Notes
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[1]
LISTE DES ABREVIATIONS :
A. A. L’Amour des amours (1555), éd. Ad. van Bever, Paris, Société des médecins bibliophiles, 1926. A. P. B. L’Art poëtique (1555), éd. A. Boulanger, Paris, Les Belles Lettres, 1930. A. P. G. L’Art poëtique (1555), dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd F. Goyet, Livre de poche, 1990, pp. 235-344. C. C. H. Commentaire sur la Constitution de l’Horoscope, dans Commentarii tres : De dimensione circuli, De contactu linearum commentarium, De constitutione horoscopi commentarium, Bâle, Jean Oporinus, 1563. Cote Tolbiac N. F. Res g V 333 (2) et Microfilm m 6583. C. P. Ad principes christianos cohortatio pacificatoria, Lyon, Jean de Tournes, s. n., 1555. Cote Tolbiac LB31-56. D. O. Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese (1555), éd. L. C. Porter, avec introduction et notes, Droz, Genève, 1966. E. F. P. Exhortation aux princes chrestiens pour le fait de la paix, Paris, A. Wechel, 1558, s. n., Châlons-en-Champagne, recueil AF 10046 (pièce 10050). L. 3. G. Louange des Troes Graces, dans Euvres poetiques de Jacques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. F. Louange du Fourmi, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. H. Louange de l’Honneur, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. P. Louange de la Parole, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). O. F. Oraison funèbre du Roy Henry VIII, éditée par V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier, l’oraison funèbre de Henri VIII, 1547 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XI, 1949, pp. 7-27. O. P. Les Œuvres poëtiques de Jacques Peletier du Mans…, réimprimées par L. Séché, avec une notice biographique, commentaire et notes par P. Laumonier, Paris, Revue de la Renaissance, 1904 ; reprint Genève, Slatkine, 1970, XXXII. -
[2]
Voir par exemple Jean-Max Colard, « La question du livre dans le Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese de Jacques Peletier du Mans », Nouvelle Revue du XVIe s., 17, 1, 1999, pp. 55-65, Isabelle Pantin, « Peletier et la médecine : le traité sur la peste de 1563 », Actes du colloque Le Maine et l’Europe (Le Mans, septembre 2000), éd. par la Société archéologique du Maine, à paraître ; François Rouget, « Jacques Peletier et les Euvres poetiques intitulez Louanges (1581) : entre l’explication du monde et la connaissance de soi », RHLF, 1, 1999, pp. 3-16. On se reportera à l’édition que donne Jean-Charles Monferran de L’Amour des Amours, Paris, S. T. F. M., 1997, ainsi qu’à ses nombreux articles : « La Poésie sonore de Jacques Peletier du Mans », A haute voix : diction et prononciation au XVIe et XVIIe s., Actes du colloque de Rennes, 17-18 juin 1996, Paris Klincksieck, 1998, pp. 35-54, « Dauron dans le Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese de Peletier », BHR, Genève, LX 1998, pp. 405-412, « Le Dialogue de l’Ortografe e Prononciation Françoese de Jacques Peletier du Mans : de l’œil, de l’oreille et de l’esprit », Nouvelle Revue du XVIe s., 1999/1, pp. 67-83.
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[3]
« De me dico, quum Taurum in Medio Coeli habeam, quem Mars cum Mercurio in Virgine positus intuetur, mihi ad res gerendas industriam non deesse : quam Sol studio, consilio, et fide adjuvat ».
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[4]
Pour l’attribution des deux textes, voir C. C. H. 70-71 et l’épître liminaire de l’Exhortation : « Monseigneur, un peu apresque que j’eu ecrit en latin l’Exhortation aux Princes Chrestiens pour le fait de la Paix, se fit la treve entre l’Empereur & le Roy » [Aij].
-
[5]
Prohème […] en la translation de l’histoire d’Appian […] (1510), p. 79 [3], in La monarchie de France et deux autres fragments politiques, éd. Jacques Poujol, Paris, Librairies d’Argences, 1960.
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[6]
Claude de Seyssel, La Monarchie de France, op. cit, II, XVI, p. 124.
-
[7]
Platon, République, in Œuvres complètes, op. cit., III, 369, p. 914.
-
[8]
Ovide, Métamorphoses, trad. de Joseph Chamonard, Garnier, 1936, I, 89-93, pp. 6-7.
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[9]
Voir Les Dialogues de Guy de Bruès (1557) …, éd. Panos Paul Morphos, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1953, pp. 95-96.
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[10]
Sur ce point, voir Montaigne, Essais, éd. Villey, PUF, Paris, 1988, III, 1 [B], pp. 790-791.
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[11]
L’écriture « doèt obëir a la parole, tout einsi que la parole a l’esprit » (D. O. II 77).
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[12]
Claude de Seyssel, op. cit., III, 10, p. 182. Voir également Machiavel, Sur la première décade de Tite-Live, op. cit., III, XL, p. 706.
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[13]
Voir Claude de Seyssel, op. cit., II, XIV, p. 121.
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[14]
V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier du Mans », BHR XI 1949, p. 16, note 2.
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[15]
Machiavel, Le Prince, op. cit., XX, 356.
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[16]
Claude de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques. Proeme [….], op. cit., p. 79 [3].
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[17]
Voir par exemple E. F. P. 31.
-
[18]
La religion, la justice et la police. Voir la Monarchie de France, op. cit., II, VII, p. 115.
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[19]
La monarchie de France et deux autres fragments politiques, op. cit., « Prohème […] » (1510), p. 80 [5].
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[20]
Voir la Monarchie de France, op. cit., II, XVI, p. 124. Cf. Louanges : dans l’Etat des Fourmis, « Nature veùt les uns fere exceler,/ E les menuz aveq les grans méler » (34 r°).
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[21]
Voir également E. F. P. 31. et O. P. 271.
