Couverture de INLI_542

Article de revue

À travers les livres

Pages 46 à 64

Notes

  • [1]
    S. de Reyff mentionne comme non localisée l’édition de 1558 que M. Clément a pu consulter à la BnF (Rés. P-Ye-2854) !
  • [2]
    L’établissement du texte d’après ce manuscrit souvent fautif présente quelques difficultés qui ne sont pas toutes résolues. La chanson 34, octosyllabique, réclame deux additions : le v. 90 pourrait être corrigé par l’adjonction d’un possessif : « Avec elle en tout [son] labeur » ; de même au v. 140 : « Dont elle ayt [ny] desir ny peur ». Le texte du v. 29 et l’explication proposée ne sont guère satisfaisants. Pour le « Dialogue de Dieu et de l’homme » (p. 167-170), il faut sans doute prendre en compte la métrique très particulière de cette pièce : mis à part le premier décasyllabe coupé 5/5 (rare exemple de « taratantara » selon le mot de Des Périers en 1544), tous les vers de cette pièce sont coupés 6/4 ; je propose donc les corrections suivantes : « De mon esprit remplis [sont] homme et ange » (v. 38) ; « Te loueray [prononcer lou’ray] jusques à ce que te voye » (v. 53) ; « Dieu qui [un ?] Riens atire à sa haultesse » (v. 56). Enfin à la chanson 45, v. 49, on lira : « Enfin me ostera vie ».
English version

Philippe de Commynes, Lettres, édition critique par Joël Blanchard, Genève, Droz, « Textes littéraires français », n? 534, 2001, un vol. 11,5 x 18 de 335 p.

1Depuis le première édition de 57 lettres de Commynes par Kervyn de Lettenhove (1867-1874), les progrès de la philologie comme de la recherche historique ont permis une meilleure lecture de ces textes ; de plus, d’autres missives ont été découvertes par L. Sozzi puis par J. Blanchard. La présente édition réunit donc pour la première fois les 81 lettres actuellement mises à jour, assorties d’un important appareil critique qui en éclaire l’exacte chronologie et la signification.

2L’introduction de J. Blanchard présente une vue d’ensemble sur ce précieux corpus, envisagé d’abord dans ses aspects matériels ; si vingt lettres se distinguent par leur caractère autographe ou partiellement autographe, d’autres nous ont été conservées à travers des copies en latin ou en italien, et J. Blanchard se demande si Commynes ne les a pas rédigées lui-même dans cette langue. L’examen des destinataires amène surtout à souligner la prédominance des correspondants italiens, indice de la qualité de l’archivage diplomatique chez nos voisins transalpins, comme des relations privilégiées de Commynes avec la péninsule.

3D’un point de vue historique, la correspondance de Commynes s’étend sur plus de trente ans, de 1476, date de ses premières activités diplomatiques, à 1511, date de sa mort. Elle révèle l’activité débordante d’un diplomate familier de trois rois de France et l’ampleur de son réseau européen. Parmi ses principaux centres d’intérêt, on relève la conjuration des Pazzi et ses suites (1478-1482), les revers de fortune de Commynes à l’époque de la Guerre folle (1484-1489), puis son retour en grâce suivi d’un contentieux avec la banque Médicis, et la mission vénitienne des années 1494-1495. Les dernières années illustrent encore les relations complexes de Commynes avec les Médicis ainsi qu’avec Anne de Bretagne. Comme le souligne J. Blanchard, la plupart des lettres entremêlent préoccupations privées et affaires d’Etat, Commynes sautant volontiers des considérations politiques aux requêtes personnelles et inversement, « trait propre à l’écriture diplomatique » selon J. Blanchard.

4Pour finir, les lettres autographes suscitent plusieurs observations relatives aux graphies et à ce qu’elles révèlent des probables évolutions phonétiques de l’époque. Ces remarques, qui pourront susciter, comme le réclame J. Blanchard, « un renouveau des études sur la langue de Commynes », constituent, à tout le moins, un intéressant document sur l’état de la prononciation autour de 1500.

5Le texte de chaque lettre (établi presque toujours d’après les originaux) est précédé de sa localisation précise, avec référence des précédentes éditions, et suivie de notes abondantes qui retracent l’histoire du manuscrit, tentent – généralement avec succès – d’établir une datation rigoureuse, d’identifier les destinataires, d’éclairer les allusions, voire les passages cryptés. Le volume s’achève sur un glossaire et un index des noms. Cette édition érudite et soignée de l’un des premiers recueils épistolaires en langue française constituera un précieux outil de travail pour tous ceux qu’intéresse la figure attachante de Commynes, mais aussi l’histoire européenne, la fortune du genre épistolaire et l’évolution du français sous Louis, XI, Charles VIII et Louis XII. On se réjouit de pouvoir confronter ces Lettres aux Mémoires du même auteur, dont une nouvelle édition par J. Blanchard vient de paraître dans la collection « Lettres gothiques ».

6Jean Vignes

Marguerite de Navarre, Œuvres complètes sous la direction de Nicole Cazauran. III. Le Triomphe de l’Agneau, édition critique par Simone de Reyff, Paris, Honoré Champion, « Textes de la Renaissance », n°42, 2001. Un vol. 15 x 22 cm de 300 p. ISBN 2-7453-0576-X. Marguerite de Navarre, Œuvres complètes sous la direction de Nicole Cazauran. IX. La Complainte pour un détenu prisonnier et les Chansons spirituelles, édition critique par Michèle Clément, Paris, Honoré Champion, « Textes de la Renaissance », n°34, 2001. Un vol. 15 x 22 cm de 307 p. ISBN 2-7453-0294-9

7Sous la direction de Nicole Cazauran se concrétise un grand projet d’édition des Œuvres complètes de Marguerite de Navarre, dont les premiers volumes paraissent en ordre dispersé. Alors que le tome I est annoncé (Pater Noster et Petit Œuvre dévot, éd. Sabine Lardon), voici déjà le tome III, entièrement consacré à l’une des pièces les plus importantes des Marguerites de la Marguerite des Princesses (1547), le Triomphe de l’Agneau, très soigneusement édité par Simone de Reyff. Une longue et substantielle introduction (p. 7-73) souligne d’abord le caractère atypique de ce texte, qu’on aurait tort de réduire au statut de paraphrase de l’Apocalypse. Si le titre peut renvoyer aux Trionfi de Pétrarque, il privilégie surtout la « métaphore fondatrice » du triomphe militaire antique, à laquelle semble ici subordonnée, d’un point de vue rhétorique, la vision apocalyptique. Après un utile rappel des réserves suscitées au XVIe siècle par le texte de l’Apocalypse, S. de Reyff souligne l’utilisation originale qu’en fait la reine, dans une lecture qui privilégie la « face lumineuse » de la prophétie, son message d’espoir, au détriment de ses résonances les plus inquiétantes et « apocalyptiques ». Suit une analyse méticuleuse de la structure du poème, assurément plus complexe que ne le suggérait jadis P. Jourda, dès lors qu’on envisage ses innombrables ramifications. Trente pages de l’introduction (p. 21-51) sont donc consacrées à un rigoureux balisage du texte, dont les volets principaux sont eux-mêmes subdivisés en parties et sous-parties. Cette patiente analyse permet à S. de Reyff de démonter avec force l’« omniprésence de la division ternaire » dans le poème, mais aussi les procédés qui contribuent à estomper voire brouiller les structures discursives principales. Elle révèle la tension entre deux temporalités, ou plutôt entre temps et éternité, qui se matérialise dans le texte par un conflit permanent entre discours et récit. L’étude de l’énonciation souligne la polyphonie dialogique du texte. L’innutrition biblique, déjà mise en évidence par P. Jourda, fait l’objet d’une typologie très fine, distinguant les modalités diverses de l’imitation et de la citation, et prolongée par une réflexion sur la version du texte biblique utilisée et les préoccupations philologiques de la reine, à vrai dire marginales.

8Le texte (p. 79-128) est établi avec grand soin d’après le second tirage de l’édition originale des Marguerites (Lyon, J. de Tournes, 1547), assorti en bas de page des variantes des éditions de 1548, 1549 et 1554 [1]. Il est suivi de notes abondantes (p. 129-203) qui identifient les références scripturaires, éclairent les difficultés d’ordre linguistique et multiplient les rapprochements avec les autres œuvres de la reine. Suivent un riche glossaire (localisant chaque occurrence) et un répertoire des formes grammaticales remarquables. Un important appendice est constitué par l’édition d’une réécriture anonyme du Triomphe de l’Agneau parue pour la première fois dans le recueil composite intitulé Annonces de l’Esprit et de l’âme fidele (Genève, 1602). Intéressant témoignage sur le réception de l’œuvre au seuil du XVIIe siècle, ce texte (p. 235-277), dont on ne sait s’il faut l’attribuer à Marie de Brabant, fait l’objet d’une étude comparative approfondie, mais la conclusion reste incertaine quant aux motivations du remanieur. Un Index des citations et allusions bibliques, un Index des noms propres et une Bibliographie complètent le volume, qui forme ainsi un outil de travail très complet.

9Dans le tome IX, premier paru, Michèle Clément édite pour sa part deux autres sections des Marguerites de la Marguerite des Princesses, la Complainte pour un détenu prisonnier et les Chansons spirituelles. Sans prétendre fixer la position théologique de la reine dans les débats théologiques de son temps, le premier volet de l’introduction (p. 7-26) tente du moins de replacer les textes dans l’évolution de l’engagement spirituel de la reine en fonction des circonstances historiques. Si l’influence luthérienne ne fait guère de doute pour les œuvres les plus anciennes, la dispersion du cénacle de Meaux (1525) et l’affaire des Placards (1534) ont obligé la princesse à adopter une nouvelle attitude, dont témoigne, selon M. Clément, la Complainte pour un détenu prisonnier (1536 ?) : d’après l’interprétation très neuve qu’elle en propose, avec toute la prudence requise (p. 15-21), le texte donnerait la parole à Marot s’adressant successivement de sa prison « à Dieu, à la Fortune, et à quelques interlocuteurs humains » dont un « François » qui pourrait être Rabelais plutôt que François Ier. Renonçant à « l’agir dans le monde », la reine exprimerait ici son repli sur la prière, ce « retrait (…) né de la conscience douloureuse de l’échec » débouchant bientôt sur l’hésuchisme dont a parlé V.-L. Saulnier. La véritable continuité de l’œuvre de Marguerite est donc à chercher dans sa référence constance à l’Ecriture et dans une spiritualité mystique que M. Clément étudie tour à tour (la datation échelonnée des Chansons spirituelles, problablement composées par vagues successives entre 1533 et 1549, permet notamment d’y analyser l’évolution des emprunts bibliques et du statut conféré à l’Ecriture sainte : p. 26-36). Après une brève étude stylistique des Chansons, soulignant les effets de répétition et la rareté des métaphores, suivie de quelques remarques de versification, l’introduction s’achève par une définition de la lyrique des Chansons perçue comme « mise en discours de l’intériorité », entre déploration et exaltation joyeuse. Sous le titre « Quelques lectures spirituelles de Marguerite de Navarre », une sorte d’appendice à l’Introduction nous invite à parcourir la bibliothèque de la reine.

10L’édition originale des Marguerites (éd. cit.) sert de base à l’édition de la Complainte (p. 63-81) et des trente-deux premières chansons (p. 83-146), assorties des variantes du ms. fr. 12485 de la BnF et des éditions de 1549 et 1558. Suivent quinze chansons probablement plus tardives (numérotées de 33 à 47) et le « Dialogue de Dieu et de l’homme », reproduits d’après le ms. fr. 24298 de la BnF, découvert et partiellement édité par Abel Lefranc en 1896 [2]. Après des notes abondantes (p. 189-241), figurent en appendice le sonnet post-liminaire des Marguerites (p. 245), les versions remaniées de sept chansons dans l’édition de 1569 et dans les Annonces de l’esprit (1602 : voir plus haut), ainsi que les textes de chansons profanes ayant servi de timbre pour les chansons spirituelles. Plusieurs index achèvent de faire de cette édition un précieux outil de travail : index des références bibliques (classées par thème), index des notions, index des noms propres, glossaire, bibliographie et table des incipit.

