Notes
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[1]
Nous avons donné de cet ouvrage une édition critique : Démétrios, Du Style, texte établi et traduit par P. C., Paris (CUF), 1993.
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[2]
P. C., Un rhéteur méconnu, Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère). Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, Paris (Vrin, coll. « Textes et Traditions » n° 2), 2001.
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[3]
Le texte principal sur ce point est Rhétorique, III, 2, 1404 b 1 sq. Voir aussi III, 7.
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[4]
Signalons, sur le rire dans l’Antiquité, deux productions françaises récentes : M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, Paris (PENS, coll. « Études de littérature ancienne », vol. 8), 1998 ; M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne, Grenoble (Éditions Jérôme Millon, coll. « Horos »), 2000 (riche bibliographie).
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[5]
C’est ce que suggère Antonio Lopez Eire, « A propos des mots pour exprimer l’idée de « rire » en grec ancien », dans M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs, op. cit., p. 14.
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[6]
Cf. notamment Rhétorique à Herennius, III, 25, cité par A. Lopez Eire, art. cit., p. 15-16.
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[7]
C’est l’?????, le « vraisemblable », défini comme la conformité aux inductions spontanées que le public a accumulées. Cf. Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, 1428 a 25-26 : « Le vraisemblable est ce dont, quand on le dit, les auditeurs ont des exemples en tête ».
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[8]
Cf. par exemple Rép. 388 d sq. ; Lois, 732 c, etc.
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[9]
Françoise Desbordes écrivait, à propos du développement de Quintilien sur la question du rire (IO VI, 3) : « Quintilien se plaint de la difficulté de son sujet (…), peine à prouver l’utilité de son art en face du caractère éminemment naturel du rire, et semble finalement très sensible à l’incompatibilité entre le pouvoir irrépressible du rire et l’idéal rhétorique du contrôle absolu de l’orateur sur ce qu’il fait et dit » (F. D., « La rhétorique et le rire selon Quintilien », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 307).
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[10]
Gorgias disait (selon Aristote, Rhét. III, 18, 1419 b 4-5), « qu’il faut détruire le sérieux des adversaires par le rire et leur rire par le sérieux » (trad. Dufour-Wartelle modifiée).
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[11]
Sur ce point, cf. E. Jouët-Pastré, « le rire chez Platon : un détour sur la voie de la vérité », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 273-279.
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[12]
Sur le plaisir, les passages fondamentaux de la Rhétorique d’Aristote sont : I, 11 ; III, 10-11 ; pour une approche plus générale du plaisir chez Aristote, dans ses relations avec l’éthique, cf. R. Bodéüs, Aristote, Paris (Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies »), 2002, p. 192 sq. ; M. Crubellier & P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris (Le Seuil, coll. « Points Essais, série Philosophie »), 2002, p. 156 sq.
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[13]
Pour la facilité de cet exercice, cf. Rhét. III, 10, 1410 b 10 : ????????? ??????. A contrario, la comparaison est dite moins agréable que la métaphore parce qu’elle est présentée trop longuement (18-19) ; les enthymèmes trop superficiels ne plaisent pas (21-23). L’idée d’équilibre entre ces deux pôles est formulée notamment en 31-33 (la métaphore ne doit être ni « étrangère », ni superficielle) et en III, 11, 1412 a 11-12 (la métaphore doit être fondée sur une relation réelle mais non évidente entre les deux objets, ce qui la rapproche de l’art proprement philosophique d’établir des rapprochements féconds).
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[14]
Cf. ???? en Rhét. III, 10 1410 b 18 ; 1412 a 25, etc. ; ?????????? en Rhét. III, 10, 1410 b 7 ; 22 ; 28 ; 1411 a 1 etc.
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[15]
Abordées, et non traitées, puisqu’Aristote se borne ici à renvoyer au second livre de la Poétique.
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[16]
Cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 273-295.
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[17]
Op. cit., chap. III.
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[18]
C’est de la même manière que l’??????? a progressivement perdu sa valeur initiale (honte) pour désigner en rhétorique la preuve (comme dans la Rhétorique à Alexandre) ou la réfutation (par exemple dans la Rhétorique d’Aristote). Sur ce genre de phénomène, analysé au travers de l’histoire du mot ???????, cf. D. Arnould, « Le ridicule dans la littérature grecque archaïque et classique », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 13-20.
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[19]
Cf. D. Arnould, art. cit., p. 13.
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[20]
Sotadès de Maronée, iambographe du temps de Ptolémée Philadelphe avait réécrit l’Iliade en vers syncopés (des tétramètres ioniques majeurs brachycatalectiques). Démétrios fait explicitement référence à cet auteur au § 189.
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[21]
La phrase de Xénophon est commentée une seconde fois dans le traité (§ 121) et le caractère visuel de l’effet rythmique est affirmé plus nettement encore : « La brièveté de l’agencement, la terminaison sur ??, nous montrent presque (????? ??? ????????? ????) la petitesse du fleuve ».
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[22]
Pour une étude de ces « correspondances » dans la poésie latine, cf. Ph. Heuzé, « Des figures qui dessinent » dans M. S. Celentano, P. Chiron & M.-P. Noël (éd.), Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique. Philosophie. Littérature. Actes du Colloque de Créteil et de Paris, Paris (Éditions Rue d’Ulm, coll. « Études de Littérature Ancienne », vol. 13, 2003, p. 245-250.
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[23]
Le sémantisme de ????? comporte l’idée de réciprocité, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 284.
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[24]
Nous maintenons notre traduction de ????? par « rhéteur », au § 24, à cause de cette coïncidence, et du caractère péjoratif de l’allusion, mais nous sommes conscient du fait que le mot grec désigne indifféremment le rhéteur-théoricien et l’orateur-praticien.
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[25]
Il est possible que ce concept remonte à Théophraste, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 151 sq.
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[26]
« Les cigales chanteront pour eux de par terre », ce qui signifie que, s’ils résistent à Denys, ce dernier rasera tout chez eux, arbres et maisons. La formule est citée deux fois par Aristote (Rhét. II, 21, 1395 a 1-2 ; III, 11, 1412 a 23-24), la seconde fois un peu différemment : « Les cigales chanteront pour elles-mêmes de par terre », ce qui ajoute à la menace de destruction celle de tuer tous les habitants. Aristote prête ce mot non pas à Denys mais à Stésichore. Dans le second passage, il classe la formule parmi les « apophtegmes raffinés ».
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[27]
Démétrios revient sur cette incompatibilité aux § 164-165 : « Le risible (…) est le fait de mots familiers et communs (…) ; par suite, il disparaît quand l’expression est ornée, car le risible fait place alors à l’étonnant ».
