Notes
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[1]
Livre des Rois II, 9, 30.
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[2]
C’est l’opinion de W. Pabst, « Funktionnen des Traumes in der Französischen Literatur des 17. Jahrhunderts », Z.F.S.L., LXVI, 1956, de P. Pelckmans, Le rêve apprivoisé. Pour une psychologie historique du topos prémonitoire, Amsterdam, Rodopi, 1986, de M. Delcroix, « Le songe d’Athalie », Re-lectures raciniennes, U. de Provence, 1986, de T. Cave, Recognitions, Oxford Clarendon Press, 1988, p. 368, et de J. Bellemin-Noël, « Textanalyser le Songe d’Athalie ? », Interlignes 3, printemps 1995.
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[3]
Dans la Mariane de Tristan (1637), « rapport » désigne le moyen du songe : « Quand tu nous fus ravi par un destin contraire, / Mon généreux aîné, brave et fidèle frère, / J’appris ton accident par un même rapport » (I, 2, v. 35-37)
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[4]
C’est la solution que choisit Georges Forestier dans son édition de la pièce (« Folio », 1999 et 2001). Furetière mentionne au nombre des acceptions de « rapport » la « ressemblance ou connexité que deux choses ont entre elles » et donne comme exemple : « Les visages des jumeaux ont d’ordinaire un grand rapport ensemble ».
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[5]
D’où la scansion de la scène par les « ici », jusqu’à celui de l’explication finale : « Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter » (v. 541)
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[6]
Les concepts mis en place par H. Weinrich dans Tempus (Le Temps, P., Seuil Poétique, 1973) permettent de saisir les difficultés propres à ce récit.
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[7]
Ce désir de justification est un lieu commun psychologique utilisé à des fins d’exposition. Assuérus épouvanté par son songe dans Esther se fait lire les annales de son règne ; dans la Mariane de Tristan, le récit du songe d’Hérode était suivi d’un tableau de ses hauts faits.
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[8]
C’est l’analyse célèbre que fait Proust de l’imparfait de l’indicatif dans Pastiches et mélanges : « ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser, comme le parfait, la consolation de l’activité… »
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[9]
Cette légère impropriété sémantique est voilée par l’ordre logique de la lecture, qui donne l’impression purement illusoire d’un syntagme « vient de », obtenu par l’antéposition du complément de nom « De mes prospérités… le cours », comme s’il y avait eu haplologie grammaticale d’une préposition. Elle s’explique par le fait que cette durée est en réalité une répétition du même cauchemar.
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[10]
Même rime dans Garnier : « Plus je suis en repos, plus ce moleste songe / Ancré dedans mon cœur me dévore et me ronge » (La Troade, III).
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[11]
Si la mémoire collective en a respecté l’isolement, les différentes éditions ne laissent pas de rétablir, par souci de rationalisation, et par une ponctuation d’ailleurs variable, le lien syntaxique absent.
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[12]
Sur l’horreur comme substance, Racine encore : « Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ! » (Esther III 4). Un vers de C. Delavigne défait l’hypallage et aplatit le vers de Racine : « Quoi ! j’ai percé l’horreur de cette nuit profonde ! » (Paria I, 2, cité par Littré).
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[13]
nox intempesta désigne le milieu de la nuit, ou une nuit profonde : intempestus recouvre les sens de défavorable et de malsain, orageux (Virgile, Enéide X, v. 184).
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[14]
Contrairement aux songes des cinq tragédies de Tristan ou de celle de Théophile, dont le décor est campé d’emblée.
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[15]
Voir M. Casevitz, « Les mots du rêve en grec ancien », Ktema 7, 1982 et A. H. M. Kessels, Studies on the Dream in Greek Literature, HES, Utrecht, 1978. Le lit intervient dans les songes tragiques du XVIIe siècle, influencés par cette tradition épique et par la mise en scène du songe comme un personnage évoluant à côté du dormeur. Voir Jacques Morel, « La représentation scénique du songe dans la tragédie française au XVIIe siècle », Revue de la société d’Histoire du théâtre, III, 1951, p. 153-161.
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[16]
A. H. M. Kessels (op. cit.) réfute la distinction anachronique des « Innentraüme » und « Aussentraüme » par laquelle un commentateur avait tenté de classer les apparitions oniriques grecques.
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[17]
Il n’y a pas un seul retour du mort dans les songes de la Bible, ni ailleurs, à l’exception de Saül. Voir Jean-Claude Schmitt, Les Revenants, Les vivants et les morts dans la société médiévale, ch. II, « Rêver des morts », Paris, Gallimard, 1994, p. 51-70.
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[18]
L’épisode de la prophétie « sert à augmenter le trouble dans la Pièce » (Préface). Voir aussi les vers 261, 242, 435, 541, 651, 657, 875, 1050, 1227, 1343, 1549, et la didascalie indiquant le trouble de Mathan.
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[19]
« On comprend la raison de ce choix : il ne pouvait pas dévoiler qu’un élément essentiel de son affabulation débordait la durée d’une journée, imposée par la poétique ». H. Weinrich, op. cit., p. 296.
-
[20]
On peut rapprocher ces vers (501-503, 510-514) des « transitions imprévues » classées parmi les moyens du sublime au chapitre XXIII du traité du pseudo-Longin, « Des transitions imprévues », après le chapitre XXI consacré au présent historique.
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[21]
Racine fait résonner le motif ancien de l’apparence identique du personnage du rêve, comme celle de l’âme de Patrocle dans le songe d’Achille : « en tout semblable au héros par la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps était vêtu des mêmes vêtements » (Iliade, XXIII, 65-68).
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[22]
Un détail du texte biblique du Livre des Rois incline vers cette première hypothèse. « Elle se farda les yeux, orna sa tête, puis se pencha à la fenêtre ». De même le vers d’Agrippa d’Aubigné, « Le dernier appareil de ta feinte beauté » renvoie à un trait traditionnel du récit de la mort de Jézabel, présent chez Bossuet : « Jézabel fut précipitée du haut d’une tour par ordre de Jéhu. Il ne lui servit de rien de s’être parée : Jéhu la fit fouler aux pieds des chevaux », Discours sur l’histoire universelle, Première Partie, Sixième époque, GF, p. 60.
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[23]
Sur ce rapport du récit et de la représentation, voir L. Marin, « Les Plaisirs de la narration », Furor, 1991.
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[24]
Cet « esprit d’imprudence et d’erreur », appelé de ses vœux par Joad et mentionné avant le récit du songe (I, 1, v. 291-294), ne peut théoriquement concerner le songe qui a eu lieu deux jours avant, mais la conduite ultérieure de la Reine le matin même, comme le montre la remarque de Nabal : « D’où naît dans ses conseils cette confusion ? » (v. 862), qui reprend terme à terme la prière de Joad : « Confonds dans ses conseils une reine cruelle » (v. 291). Joad reprendra la même expression que Jézabel (« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables ») pour confirmer la version d’un piège divin dont sa propre ruse ne serait que l’instrument : « Ce Dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée » (v. 1735), en accord avec la reine elle-même : « …Dieu des Juifs, tu l’emportes » (v. 1768). La question de la responsabilité de Joad divise les commentateurs de la pièce depuis Voltaire et engage les diverses interprétations religieuses et politiques de la tragédie. Le songe entre dans le débat en tant qu’instrument possible de l’action divine : son efficace est d’ailleurs niée par ceux qui contestent le rôle essentiel de Dieu, réfutant aussi bien la lecture providentielle que la lecture antireligieuse. John Campbell (« The God of Athalie », French Studies, vol XLIII, n°4, oct. 1989, p. 385-404) minimise la portée du songe au profit de celle du mensonge de Mathan (v. 889 sq). L’argument sur lequel il s’appuie, la fausseté du songe, est cependant lié à une interprétation littérale du songe qui n’est pas la plus fréquente, y compris dans des songes divins envoyés à des chrétiens (comme celui que Joseph raconte à ses frères). La preuve en est la présence, dans la tragédie même, d’une élucidation allégorique dans la bouche du chrétien Abner, d’abord sceptique, qui suggère que le « coup » dont l’enfant frappe Athalie en songe est celui de la pitié qu’elle découvre pour la première fois en voyant Joas (v. 657-658). Dans la Logique de Port Royal, l’attitude interprétative est l’attitude normale des personnages bibliques ayant affaire au songe.
