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Article de revue

La Thébaïde de Stace et ses rapports avec le Roman de Thèbes

(Prologue, épilogue et causalité)

Pages 4 à 10

Notes

  • [1]
    Aristote, Poét. 1450b-1451a (unité) ; 1460a (objectivité et merveilleux). Horace, Art poét. 1-23.
  • [2]
    Le premier à avoir parlé d’« anti-Enéide » pour la Pharsale est A. Thierfelder (Der Dichter Lucan, Leipzig 1934).
  • [3]
    Cf. tout récemment J.Chr. de Naddaï, Rhétorique et poétique dans la Pharsale de Lucain. La crise de la représentation dans la poésie antique, Louvain-Paris 2000.
  • [4]
    Cf en part. E. Burck, Vom römischen Manierismus, Darmstatdt 1971.
  • [5]
    Lucain constitue une exception, mais sa précocité se trouve avoir correspondu à une urgence.
  • [6]
    C. Lewis, The Allegorie of Love, Oxford 1936.
  • [7]
    Mais cet exposé des causes constitue plutôt une partie intermédiaire entre le prologue et le récit proprement dit.
  • [8]
    C’est sans doute à ce titre que Cicéron est convoqué.
  • [9]
    Technique narrative et voix du narrateur ; l’apostrophe dans la Thébaïde de Stace, Paris (dactyl) 1994. Le premier exemple se trouve dans l’Enéide avec l’apostrophe à Nisus et Euryale : Fortunati ambo… ! (IX, 446)
  • [10]
    On remarque le cas particulier des rois : et soli memorent haec prodigia reges (579). C’est le seul endroit où on peut parler d’une fonction didactique et moralisatrice du poème.
  • [11]
    « Mais vivras-tu longtemps encore, O Thébaïde… toi qui pendant douze ans m’as coûté tant de veilles ? »
  • [12]
    À la différence de Virgile ou de Lucain. Cf. notre article dans la REL 79 ( 2001), p. 188-200 : La causalité dans le chant I de la Thébaïde de Stace.
  • [13]
    Toutefois du discours de Jupiter l’auteur du Roman retient le détail réaliste des yeux d’Œdipe piétinés par ses fils (I, 238-239 et v. 530).
  • [14]
    Au début du chant VIII intervient aussi Pluton, mais, pour ce qui est de l’action principale, il ne fait que doubler Tisiphone.
  • [15]
    Pour Capanée cf. infra.
  • [16]
    Par exemple, pour pousser Tydée à dévorer la tête de son ennemi (VIII, 757)

I – La Thébaïde

Code épique et modèles

1Écrire une épopée à Rome, dans les années 80-90 de notre ère, c’est s’inscrire dans une double tradition : tout d’abord c’est se situer à l’intérieur du genre épique, qui est le plus ancien, le plus noble et le plus codifié des genres littéraires ; c’est aussi se situer par apport à Virgile, dont l’Enéide a valeur de fondement de la nouvelle ère inaugurée par Auguste, et, à sa suite, de toute la période de l’empire.

2On peut, en se référant à l’esthétique de la réception telle que l’a définie Jauss, dire que pour le lecteur d’une épopée à la fin du premier siècle l’horizon d’attente est très précisément orienté et par le code épique et par la mémoire de l’Enéide ; mais il ne faut jamais oublier d’ajouter que l’écrivain est le premier de ses lecteurs. Parmi les règles qui définissent le genre (on pourra se référer à Aristote, même si rien ne prouve que les Romains connaissaient la Poétique, et à Horace), on retiendra principalement la règle de l’unité (qui est une règle valable pour tous les genres), celle de l’objectivité (le poète n’intervient pas dans son récit) et le recours au merveilleux (l’appareil divin) [1]. Mais il faut y ajouter des contraintes stylistiques : l’écriture en hexamètres dactyliques, le recours à des procédés tels que la comparaison épique, la topothésis, l’ecphrasis etc… ; enfin, il y a des lieux communs de l’épopée, morceaux obligés comme les tempêtes, les catalogues, les aristies, les conseils des dieux etc… Tout cela vient d’Homère, a été souvent théorisé par Aristote et se trouve plus ou moins mis en œuvre dans les épopées « savantes » que sont les épopées latines que nous avons conservées.

3La place de l’Enéide est quelque chose de plus complexe : Virgile est à la fois source et modèle. Comme source, il donne lieu à des reprises verbales, des imitations, dont la recherche a fait le bonheur des commentateurs durant des siècles. La notion de modèle, plus moderne, concerne la conception d’ensemble de l’œuvre ou de certaines de ses parties, l’histoire littéraire n’étant finalement rien d’autre que celle des transformations successives de ces modèles, qui tentent de répondre aux attentes d’une génération particulière.

4Or il faut, pour bien comprendre la Thébaïde, souligner un phénomène capital : la rupture qu’a constituée la Pharsale de Lucain. On peut dire qu’elle se pose par rapport à l’Enéide comme un anti-modèle [2] : suppression de l’appareil divin, intervention constante du narrateur au point que récit et discours s’entremêlent complètement [3], récit d’un effondrement au lieu du récit d’une fondation.