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[28]
Voir sur ce point Gérard Genette, « La rhétorique et l’espace du langage », Tel Quel 19, 1964, p. 44-54 et P. Chiron, « A propos de l’hyperbole et de la “ rage taxinomique ” » dans M. S. Celentano, éd., Ars/Tekhnè (Actes du colloque de Chieti-Pescara, octobre 2001), 2003, p. 187-206.
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[29]
Cf. D. M. Schenkeveld, Studies in Demetrius On Style, Amsterdam (Hakkert), 1964, p. 19 et Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 41 sq.
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[30]
Une exception : le « Traité Coislin » Sur la Comédie, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., n. 100, p. 44-45. Pour les autres, on en est réduit à de rares indications chez Diogène Laërce et à quelques fragments conservés par la tradition indirecte. Pour un effort de reconstruction, voir en dernier William W. Fortenbaugh, « Une analyse du rire chez Aristote et Théophraste », dans M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs, op. cit., p. 333-354.
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[31]
Sur cette catégorie bien particulière de figures, à l’histoire complexe, cf. M.-P. Noël, « Gorgias et l’“ invention ” des ??P????? ??????? », REG 112, 1999, p. 193-211.
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[32]
Le second livre de la Poétique d’Aristote ?
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[33]
« Le caractère d’une personne transparaît dans ses plaisanteries, dans leur drôlerie ou au contraire leur intempérance… ».
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[34]
Cette traduction ne satisfait guère, évidemment. Mais il manque en français un terme dont le champ sémantique comporte à la fois, comme celui de ?????? en grec, les sèmes d’autorité, de force, d’effroi et d’habileté.
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[35]
La présentation générale des caractères, au § 36, établissait seulement l’antinomie du simple et du grand. Mais on apprend au § 258 que l’élégant et le véhément entretiennent le même genre de rapports. Il n’est pas indifférent non plus que le vice corollaire de la véhémence soit le style disgracieux (?????? – § 302-304)
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[36]
Ceci est vrai, surtout, du versant isocratique de la grandeur. On a signalé supra l’existence d’un versant thucydidéen, proche par certains traits du style véhément. Ces ambiguïtés s’expliquent par la genèse complexe de cette typologie (cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., chap. IV).
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[37]
P. C., Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 284-286.
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[38]
La colère, notamment. Sur ce lien entre éthique et humour (apparent déjà dans l’Ethique à Nicomaque) et sur les œuvres perdues où ont pu figurer des doctrines dans ce domaine, cf. W. W. Fortenbaugh, art. cit., p. 333 sq.
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[39]
Cf. supra note 12.
1Le traité Du Style de Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère) [1] est l’un des rares traités antiques à proposer un système stylistique complet, qui démembre l’ensemble du champ de la lexis en quatre « caractères » de l’expression, le grand style, le style élégant, le style simple et le style véhément. Démétrios ajoute à ces quatre types les quatre caractères « vicieux », correspondants, afin de mettre en garde le futur orateur contre le danger qui le guette s’il abuse ou se sert mal des moyens décrits. Le praticien du grand style est menacé par la froideur, celui du style élégant par l’affectation, celui qui écrit trop simplement s’expose à la sécheresse et, si l’on abuse des procédés du style véhément, on risque d’être déplaisant.
2Ce système, que nous datons de la fin de la période hellénistique (ca 100 av. J.-C.), n’est pas né de rien. Il s’inscrit dans la mouvance péripatéticienne. Les principales autorités citées sont Aristote, Théophraste, Praxiphane ou Démétrios de Phalère. Mais il recueille, en vérité, des traditions plus récentes et d’obédiences philosophiques autres, stoïciennes, notamment. Dans un commentaire publié en 2001 [2], nous avons tâché de découvrir les principes qui ont guidé Démétrios. Il nous est apparu qu’il avait des ambitions à la fois totalisantes, encyclopédiques, et littéraires, au sens où, sans rompre avec Aristote, il cherchait à couper le lien quasi exclusif qui, chez ce dernier, unit la stylistique à une rhétorique « philosophique » qui vise principalement à dire son objet, en s’autorisant juste quelques variations destinées à adapter (c’est le ?????? [3]) l’expression au locuteur ou à son public. Pour Démétrios, le sujet traité (?????? ou ???????) n’est plus contraint par les circonstances judiciaires, délibératives ou épidictiques. Librement choisi, il devient un élément constitutif du style, ce qui autorise une plus grande diversité d’objectifs et de moyens. Cette diversification, cette libération, il faut bien dire aussi cette « déréalisation », soutenues par un large éventail de lectures, permettent à Démétrios de refléter les évolutions esthétiques de son époque.
3Il est clair que toute synthèse opérée sur un matériau préexistant force à des adaptations de matière et de terminologie. Nous avons montré que Démétrios peine souvent à réussir ces adaptations, par scrupule et goût de la nuance, à notre avis, plus que par sottise. L’un des cas les plus spectaculaires de ces difficultés est celui du mot ????? (« grâce »). Ce mot est doté d’une acception excessivement large – puisqu’il recouvre aussi bien la séduction la plus délicate, opérée par des sujets ou des mots raffinés, que les procédés visant au rire le plus grossier et le plus brutal – grâce à quoi Démétrios peut inclure dans son système un ensemble de traditions peu cohérentes entre elles. Nous voudrions revenir sur cet aspect du traité, et tâcher de mieux apprécier les raisons de cette unification forcée, mais non sans avoir, au préalable, dressé un panorama de l’enseignement du rhéteur sur la question du rire [4].
Terminologie du rire dans le traité Du Style
4Pour décrire le rire, la langue grecque distingue trois degrés. Il y a d’abord le rire franc, fait de spasmes et de bruits, exprimé par la racine *gel- (?????, ???????, etc.). Cette racine renvoie, en indo-européen, à l’idée de « briller », de « scintiller », peut-être en référence à l’éclat particulier des yeux qui accompagne le rire [5]. La racine *smey (???????, cf. le latin mirus, étonnant, et l’anglais smile) sert à décrire le sourire comme un étonnement qui laisse ébahi, bouche bée. À l’autre extrémité, le rire convulsif, le rire aux éclats, se traduit par un verbe onomatopéïque ?????? (et variantes : ???????, ?????????).