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[25]
Voir J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi », Mythe et tragédie en Grèce ancienne, F. Maspero 1981, p. 99-131, et C. Rosset, « L’illusion oraculaire : l’événement et son double », Le Réel et son double, op. cit., ch. I, P., Gallimard 1976 et 1984.
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[26]
L’ambiguïté vient de ce que la « personne » d’Athalie, post mortem, est réellement une ombre. Au temps de Hardy, ce spectre pouvait être matérialisé sur scène.
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[27]
L’Académie sanctionnera cet autre affreux mélange, l’accord indu du pluriel « meurtris » avec « D’os et de chair ».
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[28]
Chateaubriand place le songe d’Athalie au dessus de celui d’Enée, « abrégé du génie de Virgile ». Cette supériorité est attribuée sans justification au « changement d’état [de Jézabel] au cours du songe, […] péripétie qui donne au songe de Racine une beauté qui manque à celui de Virgile ». Peut-être a-t-on ici un écho du Dauer in Wechsel, condition du poétique pour Goëthe. Mais cette exigence du changement d’état montre aussi que la métamorphose d’un héros glorieux en spectre était bien devenue avec le classicisme un élément attendu de la poétique du songe tragique, voire de l’onirisme. C’est en tout cas ce que laisse entendre le poète : « Enfin, cette ombre d’une mère qui se baisse vers le lit de sa fille, comme pour s’y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et chairs meurtris, est de ces beautés vagues, de ces circonstances terribles, de la vraie nature du fantôme. » Le Génie du christianisme, Deuxième Partie, V, XI. Cet effet fantomatique est si bien lié au texte de Racine que Valéry intitule « Athalie » un récit de rêve relaté dans Autres Rhumbs, où il s’agit de se trouver saisi par « un corps qui se fluidifie, se fond, s’affaisse […] une loque innommable, une robe morte – et tout ce qu’il faut pour se réveiller en pleine horreur » (Œuvres, P., Gallimard, « Pléiade », II, p. 654.) Mais au contraire de Chateaubriand et de Valéry, J. Gracq ne voit qu’ennui dans le songe d’Athalie (En lisant, en écrivant, p. 145-146), réaction que J. Gollut explique ainsi : « L’angoisse de la narratrice semble relever davantage de l’« horreur sacrée » que de la découverte des forces obscures qui l’animent en profondeur. » (Conter les rêves, Corti, p. 25.) Sur les apories relatives à la notion d’onirisme d’un texte, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Faire l’histoire du rêve », Songes et songeurs (XIIIe-XVIIIe siècle), P.U. Laval, 2003.
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[29]
La comparaison entre les récits de la mort de Jézabel dans le Livre des Rois, chez Agrippa d’Aubigné et chez Racine met en relief le travail de désagrégation dans le récit de ce dernier, en même temps que l’abstraction qui caractérise le corps de Jézabel (mélange d’os et de chair, lambeaux, membres s’opposant aux crâne, pieds, paumes de la Bible et aux tétins, gorge, sein, peau, cœur et entrailles des Tragiques). Cette abstraction a moins une fonction de bienséance que d’insistance sur le caractère innommable du corps cauchemardesque de Jézabel, caractère déjà présent dans la violente conclusion du récit biblique : « en sorte qu’on ne pourra plus dire : ceci est Jézabel », qui semble gloser à l’avance la réécriture racinienne. Sur le renversement de l’éclat en souillure, voir Lilian Corti, « Excremental Vision and Sublimation in Racine’s Athalie », French Forum, 12, 1, 1987, p. 43-54.
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[30]
Tristan utilise le même verbe « trouver » dans le célèbre songe d’Hérode, mais rationalisé par le passage du songe à l’éveil : « Je n’ai trouvé que l’air au lieu de son visage » (I, 3, v. 136)
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[31]
I, 2, v. 113-118.
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[32]
Voir ci-dessus notre épigraphe.
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[33]
Où l’on constate le parallélisme des séquences temporelles : (« Sa vue / Son ombre… ; Mais lorsque… j’admirais / Et moi je lui tendais… ; J’ai senti tout à coup… / Mais je n’ai plus trouvé… »)
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[34]
Réaction ordinaire, très développée dans le célèbre songe d’Hérode de la Mariane de Tristan.
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[35]
On notera aussi la formule « J’ai vu ce même Enfant dont je suis menacée / Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée », qu’on peut lire indifféremment « le même enfant » ou « l’enfant même ». Le présent « dont je suis menacée » implique qu’il ne s’agit pas de la menace intérieure au songe (« toujours prêt à me percer ») mais de la menace produite par le songe sur le réel, celle d’y faire surgir « l’enfant fatal ».
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[36]
Le vers final « Bientôt à ma vue on l’a fait disparaître » annonce le dévoilement symétrique du dernier acte, où Joas, « caché derrière un rideau », apparaît à la Reine de façon théâtrale, « Un rideau se tire », avant qu’un dernier écran, « le fond du théâtre », s’ouvre sur les Lévites armés (v. 1714-1722).
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[37]
« Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa Mère » (v. 1783)
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[38]
Voir A. H. M. Kessels, op. cit.
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[39]
Sur cet aspect des choses, voir le nœud de difficultés familiales reconstitué dans l’étude citée de Jean Bellemin-Noël.
-
[40]
R. E. Hill, « Racine and Pentecost : Christian Typology in Athalie », PFSCL, 1990, vol 17 (n°32), p. 189-206.
-
[41]
Créon croyait pouvoir assurer : « Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi » (Thébaïde V, 4), affirmation par laquelle il n’exprimait que le rêve vain de se débarrasser du passé, qui, dans la tragédie, ne s’évanouit pas comme un songe, et dont la leçon est au contraire que c’est le présent qui est un songe, comme le rappelle le chœur : « De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge, / Que leur restera-t-il ? Ce qui reste d’un songe / Dont on a reconnu l’erreur » (Athalie, II, 9, v. 853-855).
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[42]
En ce sens la remarque de G. Poulet selon laquelle « le moment racinien se trouve ainsi devenir l’esclave d’une durée antérieure ou postérieure qui l’aspire et le fixe en son extrémité […] Il n’a pas le temps d’être le temps », reste valide pour Athalie, qu’il exclut pourtant de son analyse : « Notes sur le temps racinien », Études sur le temps humain, Plon, 1952.
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[43]
I, 1, v. 114. Cf. I, Rois, XXI.
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[44]
Op. cit. p. 33. Cf. v. 1438-40 : « N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte, / Où le Père des Juifs sur son fils innocent / Leva sans murmurer un bras obéissant… »
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[45]
Voir aussi Joad, IV, 5, v. 1438-1444.