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[22]
V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier du Mans… », op. cit., p. 12.
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[23]
Voir O. P. 219, traduction de l’ode d’Horace (I, 16).
1Dans la Remontrance, A Soeméme (1581), Jacques Peletier du Mans jette un regard sur les années passées, sur l’homme et sur l’écrivain qu’il fut. Cet autoportrait sans complaisance frappe par sa sincérité et sa lucidité. Peletier ne cache rien de la curiosité insatiable, de la « folie » (L. 71 v?) [1] de connaître qui a gouverné son existence et l’a lancé plein d’« apetit » (L. 71 v?) à l’assaut des livres et du monde. Cette fougue lui a permis d’élaborer une œuvre particulièrement riche, dont différentes études ont récemment révélé l’intérêt scientifique, littéraire et linguistique. [2] Il me semble qu’il faudrait également se pencher sur les aspects politiques du texte. À plusieurs reprises, Peletier insiste sur le caractère capital de la vie publique et du « manimant d’afferes » (A. P. B. 60). Première étape de l’éducation, ils donnent un savoir que les livres viennent ensuite compléter. C’est au contact des grands et au sommet de l’État que l’on apprend le monde et la vie des hommes. Cet intérêt pour la chose politique répond d’ailleurs à une véritable vocation :
En ce qui me concerne, comme j’ai le Taureau au milieu du Ciel, en aspect avec Mars au moment où il se trouve avec Mercure dans le signe de la Vierge, je ne manque pas de zèle pour les affaires publiques, un zèle que le Soleil renforce par l’étude, la réflexion et la loyauté.
3Peletier entend prendre part à la vie publique : c’est selon lui un fondement de sa personnalité, non pas un accident lié aux circonstances mais un rôle, inscrit dans le ciel, qui lui était naturellement destiné. Il prononce l’oraison funèbre du roi Henri VIII d’Angleterre à Notre-Dame de Paris et admoneste Henri II et Charles Quint dans la Cohortatio pacificatoria (Lyon, Jean de Tournes, 1555), à la veille de la trêve de Vaucelles (5 février 1556). La version française, l’Exhortation aux princes chrestiens sur le fait de la paix, précède le traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559). [4] Ces discours sont essentiels à la compréhension des thèses de Peletier, mais on pourrait également mentionner Les Œuvres poëtiques de 1547, par exemple, ou les Louanges de 1581. La question politique ne cesse donc jamais de l’intéresser et, si elle connaît parfois une évolution, elle s’oriente selon un axe que je qualifierais de réaliste. Selon Peletier, gouverner la cité ne consiste pas à lui appliquer la grille d’un monde idéal, mais à se fonder sur la nécessité des faits. C’est ce que j’essaierai de démontrer en étudiant tout d’abord les notions d’État et de société, et en tentant de définir le lien qui les unit à la Nature. J’évoquerai ensuite la manière dont Peletier envisage la fonction royale.
4Peletier ne se réfère jamais à une constitution parfaite, à un modèle qui viendrait se superposer au monde des hommes pour en assurer la cohérence. L’observation et le témoignage de l’histoire révèlent au contraire la diversité et le caractère éphémère des systèmes politiques :
Le Maternel florit, dure, ou expire,Einsi que fét l’Etat, Réne, ou Ampire […]Einsi ala des Rommeins le LatinJusqu’au Soleill du soer e du matin.Mes quand sur eus les Barbares salliret,Ampire e Langue ansamble defalliret :Comme avoét fèt les Etaz precedans,E feront ceus des ages succedans.
6Les États sont soumis à l’action du temps, ils n’obéissent pas à des principes universels mais, simples phénomènes, s’inscrivent dans la succession des faits. Peut-être Peletier se souvient-il de Claude de Seyssel et plus précisément de sa préface à Louis XII. Il connaît le texte et fait référence à la traduction de 1544 dans L’Art poëtique :
Je ne ferai difficulté d’user de Regnicoles, après Claude De Seyssel en sa Préface au Roi Louis, sur sa traduction des guerres Romaines d’Appien : ni encore de répulse dont il a usé en quelque endroit du livre même [….].
8Seyssel développe une conception organique de l’État, qui naît et meurt comme tous les êtres vivants :
[…] pour l’imbécillité et imperfection de l’humaine condition toutes les dites monarchies, ainsi qu’elles ont eu commencement et accroissement, sont venues en décadence et finalement en ruine et totale mutation. [5]
10L’idée trouve chez Peletier une justification d’ordre physique. Il n’y a pas de loi naturelle, propre à tous les peuples et à tous les individus. L’appartenance à la communauté humaine ne permet pas de fonder une norme et de transcender les déterminismes locaux. En revanche, la nature affecte de manière radicale l’histoire et la vie de la collectivité. Les révolutions astrales commandent les révolutions politiques :
Et se faisant Conjonction MaximeDes deus plus hauz, dans le chef des Maisons,Se referont les loix, meurs et saisons.
12La « Conjonction Maxime » met en présence au moins une des planètes supérieures : Saturne, qui occupe la place la plus élevée dans le ciel, Jupiter qui vient ensuite et enfin Mars. Dans les vers de Peletier que nous venons de citer, la conjonction rassemble « les deus plus hauz », c’est-à-dire Saturne et Jupiter. Les « remu’mans, e prodiges expres » (L. Jupiter, 62 r°-v°) qui l’accompagnent préfigurent les mutations du pouvoir. La Cohortatio pacificatoria développe également la question :
C’est celle la qui reforme les tems, change les meurs & les loys, esveille les espriz à nouvelles entreprises, transfere les regnes : en somme, qui reforme & retrace toute l’effigie de la terre.