11Même si l’on regrette que les éditeurs n’aient pas davantage harmonisé la présentation des deux volumes, on se réjouit de voir ainsi de nouveau accessible, y compris au non-spécialiste, cette poésie méditative aussi profonde et séduisante qu’aujourd’hui méconnue.

12Jean Vignes

Marie-Claire Thomine, Pierre de Ronsard, Les Amours, Paris, P.U.F.. Études littéraires, 2001, 126 p.

13La collection « Études littéraires » des P.U.F. s’enrichit d’un nouveau titre qui, contrairement à l’habitude, n’est pas consacré à une seule œuvre. Les Amours de Ronsard se composent de trois recueils (Cassandre, Marie, Hélène) édités à plusieurs années d’intervalle, regroupés il est vrai sous cette appellation ovidienne dès 1560 dans la première édition collective des Œuvres du Vendômois. Dans l’Avant-propos, M.-C. Thomine pose l’épineux problème du corpus ronsardien et justifie le choix de l’édition collective de 1584, la dernière publiée du vivant de l’auteur. Elle tient toutefois compte dans ses analyses de la dynamique de textes maintes fois remaniés et déplacés. Ainsi p. 50, où elle remarque que « les apostrophes les plus douces à Cassandre ne datent pas de 1552-1553, mais correspondent à des pièces ajoutées ultérieurement ».

14L’ouvrage suit les étapes obligées que sont, après « L’Au-teur » et l’« Analyse du contenu », l’« Histoire du texte », « Le pré-texte », « Le texte », « La place des Amours dans l’œuvre de Ronsard », « La fortune des Amours » et l’« Expli-cation de texte ». C’est donc dans l’espace réduit de 126 pages et dans une progression « formatée » que M.-C. Thomine parvient au tour de force de dégager constantes et variations de trois recueils particulièrement riches sans tomber dans le schématisme. Pour ce faire, en sympathie avec le poète, elle « fait son miel » des meilleures fleurs de la critique ronsardienne actuelle. Allant à l’essentiel, les analyses dégagent les jeux d’échos entre les différents recueils sans oublier de noter les différences des styles (haut, bas, tempéré), s’attachent à définir le lyrisme (expression du désir davantage que celle du moi), s’intéressent à la tension entre idéalisme et sensualité et à la philosophie de l’amour ( au fil des recueils, l’amour précède la poésie, l’amour ne transforme plus le monde, l’amour naît de la poésie). On appréciera d’autre part les remarques sur la « forme-reine » qu’est le sonnet. Dans des pages particulièrement denses qui, le plus souvent, évitent la monotonie du catalogue, le travail d’imitation de cette poésie savante et sa complexité sont mis en lumière. Pour autant, les analyses de détail ne sont pas absentes.

15Deux questions auraient pu faire l’objet d’une approche plus nuancée. L’influence de la traduction par Vasquin Philieul (1548) du Canzionere est difficile à établir dans la mesure où son style se situe bien loin du « style Pléiade ». D’autant que M.-C. Thomine note elle-même (p. 29) que « Ronsard lit Pétrarque en italien ». Enfin, rappeler que « Cassandre Salviati est alors âgée de 14 ans, [qu’] elle épousera l’année suivante Jean de Peigné, seigneur de Pray » (p. 8) ne s’imposait pas puisque « les avatars que subissent les figures féminines avec les pièces qui les célèbrent nous invitent à éviter à tout prix le piège d’une lecture biographique » (p. 17).

16Cette synthèse rigoureuse rendra donc les plus grands services aux étudiants en lettres ainsi qu’ aux enseignants.

17Jean-Claude Ternaux

La poétique des passions à la Renaissance. Mélanges offerts à Françoise Charpentier. Textes réunis et édités par François Lecercle et Simone Perrier, Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance », n°22, 2001. Un vol. 15 x 22 cm de 423 p. ISBN 2-7453-0300-7

18Une coupe débordante de fruits de la passion, offerts à une lectrice passionnée, doublée d’une chercheuse passionnante : ainsi peut-on résumer l’hommage ici rendu par ses collègues et amis à l’une des meilleures spécialistes du XVIe siècle français. Les éditeurs du volume ont choisi, pour organiser ces vingt-deux contributions, un parcours varié, en partie inspiré d’une sorte de typologie des passions : « Passions amoureuses », « Passions tempérées », « Passions polémiques et violentes », « Fureur, délire et mélancolie », « Passions et écriture », « Théories des passions ». Notre présentation adoptera plutôt les rubriques choisies par Françoise Charpentier elle-même pour retracer sa carrière de chercheuse dans l’utile « Bibliographie sélective » qui ouvre le recueil, témoignage de l’ampleur de sa curiosité et de la fécondité de ses questionnements.

19Fr. Charpentier s’est d’abord intéressée au théâtre humaniste, auquel elle a voué ses premiers travaux, notamment ses deux thèses sur Montchrestien. C’est dans le prolongement de son bel article sur « Médée, figure de la passion » que François Lecercle, à partir d’un corpus imposant de tragédies des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, étudie la façon dont les modernes désamorcent le scandale de son infanticide et en édulcorent le plaisir inquiétant. Aux premières recherches de Fr. Charpentier sur Rabelais répond pour sa part Hope Glidden, qui souligne la dimension autobiographique du séjour poitevin du Pantagruel et voit dans le chapitre V une allusion cryptée à Pierre Lamy.

20Des travaux plus nombreux s’attachent au langage des passions dans la poésie de la Renaissance. Celui de Gisèle Mathieu-Castellani pourrait y servir d’introduction, qui propose une brillante synthèse des « incidences de l’analyse rhétorique des passions sur la poétique de la poésie » à une époque où le transport affectif devient la « pierre de touche » (Du Bellay) de la poésie véritable. Les autres études, monographiques, couvrent tout le seizième siècle : Nathalie Dauvois compare Le Séjour d’Honneur d’Octavien de Saint-Gelais et la Concorde des deux langages de Jean Lemaire de Belges, du point de vue de l’usage de la prose et du vers pour représenter la passion. Deux contributions éclairent les relations de Marot avec ses pères : Thierry Mantovani révèle une source du Temple de Cupido, Le Champion des Dames de Martin Le Franc, et Jean-Charles Monferran montre comment l’auteur de L’Adolescence clémentine s’affranchit de la figure paternelle en occultant le nom de Jean Marot. On peut regretter que le volume éloigne deux études en partie convergentes et complémentaires sur les relations entre passion et fureur chez Ronsard : s’attachant aux Odes, Daniel Ménager montre que la fureur y est souvent présentée comme une passion aliénante, à laquelle le Vendômois préfère une inspiration plus douce, plus libre et moins extatique ; relisant les Amours de 1552, Josiane Rieu révèle pour sa part en Cassandre l’image médiatrice de la fureur elle-même, à la fois passion douloureuse et tension vers la perfection. Tandis que Simone Perrier s’efforce, avec beaucoup de finesse, de cerner la spécificité du discours sur la passion chez Pontus de Tyard, une « passion réfléchie », soigneusement conceptualisée, mais plus enthousiaste et moins abstraite qu’on l’a dit, Gabriel Pérouse étudie pour sa part la poétique de l’éloge amoureux et sa légitimation morale, voire religieuse, dans les Odes à Pasithée de Jean Tagaut. Ce volet poétique se clôt sur un bel éclat de rire, celui de Coligny, répercuté par Agrippa d’Aubigné, qui en fait, comme le montre Géralde Nakam, l’un des motifs structurants des Tragiques.

21La passion de Françoise Charpentier pour Montaigne trouve aussi un large écho. Relisant le fameux « plaidoyer pour le membre » du chapitre De la force de l’imagination (I, 21), Frank Lestringant en souligne le caractère déclamatoire et la dimension politique (en relation avec la fable ésopique des Membres et de l’Estomac) sans oublier l’audace quasi sacrilège de cette parodia sacra. André Tournon montre que les Essais nous invitent à « prendre en compte le principe de privation » comme l’un des aspects fondamentaux de notre condition, et son acceptation comme le principe salutaire de l’écriture de Montaigne, qui s’efforce de lui donner sens. S’interrogeant sur l’intertexte du discours des Essais à propos des passions, Terence Cave montre que Montaigne connaît la problématique aristotélicienne des « passions voisines » mais s’affranchit des schémas systématiques hérités pour approfondir son analyse des troubles passionnels aux marges du champ philosophique proprement dit. Enfin on lit avec émotion les pages du regretté Michel Simonin plaisamment intitulées « Françoise (de la Chassaigne) et (son ?) Michel » : deux documents inédits, tirés des archives notariales parisiennes, y jettent une lumière assez crue sur les relations financières du ménage Montaigne, et révèle que l’auteur des Essais a pu être l’hôte ou le voisin de Pasquier lors de son séjour parisien de 1588. De celui-ci nous entretient Marie-Madeleine Fragonard, évoquant pour sa part le rôle des passions dans l’histoire, autre sujet de méditation cher à Montaigne, qu’elle envisage à la lumière des Recherches de la France. C’est encore à un questionnement moral tout montaignien que s’intéresse Jean-Claude Arnould en présentant le traité de Marie de Gournay Si la vengeance est licite, où la référence constante aux Essais semble toutefois infléchie par des préoccupations et des arrières-pensées personnelles.

22Fr. Charpentier s’est intéressée plus récemment à L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, auquel elle a consacré trois articles. Philippe de Lajarte prolonge sa réflexion en essayant d’expliquer l’apparente contradiction qui oppose les paroles de Saffredent sur la nature et les effets psychologiques de l’amour dans les nouvelles 26 et 36. Jean-Max Collard utilise pour sa part l’Heptaméron pour définir, par opposition à l’œuvre de Marguerite, « où les passions ont droit d’asile », l’idéal de contrôle voire d’exclusion des passions qui se fait jour dans les devis du Courtisan de Castiglione.

23Trois autres contributions élargissent aussi l’enquête en direction du domaine non-francophone. A la recherche des sources de la rhétorique de Melanchton, Kees Meerhoff envisage la valorisation du silence chez Pic de la Mirandole et Reuchlin, puis réfute l’idée que ce dernier ait pu se poser en adversaire de l’éloquence (en retraçant ses débats avec Pic, Barbaro et Erasme) pour souligner enfin l’influence décisive du De garrulitate de Plutarque. Deux autres études anatomisent la mélancolie de deux des plus grands auteurs européens de la fin du XVIe siècle : comparant les deux versions du dialogue Il Messagiero composé par le Tasse dans sa prison, Françoise Grazziani en dégage, aux marges de la théorie néoplatonicienne des quatre fureurs, une poétique originale de l’imagination mélancolique et de la « voyance ». C’est aussi « dans une prison », lieu mélancolique par excellence, que Cervantès situe la naissance de son Don Quichotte : Jean-Raymond Fanlo s’interroge sur le tempérament aduste de l’hidalgo et définit « l’ingéniosité mélancolique » comme une « fécondité sans emploi », proche de l’oisiveté montaignienne.

24En conclusion, même si toutes les contributions ne répondent pas exactement au titre du volume, ces Mélanges très soigneusement édités, aisément consultables grâce à leur index, constitueront un ouvrage de référence pour les « seiziémistes » : la finesse d’analyse commune à ces travaux, leur exigence scientifique et leur qualité d’écriture tendent sont un bel hommage à celle qui les a inspirés. Qu’on permette à un lecteur enthousiaste de lui souhaiter à son tour une paisible mais féconde retraite.