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[46]
Tous les temps forts de la pièce sont marqués par une variante de ce « même » : « C’est lui-même », « C’était Athalie elle-même » (396), « C’est lui-même » à nouveau, à propos de l’esprit divin qui s’empare de Joad.
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[47]
Si le théâtre racinien de l’innocence persécutée ne doit rien à la pensée augustinienne, comme l’a montré Philippe Sellier, cette réflexion sur le présent évoque l’analyse du temps dans les Confessions (XI, XIV)
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[48]
Cette hypothèse convaincante ne retient du songe que son interprétation comme vanité, grâce aux vers du chœur cités plus haut (n. 41) qui ne renvoient pas au songe de la reine.
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[49]
Mais d’une anthropologie que Racine emprunte à un modèle grec plus apte que le modèle allégorique biblique à représenter une expérience du rêve propre aux effets de « trouble » de l’époque de Descartes.
« en sorte qu’on ne pourra plus dire : ceci est Jézabel » [1]
1Le songe d’Athalie est un morceau d’anthologie, qu’on a parodié, mis en musique, ou même voulu filmer, qui est un peu à la pièce ce que le « je ne sais quoi qui n’a plus de nom en aucune langue » est au « Sermon sur la mort » de Bossuet : un texte saisissant, capable de rencontrer notre propre conception de l’horreur ou du sublime [2]. L’approche érudite lui décerne aussi un statut d’exception : ce récit de Racine est le seul des grands songes de théâtre à avoir un véritable rôle dramatique, et non seulement ornemental ou prémonitoire. Son importance dans l’action fait l’objet d’un accord général, même si son appréciation comme cause directe de la chute de la reine est contestée.
2Le récit du songe est inextricablement lié au dispositif temporel contrasté mis en place par les deux camps opposés à l’ouverture de la tragédie : la Reine enchaîne en une tirade sa version du temps passé, lointain et récent, qui inverse terme à terme le double tableau qu’en ont fait dans les deux premières scènes Abner et Joad, nostalgique pour le premier et providentiel pour le second, puis le songe proprement dit, et enfin sa répétition, ses effets, et sa réalisation partielle dans l’apparition d’Eliacin, quelques instants plus tôt. C’est cet ensemble qu’elle appelle prodige et présage, ce qu’admet Mathan : « Ce songe et ce rapport, tout me paraît effroyable ». Le terme « rapport » désigne de façon ambiguë soit le récit des événements qui ont suivi le songe [3], soit la relation entre le songe et ces événements, et plus précisément la ressemblance entre l’enfant du rêve et l’enfant officiant au Temple [4]. L’enchevêtrement narratif qui sertit le récit situe donc d’emblée l’intérêt du songe dans son rapport à l’univers dans lequel il a lieu autant que dans son contenu. C’est également ce que traduit l’insistance sur l’incongruité du cadre de la narration d’Athalie [5], le temple de Jérusalem. Songe et récit de songe sont considérés dans leur dimension d’événement pris dans un contexte et ayant une incidence sur lui. Avant d’être un contenu, c’est un « trouble importun » qui vient « interrompre » le cours du temps et des prospérités. Car le trouble venu du songe est la cause non seulement du « noir chagrin » de la reine, mais de sa conduite exceptionnelle, qui consiste à entrer dans le Temple – profanant l’enceinte interdite aux femmes – dans l’intention d’apaiser le Dieu des juifs.
3Le premier pan du récit de la Reine (v. 464-483) est écrit logiquement dans une alternance de présent et de passé composé, temps du commentaire rétrospectif et « temps de la responsabilité » [6] : « Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru le devoir faire ». Athalie justifie résolument le passé ancien, qui rime avec « le sang que j’ai versé », au nom du passé récent du règne pacifique, en opposant au jugement négatif du peuple le jugement positif du Ciel, attesté par sa puissance établie [7]. Mais brutalement, cette continuité présent / passé composé est brisée et reportée dans une durée antérieure, profondément coupée du temps de l’énonciation par la force de l’imparfait isolé, qui frappe d’irréalité le tableau de la paix qu’il clôt [8] : « Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse. / Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse », en même temps qu’il sert d’arrière plan à l’irruption attendue du récit. Celle-ci ne se fait pas au passé simple mais au présent, un présent qui n’a plus la valeur générique des présents du tableau de la paix (« Le Syrien me traite de reine et de sœur »), mais qui est le présent de l’événement, de l’incident, d’une « interruption » paradoxalement douée d’une durée propre [9] :
Il [Jéhu] me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse ;485 Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,De mes prospérités interrompre le cours.Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe?)Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge :Je l’évite partout, partout il me poursuit.490 C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
5Le harcèlement du songe, marqué par les deux occurrences du mot enfermant le je à l’hémistiche (« me devrais-je…? ») et par l’écho songe / songe / ronge [10], est souligné par la parenthèse qui figure syntaxiquement, grâce au suspens et à l’inflexion de voix qu’elle suppose, cette faille dans le cours du temps, ce rongement intérieur accentué par la grinçante diérèse d’« inquiéter ». Le verbe « entretenir », en écrasant l’une sur l’autre la présence et le souvenir du songe et en soustrayant celui-ci à tout site temporel fixe, interdit à la rêveuse de s’en éloigner, obsession temporelle resserrée encore davantage dans la traduction spatiale qu’en donne le chiasme : « Je l’évite partout, partout il me poursuit ». L’ensemble de ces faits de style concentre sur ces trois vers, à l’avance, la force pathétique du récit du songe proprement dit, presque dénué lui-même des démarcations ou des modalisations oniriques traditionnelles. Seule la rime poursuit / nuit assure la fonction de cadre du vers célèbre : « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit », qui porte à une très grande intensité la force rhétorique du récit, à commencer par le moment délicat de l’insertion de l’univers onirique dans l’univers de la dormeuse. Rien d’autre ici que l’immédiateté pathétique de l’hypotypose, les transitions se faisant par cet autre instrument rhétorique essentiel au théâtre, la voix de l’actrice, qui, de même qu’elle devait moduler sur deux souffles la reprise syncopée « Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?) », doit assurer par un temps les effets de l’ellipse entre les deux vers à la rime : « Je l’évite partout, partout il me poursuit. / C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. » On ne sait si cet imparfait dit d’ouverture introduit l’événement du songe lui-même, qui est une donnée traditionnelle de son récit (minuit ou l’aube, moment des songes véridiques), ou bien l’événement représenté dans le songe, soulignant d’un fond nocturne l’apparition effrayante : soit « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit / [que je fis le songe suivant] / Ma mère Jézabel… », soit « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit / [que] / Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée… ». En dépit de sa ressemblance avec une entrée en récit traditionnelle, l’isolement temporel et syntaxique de ce vers et l’indéfini « une profonde nuit » en font un absolu, détaché à la fois des deux univers enchâssés, ou établissant le contact effrayant entre eux, un espace sacré, le bord du tremendum sublime du récit [11].