14Le ciel porte en lui le devenir des États : il préfigure ce qu’ils seront non seulement par la position actuelle des étoiles, mais aussi par le témoignage des configurations passées. L’astrologie politique se définit dès lors comme une science expérimentale : l’observation des mouvements célestes permet de lire la situation présente à la lumière des autres périodes de grande conjonction. C’est cette confrontation qui permet d’en saisir la portée réelle.
15Soumises au jeu du temps et des astres, aux mouvements successifs du déclin et de la renaissance, les formes politiques ne peuvent obéir à des schémas fixes et préétablis. Peletier considère plutôt qu’elles sont régies de l’intérieur par des lois physiques. Avant d’aller plus loin, il convient peut-être de rappeler que pour lui (comme pour la plupart de ses contemporains), la nature se définit comme un système ordonné et cohérent :
[…] des choses la grand’cheineEtofee de dur metal,S’antretient d’un ordre fatalAntrenoue d’amour e heine.
17La métaphore platonicienne de la chaîne met l’accent sur sur les relations qui unissent les êtres. Chaque partie de la création constitue l’élément d’un dessein qui la justifie et d’une figure qui en assure à la fois la mise en forme et la compréhension. Ainsi,
tous Etans, sont an leur ordre, e tienet un ranc invariable […]. Auquel chaque espece, eins chaque individu : que dirè je ? chaque particule, ét destinee a certein office, usage e faculte.
19De la même manière, parmi les êtres humains, l’harmonie sociale repose sur la stabilité de la base :
Telle a esté l’ordonnance du souverain gouverneur que non seulement les choses de qualité eussent affaire les unes des aultres, mais encores les choses principales fussent appuyées des plus petites.
21Chez Seyssel, c’est également un fondement naturaliste qui assure la conservation du corps social. Il écrit dans la Monarchie de France :
Aussi, en tous les pays du monde, y a telle distinction de peuple, et si est nécessaire selon raison naturelle et politique : tout ainsi qu’en un corps humain, faut qu’il y ait des membres inférieurs, servants aux plus dignes et supérieurs. [6]
23Hiérarchiquement subordonnés aux autres ordres de la société, ce sont « les membres inférieurs » qui garantissent la solidité de l’édifice et la paix du royaume. La société des fourmis est exemplaire au sens où elle manifeste au plus haut point la cohésion d’un groupe pourtant hétérogène :
Qu’an ét il donq ? que leur frugaliteFace qu’iz soèt tous en equalite ?Non : leur etat, si providamment libre,Ne permèt point qu’iz soét tous d’un calibre :Nature veùt les uns fere exceler,E les menuz aveq les grans méler :Les uns d’antre eus sus les portes se tienet,Pour recevoèr le fes de ceus qui vienet :Les autres sont aus eles, sans porter,Ayans le soin de chacun anhorter :Une partie, a la meson gouverneLes alimans serréz dans la caverne.Ce sont les Loes, auqueles ét soumisL’Etat publiq des vigilans Fourmiz […].
25Dans cette société idéale, chaque membre joue un rôle bien défini, un « office » qui lui donne son utilité et qui correspond à un besoin précis. Ce système rappelle celui qu’expose Socrate dans la République de Platon. Une relation similaire unit les différentes composantes de la société :
Il y a, selon moi, naissance de la société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens. [7]
27Le caractère anthropomorphiste de la Louange du fourmi ne doit pas dissimuler le fait que, pour Peletier, la loi naturelle trouve son expression la plus achevée dans la société animale. L’insecte suit les voies dessinées par Dieu et la vie de la collectivité s’organise pour le mieux dans cet « etat, si providamment libre » (L. F. 35 v°). Le seul « instinct » permet de suivre une voie raisonnable.
28Les animaux jouissent librement des dons de la nature sans se perdre dans les chimères d’institutions illégitimes et coercitives. Chez les êtres humains, la fin de la naïveté a aboli la confiance dans la bonté du monde. Elle marque l’avènement d’une ère nouvelle, placée sous le signe de la loi. Cette idée, probablement inspirée d’Ovide [8] et caractéristique de la pensée sceptique [9], revient fréquemment chez Peletier. L’homme pas seulement une faible créature, ontologiquement démunie par la défaillance des sens et de l’intellect, il s’est fait lui-même l’artisan de sa déréliction : « toute grace, ou donnee, ou aquise,/ Il l’à voulù pervertir a sa guise » (L. F. 36 r°). Le mouvement de l’histoire obéit à un principe de corruption et de dégradation :
Au tams presant le plesanteur servil,Plus le devoer des troes Graces fet vil,Plus il est pris pour honnete et civil.
30En s’éloignant du temps des origines, l’humanité se sépare de son principe fondateur. Livrée à elle-même, elle s’abandonne au mal : le thème de l’hypocrisie traduit la perversion d’un monde où les apparences conduisent à l’inversion des valeurs et où le mensonge devient l’apanage de la sagesse. Le phénomène est d’autant plus net que les Louanges sont contemporaines des guerres civiles. Sans doute Peletier trouve-t-il dans la crise que connaît la France sous Henri III des arguments qui plaident en faveur de sa thèse.
31Mais si Peletier se livre à ce constat dans les Louanges, il montre également que le mal obéit à une nécessité naturelle, et qu’il n’est pas seulement dicté par le contexte historique. Ce n’est pas à la lumière de la vertu que se structure la polis, mais bien plutôt dans l’interaction de la vertu et du vice :
[…] la blancheur aupres du noer reluit,Comme l’utile aupres de ce qui nuit.
33De même,
[…] il ét necessere que tout metier, pour vil e abject qu’il soèt, trouve son ouvrier : affin de fere avoèr place aus plus honorables. Qui se pourroèt dire Excellant antre les hommes, s’il n’y avoèt de procheins e de lointeins : de moyens e d’infimes ?