25Jean Vignes

Poetry and Music in the French Renaisance, Proceedings of the Sixth Cambridge French Renaissance Colloquium (5-7 july 1999), edited by Jeanice Brooks, Philip Ford, and Gillian Jondorf. Cambridge, Cambridge French Colloquia, 2001. Un vol. 14,5 x 21 cm de 287 p. ISBN 0 9511645 7 0

26De Marot à d’Aubigné et de Janequin à Le Jeune, les efforts des poètes et des musiciens de la Renaissance pour associer leurs pratiques artistiques constituent un champ de recherche aussi vaste que passionnant mais d’un abord difficile, puisqu’il se situe à l’intersection de deux disciplines scindées par l’institution universitaire et trop souvent ignorantes l’une de l’autre. La réflexion dans ce domaine ne peut donc que profiter d’un dialogue entre littéraires et musicologues, confrontant et articulant leurs connaissances respectives. Tel était l’objet du sixième colloque organisé au Clare College de Cambridge par Philip Ford et Gillian Jondorf avec la collaboration de Jeanice Brooks, éminente spécialiste de la musique française du XVIe siècle. Très soigneusement éditées dans cet élégant volume, l’introduction de Philip Ford et onze communications (sept en anglais, quatre en français) donnent un aperçu très complet des principales questions que soulève la collaboration des poètes et des compositeurs : modalités concrètes du dialogue entre artistes, articulation des théories humanistes et de la pratique musicale, articulation des formes lyriques et des genres musicaux, mise en valeur du texte par les effets vocaux, représentation et imaginaire des instruments, idéal de civilité et usages sociaux liés à la pratique musicale, conditions de diffusion du texte et de la musique.

27Deux communications à visée synthétique nous paraissent déployer une sorte de toile de fond des liens complexes qui unissent poésie et musique au XVIe siècle : si Frank Dobbins centre son attention sur les relations personnelles entre poètes et musiciens, Pierre Bonniffet montre, exemples à l’appui, comment le siècle a vu tour à tour une « captation du référent poétique par la musique », et une « réappropriation du référent rythmique par la poésie ».

28Trois études renouvellent notre réflexion sur les relations des poètes de la Pléiade avec la tradition de la chanson, et rendent plus claire l’évolution personnelle de Ronsard par rapport au genre. John McClelland analyse d’abord les enjeux du discours des poètes, de la génération des Rhétoriqueurs à celle de la Pléiade, sur la question de l’« entremêlement » des rimes féminines et masculines et de leur alternance régulière, supposée préférable en vue d’une mise en musique – question technique qui illustre bien les malentendus qui règnent entre poètes musiciens au début du règne d’Henri II. Puis Edwin M. Duval montre que les efforts du Vendômois pour renouveler les formes du lyrisme (notamment dans l’ode pindarique) se heurtent au conservatisme des musiciens qui privilégient dans leurs compositions la récurrence du vieux schéma AAB, ce qui révèle au passage la clairvoyance de Du Bellay, qui semble avoir visé d’emblée une poésie lue (plutôt que chantée) en se désintéressant ostensiblement de la réalisation musicale. Kate van Orden remet pour sa part en question l’idée reçue d’un Ronsard peu averti des réalités pratiques de la musique de son temps : si ses projets de rénovation de l’ode ne rencontrent pas auprès des musiciens le succès escompté, Ronsard ne tarde pas à retrouver la faveur des compositeurs en revenant à la chanson en « beau style bas » ; surtout, il compose aussi, vraisemblablement à la hâte, pour diverses fêtes de cour, des contrafacta à partir de chansons populaires, ou à partir de chansons inspirées de ses propres textes. K. van Orden révèle par ailleurs l’influence décisive de la poésie de Ronsard sur les opéras italiens de Gabriello Chiabrera.

29D’autres travaux soulignent la place centrale de certains instruments dans la vie artistique de l’époque et dans son imaginaire. Dans une contribution agrémentée de nombreuses reproductions, Carla Zecher étudie les significations symboliques prêtées aux instruments à corde ou à vent à travers les recueils d’emblèmes français : si les premiers semblent associés à l’éloge de la raison et à un idéal d’harmonie, les seconds au contraire renvoient au « corps sensuel » et à ses passions incontrôlables. Constatant la relative pauvreté des sources musicales quant à la pratique du luth en France au XVIe siècle, Jonathan Le Cocq examine à partir d’un large corpus de textes l’image de l’instrument dans la poésie du temps : au-delà des représentations parfois convenues qui tendent à assimiler le luth à la lyre antique, on relève des allusions instructives aux concerts de l’Académie de poésie et de musique, aux techniques d’improvisation ou à une pratique féminine répandue dans la haute société. Cynthia Skenazi relit justement les poésies de Louise Labé (et de son ami Olivier de Magny) en prenant au sérieux, c’est-à-dire à la lettre, les allusions fréquentes à la pratique conjointe du chant et du luth : l’influence des modèles musicaux sur les Euvres de la belle Cordière confirme la dimension lyrique (au sens musical du terme) de sa poésie, conçue pour un dialogue vocal accompagné d’un luth.

30La contribution de la musique à un projet éthique, plus particulièrement à la promotion d’un nouvel idéal de civilité féminine, intéresse Jeanice Brooks, qui montre comment les théories néoplatoniciennes de Ficin, le Courtisan de Castiglione ou les Dialogues d’Amour de Léon l’Hébreu constituent l’arrière-plan philosophique des fameuses chansonnettes mesurées de Jean-Antoine de Baïf mises en musique par Claude Le Jeune. C’est la fortune éditoriale de ce répertoire de musique mesurée à l’antique qu’étudie Isabelle His, en retraçant les étapes de la publication des airs de Le Jeune entre 1583 et 1610, et en observant les remaniements subis par les textes dans les éditions posthumes du Printemps et des Airs. Jean Balsamo montre enfin comment le poète normand Jean Vauquelin de La Fresnaye se sert, dans ses Diverses Poésies (publiées en 1605), de références multiples aux pratiques musicales de son temps pour définir, en termes parfois polémiques, les voies originales de son propre lyrisme.

31Ce volume propose ainsi un ensemble de travaux variés et originaux, que rapprochent leur grande qualité scientifique et une connaissance remarquable, de la part de chaque participant, des deux domaines poétique et musical. Grâce à l’index qui en facilitera la consultation, ce recueil offre au chercheur un solide instrument de travail ; mieux encore : à tous ceux que séduit la culture de la Renaissance (chercheurs y compris !) il donnera envie de découvrir ou de réécouter d’une oreille plus attentive les inépuisables trésors de la musique vocale de ce temps.

32Jean Vignes

Yvette Quenot, Jean de La Ceppède, Bibliographie des Écrivains Français, éd. Memini, Paris-Rome, 1998, 109 p.

33La première chose à dire de cette bibliographie est l’étonnement heureux que soit consacré à La Ceppède un volume de la Bibliographie des Écrivains Français. Redécouvert par l’abbé Bremond au début du XXe siècle, réédité en fac-similé par Jean Rousset en 1966 pour ce qui concerne Les Théorèmes, La Ceppède connaît depuis une trentaine d’années une vogue critique que son œuvre légitime et que ce volume souligne. Le deuxième constat, tout aussi heureux, est que ce travail de recensement ait été confié à Yvette Quenot, que ses travaux, définitifs en terme d’établissement des sources des Théorèmes (mais on attend la suite des deux volumes publiés en 88 et 89), qualifient comme le plus compétent des connaisseurs de La Ceppède aujourd’hui. Le travail est donc difficile à prendre en défaut, qu’il s’agisse de biographie, de l’importance des sources théologiques ou exégétiques ou encore de poétique, (386 notices et une cinquantaine de comptes rendus sont recueillis). Notons qu’un des derniers ouvrages en date consacrés à La Ceppède que mentionne Y. Quenot, la thèse de Julien Gœury, vient de paraître au printemps 2001, sous le titre L’Autopsie et le théorème, venant confirmer la vigueur et la rigueur des études consacrées aujourd’hui à La Ceppède.

34Michèle Clément

Marie-Gabrielle Lallemand, La Lettre dans le récit. Étude de l’œuvre de Mlle de Scudéry. Biblio 17 – 120, Gunter Narr Verlag Tübingen, 2000. Un vol. 14,5 x 21 de 446 p.

35Après les études d’ensemble consacrées aux romans ou à la pratique de la conversation, le temps est venu pour la critique scudéryenne de s’intéresser aux ornements intérieurs aux textes narratifs. C’est ainsi que M.-G. Lallemand propose une étude complète et minutieuse des lettres insérées dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry et du métadiscours qui les accompagne, à l’exclusion de la pratique épistolaire de la romancière elle-même.

36La première partie de l’étude est constituée par un inventaire descriptif et raisonné de ces textes, ne négligeant ni la présentation typographique, qui en met en évidence le statut ornemental, ni leur mode d’insertion dans la trame narrative. Elle est utilement complétée à la fin du volume par une liste exhaustive des lettres, d’Ibrahim aux nouvelles contenues dans les recueils de Conversations, et par la reproduction photographique d’un certain nombre de ces billets et missives. Soucieux de classer cette production par types de missives, cet inventaire méthodique, tout en analysant au passage la conversation de Clélie sur les lettres, reprise et développée en 1684 par Madeleine de Scudéry, en refuse la catégorisation qui, comme le remarque fort justement M.-G. Lallemand, parce qu’elle théorise une pratique mondaine qui n’est pas celle des personnages de fiction, ne permet pas de décrire les lettres du roman.

37La deuxième partie « Héritage et influences contemporaines », qui examine successivement la pratique épistolaire fictionnelle d’Héliodore à l’Astrée et l’évolution réelle des échanges mondains ou politiques au XVIIe siècle, souligne à son tour le décalage né de l’appartenance des lettres de roman à deux univers de référence différents, caractère spécifique non seulement de ces textes mais de toute la création de la romancière, comme le montre la place donnée à un portrait de l’épistolier type qu’est le Callicrate-Voiture du Cyrus.

38En s’interrogeant sur les fonctions de la lettre dans la conduite du récit, à la fois matrice de la narration, moyen d’en scander les temps forts, instrument de la communication dans ses bonheurs, ses secrets et ses dysfonctionnements, la troisième partie met plus clairement et plus heureusement encore l’accent sur le rôle de la lettre dans la constitution et aussi, grâce à la mise en scène des situations d’écriture et de lecture que permet la fiction, dans l’analyse d’un romanesque épistolaire propre à la littérature galante, plus proche de la représentation idéale de la vie sociale que de l’expression individuelle, même dans les échanges les plus personnels. L’attribution à Madeleine de Scudéry des Lettres amoureuses de divers de ce temps, publiées en 1640 chez Courbé, dont nous ne connaissons que de rares exemplaires et que M.-G. Lallemand propose de lire comme un secrétaire et comme un récit épistolaire, permet de préciser par différence le caractère spécifique de ce romanesque épistolaire galant : si la lettre de roman est le propre de l’homme mondain, elle n’annonce en rien le succès du roman par lettres du XVIIIe siècle, expression de l’individu privé.

39Sachons gré à M.-G. Lallemand d’avoir, à partir de l’inventaire de textes souvent conventionnels et répétitifs, ouvert des perspectives qui éclairent notre connaissance de toute la littérature galante.

40Chantal Morlet-Chantalat

Racine et la Méditerranée Soleil et mer, Neptune et Apollon. Actes du colloque international de Nice des 19-20 mai 1999 publiés par Hélène Baby et Jean Emelina. Publications de la faculté des Lettres, arts et sciences humaines de Nice, Centre de recherches littéraires pluridisciplinaires, n°58, 1999, 318 p.

41On se souvient que 1999 a été une année faste pour les études raciniennes en raison du tricentenaire de la mort du dramaturge. Parmi les nombreuses manifestations en province, le colloque de l’université de Nice avait proposé des thèmes à la fois géographiques et mythologiques : « Racine et la Méditerranée, soleil et mer, Neptune et Apollon ». Des sources et lectures antiques de Racine aux interprétations symboliques modernes, le domaine de recherches s’ouvrait largement. Bien que Racine n’ait peut-être jamais vu la mer, l’intitulé du colloque rappelait du moins la première page du Sur Racine de Roland Barthes (1963), vaste tableau qui invite à en explorer les diverses contrées : « Il y a trois Méditerranées dans Racine : l’antique, la juive et la byzantine. Mais poétiquement, ces trois espaces ne forment qu’un seul complexe d’eau, de poussière et de feu. Les grands lieux tragiques sont des terres arides, resserrées entre la mer et le désert, l’ombre et le soleil portés à l’état absolu. » Nous ne sommes pas loin non plus du soleil associé à la tragédie, cher à Giono et à Camus, que mentionnent Hélène Baby et Jean Emelina dans leur « avant-propos ».