6À ce travail de l’articulation du vers s’ajoute la force interne de l’hypallage qui a pour effet de matérialiser le cadre temporel (pendant) en un mixte de substance (l’horreur [12]) et d’espace (profonde), que subsume le mot nuit. L’horreur et la profondeur deviennent constitutives de la nuit, indissolublement temps et espace, milieu ou fond expressivement marqué par les nasales (« pendant… profondes ») chargées de foncer la clarté résiduelle du i de nuit, tandis que leur caractère sacré est souligné par l’amplification solennelle du mètre, transposant avec les ressources du français la nox intempesta latine [13] en une poétique de la nuit minimale mais comme incandescente, qui donne toute sa force au présentatif indécidable c’était… :
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,Comme au jour de sa mort pompeusement parée ;Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;Même elle avait encor cet éclat empruntéDont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
8Sans lien syntaxique avec le vers-cadre, l’apparition frappe par l’immédiateté de l’identification (« Ma mère Jézabel… ») et l’effet de proximité du passé composé, qui isole a posteriori l’imparfait précédent plus qu’il ne s’en détache. Aucun flou propre à la modalisation courante du récit de songe dans cette apparition, dont est accentué au contraire le dispositif spectaculaire : « … devant moi s’est montrée ». En revanche, le songe se réduit à la figure de cette revenante, indépendamment de tout fond autre que le sans-fond de l’horreur nocturne, hors de tout espace, de tout décor onirique [14].
9Certains éléments permettront d’imaginer le moi songé coïncidant exactement avec le moi songeant, couché dans son lit comme dans les songes homériques [15]. La reprise du dispositif épique de la visite de l’oneiros, qui avait pour corollaire chez Homère cette indistinction entre intérieur et extérieur propre à l’ontologie de tout eidolon [16], a un effet particulier à l’époque de Racine : alors que l’anthropologie chrétienne interdit les revenants [17], et que le rêve depuis longtemps est cantonné à l’intériorité psychique, cet archaïsme accroît paradoxalement l’estrangement du songe par sa proximité menaçante, directement arrimée au corps endormi, et effaçant dans l’horreur la frontière entre l’intérieur et l’extérieur : effet que nous qualifierions de fantastique, et que le dramaturge, qui le recherchait expressément, nommait le « trouble » [18].
10À ce recouvrement des lieux, encore imprécis, s’ajoute l’empiètement des temps sensible dès l’usage des temps verbaux, alternance rapide de passés composés en incidence et d’imparfaits d’arrière-plan dotés d’une valeur d’inaccompli et d’imminence. Ce système temporel bâtard doit être apprécié à l’aune des habitudes classiques et de la règle des vingt-quatre heures, qui sépare par le passage de la nuit le récit au passé simple du récit au passé composé. Harald Weinrich, qui s’est intéressé à cet extrait dans un paragraphe consacré à « La crise du passé simple », suppose que Racine utilise le passé composé pour intégrer le songe à l’action, et masquer au bénéfice de l’unité de temps les deux jours séparant le songe rêvé pour la première fois du récit fait à Abner et Mathan, qui aurait dû selon la règle être au passé simple [19]. Mais si Racine avait ce souci, pourquoi s’imposer les deux jours en question à propos d’un songe qu’il inventait, et dont la répétition la nuit même suffisait pour garantir la véridicité ? D’ailleurs, aucun récit de songe tragique ne se fait au passé simple : mais aucun non plus n’impose un tel va-et-vient des temps verbaux [20].
11L’utilisation de ce système temporel mixte a dans cette tirade l’avantage de joindre par une ligne temporelle continue le moment de la narration du songe (présent et passé composé), celui de l’apparition onirique de Jézabel (passé composé et imparfait), le jour de la mort de Jézabel (passé simple, imparfait, plus-que-parfait), et la durée antérieure (passé simple) : entre la mort et l’apparition, la durée est à la fois posée par l’euphémisme « Ses malheurs » et annulée par le « comme » de la comparaison (« Comme au jour de sa mort pompeusement parée [21] ») et le « encor » de la continuité (« Même elle avait encor cet éclat emprunté ») ; le passé simple unique de la relative (« Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage ») constitue une rupture forte, qui peut renvoyer soit « au jour de sa mort » [22], soit à une durée plus large (« Dont elle eut – durant toute sa vieillesse – soin de peindre… ») : mais la subordination de ce passé simple à l’imparfait de transition (« Même elle avait encor… ») assure la continuité entre les deux systèmes incompatibles et instaure aussi bien l’équivalence entre la vie antérieure et le jour de la mort que la continuité entre la mort et le songe.
12Dans ce contexte, l’oxymore « Pour réparer des ans l’irréparable outrage » prend la valeur d’un symptôme : en définissant l’action du fard, il décrit ce que tentent le récit de songe et le songe lui-même, qui réparent l’outrage temporel (la séparation) pour abolir l’irréversibilité naturelle des temps. Plus largement peut-être, le songe d’Athalie pointe a contrario un trait du récit en général, la coupure forte du passé simple, qui éloigne au contraire par dessus la césure de la mort l’objet du récit, qui en fait le deuil, pour mieux le faire revenir dans la re-praesentatio [23] : l’indécision de ce récit théâtral au passé composé ne fait ce travail qu’à moitié et reste captif du cauchemar d’une mort qui ne passe pas, qui se répète, et qui tue comme par contagion.
13Les paroles de Jézabel renforcent une autre forme de continuité temporelle, celle de la filiation : (« …fille digne de moi … Ma fille ») L’énoncé central, « Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi » est une prophétie interne au songe, qui se fait au présent, un présent de l’inaccompli (*est en train de l’emporter), mais peut-être aussi un présent exactement présent, autoréférentiel, le présent efficace du songe. Athalie tombe effectivement « dans (les) mains redoutables » de Dieu au moment même où elle songe ce songe par lui envoyé, qui va précipiter l’entrée au Temple et le dénouement [24]. Racine porte à leur comble deux caractéristiques du message oraculaire, le double sens et l’autoréférentialité. Si le héros doit souvent sa chute au fait qu’elle lui a été annoncée et aux efforts consécutifs pour l’éviter [25], ici non seulement Athalie la doit aux efforts faits pour conjurer le sort qui lui est prédit en songe par Jézabel, mais il se pourrait que Jézabel, par ce présent aveuglant, lui indique aussi que le songe lui-même est l’instrument actuel de cette chute : le deuxième pan du songe, l’apparition de Joas, est effectivement le moyen de séduction qui détourne Athalie de son chemin, en même temps que la représentation de cette séduction et de son résultat. Comme dans tous les pièges oraculaires, Athalie n’a pas de recul pour voir que le danger annoncé est déjà là dans son annonce. Elle ne le comprendra que rétrospectivement, à la fin de la pièce, et marquera cette reconnaissance en faisant cette fois sien l’énoncé de Jézabel : « Dieu des juifs, tu l’emportes ». Il y a là au sein du songe une vertu active de la réflexivité, qui se prolonge au delà de son récit proprement dit.
14Après ces « mots épouvantables » apparaissent les premiers signes de modalisation : « Son ombre vers mon lit a paru se baisser ». Pour la première fois en effet sont distingués l’être onirique et la personne réelle de Jézabel, par le biais d’ailleurs ambigu de « Son ombre » (modalisation onirique convenue ou ontologie spectrale de la revenante [26]), tandis que le geste maternel entre dans la sphère de l’apparence : « …vers mon lit a paru se baisser ». C’est au moment où l’empiètement homérique de la scène onirique – « Son ombre » – sur le lieu réel de la dormeuse – « vers mon lit » – est à son comble, par un double mouvement croisé aux vers 501 et 502 (« …Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser ; »), au moment où le je du songe allongé dans le lit s’est fait indiscernable du moi endormi, où l’on ne sait où se situe, du réel de la dormeuse ou de l’autre scène, le geste de tendre les mains, moment de suspens accru à la fois par la modalisation « a paru » et le jeu des transitions temporelles hétérogènes (« Son ombre… a paru… Et moi, je lui tendais… Mais je n’ai plus trouvé »), c’est à ce moment de plus grand rapprochement que la scène dramatique du songe s’effondre dans la pure horreur du contact :
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélangeD’os et de chair meurtris [27], et traînés dans la fange,505 De lambeaux pleins de sang, et des membres affreuxQue des chiens dévorants se disputaient entre eux.