35L’« abject » est constitutif du monde, il est aussi naturel que l’honnête et, à ce titre, il doit être considéré comme l’un des fondements de l’expérience humaine. Dans cette perspective, les loix et les agissements des hommes peuvent s’émanciper de la morale. La position de Peletier marque ici une évolution très nette. En 1581, l’une de ses dernières œuvres, la Louange de l’honneur, propose au lecteur de se laisser guider par la seule vertu :
Il ne faut point que son apui il fiche,Sur étre beau, sur étre fort, ou riche.De lui ne soét les moyens eprouvéz,Qui sont ancor es vicieus trouvéz.
37Le texte proscrit de façon explicite les attitudes machiavéliennes : les « moyens » doivent rester honnêtes et la réalité humaine doit coïncider au plus près avec les impératifs de l’éthique. C’est là le terme auquel il faut tendre, sans se laisser abuser par la fausse gloire des biens matériels. La perspective paraît un peu différente dans les œuvres de 1547-1550. Par la voix de Dauron, le Dialogue de l’ortografe définit l’idéal d’une langue transparente, susceptible de transmettre la pensée de la façon la plus fidèle. La question orthographique y est indissociable de la question morale. [11] Ainsi la lettre à Thomas Corbin qui figure dans la seconde édition attaque-t-elle de façon très virulente les dissimulateurs. Pourtant, elle ne leur donne pas une leçon de morale, mais bien plutôt de machiavélisme :
Ancores s’iz savoét leur metier, de tele sorte qu’iz an susset user diversemant an l’androet de diverses personnes. Mes iz sont si aheurtèz a leurs deguisemans, que sans exception iz dissimulet anvers leurs amis et leurs annemis.
39Peletier fustige ironiquement ces fourbes au petit pied, ignorants de leur art et incapables d’exhiber le bon masque au bon moment. Dans le Dialogue de l’ortografe comme dans l’Apologie a Louis Meigret, l’image du déguisement traduit habituellement la déformation de la langue et lui oppose un idéal d’élégance et de transparence. Ici, la même topique propose la vision d’un monde fluctuant, où le langage n’est plus soumis à l’étalon de la vérité. Il n’a plus pour objectif l’expression fidèle de la pensée du locuteur et obéit maintenant aux identités successives et « diverses » des interlocuteurs. Ce n’est plus la vertu mais l’intérêt du moment qui commande les comportements.
40Il faut cependant noter que la diatribe s’en prend uniquement aux « petiz compagnons, qui se veulet patronner aus grans » (D. O. « A Toumas Corbin Bourdeloes »). Si Peletier attaque les faux amis, il admet en revanche que l’on utilise la ruse dans les hautes sphères de l’État. Sur ce point très précis, la conception vertueuse du langage révèle ses limites :
E sus tout, les grans Signeurs peuvet e doevet souvant dissimuler, eyans a besongner avec tant de sortes de g’ans : manians tant e de si importans aferes, e si sugez a surprise.
42Les « aferes », l’exercice du pouvoir et de la vie publique légitiment un usage amoral du langage, défini en fonction de son utilité et non de son adéquation avec la vérité. Le phénomène est encore plus vrai en temps de guerre :
La sagesse, l’attrampance, la debonnaireté se fait cognoistre en un Roy au tems de Paix : mais au tems de guerre on n’oyt parler que de ruses, de menees, & de surprises. [12] Car lors le Prince est contreint de tenir arriere soy les bienfaits de ses amys, & peine d’attirer l’alliance & l’ayde de plusieurs, & de praticquer leur amitié, lesquelz autrement tienent de luy en tems pacifique.
44Dans ce contexte, la parole peut et doit s’émanciper des critères éthiques : la fréquentation des autres hommes et la réalité des enjeux interdisent la naïveté. La société est une forme imparfaite et ses membres doivent pour agir utiliser sans remords les moyens adéquats.
45Comme le montre l’extrait que nous venons de citer, la figure royale n’échappe pas à ce pragmatisme. Certes, c’est bien le « vueuil celeste » (O. P. « Congratulation ») qui a placé Henri II sur le trône, mais le monarque doit aussi faire preuve de réalisme : les exigences du pouvoir entrent parfois en contradiction avec la vertu. Ce point est particulièrement net dans la manière dont Peletier envisage les relations du monarque et de ses sujets. C’est en vain que Charles Quint imaginerait une sédition :
Que le Roy soit mal servy de la Noblesse ? [13] il traitte trop bien les grans de son Royaume pour luy faillir de devoir.
47Les Œuvres poëtiques de 1547 évoquent d’ailleurs les faveurs dont font l’objet les « hommes de court ». Ceux qui quittent le roi pour se retirer dans leur fief et y célébrer les vertus de l’otium font preuve d’ingratitude :
Apres avoir [leurs] jeunes ans usezSuivans la Court, et plus de bien receuQue n’en [avaient] esperé ny conceu :Apres avoir pratticqué les offices,Et obtenu estatz et beneficesPar le seul bien des Princes liberaux […].
49La libéralité constitue donc l’un des instruments par lesquels le roi peut s’assurer la fidélité de la noblesse. L’Oraison funèbre du roi Henri VIII d’Angleterre montre qu’il existe un lien comparable avec le peuple :
Et puys, par disposition réciproque, le repos et asseurance des princes dépend de l’union et contentement du peuple.
51Le réalisme prévaut sur des considérations plus généreuses. Le prince doit ménager ses sujets, moins par amour du plus faible qu’en vertu d’intérêts bien compris. Selon Peletier, Henri VIII a su faire de ce principe un instrument capital de sa politique intérieure :
Et pour parvenir à chef de ses entreprises, il ne se lassoit de gaigner et pratiquer par libéralité touts ceulx qu’il prétendoit luy pouvoir servir en ses affaires : et non seulement en ses affaires de guerre, mais encores en touts aultres endroictz […].