5Où se situe donc, vingt ans plus tard, un poète comme Stace ? À première vue il semble revenir en arrière, à l’Enéide, justement. C’est ainsi que les littératures, jusqu’à la moitié du XXe s., le qualifiaient – avec les deux autres auteurs épiques de l’époque flavienne, Valérius Flaccus et Silius Italicus – de « néo-classique ». Mais il s’agit d’une vision déformée, ou du moins partielle, et l’on a depuis lors mis en évidence la dette immense de ces poètes, et tout particulièrement de Stace, envers Lucain. C’est à lui, ainsi qu’aux tragédies de Sénèque, que Stace emprunte en particulier tout son vocabulaire moral (furor, nefas, pietas etc…). Il y a aussi une parenté dans l’esthétique, qu’on a qualifiée tantôt de maniériste, tantôt de baroque, en tout cas une esthétique qui fait une large place à l’horrible [4]. Enfin, Stace, comme Lucain, raconte une chute, celle de la maison d’Œdipe. Héritier à la fois de Virgile et de Lucain, il répond sans doute aux aspirations de sa génération, celle de l’empire des Flaviens.

Le sens de l’épopée : fondation ou catastrophe ?

6Car – et c’est une chose importante – écrire une épopée, c’est aussi proposer une conception du monde ; et ceci au-delà de tous les critères formels et thématiques qui permettent de définir le genre. C’est du reste pourquoi les poètes ne s’attellent en général à une telle entreprise qu’après avoir fait leurs premières armes, à un âge mûr [5].

7Or, si le modèle virgilien était porté par un optimisme fondamental, tout orienté qu’il était non seulement vers la naissance de Rome, mais aussi et surtout vers sa renaissance sous Auguste – et en disant cela je ne méconnais pas l’extrême sensibilité de Virgile au malheur des hommes –, le modèle de Lucain se posait en face comme résolument pessimiste (même si l’absence de la fin ne permet aucune certitude). La dynamique de l’Enéide était portée par le destin et par un Jupiter qui en est le garant, et le destin voulait la gloire de Rome. Lucain, lui, racontant une catastrophe, l’effondrement de la République, a choisi de supprimer l’appareil divin ; mais il garde la notion de destin, nécessairement un destin cruel et jaloux (inuida fatorum series)

8Où se situe Stace ? Comme Lucain il raconte une catastrophe : le double effondrement d’Argos et de Thèbes, et un scandale : le duel fratricide. Mais, ayant choisi un sujet mythologique, il a gardé le destin et les dieux ; du coup, il se trouve parfois embarrassé d’avoir à leur faire porter la responsabilité d’une histoire aussi terrible. Alors, comment procède-t-il ?

9Tout d’abord il dédouble la causalité divine : s’il y a bien Jupiter, il y a aussi la Furie Tisiphone. Le premier assume la guerre entre Thèbes et Argos, qui est une guerre d’expiation pour des fautes morales (celles d’Œdipe et de Tantale) ; la seconde porte seule la responsabilité du duel entre les deux frères, qui est le comble du nefas. On peut suivre leurs actions parallèles tout au long de l’épopée. Mais Stace trouve un autre moyen de préserver la morale et un certain optimisme. Il joue sur les deux fins de son histoire : le duel, à la fin du chant XI, n’est pas la fin et le chant XII, qui raconte certes la fin de Thèbes, se présente aussi comme le chant de la purification et de la réconciliation. Thésée déclare faire la guerre pour restaurer le droit des gens (terrarum leges et mundi fœdera) et après sa victoire la population de Thèbes se précipite pour l’accueillir en libérateur. Tout finit par l’ensevelissement des morts argiens, enfin possible.

10Il reste des difficultés, que je résume rapidement : tout d’abord la disproportion entre l’horreur des onze premiers chants et le relatif apaisement du dernier ; ensuite il demeure troublant que le plan de Jupiter et l’action de Tisiphone se recouvrent aussi largement ; enfin l’absence de Jupiter durant toute la fin de l’épopée, au moment de l’accomplissement de son plan, heurte. Il me semble que c’est justement là que s’affirme la nouveauté de Stace. Les dieux se sont disqualifiés (sauf, dans une certaine mesure Junon et Pallas) et ils sont relayés d’une part par les hommes – Thésée jouant exactement le rôle de régulateur qu’on attendrait de Jupiter – et d’autre part par des allégories : Pietas, qui seule lutte contre Tisiphone, Virtus, qui inspire le sacrifice de Ménécée, et Clementia, dont l’autel est comme un symbole du pardon et de la consolation auxquels les hommes aspirent après tant de souffrances et d’horreur. Ce glissement des dieux vers les allégories a été interprété (notamment par C. Lewis en 1936) comme l’amorce d’une littérature médiévale qui fait une large place aux allégories [6].

11Je voudrais maintenant tenter un parallèle entre la Thébaïde de Stace et le Roman de Thèbes en m’attachant à l’organisation du récit, justement en tant qu’elle livre une conception du monde. J’envisagerai donc d’une part le début et la fin de l’œuvre, d’autre part tout ce qui concerne la causalité divine.

II – La Thébaïde et le Roman de Thèbes

Prologues

12Dans une épopée le prologue ou proème est le lieu où le narrateur se pose en tant que tel, l’un des seuls – en principe le seul – où il dit « Je ». Cette affirmation s’accompagne normalement d’une invocation à la Muse, source de l’inspiration poétique. Le proème donne aussi la définition du sujet et éventuellement le nom du héros ; enfin il peut commencer l’exposé des causes ou du moins donner la cause lointaine de l’histoire (par exemple pour l’Enéide la colère des dieux et le dolor de Junon) [7].