16L’étreinte impossible du revenant est un motif reçu du songe tragique aussi bien que du songe épique : mais elle en assure d’ordinaire la clôture, l’évanouissement du personnage de songe recouvrant celui de la scène onirique. Ce n’est pas le cas ici. Ce qui caractérise ces quatre vers, c’est leur discrète embardée hors de la mimesis, qui atteint, sans quitter d’un pas le topos, un effet onirique plus fort sans doute que bien des dérives hallucinées des songes ultérieurs [28]. Outre l’impact psychologique d’une embrassade avec une mère réduite à des « lambeaux pleins de sang » [29], cet effet vient sans doute de l’approximation délibérée du verbe « trouver », qui n’est ni spécifiquement visuel ni tactile. Comment peut-on trouver, les mains tendues, quelque chose traîné dans la fange, trouver quelque chose « Que des chiens dévorants se disputaient entre eux » [30] ? Ce qui se perd dans cette trouvaille, c’est la scène du songe elle-même, la visite au bord du lit, brutalement projetée en extérieur, lieu de la fange et des chiens dont on sait, par le récit de la mort de Jézabel dont les termes résonnent dans cette répétition, à quel lieu et passé réels il renvoie [31]. L’économie de l’image, dans la mémoire du spectateur aussi bien que dans celle du personnage, superpose donc plusieurs lieux virtuels sans pouvoir s’établir dans aucun : le sans fond de la scène onirique, la scène « réelle » de la dormeuse (le lit), la scène passée (le « champ fatal », v. 115), enfin la « scène » présente esquissée par le dernier vers : « Un horrible mélange […] / Que des chiens dévorants se disputaient entre eux ». La quasi présence du je à la visite onirique verse de manière fantastique dans la scène sans lieu du traumatisme ancien, qui se répète au présent, littéralement à portée de main. L’étreinte impossible de Jézabel condense le topos antique de l’âme du mort et l’effroi face au cadavre, repris avec force par Bossuet à Tertullien, mais déjà cruel dans le passage biblique consacré à Jézabel [32]. Plus nettement qu’ailleurs, le récit rend compte de l’instabilité du rêve entre un être-monde et un être-image, entre l’expérience et la représentation. De ce fait le songe d’Athalie, très vite considéré comme exemple d’hypotypose dans les traités de rhétorique, entre en porte-à-faux avec la fonction de la figure telle que l’expose Quintilien, qui est de reproduire l’effet, essentiellement spatial et simultané, d’une scène visuelle. Non seulement la scène spatio-temporelle du songe est impossible, intenable, sans fond, mais en outre même l’effet de présence qu’elle suscite est inséparable d’une forme de transcendance des plans du temps et de l’espace. En cela l’hypotypose dévoile tout autant sa dette envers l’onirisme que le songe révèle ses vertus « énargiques ».
17La décomposition du récit et du monde du rêve en cet « horrible mélange », qui se développe avec une autonomie sinistre grâce à l’enjambement et à la succession des « et », aboutit logiquement au cri d’Abner, « Grand Dieu ! », qui effectue l’enchaînement des plans par l’évocation à point nommé de Dieu. S’amorce alors un mouvement inverse, qui reconduit de l’informe à l’image et même au portrait. Aussitôt posé par la préposition spatiale, ce qui aurait pu être un fond affreux de l’image (« Dans ce désordre ») disparaît, évincé par l’éclat propre de la nouvelle apparition, dont on a souvent remarqué la parenté (si on peut dire…) avec la première :
Sa vue a ranimé mes esprits abattus ;Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste,J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,J’ai senti tout à coup un homicide acierQue le traître en mon sein a plongé tout entier.
19Même séquence entre vue heureuse et contact affreux, même entrelacs des temps du commentaire et du récit, qui dilate « lorsque », d’un sémantisme normalement global, en une durée dans laquelle deux passés composés non hiérarchisés (« j’ai senti, a plongé » [33]) reproduisent l’effet de surprise de l’action par l’ordre expressif des éléments des deux vers ininterrompus. Le coup de poignard final du personnage onirique dans le sein de la dormeuse sert d’emblème à l’intrusion menaçante du songe dans la veille, et préfigure par le réveil la rupture de la paroi qui sépare sommeil et veille, avant la confusion meurtrière du dénouement. Les étiologies naturelles du songe (le hasard, v. 516 et la physiologie, v. 518 [34]) sont disqualifiées par la répétition du songe, signe d’une origine divine : si fortement charpenté lui-même par la répétition interne (rétrospection de la mort de Jézabel, anticipation de celle d’Athalie), ce songe se répète comme occurrence globale, recentré sur un point, la menace et l’imminence du coup : « Ce même enfant toujours tout prêt à me percer » (v. 522).
20Après cette attestation interne de la vérité du songe, le dernier volet du récit d’Athalie en donne la vérification externe. La valeur déterminante du songe sur l’action une fois mise en lumière (v. 523-527), le récit s’achève sur une nouvelle vision, coup de théâtre qui en assure la réalisation partielle :
J’entre ; le peuple fuit, le sacrifice cesse,Le grand-prêtre vers moi s’avance avec fureur :Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur !J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée,Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.Je l’ai vu : son même air, son même habit de lin,Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ;C’est lui-même. Il marchait à côté du grand-prêtre ;Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître.
22Cette seconde apparition de Joas, mise en relief par un imparfait de fond (« Pendant qu’il me parlait »), se fait à nouveau au passé composé (« J’ai vu… »). Imposé par la même règle grammaticale, le temps verbal joue excellemment de son ambiguïté entre récit du passé et commentaire rétrospectif : Athalie, sous le coup de l’émotion et poussée par le désir de convaincre, sort de la distance du récit, celle même réduite par la figure du présent historique, pour affirmer, hic et nunc, ce qu’elle a vu, pour le tirer, de toutes ses forces, dans l’urgence de l’actuel. Spectaculaire de ce point de vue le passage de « J’ai vu… » ou « Je l’ai vu » à « C’est lui-même », qui assène avec force une étrange identité entre un enfant réel et l’enfant du songe. Par rapport à la figure notée dans la Logique de Port Royal qui fait que devant un portrait de César, on dit « C’est César », celle-ci fonctionne à l’inverse et précipite dans une ressemblance une identité et par contrecoup une existence : « C’est lui-même… », et non « C’est le même » [35] ; voire, au prix d’une incorrection grammaticale, « son même air » et non « le même air ». Joas, dans le songe d’emblée présenté comme ressemblant (« Tels qu’on voit des hébreux les prêtres revêtus ») apparaît dans la réalité, essentiellement, « Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée » : Eliacin-Joas, c’est l’enfant du songe en personne, c’est la ressemblance même. De cette identité numérique qui annule toute distance entre être du rêve et être du monde (et toute priorité naturelle de celui-ci sur celui-là) l’enfant gardera inversement, tout au long de la pièce, le caractère d’un spectacle [36]. La théâtralité du piège soigneusement orchestré par le grand prêtre Joad en sa personne a une fonction qui dépasse les vertus du dévoilement ou de l’aléthéia divine. Personnage du songe, vision au temple, figure royale face à Athalie, criminelle dans la vision prophétique de Joad, dévoilement au temple comme fils et roi : c’est comme image d’Ochozias que Joas doit finalement apparaître. Ses deux premières ressemblances (un prêtre hébreu, l’enfant du songe) ont empêché Athalie de voir son (petit) fils [37] autrement qu’à son insu, c’est-à-dire par le prodige nouveau de la pitié et de la sympathie. Dans la malédiction finale de la reine, c’est par sa ressemblance que Joas, « Fidèle au sang d’Achab,…/ Conforme à son aïeul, à son père semblable », pourra « … venger Athalie, Achab et Jézabel ». L’harmonie en « a » et « ab » de ce dernier vers, nouant étroitement les noms, rétablit la continuité rompue. Image et filiation se conjuguent dans le travail de la ressemblance et de la répétition de l’histoire à l’œuvre dans la transmission du « flambeau de David ».