5De ces trois familles de mots, le traité Du Style n’utilise que celle de ?????, et généralement en mauvaise part. Une telle censure du « corps riant » est très commune en rhétorique [6]. Il y a plusieurs raisons à cela, dont deux principales, liées d’ailleurs l’une à l’autre. La persuasion, depuis les origines, se conçoit d’abord comme une adaptation aux attentes du public [7], que ces attentes soient de l’ordre du préjugé ou du respect de certaines normes morales ou sociales. Or, au cours de l’histoire, depuis les Sept Sages jusqu’à la Comédie nouvelle en passant par Platon [8], l’évolution de la pensée et des mœurs a conduit progressivement à une répression du rire, comme manifestation physique trop libre et trop violente, et à la promotion du respect humain, du savoir-vivre et de formes d’humour plus verbalisées et plus culturelles. La seconde raison est que la rhétorique comme ????? se fixe comme objectif le contrôle absolu de la relation entre l’orateur et le public. Or quoi de plus incontrôlable que le rire ? [9]
6Mais cette censure, comme souvent, est plus formelle que réelle. Démétrios reste un rhéteur. Il sait à quel point le rire est une arme [10] et, par conséquent, un instrument précieux pour faire prévaloir une thèse sur une autre. De plus, en tant que lecteur des philosophes, il connaît le rôle critique, décapant, du rire [11]. De surcroît, en tant que péripatéticien, Démétrios est curieux de tous les savoirs sur l’homme, curiosité que renforce la dimension critique de sa recherche dans le domaine du style. En particulier, il a appris d’Aristote la considérable importance, dans la relation de persuasion, de la notion de plaisir. Dans le champ stylistique – mais c’est l’application de principes généraux [12] – les « raffinements d’expression » (??????) apportent du plaisir parce que, intelligibles rapidement tout en exigeant une certaine perspicacité, ils donnent l’occasion à l’auditeur d’exercer aisément sa faculté de compréhension et d’apprentissage (???????). Cet exercice rend heureux, car, pour Aristote, le bonheur est une action (??????), une action orientée vers une fin (?????). La fin pour tout être est le plaisir, mais le plaisir le plus haut, pour l’homme, est l’exercice de sa capacité spécifique qui est la capacité intellectuelle. On comprend dès lors l’importance de ce délicat équilibre entre la rapidité de la compréhension des « raffinements d’expression » et une certaine difficulté, garante d’une action, d’un progrès, d’un apprentissage [13].
7Ces raffinements – métaphores, comparaisons poétiques, enthymèmes raffinés, etc. –, sont donc agréables ou recueillent de la part du public des appréciations flatteuses [14]. Même si les plaisanteries proprement dites (??????) sont abordées ailleurs (III, 18, 1419 b 3-8) [15], on n’est donc pas surpris que certains parmi les ?????? soient liés au rire, comme les calembours et les jeux de mots (Rhét. III, 11, 1412 a 28 sq.).
8Ainsi s’explique sans doute le fait que, chez Démétrios, si le rire comme effet est quasiment absent, ce qui le provoque ou provoque des effets voisins est l’objet d’analyses approfondies, auxquelles concourt un champ lexical complexe, véritable défi à la traduction. A côté de la grâce (?????), on découvre des notions aussi riches et subtiles que celles d’élégance (cf. ????????), d’enjouement (cf. ??????), de quolibet ou lazzi (??????), de mot d’esprit (?????????), de bouffonnerie (???????????), de badinage (???????? et autres dérivés de ???????), de verve (????????), etc. La plupart des genres littéraires ou philosophiques visant le rire ou procédant du rire sont évoqués : la comédie, le drame satyrique, le mime, la poésie iambique ou le « tour cynique » (??????? ??????). Mais nous avons déjà eu l’occasion d’examiner ces aspects du traité Du Style [16].
Observations et préceptes concernant le rire dans le traité Du Style
9Eu égard à la question posée – la raison d’être d’un emploi si englobant du mot ????? – La distribution des observations et des préceptes concernant le rire au sein du traité Du Style n’est pas dépourvue d’importance. Aussi faut-il examiner ces observations et ces préceptes dans l’ordre de leur apparition.
10L’introduction du traité est assez pauvre en indications relatives au rire. Consacrée à la division de la chaîne parlée en commata, côla et périodes, elle introduit des changements d’importance par rapport à Aristote (notamment une définition renouvelée de la période, une stylistique plus diversifiée) [17], mais elle s’appuie sur une esthétique de la convenance, très aristotélicienne d’esprit, qui recommande à la fois – dans l’absolu – un juste équilibre entre l’excès et le défaut, donc – par exemple – des côla ni trop longs ni trop courts (§ 4), et une adaptation au contenu, qui conduit à allonger le côlon au-delà de la mesure si l’élévation du propos y invite ou, au contraire, à l’abréger pour exprimer quelque chose de petit (§ 5-6).
11Mais ces considérations techniques ne sont évidemment pas exemptes d’implications esthétiques et Démétrios recourt à plusieurs reprises au champ lexical du rire. Nous retiendrons quatre de ces passages, les plus révélateurs à nos yeux de sa culture et de sa sensibilité.
121) Au § 4, formulant le principe absolu interdisant les côla trop longs, et rappelant que la poésie elle non plus ne va guère au-delà de l’hexamètre à moins d’être incompréhensible, Démétrios a cette jolie formule : « il serait ridicule en effet que le mètre manquât de mesure… » (??????? ??? ?? ?????? ??????? ????? ???.). Cet emploi de ???????, assez banal en vérité, notamment chez les philosophes, est révélateur d’une sorte de « démonétisation » du vocabulaire du rire, réduit à la sanction d’une absurdité. L’adjectif ??????? pourrait être remplacé ici par « absurde » ou « illogique » (en grec : ??????) et ne renferme rien de plus que le lointain souvenir du rire à la fois collectif (il suppose l’évidence pour tout le monde de la contradiction ?????? ???????) et agressif, qui – dans l’épopée, notamment – exclut autrui d’un groupe en lui faisant honte d’un comportement ou d’une caractéristique aberrants. Ainsi transposé dans le domaine intellectuel, le mot ??????? a sans doute perdu l’essentiel de son lien avec le rire réel tout en gardant sa fonction d’exclusion sans appel. Un tel emploi place d’emblée le traité de Démétrios dans le champ du rire sinon irénique du moins policé des personnes cultivées [18].
132) Au § 5, Démétrios fait allusion à deux genres littéraires traditionnellement associés à ces formes archaïques du rire que sont le rire agressif et le rire de séduction [19], à savoir la poésie iambique d’Archiloque et les chansons à boire d’Anacréon. Affirmant la nécessité d’un côlon plus ample pour des propos plus élevés, Démétrios déclare impropres aux héros les vers courts d’Archiloque et d’Anacréon et, peut-être en référence aux travaux de Sotadès [20], juge inconvenante la réécriture de l’Iliade d’Homère à l’aide de ce type de vers « dont le rythme est sans conteste celui d’un vieillard ivre et non pas d’un héros au combat ». Il y a une idée essentielle ici : malgré les apparences, le refus des vers brefs de la satire et des chansons à boire n’est pas systématique. C’est le désaccord entre le fond et le moyen d’expression qui est stigmatisé, ainsi que l’esthétique – sans doute l’esthétique asianiste – qui préconise ce désaccord. Malgré la fermeté de ses principes, Démétrios est un stylisticien ouvert et tolérant, parce que curieux. On aura l’occasion de le vérifier.