13Dans la Thébaïde on trouve à peu près ces éléments : la définition du sujet avec une attaque très lucanienne (fraternas acies / bella plus quam ciuilia), mais qui fait aussi penser à Virgile (arma uirumque cano) ; la mention de l’inspiration poétique (pierius calor, v. 3), assortie d’une apostrophe à ces « déesses » que sont le Muses. Mais ce qu’il leur demande, c’est de lui dire sur où doit commencer son récit (unde iubetis ire, deae ? v. 3-4) ; pour répondre à cette question, il dit d’abord dans une véritable prétérition (praeteriisse, v. 16) ce qu’il ne chantera pas, c’est-à-dire tous les mythes thébains autres que celui d’Œdipe, puis il donne la limite initiale de son épopée (limes carminis esto, v. 16). Intervient alors un élément caractéristique de la poésie impériale, la recusatio : il remet – fictivement – à plus tard la rédaction d’un poème sur les exploits de l’empereur (v. 17-33). Enfin il revient (avec une seconde invocation à la Muse, v. 41) à son sujet, en le développant et en révélant les noms des héros, les sept chefs qui marcheront contre Thèbes (v. 41-45). Ce qui manque, c’est tout ce qui concerne les causes, qui trouvera sa place dans le récit lui-même.

14Le prologue du Roman de Thèbes présente aussi le « je » du poète, mais sans aucune mention de la Muse ou d’une inspiration divine et le poème – bien loin du carmen du poète épique (v. 16) – est appelé « récit » et « histoire ». Faute d’inspiration « sacrée », le poète donne quand même sa motivation pour écrire : l’obligation où il se trouve, lui qui sait, de « montrer sa sagesse » ou sa sapience. Puis il nomme ses références : Homère, Platon Virgile, Cicéron, deux poètes épiques, et deux philosophes [8]. Notons qu’il s’agit non pas de modèles littéraires, mais de modèles pour l’acte d’écriture. En face d’une tradition d’inspiration divine, donc, une tradition philosophique, de connaissance. En face de la révélation accordée à un poète-uates, la narration d’un « récit digne de mémoire ».

15Voyons la définition du sujet. Comme Stace, le poète dit ce qu’il ne racontera pas, mais en un sens tout à fait différent : il ne s’agit plus du sujet de l’œuvre, mais de sa nature. Ce ne sera pas un conte populaire, mais un poème à sujet élevé. Le poète épique, en revanche, n’a pas besoin de dire qu’il ne parlera pas de choses ordinaires, son public le sait, cela fait partie du code. Le mythe n’est pas opposé à une matière différente, d’un registre inférieur, mais il est opposé à lui-même, le poète ayant à choisir son sujet et à découper une histoire dans la matière mythique. C’est tout le sens de la question des limites, que pose Stace. Par ailleurs Stace se dispense même de nommer Étéocle et Polynice : la mention de deux frères ennemis et de Thèbes suffit pour son public. À l’inverse, pour les lecteurs du Roman de Thèbes, les choses sont moins connues (malgré l’expression « qui fit leur sinistre renommée », qui se réfère sûrement à la littérature antique) et le poète ne peut se permettre d’être aussi allusif : d’où le rappel de leur naissance incestueuse (« sa mère les lui donna criminellement »), avec tous les noms nécessaires.

16Enfin, on trouve un rapide exposé des causes : « le péché, qui fit leur sinistre renommée, les rendit fous furieux… ». Pas de divinité à l’origine de cette histoire, mais « le péché ». La connotation religieuse est évidente, mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a l’impression d’une allégorisation, ou du moins d’une « autonomisation » de cette notion. Le « péché », en l’occurrence, c’est la naissance incestueuse qui marque les deux frères du sceau du mal et ne peut que provoquer un enchaînement de catastrophes. Il me semble que le mot de « péché » correspond parfaitement au mot latin de « nefas », si souvent employé par Stace pour désigner tout acte scandaleux. Le duel fratricide est ainsi appelé à maintes reprises, mais Jocaste désigne aussi par ce mot la conception de ses enfants : VII, 514 : peperique nefas. Stace reprend ce terme à Lucain et aux tragédies de Sénèque, deux auteurs chez qui il est associé au furor : c’est le furor qui provoque le nefas. Dans le Roman de Thèbes, on a l’inverse, le crime « objectif » de Jocaste étant à l’origine de la fureur qui a causé à son tour la destruction et la perte des deux frères, comme de leur cité. C’est un déplacement d’accent et de perspective, mais l’univers moral est le même, et je ne doute pas que l’auteur ait eu à l’esprit les mots de nefas et de furor. Autre élément important : le poète définit son public – un public choisi, aristocratique complétant ainsi le cadre concret dans lequel il inscrit sa création : pourquoi j’écris, ce que j’écris, pour qui j’écris.

Épilogues

17Ce type de causalité, reposant sur le « péché », est repris deux fois par le narrateur du Roman de Thèbes, lorsqu’il intervient pour commenter la fin de l’histoire. A la fin du Roman, l’allusion au « péché » que constitue la naissance incestueuse est assortie, de la part du narrateur, d’une exhortation morale et d’une mise en garde : « Ils étaient nés contre nature, aussi leur destin fut-il d’être rempli de méchanceté, incapables de faire du bien durant leur vie. Pour Dieu, Seigneurs, veillez-y bien : ne faites rien contre Nature, pour ne pas finir comme ceux dont j’achève ici l’histoire. » Mais il y a une autre intervention, au moment de la mort des deux frères : « Voici morts les deux frères, à la fois à cause du péché de leur père que jamais ils n’aimèrent, et parce qu’ils avaient foulé de leurs pieds ses yeux, qu’il s’était arrachés, désespéré d’avoir pris sa mère pour épouse ».