23De cette lecture résultent quelques constats : à l’inverse de la prophétie de Joad ou des chants du Chœur, le songe d’Athalie forgé par Racine ne procède pas de la réécriture d’un modèle biblique, mais de la tradition homérique adaptée au théâtre par Sénèque, et courante dans la tragédie du début du siècle, notamment dans le motif de la métamorphose de l’apparition éclatante en figure spectrale. Il associe une séquence de « rêve visite » à une séquence qu’on pourrait croire allégorique, un enfant paré, et qui s’avère avec une brutalité inouïe une seconde visite transgressant toutes les lois du genre, puisque le personnage du rêve attente au corps de la dormeuse. Dans le songe grec, le dormeur assiste lui-même à son rêve, couché dans son lit « sous » l’oneiros venu à son chevet [38]. Le caractère exceptionnel du récit d’Athalie provient peut-être moins de la problématique freudienne de l’inceste [39] que de l’exploitation de l’anachronisme même de cette représentation « grecque » du songe aux fins d’une phénoménologie du rêve encore juste : par deux fois, dans l’étreinte d’un objet innommable (expérience qui bascule dans l’image), et dans le coup de poignard (image qui tourne en expérience), Racine joue sur la contiguïté entre je rêvant et je rêvé comme il jouera sur celle entre l’enfant du songe et son incarnation diurne au Temple, troublant efficacement les catégories d’intériorité et d’extériorité et leurs rapports respectifs à l’« autre scène ».
24Deuxième constat, le sens du songe n’est pas de l’ordre d’un déchiffrement des images oniriques, parfaitement claires. Leur rapport avec l’action ne se situe pas non plus seulement sur le plan événementiel de l’intrigue (tel épisode prémonitoire de tel autre), mais touche à l’articulation profonde de cette intrigue aux différentes formes du temps, parfois incompatibles : archaïque, familial, historique, tragique, providentiel. L’unité de lieu et de temps de la tragédie, au resserrement si implacable, trouve dans le songe son point de fuite : privé de décor, de scène capable de le contenir entier, ce songe délocalisé n’a pas non plus de temps propre, c’est un Dieu Janus tourné vers l’avant et vers l’après. En cela il ne s’oppose pas à l’action : la fête de la Pentecôte, commune aux liturgies juive et chrétienne, est elle aussi à la fois tournée vers la mémoire (la Loi), et vers l’avenir (les prémices, et dans sa lecture typologique, l’Esprit saint descendant sur les apôtres) [40]. Qu’on le comprenne à la lumière de l’histoire humaine tragique ou de l’histoire chrétienne providentielle, ce drame de l’enchaînement des temps qu’est Athalie se concentre dans le songe scindé en deux, une moitié tournée vers le passé (la mort de Jézabel) annonçant l’autre tournée vers l’avenir (la mort d’Athalie) : microcosme et pivot de la pièce, le songe représente l’articulation de l’avant et de l’après tout en œuvrant par son action propre à cette articulation.
25Or cette dernière se fait au prix du présent, présent pris, capturé dans l’« affreux mélange » du songe entre passé et avenir, supprimé par la répétition et le retour du même. Car Athalie est aussi la tragédie de l’impossibilité du présent, et le songe, moment intenable qui soustrait le présent à la présence, le passé au révolu (il ne passe pas), et le futur à l’« à venir » (il est déjà là), s’avère la version racinienne du topos « la vie est un songe » : non seulement dans la perspective chrétienne où la vie humaine est, au regard de Dieu, l’équivalent d’un songe [41], mais en une version originale où c’est le présent qui n’a d’être, comme un songe, que dans l’articulation du passé dont il est le produit et de l’avenir dont il est le germe [42].
26L’espace se dérobe tout aussi vertigineusement que le présent quand on envisage la répétition, en un même lieu, des événements distants dans le temps, comme la mort d’Achab et de Jézabel dans le même champ, le champ même de Nabot [43]. Le lieu de la pièce se révèle en ce sens aussi « profond » que le jour de la Pentecôte, l’« ici » déborde autant que le « maintenant » : le Temple, tracé par Dieu sur ce « Mont fameux, que Dieu même a longtemps habité », et qui est aussi, comme le rappelle la préface, « la même Montagne, où Abraham avait autrefois offert en sacrifice son fils Isaac » [44], ce temple de Jérusalem voué à la destruction future est le lieu de la mort imminente d’Athalie et de la mort annoncée de Zacharie, égorgé par Joas lui-même [45]. Le lieu est ouvert par le temps à la profondeur, tandis que le temps est rassemblé par le lieu en un point, le point du « même » [46].
27À la distension du temps [47] se conjugue donc grâce à cette litanie de « même » la condensation commune à l’allégorie, à la typologie… et au rêve. On peut ainsi prolonger l’hypothèse suggestive de Terence Cave, qui voit dans Athalie la superposition de l’anagnorisis aristotélicienne (qui fait le sujet de la pièce, « Joas reconnu… ») et de l’allégorie typologique propre à l’exégèse chrétienne [48], en y adjoignant le rapport du songe et du monde, lui aussi doué d’une vertu de « reconnaissance » surnaturelle. Car, d’un point de vue anthropologique [49], le songe se révèle le lieu du contact interdit entre des mondes intouchables, comme les vivants et les morts, les fil(le)s et les mères, le passé et le futur. L’embrassade impossible ou meurtrière qui est au cœur de celui d’Athalie (Athalie tend les mains vers Jézabel, tombe dans les mains de Dieu) est une image saisissante de cette articulation, violente et sacrée, de plans incompatibles, qui est aussi dans cette pièce l’articulation propre au temps tragique. Si on peut rattacher ce retour du même, au plan théologique, à la volonté racinienne de fonder sa pièce sur la lecture typologique d’un épisode biblique par ailleurs lourd d’enjeux historiques ou politiques, au plan imaginaire il n’y avait peut-être pas de représentation plus forte de cette « involution » que celle du corps ouvert de la mère, celui, déchiré, de Jézabel, ou celui d’Athalie poignardée en rêve par son fils.
Notes
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[1]
Livre des Rois II, 9, 30.
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[2]
C’est l’opinion de W. Pabst, « Funktionnen des Traumes in der Französischen Literatur des 17. Jahrhunderts », Z.F.S.L., LXVI, 1956, de P. Pelckmans, Le rêve apprivoisé. Pour une psychologie historique du topos prémonitoire, Amsterdam, Rodopi, 1986, de M. Delcroix, « Le songe d’Athalie », Re-lectures raciniennes, U. de Provence, 1986, de T. Cave, Recognitions, Oxford Clarendon Press, 1988, p. 368, et de J. Bellemin-Noël, « Textanalyser le Songe d’Athalie ? », Interlignes 3, printemps 1995.