143) Un peu plus loin (§ 6), Démétrios décrit le corollaire : de la même façon, un côlon plus bref que la normale s’imposera si l’on veut évoquer quelque chose de petit : « Xénophon par exemple, décrivant l’arrivée des Grecs au bord du fleuve Téléboas, dit : « Ce fleuve n’était pas grand, mais beau » (????? ?? ?? ????? ??? ??, ????? ?? - cf. Anabase, 4, 4, 3). La petitesse (?????????) et la rupture (???????) du rythme font ressortir en même temps (??????????) la petitesse (????????) du fleuve et sa grâce (?????) ». Ce passage, malgré sa brièveté, est d’une grande richesse et d’une grande subtilité. Il trahit d’abord le goût du critique pour la petite forme dont il prise la joliesse et la grâce, aux antipodes de la solennité et de la dignité classiques… au détriment même de l’exactitude, puisque, chez Xénophon, l’ordre des adjectifs est inverse (????? ???, ????? ?? ??). Cette prédilection paraît devoir être rapprochée du goût pour les petits genres (épopées en réduction, épigrammes) ou l’art de la miniature (statuettes de Tanagra) si caractéristique de la période hellénistique. D’autre part, l’adéquation fond/forme recommandée dans le passage ne saurait être réduite à la simple équation petit sujet/petit côlon. Un rythme adapté – alors même que le fleuve ne fait pas l’objet d’une véritable description – a un pouvoir d’évocation quasiment visuel (cf. ??????????) [21]. Car, nous semble-t-il, si la citation est – consciemment ou non – déformée, c’est non seulement pour mettre en relief le mot ????? mais aussi pour rapprocher la phrase d’un trimètre iambique catalectique. Peut-être, d’ailleurs, est-ce cette notion de catalexe que recouvre le mot ???????. Ce qui est sûr est que la terminaison sur une brève (…????? ??) produit un effet de suspension et de légèreté qui concourt à la grâce visuelle de l’évocation. Le « faire-voir » est déjà, chez Aristote, un des paramètres qui font le succès des ?????? (cf. Rhét. III, 11, 1411 b 23 sq.), mais il y a ici une recherche qui fait de la brièveté et du rythme, phénomènes auditifs, des instruments de l’évocation visuelle et de l’effet de réel [22]. On ne sait plus trop, dans ces conditions, si la grâce est la grâce objective du fleuve ainsi représenté ou si elle ne contamine pas l’interaction [23] entre l’auteur et l’auditeur : c’est toujours Aristote qui est à l’arrière-plan, et l’idée du plaisir procuré par la reconnaissance de l’objet (cf. Rhét. III, 11, 1412 a 19-22), lequel dérive, en dernière instance, du plaisir de la ??????? (cf. supra). L’idée d’un effet produit par une conjonction de plusieurs moyens est elle aussi aristotélicienne (cf. Rhét. III, 11, 1412 b 31-33). Mais il nous semble que le caractère synesthésique – le passage de l’auditif au visuel – de l’effet, ainsi que la conscience – marquée par le terme ????? – du caractère infra-conscient, presque inanalysable, du mécanisme stylistique, appartiennent en propre à Démétrios. Ce qui est sûr est qu’une fois de plus, nous sommes bien éloignés du gros rire et même du rire.
154) Un dernier passage de l’introduction mérite analyse, c’est celui où Démétrios, évoquant les figures de la période, et notamment l’antithèse, signale la possibilité de côla faussement antithétiques, comme « cette boutade du poète Epicharme : “ Tantôt j’étais au milieu d’eux, tantôt j’étais chez eux ”. L’idée exprimée est la même et il n’y a pas la moindre contradiction. Cette tournure de style qui imite une antithèse semble aberrante, mais peut-être est-ce pour faire rire (???????????) que le poète a utilisé ce genre d’antithèse, et en même temps pour brocarder les rhéteurs (??? ??????? ???? ???????) » (§ 24)
16Ce passage est évidemment inspiré d’Aristote qui, juste avant les chapitres sur les ??????, signale cette possibilité de fausses antithèses et cite le même exemple, mais sans le commenter (Rhét. III, 9, 1410 b 3-5). L’idée que la forme antithétique est celle qui donne le mieux l’illusion d’un enthymème apparaît au début du chapitre sur les lieux des enthymèmes apparents (Rhét. II, 24, 1401 a 5-8). Le commentaire de Démétrios est de l’ordre de l’explicitation et du commentaire historique : qui mieux que les rhéteurs aime à exploiter ce genre de paralogisme ? Epicharme, de plus, vécut en Sicile à cheval sur le VIe et le Ve siècle, et la rhétorique fut justement inventée en Sicile au début du Ve siècle [24]. Mais ce que nous retiendrons surtout de sa méthode exégétique, c’est le petit mot ??? (en même temps). La première lecture aboutit à une absurdité : il n’y a pas de contradiction, puisque les termes mis en antithèse ont exactement le même sens. Se déclenche alors un rire philosophique, qui marque le dépassement de l’absurdité vers le sens. Ce qui est absurde est justement ce qui est voulu. Epicharme a voulu s’amuser (???????????), faire rire (???????????). Mais Démétrios n’en reste pas à cette première exégèse, il lui ajoute – ce qui est beaucoup moins dans la manière d’Aristote, généralement « monotélique » – une seconde intention. Epicharme n’a pas voulu faire rire des rhéteurs, il a voulu d’une part faire rire et d’autre part moquer les rhéteurs. Si nous soulignons ce point, c’est que nous recourrons plus loin, pour interpréter l’emploi de ????? chez Démétrios, à sa capacité de surdéterminer les énoncés.