18Or ce double marquage du récit par le narrateur, l’auteur du Roman l’emprunte de toute évidence à la Thébaïde.

19L’intervention du narrateur qui fait suite au duel se présente sous la forme d’une apostrophe aux âmes des deux frères : Ite truces animae… :

20

« Allez âmes sauvages, Souillez de votre mort le funeste Tartare. De l’Erèbe épuisez la somme des supplices ! Et vous déesses stygiennes, épargnez maintenant les souffrances des hommes et que sur toute terre, au long de tous les siècles, un seul jour ait pu voir se commettre un tel crime ! Que la postérité ne garde pas mémoire d’une monstrueuse infamie, combats abandonnés aux seuls récits des rois. »

21Ce type d’apostrophe à des héros qui viennent de mourir est assez fréquent dans la Thébaïde, le plus souvent dans un sens laudatif. C’est comme une épitaphe poétique, un « tombeau de paroles », pour reprendre l’expression de S. Georgacopoulou [9]. Le crime, évidemment présent dans ce passage, n’est pas désigné par le mot de nefas, mais par ceux de scelus et monstrum. Et, comme toujours dans la Thébaïde, le crime n’est pas la cause des malheurs, il est le malheur lui-même, aboutissement d’un processus de causalité qui met en jeu les dieux. Ce qui est intéressant enfin, c’est qu’on a un retournement du thème de la mémoire, qui normalement est exalté dans la poésie : le poème rend ses héros immortels. Ici, c’est le contraire : il faut oublier, effacer et ne jamais reproduire [10].

22Quant à la fin de l’épopée, elle se présente comme une longue sphragis, apostrophe du poète à son œuvre : «Durabisne procul… o mihi bissenos multum uigilata per annos / Thebai… ? (810) [11]. S’il ne s’adresse pas à ses lecteurs, comme l’auteur du Roman, Stace les mentionne, affirmant le succès que connaît déjà son œuvre : l’empereur l’agrée et la jeunesse l’apprend par cœur. Il mentionne aussi son modèle : l’Enéide, avec une déférence qui n’est toutefois pas dépourvue de conscience de sa propre valeur (816-819). Or tout cela – le public et les modèles – se trouve présent dans le Roman de Thèbes, mais au début, dans le prologue. Au contraire le proème de Stace, lui, est un proème classique d’épopée (invocatio / definitio / recusatio / causes), fondé sur la relation auteur-Muse et non sur la relation auteur-lecteur.

23En fait, ce qui répond, dans la Thébaïde, au proème, c’est le passage qui précède immédiatement la sphragis. Le poète y évoque le deuil des épouses des sept chefs, sous la forme d’une prétérition qui le fait glisser progressivement hors du récit : « Non, quand bien même un dieu ferait sortir cent voix de ma poitrine, je ne pourrais dans mon récit venir à bout de tant de bûchers à la fois… » (797). La mention du « je » est associée à celle de l’inspiration divine, mais, cette fois-ci, sur le mode de l’impossibilité. Et ce thème de l’épuisement de l’inspiration (ici apollinienne) est repris après l’évocation des sept femmes, associé à la métaphore traditionnelle de l’arrivée au port : « Mais un délire nouveau et la présence d’Apollon suffiraient difficilement à la tâche ; déjà mon vaisseau, après une longue traversée a mérité le port ». Il y a donc une inclusion de l’œuvre entre deux mentions de l’inspiration poétique, critère majeur de l’épopée antique : au début pour la demander, à la fin pour dire qu’elle s’épuise. Il semble naturel que ce thème de l’inspiration divine, propre à la poésie épique dans l’Antiquité, soit absent du roman médiéval.

24Faisons un premier bilan de notre parcours parallèle, après l’étude des prologues et des épilogues. La Thébaïde de Stace s’inscrit bien dans la tradition de l’épopée antique, c’est-à-dire d’une poésie inspirée, d’une poésie dont la matière est le mythe et où la causalité fait intervenir les dieux. Mais cette épopée innove dans sa sphragis en mettant en évidence une situation de lecture. Ce dernier trait rapprocherait plutôt cette épopée du Roman de Thèbes où le « je » du narrateur s’adresse à un public bien défini, tant dans le prologue que dans l’épilogue. Une autre différence entre les deux œuvres tient au fait que l’auteur du Roman de Thèbes mentionne comme origine de l’histoire le « péché » d’Œdipe, c’est-à-dire la naissance incestueuse d’Etéocle et de Polynice. De là la guerre et son œuvre destructrice, le duel n’étant qu’un élément de celle-ci (« Telle fut la guerre… la haine des deux frères… »). Pour Stace, au contraire le nefas est le duel lui-même, la guerre n’étant criminelle qu’à un moindre degré. Et Stace ne fait intervenir les causes que bien après, au cours du récit [12].

25C’est précisément la causalité que je voudrais examiner maintenant dans l’architecture de l’œuvre.