42L’intérêt des thèmes proposés ne portait pas sur la biographie ; le seul article historique est celui de Marie-France Hilgar sur « Le Comté de Nice au temps de Racine (et auparavant) ». Plusieurs intervenants rappellent que Racine a peu voyagé et que la peinture de la mer ne s’inspirait pas d’un pittoresque ni d’un réalisme quasi inconnus à cette époque. Ce n’est pas la mer au naturel qui intéresse Racine mais bien plutôt ses images relevant de l’ekphrasis antique (description littéraire de tableaux), de l’hypotypose et de la violence symbolique des éléments.

43Les communications les plus proches du titre du colloque sont celles de Marc Szuskin et de Jean-Claude Ranger. Le premier traite de « La mer comme espace tragique dans les tragédies de Racine ». Il relève que l’espace marin se rencontre dans Andromaque, Bajazet, Mithridate, Iphigénie et Phèdre. On pense toujours au palais à volonté dans ces tragédies bien que la mer ait une place certaine dans l’action ; en effet, elle offre matière à des rebondissements, à des perspectives de fuites, ou bien elle devient à son tour un piège (Phèdre), un obstacle, voire l’image de la séparation (Bérénice). C’est en tout cas l’espace privilégié pour la manifestation des divinités. Le second, Jean-Claude Ranger, dans « La mer et le tragique dans les tragédies de Racine », relève lui aussi l’importance politique de la mer (Mithridate), le bonheur ou la souffrance qu’elle peut apporter, l’instrument de la volonté des dieux qu’elle devient. Plus qu’un élément de pittoresque, la mer est un « facteur abstrait », plus ou moins autonome, qui influe sur le cours de l’action. Racine sait se démarquer de ce point de vue des pièces d’Euripide, de Sénèque, de Garnier ou de Rotrou. Pour sa part, Christine Mc Call Probes étudie « La rhétorique des sens et la célébration des secrets de la nature chez Racine poète : soleil et mer ». Évidemment, dans les poèmes français et néo-latins de Racine, l’évocation de la nature subit l’influence de la théologie, bien que le pouvoir royal et les grands événements du règne y aient également leur place.

44Certains intervenants se sont intéressés plus particulièrement à une ou plusieurs pièces. Christian Delmas, avec « Néron, soleil noir », estime que Racine, parmi les archétypes antiques, « inverse le mythe apollinien ». Néron / soleil et Agrippine / lune forment un couple solidaire et antagoniste à côté de l’astre brillant qu’est Junie. On peut donc voir Britannicus organisé comme un système astronomique, mais « aberrant » et « conflictuel ». Néron attire et repousse ; son image astrale ne manque pas d’évoquer l’iconographie du roi-soleil. Cependant, le mélancolique et saturnien Néron ne peut briller que d’un faux éclat. Le microcosme humain de la pièce est le monde des faux-semblants. « La poétique du lieu dans Phèdre » est l’objet d’étude de Ronald Tobin. Chez Racine, la géographie relève davantage de la rhétorique, de la morale ou de l’épopée que de la science, bien entendu. Il y a une sorte de géopolitique tragique autour de Thèbes, de Trézène et d’autres régions de Grèce (ou de Rome, etc.) à cause des questions de royauté, d’hérédité, d’autochtonie. Les cartes illustrant cet article sont d’ailleurs intéressantes mais il est dommage qu’elles ne comportent pas de légendes. Jean Deprun se penche également sur cette même pièce mais « En marge d’un propos d’Antoine Arnauld : Phèdre et ses “ fautes précédentes ” ». Il part de ce jugement rapporté par Louis Racine : pour A. Arnauld, Phèdre ne ferait qu’expier un crime précédent, celui d’avoir séduit Thésée à Naxos, au détriment de sa sœur Ariane. L’écho de ce crime moral se trouve également dans Ariane de Thomas Corneille et Hippolyte de Bidar.

45Iphigénie a également attiré l’attention de plusieurs spécialistes. Dans « “ Ô ciel ! Ô mère infortunée ! ” ou le sacrifice d’Iphigénie entre ciel et terre », Marine Ricord souligne le côté méditerranéen de la pièce par son climat violent. Ce n’est pas seulement l’Aulide mais toute la Grèce qui forme une « topographie tragique » ; de la mer relèvent la guerre, l’effroi, la colère comme la gloire, la liberté et le sacré. Par son calme ou son déchaînement, la mer évoque toutes sortes de passions qui sont à l’œuvre dans cette tragédie et que ressentent tous les personnages : la « poétique des éléments » et la « représentation fantasmatique des passions » se rejoignent. Marc Escola a lui retenu « L’invention racinienne : l’action épisodique et l’art des variantes dans Bérénice et Iphigénie ». À travers une approche génétique, il part de la structure épisodique de Corneille pour aboutir à celle de Racine. Le premier avait innové en inventant un personnage susceptible de concurrencer le personnage principal. Le second, pour M. Escola, a fait de l’épisode un moment pathétique, toujours en lisière de l’action principale : « S’il y a un tragique proprement racinien, il tient peut-être dans cette suspension des possibles pathétiquement traduite en impuissance. » (p. 128-129). On remarque que la réflexion est ample qui s’appuie sur une confrontation de Tite et Bérénice (avec un deuxième couple d’amants) et de Bérénice, où figure le seul Antiochus, qui a d’ailleurs été critiqué par l’abbé de Villars. Racine déjoue tout autant le modèle cornélien dans Iphigénie grâce à la création du personnage d’Ériphile et au dénouement, si peu conforme à la tradition (et lui aussi souvent critiqué). En fait, par cette princesse qu’il a inventée, Racine combine la reconnaissance tant recommandée dans une tragédie avec le pathétique de la chute dans le malheur. Iphigénie reste bien le personnage éponyme et l’épisodique Ériphile permet de tempérer l’horreur du dénouement. Il est certain, nous en sommes d’accord, que Racine avait médité les Discours de Corneille et l’invention du personnage de Dircé dans son Œdipe. L’invention d’Ériphile entre également dans la réflexion d’Ève-Marie Rollinat : « La création de personnages mythologiques par Racine : Ériphile et Aricie ». Racine s’est voulu un véritable mythographe en se démarquant de ses rivaux et s’est attaché à rendre vraisemblables ces deux héroïnes qu’il a inventées, tout en camouflant leur rôle galant. Néanmoins, par leurs liens familiaux et leur place épisodique, elles renforcent le tragique. Chez Racine, l’helléniste reste donc un moderne.

46Les autres grandes tragédies n’ont pas été négligées. Maria Papapetrou-Miller évoque « Racine en Grèce : l’exemple de Mithridate ». Cette communication bien documentée porte sur la traduction de Racine en Grèce depuis le XVIIIe siècle et sur la pénétration de cet auteur dans ce pays méditerranéen par excellence. Son importance n’est pas négligeable dans le renouveau du théâtre néo-hellénique. La communication de Christine Noille-Clauzade, « Simplicité, violence et beauté : poétique comparée de la mimesis dans Bérénice et Bajazet », aborde ces deux pièces du point de vue de la poétique et de la pragmatique en s’interrogeant sur la rhétorique des passions et l’action. La délicatesse et le raffinement règnent dans le style comme dans l’analyse (on connaît les reproches faits à l’époque) et laissent peu de place à l’argumentatif, d’autant que les personnages sont pour une bonne part spectateurs des larmes et de la souffrance.

47Une autre série de textes ouvrent des horizons différents. Alain Niderst propose de rapprocher Racine et la peinture : « Le « soleil rayonnant sur la mer » : de Claude Lorrain à Racine ». Les ports et les grandes scènes nocturnes peuvent être mis en commun sans qu’il y ait eu une influence directe du peintre sur le dramaturge. Un rapprochement non moins illustre a retenu John Campbell : « Racine, Shakespeare et la mer ». Évidemment, les deux styles sont fort différents dans leurs choix lexicaux comme dans leurs images. La mer n’est jamais décrite pour elle-même chez Racine. Mais chez les deux auteurs, elle est liée au mouvement dramatique ou à l’expression des émotions. Bernard Chédozeau, quant à lui, étudie « La tragédie racinienne et l’Histoire. L’utilisation de l’Histoire par Racine ». Le tragique naît naturellement de la vaine agitation des personnages sous le poids d’une histoire inexorable : ils se prennent eux-mêmes au piège, alors qu’ils se croient libres. L’augustinisme inspiré de Port-Royal, le conflit de la cité terrestre et de la cité de Dieu ont été remarqués depuis longtemps, mais le spectateur-chrétien qui, lui, a lu l’Histoire et la Bible, est à la fois un Dieu omniscient et un homme concerné par le sort des personnages. L’Histoire est certes augustinienne chez Racine, mais déjà un peu faustienne.

48Enfin, une série d’interventions ne manquent pas d’intérêt dans le cadre d’une table ronde pédagogique sur « Comment enseigner Racine à l’aube du XXIe siècle ? », où étaient présents des professeurs du sud de la France. Tous les niveaux de l’institution scolaire et universitaire ont été passés en revue : le collège (Carol Conedera-Vesperini montre comment intégrer Racine à un projet pédagogique), le lycée (Christiane Samuel insiste sur l’importance du jeu pour le texte dans une option « théâtre » et Isabelle Luminet propose des voies d’accès pour les classes d’enseignement général), le baccalauréat (pour Geneviève Winter, Racine reste un classique scolaire), les classes préparatoires (Marie-France Jouhaud constate un certain manque de plaisir chez les élèves et Yves Stalloni propose quelques suggestions pour y remédier), l’université (Jean Emelina). Tous ces enseignants ont conscience des difficultés et les ont détaillées mais ils restent pourtant confiants. On voit donc que le thème de ce colloque n’avait rien de restrictif et que des universitaires de plusieurs pays ont su proposer des perspectives critiques multiples pour un auteur si imprégné de la Méditerranée antique et de ses mythes.

49Jean-Marc Civardi

Isabelle Trivisani-Moreau, Dans l’empire de Flore. La représentation romanesque de la nature de 1660 à 1680, Biblio 17 – 126, Gunter Narr Verlag Tübingen, 2001. Un vol. 20,5 cm / 14,5 cm de 510 pages

50Longtemps, a prévalu l’idée que le XVIIe siècle avait ignoré la nature. Mais le XXe siècle a depuis montré que les paysages d’extérieur, et plus encore les jardins, sont au cœur de la création romanesque et constituent un lieu commun constamment revisité. La représentation de l’espace de 1660 à 1680 (qu’elle prenne la forme d’une description, de simples allusions ou d’une absence signifiante) dans un genre en pleine expansion méritait donc examen. Ces constats établis, Isabelle Trivisani-Moreau développe son étude en trois parties : après avoir considéré le statut de la description en une synthèse de 70 pages, elle s’attarde sur la mutation simultanée de la représentation de la nature et du genre narratif. Enfin, dans un troisième temps, elle dégage les rôles de l’espace extérieur qui ne cesse d’interférer dans l’intrigue romanesque. Romans et nouvelles de tous registres et de toutes longueurs, publiés sous nom d’auteur ou anonymement dans Le Mercure Galant, œuvres majeures comme La Princesse de Clèves, Don Carlos, ou mineures comme Laodice de Jean de Pelisseri, les textes qui nourrissent sa réflexion sont assez nombreux pour qu’émergent quelques grandes tendances. On regrettera peut-être que celles-ci soient répertoriées sans être confrontées, dans une démarche plus comparatiste, à d’autres genres littéraires comme la poésie, ou d’autres arts comme la peinture et l’architecture, dont on sait l’influence qu’ils ont eue sur le statut de la description, pour le premier, sur la représentation de la nature, pour les deux derniers.