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[3]
Dans la Mariane de Tristan (1637), « rapport » désigne le moyen du songe : « Quand tu nous fus ravi par un destin contraire, / Mon généreux aîné, brave et fidèle frère, / J’appris ton accident par un même rapport » (I, 2, v. 35-37)
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[4]
C’est la solution que choisit Georges Forestier dans son édition de la pièce (« Folio », 1999 et 2001). Furetière mentionne au nombre des acceptions de « rapport » la « ressemblance ou connexité que deux choses ont entre elles » et donne comme exemple : « Les visages des jumeaux ont d’ordinaire un grand rapport ensemble ».
-
[5]
D’où la scansion de la scène par les « ici », jusqu’à celui de l’explication finale : « Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter » (v. 541)
-
[6]
Les concepts mis en place par H. Weinrich dans Tempus (Le Temps, P., Seuil Poétique, 1973) permettent de saisir les difficultés propres à ce récit.
-
[7]
Ce désir de justification est un lieu commun psychologique utilisé à des fins d’exposition. Assuérus épouvanté par son songe dans Esther se fait lire les annales de son règne ; dans la Mariane de Tristan, le récit du songe d’Hérode était suivi d’un tableau de ses hauts faits.
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[8]
C’est l’analyse célèbre que fait Proust de l’imparfait de l’indicatif dans Pastiches et mélanges : « ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser, comme le parfait, la consolation de l’activité… »
-
[9]
Cette légère impropriété sémantique est voilée par l’ordre logique de la lecture, qui donne l’impression purement illusoire d’un syntagme « vient de », obtenu par l’antéposition du complément de nom « De mes prospérités… le cours », comme s’il y avait eu haplologie grammaticale d’une préposition. Elle s’explique par le fait que cette durée est en réalité une répétition du même cauchemar.
-
[10]
Même rime dans Garnier : « Plus je suis en repos, plus ce moleste songe / Ancré dedans mon cœur me dévore et me ronge » (La Troade, III).
-
[11]
Si la mémoire collective en a respecté l’isolement, les différentes éditions ne laissent pas de rétablir, par souci de rationalisation, et par une ponctuation d’ailleurs variable, le lien syntaxique absent.
-
[12]
Sur l’horreur comme substance, Racine encore : « Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ! » (Esther III 4). Un vers de C. Delavigne défait l’hypallage et aplatit le vers de Racine : « Quoi ! j’ai percé l’horreur de cette nuit profonde ! » (Paria I, 2, cité par Littré).
-
[13]
nox intempesta désigne le milieu de la nuit, ou une nuit profonde : intempestus recouvre les sens de défavorable et de malsain, orageux (Virgile, Enéide X, v. 184).
-
[14]
Contrairement aux songes des cinq tragédies de Tristan ou de celle de Théophile, dont le décor est campé d’emblée.
-
[15]
Voir M. Casevitz, « Les mots du rêve en grec ancien », Ktema 7, 1982 et A. H. M. Kessels, Studies on the Dream in Greek Literature, HES, Utrecht, 1978. Le lit intervient dans les songes tragiques du XVIIe siècle, influencés par cette tradition épique et par la mise en scène du songe comme un personnage évoluant à côté du dormeur. Voir Jacques Morel, « La représentation scénique du songe dans la tragédie française au XVIIe siècle », Revue de la société d’Histoire du théâtre, III, 1951, p. 153-161.
-
[16]
A. H. M. Kessels (op. cit.) réfute la distinction anachronique des « Innentraüme » und « Aussentraüme » par laquelle un commentateur avait tenté de classer les apparitions oniriques grecques.
-
[17]
Il n’y a pas un seul retour du mort dans les songes de la Bible, ni ailleurs, à l’exception de Saül. Voir Jean-Claude Schmitt, Les Revenants, Les vivants et les morts dans la société médiévale, ch. II, « Rêver des morts », Paris, Gallimard, 1994, p. 51-70.
-
[18]
L’épisode de la prophétie « sert à augmenter le trouble dans la Pièce » (Préface). Voir aussi les vers 261, 242, 435, 541, 651, 657, 875, 1050, 1227, 1343, 1549, et la didascalie indiquant le trouble de Mathan.
-
[19]
« On comprend la raison de ce choix : il ne pouvait pas dévoiler qu’un élément essentiel de son affabulation débordait la durée d’une journée, imposée par la poétique ». H. Weinrich, op. cit., p. 296.
-
[20]
On peut rapprocher ces vers (501-503, 510-514) des « transitions imprévues » classées parmi les moyens du sublime au chapitre XXIII du traité du pseudo-Longin, « Des transitions imprévues », après le chapitre XXI consacré au présent historique.
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[21]
Racine fait résonner le motif ancien de l’apparence identique du personnage du rêve, comme celle de l’âme de Patrocle dans le songe d’Achille : « en tout semblable au héros par la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps était vêtu des mêmes vêtements » (Iliade, XXIII, 65-68).
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[22]
Un détail du texte biblique du Livre des Rois incline vers cette première hypothèse. « Elle se farda les yeux, orna sa tête, puis se pencha à la fenêtre ». De même le vers d’Agrippa d’Aubigné, « Le dernier appareil de ta feinte beauté » renvoie à un trait traditionnel du récit de la mort de Jézabel, présent chez Bossuet : « Jézabel fut précipitée du haut d’une tour par ordre de Jéhu. Il ne lui servit de rien de s’être parée : Jéhu la fit fouler aux pieds des chevaux », Discours sur l’histoire universelle, Première Partie, Sixième époque, GF, p. 60.
-
[23]
Sur ce rapport du récit et de la représentation, voir L. Marin, « Les Plaisirs de la narration », Furor, 1991.
-
[24]
Cet « esprit d’imprudence et d’erreur », appelé de ses vœux par Joad et mentionné avant le récit du songe (I, 1, v. 291-294), ne peut théoriquement concerner le songe qui a eu lieu deux jours avant, mais la conduite ultérieure de la Reine le matin même, comme le montre la remarque de Nabal : « D’où naît dans ses conseils cette confusion ? » (v. 862), qui reprend terme à terme la prière de Joad : « Confonds dans ses conseils une reine cruelle » (v. 291). Joad reprendra la même expression que Jézabel (« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables ») pour confirmer la version d’un piège divin dont sa propre ruse ne serait que l’instrument : « Ce Dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée » (v. 1735), en accord avec la reine elle-même : « …Dieu des Juifs, tu l’emportes » (v. 1768). La question de la responsabilité de Joad divise les commentateurs de la pièce depuis Voltaire et engage les diverses interprétations religieuses et politiques de la tragédie. Le songe entre dans le débat en tant qu’instrument possible de l’action divine : son efficace est d’ailleurs niée par ceux qui contestent le rôle essentiel de Dieu, réfutant aussi bien la lecture providentielle que la lecture antireligieuse. John Campbell (« The God of Athalie », French Studies, vol XLIII, n°4, oct. 1989, p. 385-404) minimise la portée du songe au profit de celle du mensonge de Mathan (v. 889 sq). L’argument sur lequel il s’appuie, la fausseté du songe, est cependant lié à une interprétation littérale du songe qui n’est pas la plus fréquente, y compris dans des songes divins envoyés à des chrétiens (comme celui que Joseph raconte à ses frères). La preuve en est la présence, dans la tragédie même, d’une élucidation allégorique dans la bouche du chrétien Abner, d’abord sceptique, qui suggère que le « coup » dont l’enfant frappe Athalie en songe est celui de la pitié qu’elle découvre pour la première fois en voyant Joas (v. 657-658). Dans la Logique de Port Royal, l’attitude interprétative est l’attitude normale des personnages bibliques ayant affaire au songe.