La causalité dans la Thébaïde

26La Thébaïde s’ouvre sur la scène de la malédiction prononcée par Œdipe à l’encontre de ses deux fils. Le vieux roi aveugle les accuse de le rejeter et de le mépriser. Il invoque Tisiphone, sous le signe de laquelle il place rétrospectivement toute sa vie, et lui demande de pousser ses fils l’un contre l’autre, dans un crime abominable (nefas). Tisiphone accourt, se rend au palais de Cadmos et sème le furor au cœur des deux frères. Le résultat, c’est la conclusion du pacte d’alternance du pouvoir, un pacte dont on sait déjà qu’il ne tiendra pas. Stace fait alors intervenir Jupiter qui veut déclencher la guerre entre Argos et Thèbes, deux cités également coupables à ses yeux et qu’il veut punir par une ruine complète. Malgré l’intervention de Junon pour protéger sa cité, Argos, il envoie Mercure exciter Etéocle contre son frère. Ainsi est lancée la double causalité, infernale et olympienne, qui mènera au duel et à la guerre.

27Pour que l’histoire commence, il faut encore que Polynice trouve l’alliance du roi d’Argos, Adraste, et que celui-ci se décide à la guerre : cela présuppose le départ de Polynice pour Argos. Puis viennent la rencontre de Polynice et de Tydée, leur haine qui se transforme en amitié, leur double mariage avec les filles d’Adraste, l’ambassade de Tydée auprès d’Etéocle pour réclamer au bout d’un an le trône de Thèbes, le refus d’Etéocle et l’embuscade sacrilège qu’il tend à Tydée, la victoire de celui-ci, qui excite les Argiens au combat, l’action de Mars pour le seconder, celle de Capanée pour venir à bout des mises en garde d’Amphiaraos et celle d’Argie pour venir à bout des hésitations d’Adraste. Tout cette mise en place de la causalité occupe trois chants et c’est au début du chant IV que, sous l’impulsion des destins, l’armée d’Adraste et de ses alliés (les sept chefs) s’ébranle et marche contre Thèbes.

28Survient alors un obstacle qui retarde l’action durant trois autres chants : Bacchus, pour protéger Thèbes, sa cité, suscite un sécheresse, qui manque de faire périr toute l’armée. Mais les Grecs découvrent l’unique source qui ne soit pas tarie, grâce à la rencontre d’Hypsipyle. Celle-ci, leur raconte sa vie et le crime des Lemniennes (V) ; pendant ce temps le nourrisson qu’elle gardait, le fils du roi de Némée Lycurgue, est tué par un serpent. Il reçoit les honneurs funèbres et les Grecs donnent en son honneur des jeux (VI).

29Il faut alors relancer l’action et Stace fait à nouveau intervenir – dans l’ordre inverse par rapport au premier chant – Jupiter, qui envoie Mars, puis Tisiphone. Celle-ci provoque la première mêlée par le meurtre des tigres apprivoisés de Bacchus. Le déroulement de la guerre s’organise autour des morts successives des sept chefs, après leur aristie, la dernière étant le duel fratricide. Chacune de ces morts offre des circonstances et une couleur particulières (Amphiaraos englouti dans la terre, Tydée dévorant la tête de son ennemi, Hippomédon luttant contre le fleuve, Parthénopée sacrifié à cause de sa jeunesse et de son insouciance, Capanée foudroyé après l’assaut sacrilège des murailles de Thèbes, Polynice à la fois meurtrier et victime de son frère). A la fin du chant XI Adraste se retire et Œdipe, revenu de son aveuglement furieux, pleure ses fils. Créon (après le sacrifice volontaire de son fils Ménécée pour sauver Thèbes) le condamne à l’exil et interdit toute forme de sépulture pour les morts argiens, y compris Polynice.

30Au chant XII l’action repart avec l’intervention des femmes argiennes, qui décident de demander l’assistance d’Athènes pour obtenir les corps de leurs époux. Elles sont protégées par Junon, qui d’une part aide Argie, partie seule directement vers Thèbes, à retrouver le corps de Polynice (ce qui donne lieu à sa rencontre avec Antigone), et d’autre part s’associe Pallas pour bien disposer les Athéniens à l’égard des Argiennes. Elles obtiennent donc le secours de Thésée qui part immédiatement contre Thèbes, gagne la guerre et tue Créon. Les Thébains accueillent Thésée en libérateur et les femmes des sept chefs mènent le deuil de leurs époux.

31Tel est le schéma d’ensemble de la Thébaïde. Ce qui le différencie le plus du Roman de Thèbes, c’est le recours à la causalité divine. Voyons cela dans le détail.

La causalité dans le Roman de Thèbes

32Dans le Roman de Thèbes le lancement de la causalité est bien différent, puisque le récit commence par un « retour en arrière », une Œdipodie, qui explique pourquoi et comment on est arrivé là, c’est-à-dire à l’affrontement des deux frères. En fait il s’agit de la mise en perspective du « péché » d’Œdipe, son union incestueuse avec Jocaste. La scène de la malédiction est la dernière de cet ensemble, mais elle en fait partie, faisant tout naturellement suite à celle de l’aveuglement. Dans sa malédiction Œdipe invoque à la fois Tisiphone et Jupiter, ce qui simplifie le schéma de l’épopée latine. Mais en fait cette mention des deux divinités ne « colle » pas avec le reste de l’œuvre, puisque l’auteur ne retient pas la causalité divine ; simplement il fallait bien que la malédiction soit relayée par une divinité : d’où cette double mention, à la fois réductrice et excessive. Puisqu’il n’y a pas de double causalité, il n’y a pas non plus les deux « débuts » de la Thébaïde : la malédiction et le conseil des dieux, qui sont réduits à la première [13].