51Jusqu’à la période considérée, la description avait valeur de signe romanesque : elle était à la fois un point de référence, puisque les modèles romanesques en proposaient de célèbres, et un ornement esthétique obligé. Cependant, à l’heure où le roman se veut plus utile et instructif, ses théoriciens accordent leur faveur à sa vertu réaliste : aussi repousse-t-on l’inexactitude ou l’artifice de toute digression abusive qui finissent, pense-t-on désormais, par rompre l’unité de l’œuvre et ennuyer le lecteur. Le refus de la description devient même un cliché, qui n’est pas sans rappeler le lieu commun baroque de la description négative. Cette évolution du statut de la description entraîne le resserrement des espaces extérieurs et conduit l’intrigue à plus de tension et de rapidité. À la fin de sa deuxième partie, Isabelle Trivisani-Moreau soulignera un peu tardivement que cette tendance est également induite par l’émergence d’une forme narrative en pleine vogue, la nouvelle, dont l’œuvre de Segrais est un bon exemple. Les paysages se trouvent donc réduits à quelques éléments pourvus d’une fonction symbolique ou narrative. Les voici récapitulés par l’auteur : l’eau, les rochers, les animaux, les fruits, les fleurs et les arbres. Le cas des arbres, souligne-t-elle, est exemplaire, car ils sont quasiment toujours décrits en groupes, sous la forme de vergers ou de bois, cultivés ou sauvages. Leur faible singularisation empêche même les romanciers de désigner les espèces, celles-ci se limitant le plus souvent aux orangers, aux myrtes, aux cyprès ou aux saules. De plus, l’arbre est essentiellement cité pour ses seules propriétés ombreuse ou rafraîchissante. Cependant, s’il n’est plus un élément de la description, il peut se prévaloir d’autres fonctions : ainsi, piège ou abri, devient-il un ressort narratif, notamment dans les sous-genres de l’utopie ou du voyage. Il est un symbole amoureux dans les récits de pastorale ou participe du plaisir esthétique lorsqu’il supporte des flambeaux dans la description de fête.

52La deuxième partie recherche les origines des paysages romanesques les plus récurrents. Certains sont directement hérités de la littérature médiévale, tels le labyrinthe, l’île ou le verger. Le caractère symbolique des deux premiers, espaces propres à l’initiation amoureuse ou existentielle, n’est plus à montrer. Pour Isabelle Trivisani-Moreau, il est alors temps de récapituler les genres, tels la pastorale, la relation de voyage ou le songe, qui ont influencé la représentation des espaces extérieurs. En premier lieu, la mode arcadienne et ses attributs (concerts champêtres, fêtes, débats en vers et scènes amoureuses entre bergers innocents) imprègnent la vision romanesque de la nature. Parallèlement, le récit de voyage légitime la sinuosité, principe narratif à même d’unifier des espaces à l’étrangeté et à la dissemblance forcées. Enfin, le songe ou l’utopie confèrent au paysage décrit une dimension allégorique et structurée. Mais la peinture romanesque de l’espace emprunte également à de plus anciennes traditions littéraires : parmi elles, objets d’études récentes, le duo antique locus amoenus, locus terribilis, ou encore l’éloge qui transforme la description de jardin en un hymne à son propriétaire implicitement portraituré.

53Cependant, tout en étant soumise à des héritages aussi divers, la description de l’espace extérieur trouve son unité dans la quête constante de l’agrément. Aussi, le stéréotype du locus amoenus est-il majoritairement élu par les écrivains de ces années comme support à d’infinies variations. Isabelle Trivisani-Moreau examine dans plusieurs textes, tels Les Etats et empires du soleil ou La Terre australe connue, la survivance des sept éléments initiaux fixés par la tradition : « le jardin ou la clairière, les plantations, l’eau, les fleurs, les oiseaux, la brise légère et les fruits ». Si, dans la plupart des textes, il n’en subsiste que quelques uns, d’autres caractéristiques émergent : désormais, le locus amoenus doit son agrément à l’évocation des cinq sens et des quatre éléments. Ainsi, l’approfondissement sensuel de la description est flagrant dans Les Amours de Psyché et de Cupidon où les effets visuels et auditifs sont nombreux : musique et nourriture artistiquement présentée sont les pierres de touche du jardin. L’ouvrage établit alors un juste parallèle avec l’art des jardins versaillais dont on sait qu’ils furent conçus par jeux de regards, comme la mise en scène de différents points de vue, de la fenêtre, en passant par la terrasse jusqu’au point d’horizon. On regrette alors qu’il n’explore pas davantage le rapprochement avec les arts visuels de l’époque, gravures ou peintures, au-delà de la simple reproduction des gravures de Lepautre.

54Le chapitre suivant montre comment la représentation de la nature évolue entre deux tendances : une idéalisation discrète qui se démarque du mythe de « l’âge d’or » et une recherche de cohérence et de vraisemblance reposant sur de nombreux procédés réalistes. Moins idéalisée en tant que telle, la nature gagne en rareté en se parant de matières précieuses et de beauté artificielle : par exemple, les jardins se dotent de sculptures en marbre, jaspe et porphyre, rivalisent de prouesses techniques, enchantent par leurs « trouvailles » ou leurs « miracles ». La fête au jardin constitue l’apothéose de cette recherche esthétique : la promenade devient spectacle. Rien d’étonnant donc à ce que les romanciers adoptent alors le vers, celui-ci permettant d’abord d’isoler la description, ensuite de rehausser le ton, enfin de parfaire le processus d’idéalisation, encore soutenu par les allusions mythologiques, les hyperboles ou le cliché de l’indicible. À l’inverse, les auteurs ne cessent de circonscrire des lieux de plus en plus réalistes et intimes. Toute tentation d’éloge disparaît alors au profit d’un solide ancrage de l’espace, localisé, mesuré, ordonné. La peinture du lieu est en ce cas rigoureusement organisée en fonction du parcours des personnages, de leur point de vue unifiant ou d’une dualité artificielle « intérieur / extérieur ».

55Le dernier chapitre relève à grands traits les caractéristiques de deux lieux qui synthétisent le contraste entre la civilisation et l’état sauvage : les bois et les jardins. A priori opposés, ceux-ci se rejoignent par bien des aspects. En effet, le lieu sauvage est aussi propice au plaisir et à la rencontre romanesque que son corollaire, qu’il rejoint d’ailleurs souvent dans un effet de perpective. Pour sa part, le jardin combine avec souplesse l’artifice et le naturel. Les bois ont leurs allées, les jardins leurs sentiers.

56En s’attachant en troisième partie à la représentation des seuls jardins et à la façon dont ils interfèrent dans l’intrigue romanesque, l’ouvrage semble enfin se centrer sur son véritable objet. Parce qu’il est adapté à l’homme et qu’il constitue un espace de vie unissant la nature à l’architecture, ce lieu favorise à la fois l’intimité et la réunion en société. Le premier chapitre étudie l’ensemble des relations de l’homme avec la nature du jardin. Espace extérieur et ouvert, celui-ci offre paradoxalement aux personnages, notamment féminins, un refuge où s’isoler, méditer profondément et échapper à la contrainte sociale et à la « curialisation » obligée. Mais cette solitude est-elle bien différente de la mode pastorale ? Sans doute, car elle se teinte de nostalgie ou d’ennui et ne se leurre plus sur la simplicité de la vie naturelle : sans plus porter les illusions d’un bonheur idyllique, la campagne des Divertissements de Forges ou des Nouvelles françaises présente des stigmates des guerres et sa capacité à distraire n’est pas égale en toute saison. Plus humain, le jardin est aussi le lieu privilégié où les amis se rencontrent, échangent, où l’on se divertit dans l’exercice d’activités solitaires telles l’écriture ou collectives, ainsi de la partie de chasse. Les personnages de Madame de Villedieu y explorent leur moi intime en contemplant un portrait ou s’y adonnent à une rêverie dont la nature recueille les confidences. La profondeur de la rêverie, quête inquiète, s’oppose alors à la superficialité de la cour. Au terme d’une belle partie, Isabelle Trivisani-Moreau conclut : l’espace extérieur est le parfait complément de la société de cour.

57Mais la cour n’a pas dit son dernier mot et n’hésite pas à se « transporter aux champs », où une vie mondaine s’élabore peu à peu. Certains bois sont élus par la société, tels Saint-Cloud, les Tuileries, le Cours. Il en est de même de quelques jardins comme ceux de Vaux où l’on se livre aux pratiques mondaines par excellence : la conversation, le jeu, les concours, les représentations ou les feux d’artifice. Entre 1660 et 1680, la société s’est installée au jardin, qui devient le point où se rencontrent l’univers réel et l’univers romanesque, l’intimité et la fête sociale.

58Enfin, Isabelle Trivisani-Moreau attribue au jardin une troisième fonction : ses recoins, ses cachettes et ses méandres favorisent l’intrigue amoureuse. La scène de jalousie s’y joue avec délices, l’embuscade, le piège, le faux rendez-vous y trouvent leur décor ad hoc. La promenade éveille les sens et érotise la relation amoureuse. C’est dans le jardin que Monsieur de Nemours se met en quête de Madame de Clèves ; c’est dans un jardin encore qu’il l’espionne en compagnie de son mari. De nombreuses combinaisons romanesques s’y déclinent, porteuses d’intentions différentes. Lieu ouvert, le jardin permet le rendez-vous secret autant que sa révélation : il est parfois propice à une atmosphère libertine ; et les œuvres libertines du siècle suivant ne se priveront pas de parodier les promenades amoureuses du XVIIe siècle ! Ainsi, l’espace extérieur se met-il au service de l’action : il suscite de multiples rencontres qui, narrées sur tous les tons, aussi bien burlesque, fantastique que sentimental, relancent la curiosité du lecteur. Il n’en finit pas de fournir des rebondissements à l’intrigue : sauvetages, attaques de voleurs, enlèvements ou accidents. Plus spécifiquement, le jardin se dote de qualités recherchées par les protagonistes, qui espèrent y projeter leur état d’âme : il est propre à la consolation, propre à l’épanchement, ou encore propre à la faute …

59Les espaces naturels vivent avec ceux qui les parcourent : ils sont « le lieu originel du romanesque », selon la formule énoncée par l’auteur au terme d’une étude riche mais parfois sinueuse. Dépassant la fonction ornementale, la représentation de la nature s’intègre à l’action romanesque, la porte et la modifie. Limitée à une période de vingt ans, période certes charnière pour le genre narratif, l’exploration d’un tel sujet mettant en jeu de nombreux héritages romanesques et poétiques, religieux et médiévaux, antiques et humanistes, à la frontière d’autres arts comme la peinture ou l’architecture, s’annonçait difficile : traçant un chemin avec finesse, en privilégiant l’analyse des textes au détriment peut-être de quelques regards sur les jardins d’à côté – poésie et peinture –, l’auteur aura su communiquer à ses lecteurs le goût de la liberté romanesque.

60Sophie Tonolo

Le Parnasse Galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2001. Un vol. 16,5 cm / 24 cm de 389 p.

61Voici un ouvrage dont l’impact est double : scellant une recherche consacrée à une nouvelle catégorie littéraire, il ouvre par là même de larges perspectives à ceux pour qui le XVIIe siècle ne se réduit pas aux trois pôles que sont le classicisme, la préciosité et le courant baroque, déjà frappés d’ambiguïté.

62Dès l’introduction, Delphine Denis souligne le caractère divers et atypique des « archives galantes » qui constituent son corpus. Ainsi, se justifie l’ensemble d’une démarche qui montre comment la catégorie de la « galanterie », émergeant au cours des années 1640-1650, s’est institutionnalisée dans les décennies suivantes, non sans bouleverser les autres catégories littéraires du Parnasse. Cette légitimité fut conquise dans l’espace particulier des ruelles et des « sociétés choisies », grâce à un public acquis aux subtilités de la conversation, à l’ingéniosité des jeux de salons et au triomphe des grâces féminines.