17L’objet du premier chapitre du traité Du Style (§ 36-113) est le grand style, ou style magnifique, grandiose (????????????). La caractérisation de ce style est hétérogène, en particulier au niveau de l’agencement. Démétrios réunit deux traditions, l’une isocratique, qui place la grandeur de style dans l’ampleur régulière et euphonique des périodes, l’autre qui choisit Thucydide comme modèle et propose à l’imitation le débit chaotique et austère de l’Historien [25]. Mais ni l’une ni l’autre de ces formes de grandeur n’admet le rire ni même l’humour. Car la grandeur isocratique vise à provoquer l’admiration, laquelle suppose une distance, une étrangeté comme le notait déjà Aristote (Rhét. III, 2, 1404 b 8-12). Le comique, au contraire, est direct, trivial. Quant à la grandeur austère, dont l’illocution est plus menaçante qu’impressionnante, elle est sans doute moins radicalement étrangère au comique – comme on le verra avec le thème de « l’humour noir » –, mais elle est considérablement renforcée par l’obscurité et la distance. Ces incompatibilités entre la grandeur et, sinon le comique, du moins les conditions du comique, Démétrios les formule d’une manière particulièrement nette quand il recommande, parmi les procédés de la grandeur, l’usage de l’allégorie. Commentant un message menaçant, en forme d’allégorie, adressé par Denys le tyran aux habitants de Locres [26], il écrit : « S’il avait dit simplement qu’il raserait la Locride, il aurait paru à la fois plus colérique et plus trivial. En réalité, il utilise l’allégorie pour masquer son propos : car tout ce qui est sous-entendu effraie davantage, et chacun l’interprète à sa façon : au contraire, ce qui est clair et sans détour attire facilement le mépris, comme les gens tout nus » (§ 100). On ne saurait mieux marquer l’« étanchéité » de la grandeur et de la proximité que suppose le rire, qu’il soit rire de connivence ou rire agressif [27].
18Le thème du rire apparaît en revanche à propos du style froid (§ 114-127). On y retrouvera des traits déjà répertoriés : attachement aux grands principes – en l’occurrence le principe de convenance –, mais aussi ouverture et curiosité ; sensibilité au second degré et aux jeux subtils de la parodie.
19La froideur est donc un vice, qui tire son origine d’un abus des procédés du grand style. Démétrios rappelle à cette occasion le principe de convenance qui impose de « dire petitement les petites choses et les grandes choses avec grandeur » (§ 120), formule qui corrige dans un sens philosophique le défi sophistique, formulé par Gorgias (cf. Platon, Phèdre, 267 ab) et Isocrate (Panégyrique, 8-10), et consistant au contraire à modifier, voire à inverser, par l’illusionnisme stylistique, la perception des choses. Mais Démétrios laisse plusieurs brèches ouvertes. La désobéissance au principe de convenance se justifie si l’on veut s’amuser, ce que faisait Polycrate avec ses éloges paradoxaux appliquant les procédés les plus voyants et les plus pompeux à des objets triviaux (ibidem). La propagande politique ou morale imposent aussi le grossissement de petites choses (§ 121). À propos de l’hyperbole, enfin, « le plus froid de tous les procédés » (§ 124), et qui ne devrait retenir Démétrios que le temps nécessaire à sa condamnation, on lit un développement assez détaillé, distinguant plusieurs formes de cette figure, et surtout décrivant deux sortes de transmutation : la transmutation comique, d’abord, qui fait que des énoncés inadéquats, parce qu’invraisemblables et grossiers, deviennent risibles. Démétrios cite des formules burlesques de poètes comiques, comme, à propos des Perses : « Ils chiaient des plaines entières », « Ils portaient des bœufs entre leurs mâchoires ». Une seconde transmutation est la transmutation gracieuse, qui fait d’énoncés invraisemblables un moyen de séduction, telle la formule de Sappho « plus or que l’or ». En réalité, le procédé est le même, c’est celui qui introduit dans la réception de l’énoncé la conscience de la figure, et qui fait passer le langage d’une fonction véhiculaire à une fonction littéraire [28]. De la même façon que l’excès rompt l’illusion, l’impossibilité d’établir une comparaison avec un terme unique (on ne peut comparer l’or à lui-même) oblige à un retour sur l’énoncé, où on lira une expression indirecte et gracieuse de l’intensité. Nous retrouvons donc ce talent de Démétrios pour admettre des exceptions aux règles qu’il promulgue et son goût prononcé pour le second degré d’écriture et de lecture.
20Le second chapitre (§ 128-186) est le domaine propre de ce complexe champ lexical dont nous avons parlé. Il traite du style « élégant » (????????), fait de grâce et de gaieté. Sans reprendre ici des analyses faites ailleurs, nous voudrions rappeler rapidement les principaux résultats de la critique des sources de ce chapitre et nous attarder davantage sur un aspect important, eu égard au problème posé par la ????? : le caractère élaboré, verbal, des formes de comique subsumées de force sous ce terme.
21Presque dès le début, le thème de l’élégance proprement dite est abandonné. Il ne sera repris que dans des analyses rythmiques, à la fin du chapitre (§ 179-186). La définition du ???????? ????? comme un discours « plein de grâce et d’enjouement (???????????? ??? ?????? ?????) » (§ 128) est l’occasion d’un nouveau départ et du traitement d’une question plus générale, celle des grâces (???????). Plusieurs arguments font voir dans ce développement (§ 128-162) la greffe d’une matière exogène [29]. Voici les principaux :
221) L’éclipse terminologique de ???????? et son remplacement par ?????.
232) L’inadéquation entre plusieurs éléments de ce développement et le thème du chapitre. Il est question de grâces effrayantes ou de grâces comiques, dont le lien avec l’élégance paraît pour le moins distendu.
243) La structure propre de ce développement, qui affecte aux grâces deux sources : la matière traitée (§ 132) et le style (§ 133), alors que le reste du traité est généralement bâti sur la tripartition ???????-?????-????????.
254) L’existence avérée de traités péripatéticiens sur la question des plaisanteries.
26Le caractère exogène, plaqué, de cette partie du chapitre est donc un fait établi, même si la perte desdits traités péripatéticiens, à commencer par le second livre de la Poétique d’Aristote, limite les investigations [30]. Nous voudrions nous attarder davantage sur un caractère saillant des grâces : la difficulté de les enfermer dans un registre et une illocution – ou intention expressive – homogènes. En d’autres termes, la forme, le degré d’élaboration, ne constituent pas un critère de classement cohérent avec l’effet recherché.
27Prenons le cas des grâces triviales et comiques, au contenu caustique voire agressif, dont on pourrait penser qu’elles n’ont pas leur place dans un traité de stylistique policé ni dans un chapitre sur l’élégance raffinée.