33Dans la suite le Roman élimine toute causalité autre qu’humaine, en particulier les interventions de Mercure sur Etéocle et de Mars sur les Argiens. À la place de ce type de scène on trouve des conseils du roi : Etéocle demande conseil à ses familiers lorsqu’il apprend le mariage de son frère et Adraste convoque ses barons au moment où il rassemble ses alliés. Il n’y a pas non plus, bien évidemment, d’intervention de Bacchus pour motiver la sécheresse à Némée.

34L’absence de causalité divine met mieux en évidence la chronologie des faits par rapport au moment crucial du passage du pouvoir, qui se situe à la fin de la première année. Chez Stace les choses ne sont pas très claires : on ne sait pas si Etéocle a déjà rompu le pacte avant l’ambassade (au v. II, 347 Argie se plaint de son attitude au passé) ou si la rupture se situe pendant le voyage de Tydée, (comme semblent le laisser entendre d’une part les v. 369-371 où il est encore question d’une négociation et d’autre part les v. 386-387 où il est clairement affirmé Iam fratris de parte dabat). Au contraire dans le Roman de Thèbes on voit Polynice attendre d’abord avec confiance le moment fatidique, puis, ne voyant rien venir une fois la date passée, se répandre en plaintes jusqu’à ce qu’on décide finalement d’envoyer un ambassadeur. Dans un système de causalité humaine tout tourne autour du thème du serment, aspect que Stace avait quelque peu édulcoré, attaché qu’il était à montrer le mécanisme de la fureur et de la discorde.

35Je voudrais m’arrêter un instant sur le départ de Polynice pour Argos, qui me semble un bon exemple de transposition. Comme il est nécessaire à la causalité que Polynice aille à Argos, il faut bien trouver une raison à son départ. Stace en propose plusieurs, usant de la conjonction siue : seu praeuuia ducit Erinys, / seu fors illa uiae, siue hac immota uocabat / Atropos (326-328). Il met ainsi en balance trois types de causalité : la causalité infernale (Erinys), le hasard (fors) et le destin (Atropos, qui est une Parque). Dans le Roman la narration commence sans aucune marque de causalité : « Par un beau matin de mai, Polynice poursuivait sa route… » Mais quelques vers plus bas on trouve : « De temps à autre, il se recommande à Fortune, à qui il s’est abandonné et il supplie ardemment les dieux de l’escorter pour son salut ». Autrement dit on retrouve le hasard et le divin, mais au lieu d’être présentés comme causes, ils sont reportés sur la suite de l’histoire comme simples références.

36J’en viens à la deuxième partie de l’épopée, celle où commence la guerre. Là où Stace marque fortement le deuxième lancement de la causalité en faisant intervenir, comme au début, à la fois Jupiter et Tisiphone [14], l’auteur du Roman insiste sur l’absence de cause, le soulignant comme un paradoxe : « Pour un rien, pour une bêtise commença ce jour la folle guerre ». En fait cette remarque porte sur ce qui suit, c’est-à-dire sur l’épisode de la guivre. Or celui-ci est directement imité de l’épisode des tigres dans la Thébaïde, qui est introduit, quant à lui, par la phrase suivante : « Les fureurs de la guerre séduisent une nouvelle fois les cœurs ; la farouche Erinys saisit l’occasion et prépare les germes du conflit qui s’ouvre » (fera tempus Erinys / arripit et primae molitur semina pugnae, l’expression semina pugnae étant reprise du chant I, où Jupiter désigne par belli semina les causes de la guerre qu’il est en train de lancer). Du reste Tisiphone intervient personnellement pour provoquer le retour des tigres à leur nature sauvage, ce qui entraînera leur meurtre : « Quand l’Euménide les eut touchés trois fois chacun de son fouet de vipère pour les rendre furieux et les contraindre à reprendre leur première nature… ». On mesure la différence : dans un cas le meurtre accidentel de l’animal est présenté comme une simple malchance et surtout comme une cause infime, presque ridicule de la première mêlée ; dans l’autre il est le produit de l’action de Tisiphone, celle qui depuis le début s’acharne à précipiter les frères l’un contre l’autre, venant à bout, en chaque occasion, de la résistance des hommes. Dans un cas un tragique par dérision, dans l’autre un tragique profond, inscrit dans une conception du monde.

37L’absence d’intervention divine se confirme lors des aristies et des morts des chefs grecs, ou du moins de presque tous [15]. Pour Amphiaraos, pas d’intervention d’Apollon, mais une interprétation christianisée de sa mort : « Dieu s’oppose à nos desseins ! » ou « C’est à bon droit que Dieu nous accable, car parmi nous règnent le péché, la convoitise et le mal ». La mort de Tydée, elle, est très adoucie, normalisée, car dans la Thébaïde, poussé par Tisiphone, il dévore le crâne de son ennemi, Mélanippe. Pour Hippomédon, on a une transposition de la causalité : c’est une ruse d’Etéocle et non un stratagème de Tisiphone qui éloigne le héros du corps de Tydée (6690, 6737 et IX,150). Chez Stace la mort de Parthénopée donne lieu à une querelle entre Diane d’un côté, Vénus et Mars de l’autre : rien de tel évidemment dans le Roman, c’est le hasard qui a fait sortir ce jour-là le jeune homme du camp pour attaquer les Thébains (v. 8650). Mais la mort de Capanée est la seule – et même le seul passage de toute l’œuvre – où l’auteur du Roman mette en scène les dieux païens : sans doute était-il difficile de motiver le foudroiement du héros sans faire intervenir Jupiter ; et, visiblement l’idée d’une pression des dieux offensés pour obtenir le châtiment du sacrilège lui plaisait, il l’a gardée telle quelle.