-
[25]
Voir J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi », Mythe et tragédie en Grèce ancienne, F. Maspero 1981, p. 99-131, et C. Rosset, « L’illusion oraculaire : l’événement et son double », Le Réel et son double, op. cit., ch. I, P., Gallimard 1976 et 1984.
-
[26]
L’ambiguïté vient de ce que la « personne » d’Athalie, post mortem, est réellement une ombre. Au temps de Hardy, ce spectre pouvait être matérialisé sur scène.
-
[27]
L’Académie sanctionnera cet autre affreux mélange, l’accord indu du pluriel « meurtris » avec « D’os et de chair ».
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[28]
Chateaubriand place le songe d’Athalie au dessus de celui d’Enée, « abrégé du génie de Virgile ». Cette supériorité est attribuée sans justification au « changement d’état [de Jézabel] au cours du songe, […] péripétie qui donne au songe de Racine une beauté qui manque à celui de Virgile ». Peut-être a-t-on ici un écho du Dauer in Wechsel, condition du poétique pour Goëthe. Mais cette exigence du changement d’état montre aussi que la métamorphose d’un héros glorieux en spectre était bien devenue avec le classicisme un élément attendu de la poétique du songe tragique, voire de l’onirisme. C’est en tout cas ce que laisse entendre le poète : « Enfin, cette ombre d’une mère qui se baisse vers le lit de sa fille, comme pour s’y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et chairs meurtris, est de ces beautés vagues, de ces circonstances terribles, de la vraie nature du fantôme. » Le Génie du christianisme, Deuxième Partie, V, XI. Cet effet fantomatique est si bien lié au texte de Racine que Valéry intitule « Athalie » un récit de rêve relaté dans Autres Rhumbs, où il s’agit de se trouver saisi par « un corps qui se fluidifie, se fond, s’affaisse […] une loque innommable, une robe morte – et tout ce qu’il faut pour se réveiller en pleine horreur » (Œuvres, P., Gallimard, « Pléiade », II, p. 654.) Mais au contraire de Chateaubriand et de Valéry, J. Gracq ne voit qu’ennui dans le songe d’Athalie (En lisant, en écrivant, p. 145-146), réaction que J. Gollut explique ainsi : « L’angoisse de la narratrice semble relever davantage de l’« horreur sacrée » que de la découverte des forces obscures qui l’animent en profondeur. » (Conter les rêves, Corti, p. 25.) Sur les apories relatives à la notion d’onirisme d’un texte, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Faire l’histoire du rêve », Songes et songeurs (XIIIe-XVIIIe siècle), P.U. Laval, 2003.
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[29]
La comparaison entre les récits de la mort de Jézabel dans le Livre des Rois, chez Agrippa d’Aubigné et chez Racine met en relief le travail de désagrégation dans le récit de ce dernier, en même temps que l’abstraction qui caractérise le corps de Jézabel (mélange d’os et de chair, lambeaux, membres s’opposant aux crâne, pieds, paumes de la Bible et aux tétins, gorge, sein, peau, cœur et entrailles des Tragiques). Cette abstraction a moins une fonction de bienséance que d’insistance sur le caractère innommable du corps cauchemardesque de Jézabel, caractère déjà présent dans la violente conclusion du récit biblique : « en sorte qu’on ne pourra plus dire : ceci est Jézabel », qui semble gloser à l’avance la réécriture racinienne. Sur le renversement de l’éclat en souillure, voir Lilian Corti, « Excremental Vision and Sublimation in Racine’s Athalie », French Forum, 12, 1, 1987, p. 43-54.
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[30]
Tristan utilise le même verbe « trouver » dans le célèbre songe d’Hérode, mais rationalisé par le passage du songe à l’éveil : « Je n’ai trouvé que l’air au lieu de son visage » (I, 3, v. 136)
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[31]
I, 2, v. 113-118.
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[32]
Voir ci-dessus notre épigraphe.
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[33]
Où l’on constate le parallélisme des séquences temporelles : (« Sa vue / Son ombre… ; Mais lorsque… j’admirais / Et moi je lui tendais… ; J’ai senti tout à coup… / Mais je n’ai plus trouvé… »)
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[34]
Réaction ordinaire, très développée dans le célèbre songe d’Hérode de la Mariane de Tristan.
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[35]
On notera aussi la formule « J’ai vu ce même Enfant dont je suis menacée / Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée », qu’on peut lire indifféremment « le même enfant » ou « l’enfant même ». Le présent « dont je suis menacée » implique qu’il ne s’agit pas de la menace intérieure au songe (« toujours prêt à me percer ») mais de la menace produite par le songe sur le réel, celle d’y faire surgir « l’enfant fatal ».
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[36]
Le vers final « Bientôt à ma vue on l’a fait disparaître » annonce le dévoilement symétrique du dernier acte, où Joas, « caché derrière un rideau », apparaît à la Reine de façon théâtrale, « Un rideau se tire », avant qu’un dernier écran, « le fond du théâtre », s’ouvre sur les Lévites armés (v. 1714-1722).
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[37]
« Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa Mère » (v. 1783)
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[38]
Voir A. H. M. Kessels, op. cit.
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[39]
Sur cet aspect des choses, voir le nœud de difficultés familiales reconstitué dans l’étude citée de Jean Bellemin-Noël.
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[40]
R. E. Hill, « Racine and Pentecost : Christian Typology in Athalie », PFSCL, 1990, vol 17 (n°32), p. 189-206.
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[41]
Créon croyait pouvoir assurer : « Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi » (Thébaïde V, 4), affirmation par laquelle il n’exprimait que le rêve vain de se débarrasser du passé, qui, dans la tragédie, ne s’évanouit pas comme un songe, et dont la leçon est au contraire que c’est le présent qui est un songe, comme le rappelle le chœur : « De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge, / Que leur restera-t-il ? Ce qui reste d’un songe / Dont on a reconnu l’erreur » (Athalie, II, 9, v. 853-855).
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[42]
En ce sens la remarque de G. Poulet selon laquelle « le moment racinien se trouve ainsi devenir l’esclave d’une durée antérieure ou postérieure qui l’aspire et le fixe en son extrémité […] Il n’a pas le temps d’être le temps », reste valide pour Athalie, qu’il exclut pourtant de son analyse : « Notes sur le temps racinien », Études sur le temps humain, Plon, 1952.
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[43]
I, 1, v. 114. Cf. I, Rois, XXI.
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[44]
Op. cit. p. 33. Cf. v. 1438-40 : « N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte, / Où le Père des Juifs sur son fils innocent / Leva sans murmurer un bras obéissant… »
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[45]
Voir aussi Joad, IV, 5, v. 1438-1444.
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[46]
Tous les temps forts de la pièce sont marqués par une variante de ce « même » : « C’est lui-même », « C’était Athalie elle-même » (396), « C’est lui-même » à nouveau, à propos de l’esprit divin qui s’empare de Joad.
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[47]
Si le théâtre racinien de l’innocence persécutée ne doit rien à la pensée augustinienne, comme l’a montré Philippe Sellier, cette réflexion sur le présent évoque l’analyse du temps dans les Confessions (XI, XIV)
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[48]
Cette hypothèse convaincante ne retient du songe que son interprétation comme vanité, grâce aux vers du chœur cités plus haut (n. 41) qui ne renvoient pas au songe de la reine.
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[49]
Mais d’une anthropologie que Racine emprunte à un modèle grec plus apte que le modèle allégorique biblique à représenter une expérience du rêve propre aux effets de « trouble » de l’époque de Descartes.