53Un peu plus loin, Peletier abandonne le cas particulier du monarque anglais pour donner à son propos un tour plus théorique :
Libéralité est la myeulx séante et convenable en ung prince. C’est le vray moyen d’entretenir les vertus et exterminer les vices : parce que les hommes de cueur, pour l’asseurance qu’ilz ont d’estre rémunérez, plus voulontiers et plus hardyment monstrent les effectz de leur debvoyr : et à l’exemple d’eulx, ceulx qui autrement sont remys et faillis, s’efforcent resveiller leurs espritz, pour estre du nombre de ceulx, qui sont en honneur et repputation, et qui recueillent le doux et désiré fruict de leurs labeurs.
55Le portrait du monarque en mécène participe du même projet et permet de dispenser une leçon de morale politique. C’est bien sûr le cas dans l’Oraison funèbre de Henri VIII. Par-delà l’hommage au défunt, le discours s’adresse peut-être aussi à François Ier comme à tous ceux qui, au sommet de l’État, disposent de quelque pouvoir. En célébrant la manière dont Henri VIII a su récompenser et encourager les lettrés qui l’entouraient, Peletier les invite à faire de même :
Voylà comment il est en la puissance et voulonté des princes que leurs subgectz vivent en tranquilité et sans division, et qu’ilz soyent amoureux de vertu, et ennemys de volupté.
57Le propos prend une valeur générale et conduit l’orateur à s’émanciper du cadre de l’oraison funèbre. Ce n’est plus la personnalité du roi d’Angleterre qui retient son attention mais, comme le suggère le passage au pluriel, l’attitude « des princes » vis-à-vis de leurs sujets. La générosité ne s’enracine pas dans l’éthique chrétienne de la charité, bien plutôt dans les nécessités du pouvoir et dans la loi de l’intérêt.
58La pratique de la libéralité détermine le type du gouvernement. La longueur du règne de Henri VIII d’Angleterre est tout à fait exemplaire :
Et pour ce il a esté nécessaire que pour conserver sa majesté si longuement comme il a fait, il ayt esté d’une authorité accompaignée d’une grande prudence : et il fault dire qu’il avoit bien appris combien tyrannie est ennemye de longue durée.
60Ce ne sont ni la vertu ni le modèle d’une constitution idéale qui oriente le choix politique. Il n’est tout simplement pas dans l’intérêt du prince de gouverner en despote s’il veut garder le pouvoir. V.-L. Saulnier considère le passage comme l’expression d’un « lieu commun » [14] inspiré des Apophtegmes de Plutarque et d’Érasme, voire de Machiavel. [15] On pourrait également citer le nom de Claude de Seyssel, qui développe la même idée dans la traduction d’Appien :
Mais d’autant ont eu les [monarchies] passées (et auront celles qui de présent sont) plus longues durées, qu’elles ont été et sont gouvernées et régies plus justement, plus également, et plus vertueusement et que les chefs se sont mieux accordés avecques les membres, et les membres avecques les chefs […]. [16]
62Le Prince doit comprendre que sa puissance ne peut être absolue, par égard pour ses sujets mais aussi pour assurer la pérennité de son règne.
63Le pragmatisme politique de Peletier le conduit donc à définir une pratique bienveillante du pouvoir. Dans cette perspective, la guerre n’est pas envisagée comme un moyen d’asseoir l’autorité et de l’affermir. Elle peut au contraire la fragiliser :
Car certes la victoyre est bien cher vendue, qui s’achepte par la mort des gens de bien & de cœur : d’autant que ceux qui font bon service en la guerre, encores font ilz autant de besoin en tems de Paix. Car par leur conseil, fidelité & vigilance, un Roy retient & maintient son autorité.
65L’Exhortation met en œuvre différents arguments pour détourner les princes d’Europe de leurs visées expansionnistes. L’un des principaux consiste à dénoncer le scandale qui consiste à combattre des frères de même religion. [17] Mais le passage que nous venons de citer ne se réfère nullement à la mystique de la république chrétienne. Une nouvelle fois, c’est un intérêt bien compris qui commande la prudence. Le verbe « retenir » suggère qu’en acceptant des limites, des « freins » [18] pour reprendre le mot de Seyssel, le monarque peut réellement exercer et conserver (« maintenir ») le pouvoir. Le système monarchique ne repose pas seulement sur le bon plaisir de la volonté royale, il doit être tempéré par la présence des conseillers. Peut-être l’auteur se souvient-il ici encore des thèses de Seyssel : le roi est tout-puissant, mais
cette grande et souveraine liberté est si bien réglée et limitée par bonnes lois et ordonnances, et par la multitude et autorité grande des Officiers qui sont tant emprès sa personne qu’en divers lieux de son Royaume, qu’à peine pourrait un Roi faire chose qui fût trop violente ni à trop grand préjudice de ses sujets : pourtant qu’iceux Rois ont toujours eu, autour de leur personne, plusieurs princes ou autres illustres et notables personnages, prélats et séculiers, par le conseil desquels ils ont conduit les matières de la paix et de la guerre concernants l’État […]. [19]
67Seyssel traite la question beaucoup plus longuement que Peletier, qui n’évoque pas le rôle limitatif de la loi et se contente de faire référence à l’action des conseillers. C’est d’ailleurs une fonction qu’il revendique explicitement :
Non pas cela non : je ne dy point que je soy’ apellé à ceste charge par une grace : je ne dy rien plus, sinon que je suis avec plusieurs apellé pour procurer fidelement les affaires de la Republique Chrestienne.
69Le ton semble modeste et souligne le désintéressement de l’orateur, qui prend ici les traits d’un serviteur zélé. De même, dans l’hommage à Henri VIII, la captatio benevolentiae affirme qu’il ne prend pas la parole par ambition personnelle, « pour [s’] en faire croire ».