63Pour l’auteur, la littérature galante s’épanouit tout d’abord sur fond d’inventaires, parmi lesquels figurent en premier lieu les cartes allégoriques, textes et documents iconographiques à la jonction de l’espace social et de l’espace littéraire. Villes de billets doux ou cartes du tendre, Province de Gentillesse ou villes de petits vers comme dans la Carte de la Cour de Guéret, parue en 1663, les terres galantes sont patiemment répertoriées par Delphine Denis. Aux cartographies de Guéret et de Fontenelle, – Description de l’Empire de la Poésie parue en 1678 dans Le Mercure Galant – succèdent les annuaires mondains tels Le grand Almanach d’Amour de Samuel Isarn, les galeries de portraits, les dictionnaires comme le Grand Dictionnaire des Précieuses de Somaize ou les listes de noms galants, parfois célébrés au cœur même de textes poétiques : qu’il apparaisse dans de simples répertoires ou sous une forme plus « fictionnalisée », l’espace mondain est donc symbolisé avec ses codes, sa hiérarchie et son ordre. « Archivé », il gagne peu à peu en légitimité.

64S’appuyant sur un champ de textes d’une variété exemplaire, Delphine Denis dégage alors les bouleversements suscités dans le Parnasse par l’intrusion des Muses Galantes. Vers le milieu du siècle, au terme d’un affrontement entre Furetière et Sorel, l’un, porte-drapeau de la Princesse Poésie et de sa sœur Rhétorique, l’autre, hérault de Sophie ou la « Sapience », les galants enjoués l’emportent sur le clan des sérieux et des pédants. Un modèle fondateur pour une nouvelle littérature est né. Dès lors, la légitimité des galants se parachève dans une quête des origines. Etablissant une filiation galante qui va de Rabelais à Voiture lui-même, en passant par Marot, par l’italien Tassoni ou par le poète « hétéroclite » Neufgermain, la parution de la Pompe funèbre de Voiture par François Sarrasin en 1648, bientôt suivie de nombreuses imitations, asseoit l’autorité de cette nouvelle littérature. Les cortèges galants s’organisent aussi autour de deux instances féminines : Madame Des-Houlières, conduite au Parnasse par la Pompe de Melle l’Héritier, nièce de Perrault, et Mademoiselle de Scudéry, qui, sous une forme fictionnelle, le Songe d’Hésiode de la Clélie, établit sa propre généalogie, des grecs Anacréon, Ménandre et Moschos aux latins Térence, Catulle et Horace, pour la période ancienne, de Pétrarque à Marot, pour la période moderne. À la légitimation historique, s’ajoutent un effort de définition et un travail de théorisation conduits par Vaugelas, Patru, Thomas Corneille, Andry de Boisregard ou Madeleine de Scudéry. L’enquête onomasiologique et sémantique de Delphine Denis permet de distinguer avec subtilité des paradigmes souvent assimilés les uns aux autres, tels l’urbanité, la civilité, la courtoisie, l’honnêteté, la politesse et, bien évidemment, la galanterie. Avec autorité, l’auteur différencie le galant homme, incarné pour tout un siècle par le seul Voiture, avant tout modèle social, de l’honnête homme, qui s’affirme comme un modèle d’intériorité morale. Au terme de cette première partie, force est de reconnaître que les stratégies de reconnaissance utilisées par la littérature galante auront été multiples, s’inscrivant à la fois dans le champ social et dans le champ esthétique.

65Désireuse, comme on l’a constaté, de reconnaissance et de légitimité, la littérature galante n’hésite pas à s’exhiber sur la scène sociale. Dans sa deuxième partie, l’ouvrage s’attache à expliquer ses figurations et ses dispositifs scénographiques les plus remarquables. Ceux-ci sont d’autant nécessaires que, comme le montre Delphine Denis, les auteurs de textes galants sont justement des auteurs sans autorité : anonymat, signature incertaine ou collective, absence de professionnalisme de l’écriture, présence de femmes aristocrates a priori peu crédibles dans le Parnasse sérieux ou encore confusion entre nom d’auteur et nom de libraire portent le soupçon sur ce genre de textes. Pour brouiller davantage les pistes, certains auteurs jouent avec duplicité du cliché de la modestie et refusent par jeu le qualificatif « d’auteur ». Toutefois, ces ambiguïtés n’empêchent pas l’ethos galant de se définir autour de deux axes : la sociabilité, qui fait de l’auteur galant un homme engagé dans le monde, et la maîtrise de la norme linguistique, qui promulgue en qualités essentielles la clarté, la brièveté, l’adaptation au lecteur et la facilité. Mais l’ethos galant s’incarne aussi dans des autoportraits de l’artiste. La silhouette de l’auteur galant se dessine alors entre deux fantasmes repoussoirs : l’artiste sucré à la mollesse féminine et le pédant ennuyeux, qui briserait le pacte social fondateur de la parole galante. En effet, ce qui fonde en dernier recours l’autorité de la galanterie, c’est le groupe, univers mixte où prévalent l’amitié et la conversation. Aussi la littérature galante obéit-elle à des pratiques collectives telles la dédicace, la création collaborée, le jeu des portraits à clé, des allusions ou des citations à décrypter, la récitation publique de fictions romanesques ou de contes, qui remettent en cause la notion moderne d’auteur. Texte aux effets dialogiques et à l’intertextualité affichée, réécriture constante, la littérature galante invite donc à une lecture sérielle ou modulaire. Elle s’affirme de ce fait comme un véritable jeu de société dont les règles sont connues seulement de quelques acteurs.

66C’est pourquoi ces acteurs ont régulièrement recours au procédé du « voile allégorique », ainsi que le nomme Delphine Denis. Encore ce cryptage ne poserait-il pas problème s’il ne se compliquait d’une métamorphose permanente ainsi que d’une instabilité continuelle des référents, encore joliment désignée par l’expression « fuite du nom ». L’attribution des noms, qui passe obligatoirement par une cérémonie de baptême mise en scène dans plusieurs ouvrages, suit des modes différentes empruntées soit au modèle pastoral, soit au code romanesque ancien ou contemporain. Mais ce masque n’est pas seulement l’occasion d’un jeu de décryptage ou d’un effet discursif de surface : il offre également une figuration allégorique et une dimension éthique aux membres du cercle galant, gratifiant l’œuvre de significations riches et profondes. Enclencheur de la fiction, catalyseur esthétique, il est également le support de narrations ou de descriptions comme dans les romans de Madeleine de Scudéry. L’invention onomastique est donc une constante remarquable des œuvres galantes.

67Dans la partie finale de sa démonstration, Delphine Denis étudie l’ultime processus de légitimation du discours galant, c’est-à-dire le contrat de lecture construit pour le public. Celui-ci s’appuie sur une scénographie publique, sur le jeu de conversation et sur la modalité plus intimiste de l’eros galant. En effet, la littérature galante est empreinte du motif de la réunion oisive, à l’écart du monde et de ses vicissitudes : la parole s’y produit sous un mode ritualisé et contraint qui ne doit pourtant jamais apparaître comme tel, ainsi dans La Maison des jeux de Sorel, dans Les Jeux de Madeleine de Scudéry ou dans Les Jeux d’Esprit de Mlle de la Force. Telles qu’elles trouvent à s’exprimer dans l’explication de songes, dans le jeu des métamorphoses, au sein d’une savante disputatio ou dans une épreuve de versification, l’artificialité et l’ingéniosité de ces exercices, tout en variant les contraintes par gageure, se cachent sous une apparence de naturel et de négligence. La mémoire lettrée des joueurs s’habille de la spontanéité de la parole vive. Et Delphine Denis de citer encore les joutes oratoires qui voient s’affronter le Duc de Nevers et Chapelle dans un échange d’épîtres, le défi résidant toujours dans l’inventio ou la manière de dire. L’épître ou la lettre en vers sont les laboratoires de ces défis, bien que ceux-ci finissent toujours par brouiller les catégories génériques, en mêlant prose et vers, ou en faisant feu de plusieurs genres à la fois.

68À ces jeux stylistiques de société se joignent les jeux de l’amour, qui évoluent entre une conception sérieuse, dans la tradition du pétrarquisme, du Fin’amor ou du platonisme, et une tendance légère et sensuelle. Jusque dans les années 1680, sur le modèle du lyrisme amoureux ovidien, se constitue toute une littérature du Royaume de Tendre qui s’épanouit en devises, dialogues et almanachs galants ou réécritures de l’Art d’aimer à la façon de Louis Ferrier de la Martinière ou de Louis le Boulanger et de sa Morale galante. Ce modèle textuel érotique, insiste Delphine Denis, enfante une esthétique fondée sur le plaisir, sur la grâce et la captation de son lecteur, plus souvent de sa lectrice. Avec ses caresses, sa douceur féminine et son agrément, la voie du cœur et du badinage transforme le texte galant en texte de séduction, mettant en valeur la nature sensuelle du plaisir littéraire telle que l’avaient déjà évoquée les grecs Demetrios ou Hermogène le Rhéteur ou telle que la conçoit alors le Père Bouhours. Au nom de l’esprit de joie, l’auteur galant va jusqu’à revendiquer la légèreté ontologique et la frivolité, au risque d’être taxé de coquetterie. Pour servir cet esprit d’agrément, les moyens rhétoriques ne manquent pas : personnifications, allégories, prosopopées ou fictionnalisation des choses et des phénomènes naturels. Pour Delphine Denis, cette rhétorique des agréments inventée par la littérature galante sera injustement versée au compte du naturel dit « classique ».

69Aussi la galanterie, apparue au premier abord comme une littérature de l’instantané, a-t-elle des impacts bien plus profonds sur les catégories traditionnelles de la littérature ainsi que sur nos outils d’analyse, même si, dans l’historiographie littéraire, ces impacts furent vite recouverts par les notions commodes de classicisme et de préciosité. Instrument de civilisation et de pacification, parti-pris du plaisir et de la légèreté, pratique sociale dans tous ses états, tel se définit pourtant avec force le discours galant sous l’éclairage de l’ouvrage de Delphine Denis.

70Une autre qualité majeure de l’ouvrage réside dans la conception des notes, toile de fond remarquablement précise et riche d’une démonstration toujours rigoureusement justifiée. La bibliographie, de conception simple et naturelle, se présente en deux volets : le premier retranscrit les sources manuscrites ou imprimées de ces « archives galantes », sources dont les auteurs sont répertoriés en index dans les dernières pages. Dominés par quelques grands noms littéraires comme Madeleine de Scudéry, Somaize, Voiture ou Sorel, ces nombreux textes de référence soulignent la valeur d’un travail qui va directement puiser dans l’œuvre vivante et toujours à découvrir du XVIIe siècle. Dans un second temps, la bibliographie récapitule les ouvrages et les articles critiques qui ont sous-tendu la démonstration. Constamment menée dans une tension dynamique, celle-ci aura impressionné par sa densité et par le potentiel d’idées qu’elle recèle, en attente de nouvelles explorations.

71Sophie Tonolo

Jean Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle. Presses universitaires de Rennes, 2000, 382 p.

72Un peu plus de dix ans après une première édition (Nathan, 1989), Jean Rohou propose une version remaniée de son Histoire de la littérature française du XVIIe siècle. Le volume n’a rien perdu de sa clarté et de sa maniabilité. L’auteur est conscient, dans son introduction, de la difficulté de son entreprise. On pourra toujours exprimer le reproche qu’elle n’est qu’une invention moderne, une reconstruction, une restauration (au sens technique et artistique), et que la notion actuelle de littérature est différente des belles Lettres qui englobaient davantage de domaines. Sur ces problèmes, nous renvoyons d’ailleurs au numéro de Littératures classiques consacré à « La périodisation au XVIIe siècle » dont J. Rohou avait été le directeur (n°34, 1998, 3). De saint François de Sales et Honoré d’Urfé à la Bruyère et Fénelon, il n’y a donc pas de surprises.