28Démétrios cite (§ 128) une plaisanterie de Lysias dans un discours perdu Contre Eschine le Socratique (fr. I Thalheim, disc. XXXVIII § 5 Gernet). Grâce à une citation plus étendue faite par Athénée (611 E), on sait que le philosophe, dans ce discours, était peint comme un escroc sans scrupule, capable de courtiser une femme de soixante-dix ans afin de s’approprier l’affaire de son mari. Pour donner une idée de la laideur de cette femme – preuve indiscutable de la cupidité d’Eschine –, Lysias dit qu’« il était plus facile de compter ses dents que ses doigts ». La cruauté de la formule ne fait aucun doute, mais Démétrios y voit avec raison un ?????????, un mot d’esprit, que l’on peut même trouver assez spirituel et complexe, en ce qu’il comporte une réelle capacité d’évocation visuelle (on écarte les doigts pour les compter, image qui conduit à celle de la dentition clairsemée de la vieille), une grande fantaisie (drôle d’idée que de compter des dents !) et toute la vis comica de l’hyperbole. Autrement dit, un trait d’esprit assez élaboré sert un comique agressif et fruste. Le même décalage entre une intention caustique simple et des moyens raffinés s’observe dans une autre citation (ibidem), sans doute aussi de Lysias (fr. 93 Thalheim = 10 Gernet), qui met au service d’une moquerie décochée à un mauvais garçon toute la gamme des figures dites « gorgianiques » (parisoses, paromoioses) [31] : « autant il méritait de coups, autant il a reçu de sous » (???? ????? ?? ?????? ??????, ???????? ?????? ???????).
29Le paradoxe de la finesse brutale se vérifie avec les « grâces effrayantes ». Démétrios cite à cet égard (§ 130) un mot de Polyphème à Ulysse. On se souvient qu’Ulysse a offert du vin au cyclope, pour obtenir ses bonnes grâces. En guise de contrepartie, Polyphème dit : « Personne, je le mangerai en dernier, mais (??) les autres y passeront d’abord » (Od., IX, 369-370). Hyperbole encore que ce « cadeau » cruel d’un court moment de survie. Mais il y a aussi beaucoup d’esprit dans la fausse naïveté qui souligne le corollaire logique : si Ulysse est mangé en dernier, il est bien évident que ses compagnons passeront avant lui. Démétrios voit dans ce mot l’évocation la plus terrifiante du Cyclope, et il est bien vrai que l’assurance du monstre, son cynisme – avant la lettre –, établissent aussi bien, voire mieux, sa supériorité et sa menace que son aspect physique.
30On voit assez par ces quelques exemples que les plaisanteries a priori les plus frustes et les plus agressives procèdent en réalité, chez Démétrios, de moyens complexes. L’impropriété de ????? est donc, réflexion faite, moins évidente. Cela dit, il reste surprenant que le même mot désigne ces plaisanteries et en même temps « les jardins des nymphes, les chants d’hyménée, les amours, bref toute la poésie de Sappho » (§ 132). Démétrios lui-même en est conscient et gêné, qui insère, après le développement sur les grâces, une distinction en forme entre le gracieux et le risible (§ 163-169). L’exposé est très systématique : l’un et l’autre ne traitent pas les mêmes sujets. Amour est chose gracieuse, dont on ne rit pas. Mais on rit de Thersite ou d’Iros (§ 163). Risible et gracieux diffèrent par le style : de beaux vocables d’un côté, des termes triviaux de l’autre (§ 164-165) ; l’intention (??????????) n’est pas la même : dans un cas on veut faire rire, dans l’autre on veut charmer (§ 168). Ils diffèrent enfin par le « lieu » (?????), c’est-à-dire par le genre : le drame satyrique et la comédie admettent les grâces et le rire, mais la tragédie, si elle admet les grâces, est incompatible avec le rire (§ 169).
31Malgré cette référence à des genres poétiques, indice sur la source possible de la réflexion [32], il est clair que Démétrios, en établissant cette distinction, vise à proscrire les procédés du rire de l’art oratoire. Cette proscription devient explicite au moment même où il l’assouplit un peu, à la manière dont il admettait certains manquements à la loi de convenance : « Il y a pourtant des cas où même les gens de sens (?? ????????) recourront au risible (????????) ». Certaines circonstances en effet se prêtent au rire : les fêtes, les banquets (§ 170). La propagande morale exige parfois la force caustique du rire, à la manière des Cyniques (ib.). Une remarque incidente contribue également à soustraire un peu le rire au contrôle de la technique, quand Démétrios fait des plaisanteries un indice du caractère des gens [33]. Il n’en demeure pas moins que le rire est jugé incompatible avec la grâce et l’élégance et avec la dignité d’une personne sensée et rassise. Pourquoi, alors, avoir conservé dans un chapitre sur l’élégance de style et subsumé sous le même terme de ????? des choses aussi différentes ? Pourquoi Démétrios a-t-il parlé de procédés que, visiblement, il déconseille ? Mais avant de tenter de répondre à cette question, il nous faut achever l’examen systématique que nous avons commencé.
32Le chapitre III, sur le style simple, est encore plus vide d’allusions au rire que le chapitre sur le grand style. Le thème de la grâce n’intervient que dans l’excursus consacré au style épistolaire (§ 223-235), qui se termine sur le classement de ce style au confluent du caractère simple et du caractère gracieux (§ 235). La grâce, promue au rang de caractère stylistique, et supplantant l’élégance, a ici son sens le plus restrictif, la grâce séduisante, à l’exclusion des procédés du rire, puisqu’elle renvoie à la dimension affective de la lettre, qu’on envoie « comme un témoignage d’amitié » (§ 231). Cette remarque contribue donc aussi, rétrospectivement, à rendre étrange l’utilisation du mot grâce pour désigner des énoncés agressifs ou triviaux.
33Ce qui frappe immédiatement, quand on lit le dernier chapitre sur le caractère véhément [34] (?????? ?. – chap. IV, § 240-301) est qu’il répond à un autre type de polarité [35] que le couple grand style-style simple. Ce dernier paraissait unifié par des critères formels (l’antithèse style élaboré [36] vs style dépouillé), alors que la véhémence, comme l’élégance, répond à une illocution particulière. L’une veut séduire (cf. § 168), l’autre exercer un pouvoir, un ascendant sur autrui. C’est l’amour et la guerre, en quelque sorte. À ceci près que l’intention prévaut, et veut réussir. Aussi, quand la relation de pouvoir est défavorable à l’utilisateur du discours ?????? – c’est le cas, par exemple, d’un philosophe à la cour d’un tyran, qui risque sa vie s’il réprimande directement son hôte –, ce dernier recourt-il à la dissimulation du discours figuré (§ 287-295). Un tel pragmatisme contribue à dissocier l’étude du ?????? de la formalisation de moyens stylistiques univoques.