70Si important que soit leur rôle, les conseillers ne doivent pas pour autant servir d’intermédiaires entre le roi et ses sujets. Peletier insiste sur la force du lien qui les unit et suggère qu’il s’agit d’une relation directe. Dans les vers qu’il adresse à la France au début de la Congratulation, il écrit ainsi : « Tu as un Roy de ton sang procedé» (O. P. 268). L’exercice du pouvoir n’apparaît pas comme une simple fonction et ce ne sont pas seulement la dignité et les devoirs royaux qui retiennent l’attention du poète. Il met ainsi l’accent sur l’unité organique du pays et du monarque, qui doit faire corps avec ses sujets :
O noble Roy, ta France bienheureeDes maintenant entre tes bras se gette […].
72Cet élan plein de fougue témoigne d’une relation individuelle et directe, dont le caractère affectif est encore souligné par l’image des «bras». La description physique du monarque participe de cette personnalisation du pouvoir. Henri II accède au trône dans la fleur de l’âge,
Lors que le corps, qui l’esprit environnePlus vigoreux et addestre se sent,Et […] au dehors le dedens se consentPar les communs & naturelz accors,Vertu d’esprit jointe a celle du corps […].
74L’Exortation évoque de la même manière sa robustesse et sa jeunesse :
Que si tu ne peuz commander aucun repos, pour l’age ou tu es : si cete vigueur de courage ne donne aucun lieu de remission, à tout le moins regarde ton peuple.
76Et face à Charles Quint, il arrive que l’orateur oublie l’empereur pour ne plus s’adresser qu’à l’homme :
Car tu dois avoir cela pour bien entendu (mais tu l’entens tresbien) que le travail que tu as encores de present, est d’abondant & comme superflu à ta renommée, pour inquieter et opprimer ta vieillesse […].
78Une fois encore, la fonction royale n’est pas envisagée en termes politiques et juridiques. On assiste au contraire à une mise en scène du corps du prince, force agissante et incarnée, à la fois inscrite dans le temps et fortement individualisée.
79Par sa dimension affective, la personnalisation du pouvoir détermine une perspective très nettement paternaliste. Le roi apparaît comme le protecteur de son pays, garant de son repos et de son intégrité :
Les Roys premiers gouverneurs des FrançoisLes ont fait vivre, et en honneur florir :Mais nous croyons que donné tu nous soisPour nous garder de languir et mourir […].
81Peletier privilégie le rôle du père pour écarter celui du guerrier. La force ne constitue nullement l’une des traits caractéristiques de la figure royale :
Puis si tu es contreint de faire guerre,Que le tout soit briëve paix aquerre :Tenir cent ans ton peuple sans souffrance […].
83Les armes ne sont qu’un instrument mis au service du pays. Il ne s’agit nullement de faire la preuve de sa valeur militaire ou d’acquérir de nouveaux territoires.
84Et, de fait, Peletier ne cesse d’affirmer que ce n’est pas la force militaire qui doit assurer la force du royaume, mais la bonne santé du peuple. La loi physique de l’interaction détermine ici très nettement la manière dont Peletier envisage le système monarchique. En invitant le roi à prendre en compte les souffrances des plus humbles, il souligne peut-être le caractère fondamentalement « populaire » du règne : le roi doit s’appuyer sur ses sujets et leur marquer toute sa considération. La France, déclare-t-il à Henri II,
Ne s’estim[e] de sa part si abgetteQu’egalement priser tu ne la doyves.
86C’est la raison pour laquelle le roi doit se montrer attentif et par-delà le souci de sa gloire, il lui faut faire preuve de compassion. Dans l’Exhortation, l’orateur tente de faire retentir la « voix du peuple criant » (E. F. P. 39) pour mieux convaincre Henri II :
[…] ceux qui par si long tems reçoivent à leur face, en leurs champs, & en leurs maisons les cruelles invasions des ennemis, & soustienent les tueries, pilleries & bruslemens, ceux la te requierent & supplient. Tu leur auras rendu l’esperance & le courage, si tu leur veux donner quelque loysir de respirer, tant qu’ilz puissent refaire leurs loges, labourer les terres, & se remettre en fortune pour ton service, ayans plus d’envie de vivre pour toy que pour eux mesmes. Et ce pendant tu auras rachepté une infinité d’autres paovres personnages, de mort, de destruction & de miserable lamentation.
88Le tableau des ravages de la guerre sur le petit peuple des laboureurs et des paysans (le « peuple menu », pour reprendre le mot de Seyssel [20]) apparaît également dans les Œuvres poétiques de 1547. L’Ode « Au Seigneur Pierre de Ronsart, l’invitant aux champs » ne se contente pas de décrire un paysage bucolique :
Le gendarme endurciN’a eu aucun merciDe bourg ny de paroisse.Le ravage sans regleA desfonsé les muiz,Orge fourment et segleLeur ont esté destruiz :Portons doncq’ des poulletzEt quelque gras jambon,Pour trouver le vin bonDedans les gobeletz.Ce temps d’estrange sorteBien doit estre tenu,Puis qu’aux champs on reporteCe qui en est venu :Jadis, tout au rebours,Laboureurs florissoient,Allors qu’ilz fournissoientLa ville et les forbours.
90Dans la structure traditionnelle de l’Ancien Régime, les paysans (laborantes) n’ont pas pour mission de faire la guerre, ils n’ont pas à combattre mais à travailler la terre pour nourrir les autres ordres de la société (pugnantes et oratores). Le poème de Peletier montre pourtant qu’ils subissent de plein fouet le contrecoup des combats. Ils doivent supporter les exactions que commettent les soudards démobilisés et ne parviennent plus à assurer la fonction « nourricière » qui est la leur. Le texte souligne ainsi le paradoxe d’un monde où ce sont les gens des villes qui viennent alimenter les campagnes et ce renversement de situation, si anecdotique qu’il paraisse, montre que la guerre désorganise de façon radicale la communauté. À l’inverse, le roi doit garantir l’équilibre, la pérennité et l’intégrité du pays, principes essentiels que la guerre met à mal :
Car comme les affaires du Prince Chrestien ne doivent jamais estre separez d’avec les affaires de la Republique, qui est ce qui ne voit qu’avenant la defaite de l’un ou de l’autre, elle ne redonde au grand malheur de toute la communauté ?