38Pour le duel, la différence de traitement est d’autant plus éclatante que Stace a doublé la mise : pour la réalisation du nefas par excellence, Tisiphone s’adjoint sa sœur Mégère, chacune des deux excitant l’un des deux frères. Le récit présente avant le duel lui-même les résistances au duel, les tentatives d’Adraste, d’Antigone et de Jocaste pour l’arrêter, puis l’affrontement symbolique entre Pietas et Tisiphone. Mais les Furies sont les plus fortes et au moment fatal les dieux d’en haut ne peuvent rien faire d’autre que de détourner le regard. Dans le Roman, le duel est un affrontement semblable aux autres, à cette réserve près qu’il concerne les deux héros principaux ; par ailleurs Polynice y est présenté comme bon et plein de pitié pour son frère blessé, toute la responsabilité se reportant sur Etéocle.

39Un autre rapprochement intéressant concerne indirectement le duel. Dans le Roman de Thèbes Etéocle et Polynice se trouvent face à face à un autre moment de la guerre, vers le début (6580) : « Polynice combat contre son frère : maudits soient-ils d’avoir été enfantés ! Ils éprouvent l’un pour l’autre une furieuse haine et brûlent de s’entretuer ; mais cette heure n’était pas encore arrivée quand les deux frères chargèrent l’un contre l’autre… » Dans la Thébaïde, on n’a pas un tel face à face, mais chacun des deux héros frôle la mort à un moment donné : pour Polynice, c’est lors des jeux, alors qu’il a roulé à bas de son char pendant la course, pour Etéocle c’est lors de l’aristie de Tydée, alors qu’il est menacé par ce héros. Mais dans les deux cas, la Furie Tisiphone intervient pour empêcher qu’ils ne meurent avant le duel : elle les réserve pour ainsi dire l’un à l’autre, ajoutant à ce destin tragique, une sorte de sadisme. Voici le premier passage : « O Thébain, combien ta mort, si la cruelle Tisiphone ne l’avait pas refusée, eût été opportune… » (V, 513-4). Voici le second : « Mais la cruelle Erinys s’y oppose et réserve Etéocle à un frère monstrueux » (VIII, 686-7). L’auteur du Roman a voulu présenter un premier face à face des deux frères pendant la bataille, mais on remarque qu’il choisit à peu près le même moment que celui où, dans la Thébaïde, Etéocle frôle la mort, en l’occurrence juste après la mort de Tydée. Par ailleurs il supprime l’intervention de Tisiphone et s’en tient à une affirmation banale : « mais cette heure n’était pas encore arrivée ». Au total on peut dire que l’auteur du Roman, s’il va plus loin que Stace dans la mise en scène (ce sont les deux frères qui s’affrontent), perd en intensité de par l’absence de la Furie.

40Dans la fin de l’histoire, les différences sont atténuées – sur le plan de la causalité – dans la mesure où Stace lui-même a laissé de côté les dieux (à l’exception de Junon et de Pallas, qui aident les femmes argiennes). On peut peut-être simplement s’étonner que le Roman de Thèbes n’ait pas repris et même renforcé la part dévolue par Stace aux allégories dans les trois derniers chants (Virtus, Pietas et Clementia). L’absence de Clementia, l’absence du thème de la réconciliation et l’accent mis sur la seule destruction de Thèbes donnent à la fin du Roman un caractère beaucoup plus négatif que dans la Thébaïde. On notera aussi que le Roman de Thèbes manque de cohérence, dans la causalité narrative, à propos du refus de la sépulture aux morts argiens : l’ordre de Créon n’est pas raconté (il se situe dans une ellipse narrative) et on comprend mal les allusions à « la scandaleuse humiliation » ou à « l’opprobre » de cet abandon des corps, jusqu’au moment où Evadné mentionne clairement l’interdiction de Créon (v. 1090). Dans la Thébaïde, au contraire, le thème de l’absence de sépulture est orchestré tout au long de l’épopée, pour aboutir à cet épisode final. Je soulignerai enfin que l’auteur du Roman a doublé le prodige de la flamme divisée sur le bûcher funèbre : les cendres des deux frères, rassemblées dans une urne, s’échappent et Thésée maudit leurs âmes, les vouant aux démons.

41Ainsi, alors même que ces deux fins de poème auraient pu se ressembler par suite du renoncement de Stace à la causalité divine, plusieurs éléments ne laissent pas de les distinguer.

Oppositions et correspondances

42La différence la plus remarquable entre les deux poèmes du point de vue de la causalité, c’est donc que rien ne subsiste de la présence, obsédante dans la Thébaïde, de Tisiphone. C’est elle en effet qui répond à l’appel d’Œdipe et suscite le pacte qui sera la cause de la guerre ; c’est elle qui relance l’action et provoque la première mêlée, en excitant les tigres apprivoisés ; c’est elle, aidée de Mégère, qui provoque le duel : voilà pour les grandes articulations. Mais en outre elle intervient dans plusieurs épisodes de la guerre, provoquant la mort et le nefas[16]. Enfin elle réserve les deux frères l’un à l’autre, prenant pour eux le visage du destin. Cette particularité de la Thébaïde, qui n’existe dans aucune autre épopée antique, l’auteur du Roman de Thèbes ne l’a pas retenue, alors même qu’il mentionne de temps à autre des dieux païens et conserve presque telle quelle la scène divine qui précède le foudroiement de Capanée. Cela change la tonalité.