34De plus, Démétrios n’ignore pas que les effets stylistiques, s’ils sont les auxiliaires de l’expression, ne sont pas eux-mêmes vecteurs de sens. D’où ce paradoxe apparent qui fait qu’un même effet de style peut servir à des intentions expressives différentes et des intentions expressives identiques procéder d’effets formellement contraires. Démétrios a déjà fait observer, à propos du grand style, que le mot composé est un facteur de grandeur, mais que la décomposition d’un mot composé en une périphrase, peut produire elle aussi, par le moyen inverse (?????? ?????? – § 92), un surcroît de grandeur. À cette polyvalence de la forme s’ajoutent ces phénomènes de transmutation que nous avons déjà évoqués et qui tiennent, dans les énoncés indirects, à la participation du destinataire à l’élaboration du sens. L’ironie, par exemple, est un énoncé souriant, dépourvu d’agressivité apparente. Mais ce n’en est pas moins un moyen très puissant d’exercer un pouvoir : l’autre est conduit à remettre en question lui-même ses certitudes. Tel énoncé, apparemment absurde ou anodin, devient drôle, charmant ou menaçant quand il entre en contraste avec la situation d’énonciation (cf. le mot de Polyphème) ou en résonance avec des énoncés comparables (cf. par exemple les fausses antithèses).
35De là vient un brouillage des frontières entre le charme et l’intimidation et le fait récurrent que des procédés attendus dans un chapitre interviennent dans l’autre et vice versa. On a déjà constaté la présence des quolibets, de l’humour noir (les « grâces effrayantes ») – tous procédés véhéments, s’il en est – dans le chapitre II. Réciproquement, l’ironie est abordée dans le dernier chapitre (§ 291). On retrouve dans le chapitre IV des procédés déjà décrits dans le chapitre II : la concision était un instrument des grâces (§ 137). Elle contribue aussi à la véhémence (§ 253). Les « grâces effrayantes » sont citées au § 130. Démétrios y revient au § 262. Il en va de même pour l’obscurité de l’allégorie (cf. § 151 et § 243) et l’hyperbole (cf. § 161 et 282 sq.).
Conclusion : la grâce comme « fourre-tout » et comme catégorie innovante
36L’examen qui précède confirme le jugement que nous avons déjà formulé dans notre commentaire du traité Du Style : la ????? est d’abord une catégorie « fourre-tout » qui permet à Démétrios de « recycler » un matériau très divers [37]. Il a rangé pêle-mêle sous ce terme des éléments issus de la théorie des ?????? telle qu’elle est conservée dans le troisième livre de la Rhétorique d’Aristote. Il cite lui-même Théophraste comme une de ses sources, à propos des « beaux vocables » (§ 173). Si l’on disposait encore de tous les textes dont il s’est servi, on constaterait sans doute qu’il a recouru également au second livre de la Poétique, et à d’autres traités péripatéticiens sur le style, sur le comique, sur les plaisanteries ou sur les émotions [38].
37On ne saurait trop lui en vouloir. On sent chez Démétrios un héritier d’Aristote comme « philosophe des savoirs » [39]. C’est un curieux, d’où sa tendance à présenter des remarques qui débordent, voire contredisent, les sages préceptes que doit donner un rhéteur empreint de philosophie. Rhéteur sans raideur, il est homme à suggérer lui-même les exceptions aux interdits qu’il promulgue.
38Mais il existe une raison plus profonde à l’unification de ces différentes traditions sous ce mot flou de « grâce ». Démétrios a exclu le rire du grand style et du style simple. Les deux styles restants en seront donc le réceptacle. Mais le critère qui sert à les opposer (séduire/intimider) ne permet pas de distinguer différentes sortes de procédés ou de registres du rire, dont les uns, par exemple, seraient séduisants, et les autres menaçants. Le rire lui-même, dans ses formes subtiles qui séduisent Démétrios, est irréductible à une lecture unique. Multiforme, il met la subtilité au service de la menace ou la grossièreté au service de la connivence intertextuelle. Ainsi s’expliquent ces redites entre le chapitre II et le chapitre IV. C’est sans doute un trop grand nombre de ces redites que vise à pallier l’existence d’un réservoir indifférencié de grâces où l’on puisera les mêmes procédés pour réaliser des objectifs différents.
39Si Démétrios a créé la grâce stylistique, s’il a mis un contenu si divers sous un mot si indéfinissable, c’est pour saisir, sans le tuer, l’incontrôlable. Il est des échecs moins méritoires.
Notes
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[1]
Nous avons donné de cet ouvrage une édition critique : Démétrios, Du Style, texte établi et traduit par P. C., Paris (CUF), 1993.
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[2]
P. C., Un rhéteur méconnu, Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère). Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, Paris (Vrin, coll. « Textes et Traditions » n° 2), 2001.
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[3]
Le texte principal sur ce point est Rhétorique, III, 2, 1404 b 1 sq. Voir aussi III, 7.
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[4]
Signalons, sur le rire dans l’Antiquité, deux productions françaises récentes : M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, Paris (PENS, coll. « Études de littérature ancienne », vol. 8), 1998 ; M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne, Grenoble (Éditions Jérôme Millon, coll. « Horos »), 2000 (riche bibliographie).
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[5]
C’est ce que suggère Antonio Lopez Eire, « A propos des mots pour exprimer l’idée de « rire » en grec ancien », dans M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs, op. cit., p. 14.
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[6]
Cf. notamment Rhétorique à Herennius, III, 25, cité par A. Lopez Eire, art. cit., p. 15-16.
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[7]
C’est l’?????, le « vraisemblable », défini comme la conformité aux inductions spontanées que le public a accumulées. Cf. Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, 1428 a 25-26 : « Le vraisemblable est ce dont, quand on le dit, les auditeurs ont des exemples en tête ».
-
[8]
Cf. par exemple Rép. 388 d sq. ; Lois, 732 c, etc.
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[9]
Françoise Desbordes écrivait, à propos du développement de Quintilien sur la question du rire (IO VI, 3) : « Quintilien se plaint de la difficulté de son sujet (…), peine à prouver l’utilité de son art en face du caractère éminemment naturel du rire, et semble finalement très sensible à l’incompatibilité entre le pouvoir irrépressible du rire et l’idéal rhétorique du contrôle absolu de l’orateur sur ce qu’il fait et dit » (F. D., « La rhétorique et le rire selon Quintilien », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 307).
-
[10]
Gorgias disait (selon Aristote, Rhét. III, 18, 1419 b 4-5), « qu’il faut détruire le sérieux des adversaires par le rire et leur rire par le sérieux » (trad. Dufour-Wartelle modifiée).
-
[11]
Sur ce point, cf. E. Jouët-Pastré, « le rire chez Platon : un détour sur la voie de la vérité », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 273-279.
-
[12]
Sur le plaisir, les passages fondamentaux de la Rhétorique d’Aristote sont : I, 11 ; III, 10-11 ; pour une approche plus générale du plaisir chez Aristote, dans ses relations avec l’éthique, cf. R. Bodéüs, Aristote, Paris (Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies »), 2002, p. 192 sq. ; M. Crubellier & P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris (Le Seuil, coll. « Points Essais, série Philosophie »), 2002, p. 156 sq.