73J. Rohou a retenu cinq grandes périodes : « le temps des élans en tous sens, où domine une littérature lyrique (1598-1606 à 1624-1628) ; celui des affrontements, caractérisé par une littérature héroïco-dramatique et une première discipline (1628-1642) ; une décompression où l’inflation va du burlesque au romanesque et à la préciosité (1643-1659) ; la sublimation classique, qui ne s’affirme qu’après 1666 et s’arrête en 1678 ; enfin, une transition critique entre XVIIe et XVIIIe. » (p. 9). Cette disposition n’empêche pas évidemment certains grands auteurs de traverser plusieurs périodes (Corneille, Boileau, parmi d’autres). S’intéressant à l’histoire des idées et attentif aux grandes conceptions de l’homme, J. Rohou a voulu qu’une « lecture horizontale » soit également possible pour qui voudrait suivre l’évolution des passions ou du sentiment religieux par exemple. Un index thématique y pourvoit, et dans le même domaine, J. Rohou fait aussi appel à la statistique lexicale, en particulier pour les noms abstraits, ce qui lui permet de retracer l’histoire des mentalités à travers diverses périodes.

74Les écrivains majeurs servent de repères mais beaucoup d’auteurs oubliés ou moins connus de nos jours sont mentionnés, par exemple parmi les « satyriques » et les auteurs de livres de piété. Un index des auteurs et des protecteurs (ce qui est un bonne initiative) permet d’en retrouver un certain nombre, mais il demanderait à être étoffé. Il n’y a pas que les créateurs, au sens moderne, qui comptent ; les mécènes, les nouveaux publics, les académies, les doctes, les philosophes, les scientifiques ne sont pas oubliés, non plus que les affrontements, la dimension polémique étant importante en ce siècle. J. Rohou ne manque pas non plus de rappeler le nombre d’éditions de certaines œuvres qui sont délaissées aujourd’hui mais qui ont pu être de formidables succès de librairie. Un index des genres et des styles s’ajoute à ceux déjà mentionnés.

75Le même souci scientifique se retrouve chez ce spécialiste du théâtre lorsqu’il mentionne à juste titre deux dates pour les pièces, celle de la représentation et celle de l’édition, très souvent différentes. Bien entendu, la place manque pour une anthologie de textes, mais l’ouvrage est illustré presque à chaque page de citations, dont l’orthographe a été modernisée pour faciliter la lecture. La promenade à travers le siècle n’empêche pas de s’arrêter sur des études plus précises (avec descriptions et interprétations) concernant des œuvres romanesques (L’Histoire comique de Francion de Sorel, La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette), théâtrales (chez Corneille, Molière, Racine), morales (les Pensées de Pascal, les Maximes de La Rochefoucauld), poétiques (les Fables de La Fontaine), entre autres. Le principal remaniement réside dans les références proposées. En plus d’une bibliographie générale, chacun des vingt et un chapitres se termine par une bibliographie de plusieurs dizaines de titres, des ouvrages de référence aux thèses les plus récentes, des vastes synthèses aux éditions de textes les plus modernes, ce qui est un apport essentiel pour le public à qui est destinée cette histoire de la littérature.

76Il est évident que chaque spécialiste, en son domaine, peut relever certains manques ou estimer que certains points ne sont pas assez développés ; par exemple, nous aurions aimé que Guez de Balzac et Chapelain eussent eu un développement, même court, pour eux seuls, que la querelle de la Sophonisbe de Corneille eût été signalée (dans ses rapports à Mairet et à d’Aubignac) ainsi que les Discours de Corneille. De même, l’importance de la traduction dans l’élaboration de la langue française ne nous paraît pas suffisamment mentionnée. Peut-on traiter de baroque et de classicisme, ou bien de Fouquet, sans évoquer, même succinctement, la production des autres arts ? On peut regretter l’absence du comte de Belin dans l’index des protecteurs. Dans celui des genres et des styles, nous signalons que l’entrée « poésie » est suivie d’un blanc, sans aucune référence. Un index des œuvres et quelques tableaux synoptiques aideraient sûrement les étudiants qui ne maîtrisent pas bien la production littéraire de ce siècle. Mais ce ne sont que détails et limitations inhérents à ce genre d’ouvrage.

77Néanmoins, le livre de J. Rohou n’est pas impersonnel : il sait proposer ses propres lectures et jugements, que chacun appréciera à leur juste mesure (certains trouveront peut-être sévères ses appréciations sur la poésie). Sa conception est qu’« une œuvre littéraire n’est pas purement esthétique : elle exprime une vision de la condition humaine, qui est à la fois le principe implicite et l’effet de sa thématique, de sa structure et de son style. » (p. 234). C’est ce qui lui permet de présenter, par exemple, l’art classique comme « une vision tragique sublimée en perfection esthétique » (p. 233), en effet « le sujet de l’absolutisme, insatisfait de sa condition, ne peut songer à la transformer, car le système lui semble parfait et l’action lui est interdite. » (p. 235). Le chapitre (XV) d’introduction à la quatrième période (le classicisme) est à cet égard un des plus vigoureux pour la réflexion.

78Cette histoire de la littérature, comme on pouvait s’y attendre, est bien complète et fort utile pour les étudiants de premier et de deuxième cycles qui doivent se plonger dans l’étude du XVIIe siècle et veulent y trouver des repères, des lignes de force tout autant que des renseignements précis ; il en de même pour ceux, étudiants ou enseignants, qui veulent préparer des concours et se remettre à niveau, tout en cherchant une bibliographie sûre et récente.

79Jean-Marc Civardi

Suzanne Guellouz, dir., Postérités du Grand Siècle, Elseneur 15-16 (février 2000). [Publication du Centre de Recherches « Textes/ Histoire/ Langages » de l’Université de Caen]. 386 pp.

80« La Confrontation interséculaire, si elle nous aide à mieux comprendre les siècles passés en les éclairant réciproquement l’un par l’autre, finit ainsi surtout par nous amener à interroger notre propre pratique critique » (237-238). La conclusion de Nathalie Grande (« L’Écriture neutralisée : la représentation des romancières du XVIIe siècle par les critiques du XIXe siècle » pourrait s’appliquer à l’ensemble du volume. Le projet d’étudier la/les lecture/s que le XIXe siècle fait du XVIIe s’est, comme l’explique Suzanne Guellouz dans sa préface, élargi pour y inclure le XVIIIe et le XXe siècles. Et il faut saluer d’emblée cette entreprise qui nous confronte à l’une des caractéristiques majeures de la culture : les œuvres littéraires n’existent – ou n’ont réellement de sens – que dans la lecture qui en est faite. Si notre époque s’est intéressée à la formation du canon et à ses implications culturelles (voir par exemple The Western Canon de Harold Bloom), les critiques du XIXe siècle avaient déjà remis en question l’évidence que revêtait pour Boileau l’épreuve du temps – comme le montrent les partis pris de réhabilitation et de rééquilibrage que l’on observe dans les articles de la Revue des Deux-Mondes « l’enjeu consiste bien en une meilleure appréciation d’un siècle trop longtemps perçu à travers le moule du goût louis-quatorzien… » (Mariane Bury, « Le XVIIe siècle dans la Revue des Deux-Mondes. 1835-1885 : Cinquante ans de critique », p. 214).

81Il n’est guère possible dans un compte rendu de détailler la table des matières. Le volume multiplie avec bonheur les perspectives et les points d’ancrage. Œuvre individuelle, comme le Dom Juan de Molière qui revient se substituer à son substitut (la « traduction » en vers de Thomas Corneille qui en avait tenu lieu jusqu’en 1841, à l’Odéon et en 1847, au théâtre français) et fait apparaître des « certitudes » – la pièce de Molière n’est pas un comédie ; ce n’est pas une pièce classique, c’est un drame, voire un drame romantique (Guellouz, « De la “ traduction ” à l’original. La “ résurrection ” du Dom Juan de Molière », p. 131-132) – ainsi qu’un véritable apport collectif des critiques de l’époque : « Nul en effet n’a mieux qu’eux compris que le héros éponyme, placé au centre, paraissait successivement sous tous ses aspects grâce aux personnages qui l’environnent, nul n’a mieux loué ce talent de disposition scénique qui permet l’auteur, par les jeux de scène, de rattacher les éléments de la pièce les uns aux autres » (p. 133) ou comme les Historiettes de Tallemant qui font scandale lors de leur publication en 1834 (Marie-Gabrielle Lallemand, pp. 173-189) ; influence d’un grand prédécesseur sur une gloire du XIXe siècle : dans « Hugo lecteur de Corneille, jeux de miroirs et jeux de rôles » (pp. 35-52), Arnaud Rykner montre comment Hugo célèbre le drama-turge dont il se réclame et auquel il s’identifie, avant de l’intégrer, pour finalement dépasser cette filiation littéraire et évacuer toute référence consciente à Corneille et « sortir du XVIIe siècle » (p. 51). Parfois, ce sont les présupposés de la représentation d’une catégorie d’auteurs du siècle de Louis XIV qui focalisent la lecture, comme les romancières dont Nathalie Grande montre qu’elles ont donné lieu à des biographies scandaleuses – fantasmées – car, « si elles ont été vues [par les critiques], elles n’ont pas été vues en tant que romancières, mais en tant que femmes ayant écrit des romans » (p. 224-225). « Comment peut-on être romancière ? Voilà en fait la question qui a hanté les consciences [l’auteur semble affectionner cet étrange pluriel, comme dans la formule, pour le moins maladroite : ce qui a intéressé les critiques du XIXe siècle, ce n’est pas tant leurs œuvres, leurs styles ou leurs idées, que plutôt leurs personnes »] des bien-pensants critiques du XIXe siècle. Comment peut-on être femme, – donc amante, épouse, mère, maîtresse de maison, et écrire, et même publier ? » (225 ; on pourra regretter que, puisque l’invention d’une vie scandaleuse joue un rôle important dans la représentation des romancières, l’auteur se soit contenté de noter, à propos de Catherine Desjardins, et à l’occasion de, précisément, de ses rapports avec Villedieu : « C’est le patronyme véritable de cet auteur, Mme de Villedieu étant son nom de plume », n. 45, p. 235. Grande renvoie au livre de Micheline Cuénin, Roman et société sous Louis XIV. Mme de Villedieu, Champion, 1979. Sur cette question, on peut aussi penser à Writing Love : Women, Letters, and the Novel in France (1605-1776), Carbondale and Edwardsville : Southern Illinois University Press, 1995, de Katharine Jensen qui expose le contrat « épistolaire » qui unissait Catherine Desjardins à Villedieu et les circonstances dans lesquelles elle a pris son nom).

82Parfois, le point de départ, comme dans le texte de Mariane Bury déjà évoqué, est un corpus spécifique ; et l’on dégage un (bon) usage du XVIIe – Sainte-Beuve reproche à Nisard de faire servir son admiration du XVIIe siècle à la dépréciation du présent. C’est d’ailleurs le plus souvent à cette notion d’utilisation qu’on est renvoyé. Ainsi, pour Madame de Staël, « [I]l s’agit de théoriser le littéraire » (Gérard Gengembre, « Le XVIIe siècle vu par Mme de Staël ou le triomphe du goût », p. 151) – pour reprendre une formule parlante, malgré sa maladresse, « Philosophe des lettres, actrice et théoricienne de la Révolution, Mme de Staël assigne aux écrivains une mission nouvelle : comment écrire dans une France révolutionnaire ? » (ibid.).

83Les jeux d’échos et d’interpénétration sont parfois complexes, comme dans les phénomènes d’intertextualité auxquels Phèdre donne lieu dans la À la recherche du temps perdu (Anne Chevalier, « Phèdre, lectures en abyme dans Á la recherche du temps perdu », pp. 343-364) : « On cherchera … quels sont les troubles de signification provoqués dans le roman par les citations de Phèdre ; on se trouvera poser de façon corollaire la question des interprétations de Phèdre que le roman expose » (343-344). La Berma, « qui suit évidemment les traces de Sarah Bernhardt » (353), joue la Phèdre de Brunetière, de Lemaître et d’Anatole France (cf. pp. 350-351). Si la référence à Racine donne à Proust la caution d’un « “ classique ” incontestable », en fin de compte Phèdre met en évidence le sens de la pratique intertextuelle dans la Recherche – et l’on reconnaît ici la conception proustienne de la littérature – : « Contrairement à ce que croit le lecteur naïf, un livre ne contient pas de vérité, mais sert d’instrument d’optique pour lire en soi-même » (p. 356). Phèdre peut finalement apparaître comme un livre prophétique (359).