92Cette idée apparaît à plusieurs reprises. L’Exhortation reconnaît au roi trois attributions :
Les anciens maistres de Philosophie vouloient que la vacation d’un Roy fust departie en troys, & comprise soubz l’office de Capitaine, de Sacerdot, & de Juge […].
94Mais l’orateur insiste bien d’avantage sur les deux dernières missions :
le Roy doit estre ententif aux choses qui sont de sa principale charge : j’enten à la Religion & à la Justice. […] Car si Jesuschrist a voulu que les siens eussent à se deporter des armes, ou s’ilz avoient à les prendre, que ce fust pour la tuition de la Foy & de la Justice : sans point de faute la force des armes sera postposable à la dignité des deux autres.
96Une nouvelle fois, Peletier montre que la guerre ne saurait constituer une fin en soi. Elle est « postposable » à des considérations plus hautes : pour reprendre la définition précédente, le roi n’est « capitaine » que parce qu’il est « Sacerdot » et « Juge ». Tout à l’inverse, en voulant faire la preuve de sa vaillance militaire, il menerait le pays à sa perte :
Celuy qui est en guerre, il ne jouït pas, mais il querele son Royaume.
98Le triomphe et la gloire ont un prix :
Avec cela les munitions & garnisons non seulement enlevent les emolumens de la victoire, mais aussi les fruitz du propre patrimoine.
100La guerre ne fait que des perdants et elle conduit à mettre en péril l’intégrité du pays, sur le plan matériel comme sur le plan humain.
101Ce point conduit à envisager un autre aspect, tout aussi capital : le roi dont modérer ses désirs. Henri d’Angleterre a su mettre un terme à ses combats et faire la paix avec la France :
Car certainement vouloir entretenir guerre en aage desjà si advancé, et encores contre ung roy insupérable des hommes et de fortune, c’est faire une playe incurable à sa prospérité, et à sa vertu. Car avecques ce que l’aage ne se peult passer de repos, ung roy en acquiert suspition de trop magnifeste ambition. [22]
103La critique de l’excès et de la vanité apparaît tout au long de l’œuvre de Peletier. En 1554, l’orateur de l’Exhortation utilise des termes identiques lorsqu’il admoneste Charles Quint :
Les Princes quoy qu’ilz soient excellens en preeminence de toutes choses, si sont ilz hommes pourtant : & ont à recongnoistre ce qu’ilz ont d’humain en eux.
105La quête de l’« honneur » parvient à faire coïncider l’utile et la vertu : en faisant la paix, l’empereur agit dans son intérêt mais aussi dans celui du roi de France et du peuple.
106La critique de l’excès doit donc également s’appliquer à l’exercice du pouvoir. Le portrait du monarque idéal rejoint dès lors celui de « l’homme bien né » : en 1581, la Louange de l’honneur reprend des termes comparables :
L’Homme bien né se montre tamperant,Sans autre bien qu’il an soèt esperant :A devenir tranquile e unanime,A se montrer constant e magnanime […].
108Cet épicurisme moyen s’exprime notamment dans la traduction de l’épigramme de Martial Vitam quae faciunt beatoriem … : l’une des conditions du bonheur, c’est
111La critique de l’excès, qui tout à l’heure déconseillait d’engager le pays dans des aventures coûteuses et dangereuses, aboutit ici à la prise de conscience d’une nécessaire médiocrité. Le roi lui-même ne saurait faire exception. Homme parmi les hommes, il doit prendre conscience de ses limites et mettre un terme à ses ambitions.
112Au terme de ces remarques, on voit que les idées politiques de Peletier sont étroitement liées à sa conception de la nature. La cohérence du cosmos et sa belle organisation trouvent un reflet lointain dans la manière dont les hommes s’organisent entre eux, malgré leurs imperfections. Dans cet univers sans solution de continuité où le haut gouverne le bas, la structure sociale obéit au jeu régulier des étoiles et au principe dynamique qui lie tous les êtres entre eux. Chacun d’entre eux a un rôle à jouer et même les plus « vils » sont indispensables aux autres. Admettre le mal, agir parfois selon la nécessité du moment et non en fonction de la vertu, se plier aux faits et non à des principes fixés de toute éternité, tel est le lot de la nature humaine. Le roi ne fait pas exception à la règle. Le caractère affectif des relations qui l’unissent à la France, la personnalisation du pouvoir et le devoir de compassion s’inscrivent dans la même perspective que la critique de l’excès : le monarque ne doit pas se comporter en chef de guerre égoïste et impitoyable, pas plus que son rôle ne se limite à l’exercice de la dignité royale. Il apparaît bien plutôt comme un homme, soumis à l’action du temps et du désir, et qui, comme tel, doit jeter sur le monde et sur lui-même un regard lucide et objectif. Sans succomber aux mirages d’une gloire imaginaire ni se laisser séduire par les biens de fortune, c’est à l’aune de la réalité qu’il doit mesurer et exercer son pouvoir.