-
[13]
Pour la facilité de cet exercice, cf. Rhét. III, 10, 1410 b 10 : ????????? ??????. A contrario, la comparaison est dite moins agréable que la métaphore parce qu’elle est présentée trop longuement (18-19) ; les enthymèmes trop superficiels ne plaisent pas (21-23). L’idée d’équilibre entre ces deux pôles est formulée notamment en 31-33 (la métaphore ne doit être ni « étrangère », ni superficielle) et en III, 11, 1412 a 11-12 (la métaphore doit être fondée sur une relation réelle mais non évidente entre les deux objets, ce qui la rapproche de l’art proprement philosophique d’établir des rapprochements féconds).
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[14]
Cf. ???? en Rhét. III, 10 1410 b 18 ; 1412 a 25, etc. ; ?????????? en Rhét. III, 10, 1410 b 7 ; 22 ; 28 ; 1411 a 1 etc.
-
[15]
Abordées, et non traitées, puisqu’Aristote se borne ici à renvoyer au second livre de la Poétique.
-
[16]
Cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 273-295.
-
[17]
Op. cit., chap. III.
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[18]
C’est de la même manière que l’??????? a progressivement perdu sa valeur initiale (honte) pour désigner en rhétorique la preuve (comme dans la Rhétorique à Alexandre) ou la réfutation (par exemple dans la Rhétorique d’Aristote). Sur ce genre de phénomène, analysé au travers de l’histoire du mot ???????, cf. D. Arnould, « Le ridicule dans la littérature grecque archaïque et classique », dans M. Trédé, Ph. Hoffmann (éd.), Le Rire des anciens, op. cit., p. 13-20.
-
[19]
Cf. D. Arnould, art. cit., p. 13.
-
[20]
Sotadès de Maronée, iambographe du temps de Ptolémée Philadelphe avait réécrit l’Iliade en vers syncopés (des tétramètres ioniques majeurs brachycatalectiques). Démétrios fait explicitement référence à cet auteur au § 189.
-
[21]
La phrase de Xénophon est commentée une seconde fois dans le traité (§ 121) et le caractère visuel de l’effet rythmique est affirmé plus nettement encore : « La brièveté de l’agencement, la terminaison sur ??, nous montrent presque (????? ??? ????????? ????) la petitesse du fleuve ».
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[22]
Pour une étude de ces « correspondances » dans la poésie latine, cf. Ph. Heuzé, « Des figures qui dessinent » dans M. S. Celentano, P. Chiron & M.-P. Noël (éd.), Skhèma/Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique. Philosophie. Littérature. Actes du Colloque de Créteil et de Paris, Paris (Éditions Rue d’Ulm, coll. « Études de Littérature Ancienne », vol. 13, 2003, p. 245-250.
-
[23]
Le sémantisme de ????? comporte l’idée de réciprocité, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 284.
-
[24]
Nous maintenons notre traduction de ????? par « rhéteur », au § 24, à cause de cette coïncidence, et du caractère péjoratif de l’allusion, mais nous sommes conscient du fait que le mot grec désigne indifféremment le rhéteur-théoricien et l’orateur-praticien.
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[25]
Il est possible que ce concept remonte à Théophraste, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 151 sq.
-
[26]
« Les cigales chanteront pour eux de par terre », ce qui signifie que, s’ils résistent à Denys, ce dernier rasera tout chez eux, arbres et maisons. La formule est citée deux fois par Aristote (Rhét. II, 21, 1395 a 1-2 ; III, 11, 1412 a 23-24), la seconde fois un peu différemment : « Les cigales chanteront pour elles-mêmes de par terre », ce qui ajoute à la menace de destruction celle de tuer tous les habitants. Aristote prête ce mot non pas à Denys mais à Stésichore. Dans le second passage, il classe la formule parmi les « apophtegmes raffinés ».
-
[27]
Démétrios revient sur cette incompatibilité aux § 164-165 : « Le risible (…) est le fait de mots familiers et communs (…) ; par suite, il disparaît quand l’expression est ornée, car le risible fait place alors à l’étonnant ».
-
[28]
Voir sur ce point Gérard Genette, « La rhétorique et l’espace du langage », Tel Quel 19, 1964, p. 44-54 et P. Chiron, « A propos de l’hyperbole et de la “ rage taxinomique ” » dans M. S. Celentano, éd., Ars/Tekhnè (Actes du colloque de Chieti-Pescara, octobre 2001), 2003, p. 187-206.
-
[29]
Cf. D. M. Schenkeveld, Studies in Demetrius On Style, Amsterdam (Hakkert), 1964, p. 19 et Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 41 sq.
-
[30]
Une exception : le « Traité Coislin » Sur la Comédie, cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., n. 100, p. 44-45. Pour les autres, on en est réduit à de rares indications chez Diogène Laërce et à quelques fragments conservés par la tradition indirecte. Pour un effort de reconstruction, voir en dernier William W. Fortenbaugh, « Une analyse du rire chez Aristote et Théophraste », dans M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs, op. cit., p. 333-354.
-
[31]
Sur cette catégorie bien particulière de figures, à l’histoire complexe, cf. M.-P. Noël, « Gorgias et l’“ invention ” des ??P????? ??????? », REG 112, 1999, p. 193-211.
-
[32]
Le second livre de la Poétique d’Aristote ?
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[33]
« Le caractère d’une personne transparaît dans ses plaisanteries, dans leur drôlerie ou au contraire leur intempérance… ».
-
[34]
Cette traduction ne satisfait guère, évidemment. Mais il manque en français un terme dont le champ sémantique comporte à la fois, comme celui de ?????? en grec, les sèmes d’autorité, de force, d’effroi et d’habileté.
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[35]
La présentation générale des caractères, au § 36, établissait seulement l’antinomie du simple et du grand. Mais on apprend au § 258 que l’élégant et le véhément entretiennent le même genre de rapports. Il n’est pas indifférent non plus que le vice corollaire de la véhémence soit le style disgracieux (?????? – § 302-304)
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[36]
Ceci est vrai, surtout, du versant isocratique de la grandeur. On a signalé supra l’existence d’un versant thucydidéen, proche par certains traits du style véhément. Ces ambiguïtés s’expliquent par la genèse complexe de cette typologie (cf. Un rhéteur méconnu, op. cit., chap. IV).
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[37]
P. C., Un rhéteur méconnu, op. cit., p. 284-286.
-
[38]
La colère, notamment. Sur ce lien entre éthique et humour (apparent déjà dans l’Ethique à Nicomaque) et sur les œuvres perdues où ont pu figurer des doctrines dans ce domaine, cf. W. W. Fortenbaugh, art. cit., p. 333 sq.
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[39]
Cf. supra note 12.