43Dans la causalité humaine, qui est donc la seule mise en œuvre dans le Roman, je ferai un sort particulier à deux éléments. Le premier est l’abondance des « conseils » entre le chef et ses « barons ». C’est un élément important de la civilisation féodale, qui correspond bien, sur la plan du fonctionnement, à la causalité divine de la Thébaïde : les décisions ne sont pas inspirées par un dieu, elles sont prises en commun, à l’issue d’une délibération. Le deuxième est le thème de la fides, commun aux deux civilisations et présent dans les deux œuvres. Le respect du serment est souvent invoqué dans le Roman, pas seulement à propos du pacte qui lie Etéocle et Polynice. Mais pour ce qui concerne ce pacte, justement, les choses sont plus claires que dans la Thébaïde, peut-être en raison de l’absence de causalité divine.

44Il y a tout de même, dans le Roman, quelque chose qui correspond à Tisiphone, c’est ce que l’auteur appelle « le péché » d’Œdipe : la conception incestueuse d’Etéocle et de Polynice. Ce « péché » fonctionne comme une cause originelle, il détermine tout, à la manière du destin antique. Et c’est un destin négatif : ils étaient promis à la méchanceté et à la mort, cela est dit par le narrateur dans le prologue, dans l’épilogue et dans le commentaire qu’il fait après leur double mort. Chez Stace Tisiphone est agent de causalité et elle suscite le nefas, en particulier le duel fratricide ; dans le Roman de Thèbes le « péché » est la cause, et le résultat, c’est le malheur. On a donc dans le premier cas une histoire tragique où le destin funeste prend le visage de la Furie, dans le second une histoire pathétique à visée moralisatrice.

45La Thébaïde me paraît novatrice en ce sens qu’elle oblige à se poser la question du mal : comment Jupiter « optimus maximus » peut-il tolérer le nefas et laisser Tisiphone agir à sa guise ? Le Roman de Thèbes, de son côté, me semble se conformer à un modèle chrétien où la naissance incestueuse, « contre nature » est assimilée au péché originel, le récit rétrospectif de l’Œdipodie correspondant alors au récit biblique de la chute. Mais dans la suite du Roman, cet arrière-plan s’efface et on a affaire à une narration simple, où les épisodes se succèdent sans être rapportés à une cause antérieure ni à l’action d’une divinité. Sauf dans le cas du duel, le narrateur présente « ce qui arrive » et, le cas échéant, s’en afflige. Il en résulte, à mon avis, une moindre unité, l’impression d’une succession d’épisodes qui ne sont pas sous-tendus par un destin ayant ses agents dans l’histoire et s’accomplissant pas à pas. Je dirais qu’il y a dans le Roman de Thèbes plus de pathétique et moins de tragique, plus de plaisir de la narration et moins d’angoisse existentielle.

46Reste à déterminer si ce qui a le plus changé, c’est la conception du monde ou la conception de la littérature narrative.

Notes

  • [1]
    Aristote, Poét. 1450b-1451a (unité) ; 1460a (objectivité et merveilleux). Horace, Art poét. 1-23.
  • [2]
    Le premier à avoir parlé d’« anti-Enéide » pour la Pharsale est A. Thierfelder (Der Dichter Lucan, Leipzig 1934).
  • [3]
    Cf. tout récemment J.Chr. de Naddaï, Rhétorique et poétique dans la Pharsale de Lucain. La crise de la représentation dans la poésie antique, Louvain-Paris 2000.
  • [4]
    Cf en part. E. Burck, Vom römischen Manierismus, Darmstatdt 1971.
  • [5]
    Lucain constitue une exception, mais sa précocité se trouve avoir correspondu à une urgence.
  • [6]
    C. Lewis, The Allegorie of Love, Oxford 1936.
  • [7]
    Mais cet exposé des causes constitue plutôt une partie intermédiaire entre le prologue et le récit proprement dit.
  • [8]
    C’est sans doute à ce titre que Cicéron est convoqué.
  • [9]
    Technique narrative et voix du narrateur ; l’apostrophe dans la Thébaïde de Stace, Paris (dactyl) 1994. Le premier exemple se trouve dans l’Enéide avec l’apostrophe à Nisus et Euryale : Fortunati ambo… ! (IX, 446)
  • [10]
    On remarque le cas particulier des rois : et soli memorent haec prodigia reges (579). C’est le seul endroit où on peut parler d’une fonction didactique et moralisatrice du poème.
  • [11]
    « Mais vivras-tu longtemps encore, O Thébaïde… toi qui pendant douze ans m’as coûté tant de veilles ? »
  • [12]
    À la différence de Virgile ou de Lucain. Cf. notre article dans la REL 79 ( 2001), p. 188-200 : La causalité dans le chant I de la Thébaïde de Stace.
  • [13]
    Toutefois du discours de Jupiter l’auteur du Roman retient le détail réaliste des yeux d’Œdipe piétinés par ses fils (I, 238-239 et v. 530).
  • [14]
    Au début du chant VIII intervient aussi Pluton, mais, pour ce qui est de l’action principale, il ne fait que doubler Tisiphone.
  • [15]
    Pour Capanée cf. infra.
  • [16]
    Par exemple, pour pousser Tydée à dévorer la tête de son ennemi (VIII, 757)

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