Notes
-
[1]
LISTE DES ABREVIATIONS :
A. A. L’Amour des amours (1555), éd. Ad. van Bever, Paris, Société des médecins bibliophiles, 1926. A. P. B. L’Art poëtique (1555), éd. A. Boulanger, Paris, Les Belles Lettres, 1930. A. P. G. L’Art poëtique (1555), dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd F. Goyet, Livre de poche, 1990, pp. 235-344. C. C. H. Commentaire sur la Constitution de l’Horoscope, dans Commentarii tres : De dimensione circuli, De contactu linearum commentarium, De constitutione horoscopi commentarium, Bâle, Jean Oporinus, 1563. Cote Tolbiac N. F. Res g V 333 (2) et Microfilm m 6583. C. P. Ad principes christianos cohortatio pacificatoria, Lyon, Jean de Tournes, s. n., 1555. Cote Tolbiac LB31-56. D. O. Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese (1555), éd. L. C. Porter, avec introduction et notes, Droz, Genève, 1966. E. F. P. Exhortation aux princes chrestiens pour le fait de la paix, Paris, A. Wechel, 1558, s. n., Châlons-en-Champagne, recueil AF 10046 (pièce 10050). L. 3. G. Louange des Troes Graces, dans Euvres poetiques de Jacques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. F. Louange du Fourmi, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. H. Louange de l’Honneur, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). L. P. Louange de la Parole, dans Euvres poetiques de Jaques Peletier du Mans, intitulez Louanges…, Paris, R. Coulombel, 1581. Cote Tolbiac Rés. Ye. 470 (1). O. F. Oraison funèbre du Roy Henry VIII, éditée par V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier, l’oraison funèbre de Henri VIII, 1547 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XI, 1949, pp. 7-27. O. P. Les Œuvres poëtiques de Jacques Peletier du Mans…, réimprimées par L. Séché, avec une notice biographique, commentaire et notes par P. Laumonier, Paris, Revue de la Renaissance, 1904 ; reprint Genève, Slatkine, 1970, XXXII. -
[2]
Voir par exemple Jean-Max Colard, « La question du livre dans le Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese de Jacques Peletier du Mans », Nouvelle Revue du XVIe s., 17, 1, 1999, pp. 55-65, Isabelle Pantin, « Peletier et la médecine : le traité sur la peste de 1563 », Actes du colloque Le Maine et l’Europe (Le Mans, septembre 2000), éd. par la Société archéologique du Maine, à paraître ; François Rouget, « Jacques Peletier et les Euvres poetiques intitulez Louanges (1581) : entre l’explication du monde et la connaissance de soi », RHLF, 1, 1999, pp. 3-16. On se reportera à l’édition que donne Jean-Charles Monferran de L’Amour des Amours, Paris, S. T. F. M., 1997, ainsi qu’à ses nombreux articles : « La Poésie sonore de Jacques Peletier du Mans », A haute voix : diction et prononciation au XVIe et XVIIe s., Actes du colloque de Rennes, 17-18 juin 1996, Paris Klincksieck, 1998, pp. 35-54, « Dauron dans le Dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese de Peletier », BHR, Genève, LX 1998, pp. 405-412, « Le Dialogue de l’Ortografe e Prononciation Françoese de Jacques Peletier du Mans : de l’œil, de l’oreille et de l’esprit », Nouvelle Revue du XVIe s., 1999/1, pp. 67-83.
-
[3]
« De me dico, quum Taurum in Medio Coeli habeam, quem Mars cum Mercurio in Virgine positus intuetur, mihi ad res gerendas industriam non deesse : quam Sol studio, consilio, et fide adjuvat ».
-
[4]
Pour l’attribution des deux textes, voir C. C. H. 70-71 et l’épître liminaire de l’Exhortation : « Monseigneur, un peu apresque que j’eu ecrit en latin l’Exhortation aux Princes Chrestiens pour le fait de la Paix, se fit la treve entre l’Empereur & le Roy » [Aij].
-
[5]
Prohème […] en la translation de l’histoire d’Appian […] (1510), p. 79 [3], in La monarchie de France et deux autres fragments politiques, éd. Jacques Poujol, Paris, Librairies d’Argences, 1960.
-
[6]
Claude de Seyssel, La Monarchie de France, op. cit, II, XVI, p. 124.
-
[7]
Platon, République, in Œuvres complètes, op. cit., III, 369, p. 914.
-
[8]
Ovide, Métamorphoses, trad. de Joseph Chamonard, Garnier, 1936, I, 89-93, pp. 6-7.
-
[9]
Voir Les Dialogues de Guy de Bruès (1557) …, éd. Panos Paul Morphos, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1953, pp. 95-96.
-
[10]
Sur ce point, voir Montaigne, Essais, éd. Villey, PUF, Paris, 1988, III, 1 [B], pp. 790-791.
-
[11]
L’écriture « doèt obëir a la parole, tout einsi que la parole a l’esprit » (D. O. II 77).
-
[12]
Claude de Seyssel, op. cit., III, 10, p. 182. Voir également Machiavel, Sur la première décade de Tite-Live, op. cit., III, XL, p. 706.
-
[13]
Voir Claude de Seyssel, op. cit., II, XIV, p. 121.
-
[14]
V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier du Mans », BHR XI 1949, p. 16, note 2.
-
[15]
Machiavel, Le Prince, op. cit., XX, 356.
-
[16]
Claude de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques. Proeme [….], op. cit., p. 79 [3].
-
[17]
Voir par exemple E. F. P. 31.
-
[18]
La religion, la justice et la police. Voir la Monarchie de France, op. cit., II, VII, p. 115.
-
[19]
La monarchie de France et deux autres fragments politiques, op. cit., « Prohème […] » (1510), p. 80 [5].
-
[20]
Voir la Monarchie de France, op. cit., II, XVI, p. 124. Cf. Louanges : dans l’Etat des Fourmis, « Nature veùt les uns fere exceler,/ E les menuz aveq les grans méler » (34 r°).
-
[21]
Voir également E. F. P. 31. et O. P. 271.
-
[22]
V.-L. Saulnier, « Une œuvre inédite de Jacques Peletier du Mans… », op. cit., p. 12.
-
[23]
Voir O. P. 219, traduction de l’ode d’Horace (I, 16).