier parti que Senancour a choisi de manière radicale, en supprimant dans Obermann non seulement toute allusion à la Révolution et au contexte historique précis du roman (1789-1804), mais en renonçant pratiquement à toute intrigue.
29Ce refus de l’événement, précurseur et profondément novateur, donne naissance à un roman « composite », pour reprendre le terme de B. Didier (p. 25). Obermann se rapproche, du moins dans sa première moitié, de lettres de voyage, en particulier sur la Suisse ou sur les environs de Paris. Il reprend dans le même temps la forme monodique du roman épistolaire, qui ne donne pas la parole au destinataire des lettres ; comme dans nombre de romans du XVIIIe siècle, la figure d’un éditeur autorise un jeu de distanciation et de rapprochement avec le personnage qui écrit. Ce roman épistolaire relate un apprentissage douloureux du temps, où une ascèse se réalise par l’épreuve de la négativité : la richesse des sensations qui envahissent Obermann se déploie d’autant mieux qu’elle surgit sur le silence et le néant. L’apprentissage du temps dans un roman qui est déjà celui des illusions perdues, se termine sur la décision prise par le personnage d’écrire un livre qui transmettrait son expérience philosophique. La structure, à l’époque, était neuve. Senancour y affirmait la valeur salvatrice de l’écriture comme une réponse à l’angoisse du néant. Roman d’apprentissage d’un écrivain, Obermann cultive en outre une pratique fragmentaire de l’écriture, où le fragment apparaît apte à rendre la discontinuité des états d’âme du héros, et se rapproche du journal intime. Enfin, dernier genre et non des moindres, l’œuvre se rattache comme roman philosophique à la littérature d’idées, par ses interrogations sur l’ordre social, sur la nature et sa dimension métaphysique. Plus que jamais le roman, ce genre sans poétique, semble être un carrefour des genres, constitué par le mélange et l’hybridation. En soulignant enfin l’importance dans Obermann de la question de l’indicible, B. Didier souligne la nouveauté du questionnement de Senancour sur la littérature et son étrangeté radicale, telle qu’elle apparaît plus particulièrement dans le « Troisième fragment » consacré à « l’expression romantique » : elle invite à prendre en considération les deux formes avancées pour résoudre la question de l’indicible, la métaphorisation du paysage et la dimension « mythique » de l’œuvre dans des lieux et des figures privilégiés (la montagne, l’île, l’ermite, le voyage, la demeure).
30Cette édition offre au lecteur les avantages d’une édition critique : annotation savante, préface de George Sand, liste des variantes suivant les éditions, appendice comprenant l’index de l’édition de 1804 ainsi que l’idylle grecque rattachée à la lettre XXXII et supprimée dans l’édition de 1840, bibliographie complète (15 p.). Elle invite aussi, en découvrant cette ultime version inédite, à revenir sur la réduction opérée en 1830, du livre à son héros et de l’auteur à son personnage, pour mieux saisir la cohérence philosophique de tous les écrits de Senancour, sa fidélité en ce sens aux Lumières et, en même temps, les traits profondément modernes qui s’y dessinent : l’œuvre perpétuellement recommencée, le salut par l’écriture, le rapport au fragment.
31Myriam Roman
Jacqueline Baishanski, L’Orient dans la pensée du jeune Camus. L’Étranger, un nouvel Évangile ?, « Situation » n°56, Lettres modernes, Minard, Paris-Caen, 2002, 308 p. – ISBN 2-256-91036-9
32« S’il ne restait comme témoignage de l’homme actuel, dans quelques siècles, que ce court récit, on en prendrait une idée suffisante », écrivait naguère Gaëtan Picon à propos de L’Étranger. Mais à la différence de « René », qui illustrait un siècle et demi plus tôt le mal de l’Occident, Meursault témoigne de son sentiment d’« étrangeté » au monde par une façon d’être et de sentir qu’on dira, au sens large, orientale. L’« Orient », comme chacun sait, s’étend du Maroc à la mer de Chine. Mieux aurait valu, pour la clarté du propos, que l’ouvrage de J. Baishanski annonçât en titre « L’Extrême-Orient ». Sur l’africanisme, l’hellénisme, ou encore le paganisme (R. Champigny, Sur un héros païen, Gallimard, 1959) exprimé par L’Étranger, on a déjà beaucoup écrit. Sur les affinités de la pensée de Camus avec les pensées et les religions d’Extrême-Orient, J. Biermez et Cl. Treil avaient livré des aperçus intéressants. Avec culture, intelligence et une ténacité souvent polémique, J. Baishanski développe leurs recherches. Avouons pourtant que ses arguments ne nous convainquent pas.
33Parmi ces arguments : Camus a cité un jour la philosophie hindoue en tête des enseignements qu’il avait reçus à l’Université et il a fait l’acquisition d’un bouddha khmer en plâtre (p. 99) ; à un journal japonais qui l’interviewe en 1952, il se déclare (pouvait-il faire moins ?) très heureux qu’un débat sur L’Étranger ait eu lieu au Japon (p. 109) ; il montre, envers la raison et la logique, une absence de confiance qui est aussi caractéristique des philosophies d’Asie (p. 130) ; son bonheur né, à Florence, d’un simple accord entre l’être et l’existence a quelque chose d’oriental (p. 135) ; son goût pour les oxymores (« l’envers et l’endroit »), auxquels nous ne serions pas habitués ( ?), résulte d’une compréhension « orientaliste » du monde (p. 143) ; l’univers de L’Étranger s’identifie à celui de Bouddha parce que nous nous y trouvons, dès la première page, en présence de la mort (p. 169) : tout cela relève de l’anecdote, de la similitude ou de la coïncidence plutôt que de la filiation. Sous prétexte que le taoïsme et l’hindouisme ont occupé une grande place chez les écrivains de la N.R.F. (qu’a fréquentés Camus) ou dans l’enseignement de son professeur de philosophie Jean Grenier, J. Baishanski conclut que Meursault (trop facilement confondu, de surcroît, avec le romancier) « tend vers cet idéal de négation, suggéré par la majorité des philosophies d’Asie et adopté par le “courant N.R.F.” » (p. 202). Elle aurait dû, en contrepartie, développer la remarque qu’elle nous donne honnêtement mais incidemment à lire sur la résistance avouée de Camus au taoïsme (p. 143), plus encore exploiter cette lettre (du 18 octobre 1942, soit trois mois après la publication de L’Étranger) où Jean Grenier parle à son disciple de Lao-Tseu et d’un sage hindou pour les opposer au « tragique nihilisme européen ». Ce tragique « que vous exprimez (vous n’êtes proche que de Omar Kheyyam) intensément », ajoute-t-il. Pour avoir lu le roman avant qu’il ne fût publié, J. Grenier avait compris que le tragique camusien se situait dans la lignée de Kafka (lettre du 19 avril 1941), c’est-à-dire à l’opposé des philosophies extrême-orientales, auxquelles le jeune Camus n’était guère réceptif.
34J. Baishanski fait erreur quand elle croit que se pose à Camus lycéen la question d’un choix politique entre la France et l’Algérie (p. 37) : quelle que fût la sensibilité d’un jeune Français d’Algérie aux injustices endurées par les « Arabes », cette alternative ne se présentera que beaucoup plus tard. L’espoir d’une indépendance (p. 35) n’habite, avant la guerre de 39-45, qu’une infime minorité d’« Algériens ». Et l’on ne peut, quand on évoque le tout début des années 40, parler de rumeurs qui annoncent déjà la guerre d’Algérie (p. 167). Comment peut-on écrire, en outre, que la mort de la mère de Meursault n’est pas vécue par lui comme un choc (p. 180) ? Le lecteur doit-il se laisser abuser par son absence de larmes ? C’est bien cet ébranlement initial qui (comme la mort de Drusilla quand se lève le rideau sur Caligula) fait perdre au héros de L’Étranger ses repères moraux. On ne peut pas davantage argumenter en faveur de l’« intelligence » de Meursault en faisant valoir qu’il a suivi des études ou qu’il s’intéresse aux histoires du concierge de l’asile, moins encore en prenant pour argent comptant ce que dit le procureur à seule fin d’aggraver l’accusation : « Cet homme est intelligent » (p. 187). Je ne crois pas, enfin, que l’année 1942, où paraît L’Étranger, marque une « coupure » dans la pensée et l’œuvre de Camus. Les œuvres « absurdes » contiennent déjà les ferments de la « révolte », qui promet elle-même la troisième étape, à peine amorcée, celle de l’« amour » ; et, dans la Préface écrite près de vingt ans après pour L’Envers et l’Endroit (1937), Camus exprimera suffisamment comment chaque artiste garde, « au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit ». « Débarquant dans une France ravagée et envahie par l’ennemi, Camus cessera de considérer l’action comme inutile ou futile et l’envisagera comme une nécessité », écrit en conclusion J. Baishanski (p. 284). Jamais Camus n’a considéré l’action comme inutile ou futile : militant en faveur d’un théâtre populaire, contre le fascisme, pour les républicains espagnols ou pour les victimes de la misère en Kabylie, Camus a, quand éclate la Seconde Guerre mondiale, déjà beaucoup agi. Ses articles à Combat ne font que poursuivre, en d’autres lieux et sur une plus grande échelle, l’engagement qui a toujours été le sien.
35La bibliographie est intéressante ; elle est riche d’ouvrages et d’articles souvent ignorés par la critique camusienne (mais elle m’attribue deux articles que je n’ai jamais écrits).
36Pierre-Louis Rey