84La complexité des rapports s’accroît avec les modes conscients de l’écriture chers à l’époque contemporaines et avec les acrobaties épistémologiques d’un Umberto Eco jouant subtilement de l’anachronisme tout en faisant des clins d’œil à son devancier dans le roman historique, l’Alexandre Dumas des Trois Mousquetaires (Claire Gaspard, « Le Joli Temps des mousquetaires vu par Alexandre Dumas et par Umberto Eco », pp. 365-378). Le titre cache d’ailleurs un certain déséquilibre, puisque c’est surtout L’Île du jour d’avant d’Eco qui intéresse l’auteur. Mais la conclusion montre le sens du rapprochement : « le XVIIe siècle a bien changé depuis la monarchie de Juillet ! Le XVIIe siècle non, mais la connaissance historique, et le plus grand intérêt de cette confrontation, c’est de nous faire sentir combien elle peut encore progresser » (p. 378).

85Or, curieusement, c’est dans les articles concernant la présence du XVIIe siècle dans les œuvres du XXe que le thème général du volume prend le plus l’allure d’un prétexte (quel que soit par ailleurs l’intérêt des lectures proposées d’œuvres plus récentes). Dans « La Princesse de Clèves au XXe siècle » (pp. 318-342), par exemple, on a l’impression que Claude Coste et Michèle Castells-Faucher sont plutôt attachés à laver certains romans modernes du soupçon que fait peser sur eux une fulmination de Butor dans Répertoire I – ce seraient de « pâles petits récits d’amourette », que l’on compare au roman de Madame de Lafayette (roman où l’on voit, bien à tort, « un pastel aux couleurs défraîchies ») ou qui s’en réclament – qu’à vérifier si la filiation que les auteurs reconnaissent ou que les textes eux-mêmes semblent impliquer est autre chose qu’un jeu d’esprit ou une caution. Les auteurs commencent par identifier un certain nombre de textes que la mise au point de Butor pouvait viser. Ils en retiennent quatre Le Bal du comte d’Orgel de Radiguet (et le film de Jean Delannoy, dont Cocteau a écrit le scénario), Madame de de Louise de Vilmorin, Anna soror de Marguerite Yourcenar, et La Frontière de Pascal Quignard. Si les deux derniers apparaissent épisodiquement dans la réflexion, les deux premiers constituent le noyau dur du matériau de l’étude. La conclusion montre clairement la visée apologétique de l’entreprise : « Nostalgie sociale pour Vilmorin, littéraire pour Radiguet (paradoxalement le plus éloigné du prestigieux modèle), nostalgie quasi anthropologique des romans de Yourcenar et de Quignard : nous sommes loin des “ pâles petits récits d’amourette ” dont parlait Butor » (p. 342). S’il s’agit peut-être encore d’une postérité du Grand Siècle, le rapport entre les textes de deux époques (mais les romans convoqués pour la démonstration ont eux-mêmes, comme les auteurs le soulignent, vu le jour à des époques différentes du même siècle) éclaire-t-il vraiment l’une et l’autre, ou l’une ou l’autre ?

86La réserve la plus sérieuse qu’on pourrait faire sur ce volume prend sa source dans ce qui fait son intérêt majeur. S’y trouve réunie une documentation riche sur le devenir du XVIIe siècle après le XVIIe siècle. Mais, le plus souvent les auteurs ont tendance à traiter leur perspective isolément et à s’enfermer dans les textes qu’ils présentent et d’y adhérer – au point, dans certains cas, de frôler la paraphrase : l’article de José-Michel Moureaux, « Voltaire, juge des classiques : le chantre d’une accablante perfection ? » énonce, cite et amplifie les affirmations de Voltaire sur la littérature du siècle de Louis-le-Grand. Dans « Sainte-Beuve : le dix-septième siècle en toutes lettres » (pp. 191-206), Brigitte Diaz montre comment Sainte-Beuve isole certaines épistolières qui auraient échappé aux défauts ordinaires des femmes écrivant des lettres (la négligence, le bavardage, la préciosité, la pédanterie), comme si ces jugements et ces remarques ne relevaient pas d’une tradition que Sainte-Beuve lui-même avait rencontrée et commentée – celle du dix-septième siècle même (de ce point de vue, le parcours de Mariane Bury, qui cite en particulier les commentaires de Sainte-Beuve sur La Bruyère, permet de compléter le tableau). Sainte-Beuve canonise la marquise de Sévigné pour la vérité et la sincérité de son écriture ; ici, encore, le rapport privilégié des femmes à l’écriture, tel qu’il était formulé au XVIIe siècle, ainsi que les travaux et débats récents sur le genre épistolaire et sur l’écriture épistolaire féminine méritaient pour le moins une mention ; et la même réflexion s’impose à propos d’une notion aussi discutée que l’atticisme.

87Paradoxalement, Yves Ansel, dans se réflexion stimulante sur le pragmatisme de Stendhal à l’égard du XVIIe siècle et sur la manière dont sa désinvolture (et son ignorance initiale – « Stendhal, lecteur du XVIIe ou l’invention d’une nouvelle critique, pp. 159-172 »), renforce cette impression, en multipliant les cautions non problématisées (Bénichou, Bourdieu, Viala, Foucault) pour valider « la lecture stendhalienne » dont il dit pourtant qu’il « ne serait pas difficile de marquer les limites » (p. 170). Une certaine distance vis-à-vis de l’objet d’étude aurait permis de marquer, précisément, ces limites. Les autorités citées accepteraient-elles la vision stendhalienne qui fait du Sganarelle de l’École des maris l’original » (ibid.), terme qui permet, au XIXe siècle la valorisation paradoxale d’un personnage que l’économie de la pièce et l’expression même du conservatisme social et domestique du personnage ne permettent guère ? Saluons au passage une formule heureuse, malgré son étrange concordance, « ce qui sera surtout, et continûment, reproché à l’auteur du Misanthrope, c’est d’avoir été celui que Voltaire admirait tant » (p. 169).

88Certes, on trouve dans Postérités du grand siècle une étude d’orientation féministe, des analyses intertextuelles, ou la réflexion finale sur l’itinéraire de Barthes–conservant dans son évolution vers le structuralisme l’impressionnisme qui avait caractérisé ses débuts (Claude Coste, « Roland Barthes ou la hantise du XVIIe siècle », pp. 379-394). Certes, on se rapproche, clairement, des études sur la réception. Le volume se caractérise cependant moins par la mise en œuvre de perspectives théoriques ou méthodologiques spécifiques que par la réunion de lectures et d’éclairages parallèles et/ou complémentaires qui aident à éclairer les processus d’intégration et de transmutation des époques antérieures dans la conscience collective – et de la manière dont l’intelligibilité vient au passé culturel : à rendre sensibles non seulement la manière dont un siècle devient pour ses successeurs un Grand Siècle, mais aussi les enjeux de la mise en relief ou de la contestation de cette grandeur.

89Pierre Zoberman

Henri Scepi commente Les Complaintes de Jules Laforgue, Paris, Gallimard (collection « Foliothèque »), 2000

90« Complaintes lamentables rimées à la diable » : c’est en ces termes que Jules Laforgue définit, dans une lettre à Charles Henry datée de décembre 1882, le volume de « poésies toutes neuves » qu’il vient d’entreprendre, et auquel H. Scepi a récemment consacré une étude fort riche et fouillée dans la collection « foliothèque ». Paru à l’occasion du programme de l’agrégation (année 2000-2001), cet essai retrace de manière synthétique et complète le parcours de Laforgue : du premier recueil Le Sanglot de la terre, tout imprégné de lyrisme romantique, jusqu’aux variations finales sur « cette vieille forme de la complainte, à la métrique naïve, aux refrains touchants » (selon la formule du poète lui-même), en passant par l’étude des influences philosophiques contemporaines (celles de Schopenhauer, et surtout de Hartmann, avec sa Philosophie de L’Inconscient), le livre d’H. Scepi retrace, avec beaucoup de précision et de clarté, la genèse poétique et philosophique de ce recueil qui, à sa parution, en a dérouté plus d’un, que ce soit par son originalité, ou par son prétendu « hermétisme ».

91Dégoûté du Sanglot de la terre et de son lyrisme exacerbé, Laforgue instruit, très tôt, le procès de la poésie traditionnelle et des canons esthétiques classiques. Fidèle aux thèses de Hartmann, qui « affirme le primat d’une évolution constante » (p. 14) et selon lequel l’inconscient, qui est à la source même du génie, varie, le poète récuse tout code esthétique qui se voudrait atemporel, s’élève contre les écoles et moules préétablis, pour choisir résolument la modernité et la liberté artistiques. Le fondement de sa démarche résidera désormais dans une mise en crise de la poésie et du langage poétique, qui passe d’abord par une contestation de la figure du poète : figure phare de la poésie romantique et symboliste, le poète-prophète est moqué, de même que ses grandes envolées, ses accès d’éloquence. Son personnage, comme son dire, tournent au cliché ; c’est désormais sur le mode du dérisoire que le verbe poétique se déploiera, à travers autant de jeux de mots, néologismes fantaisistes (« éternullité », « violuptés »…), propos incohérents ou insensés, télescopage des registres, collection de lieux-communs, jeux intertextuels de collage, citations et références parodiques dans lequel on retrouve cette veine fumiste si à la mode à la fin des années 1880. La forme de la complainte n’est, elle, pas choisie au hasard : particulièrement libre et souple, elle donne au poète l’occasion d’une « transgression des codes et des genres » (p. 100).

92Mais Hartmann n’apporte pas seulement au poète une caution à la modernité ; comme Schopenhauer, son autre grand modèle, il est à l’origine de l’atmosphère « négativiste » des Complaintes, et des grands thèmes qui la caractérisent. Le Sanglot, abondant en marques d’impuissance, de dégoût, voire de désenchantement, reflétait déjà l’état de dépression que Paul Bourget avait diagnostiqué, dans ses Essais de psychologie contemporaine, chez la jeune génération de 1880. Une génération dont Laforgue partage les idées pessimistes, qu’il s’agisse du non-sens de la vie (chez Schopenhauer) ou de la dénonciation des illusions qui gouvernent le monde et rendent la vie acceptable aux yeux des humains (chez Hartmann). Refusant, à la suite de Hartmann, toutes les illusions des sens, Laforgue s’emploie à renverser les valeurs communément admises, et organise la défaite des idéaux. Ce faisant, il fait pénétrer son lecteur dans un univers qui vire à la plus entière négativité : la reproduction est bannie au profit de la stérilité et la nature, loin de susciter l’émerveillement, ne provoque que dégoût, car elle est en proie à la pourriture et au délabrement. Le rayonnement vital du soleil est, lui, remplacé par celui, froid et stérile, de la lune. Au-delà, l’ensemble du recueil est marqué par des rêves de régression. Enfin, le désir lui-même est voué au non-sens : il est « sans objet, mort-né, inutile ».

93Extrêmement claires, les démonstrations d’H. Scepi, qui s’appuient sur une parfaite connaissance de la bibliographie Laforguienne et offrent au lecteur de nombreux documents d’époque, voisinent aussi avec des analyses plus proprement poétiques touchant à la composition même du recueil : ainsi, sur l’agencement (si souvent commenté) des textes entre eux, ou encore sur la facture théâtrale, et l’écriture dialoguée de l’ensemble. Totalement maîtrisé, le corpus est travaillé au profit d’une vision fortement synthétique de la poésie Laforguienne, qui ne néglige pourtant pas, parfois, les analyses de détail (c’est le cas avec la « chanson du petit hypertrophique »).

94Le lecteur ne peut donc que tirer un large parti de la lecture de cet essai, parfaitement représentatif, par sa grande qualité, de la collection « foliothèque ».

95Anne Le Feuvre-Vivier

Jules Laforgue, colloque de la Sorbonne, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2000

96Réunis par Bertrand Marchal, les actes de colloque Jules Laforgue organisé à la Sorbonne à l’occasion du programme (en 2000-2001) de l’agrégation offrent une lecture pénétrante et dynamique des Complaintes. Multipliant les approches et les centres d’intérêt, le volume, auquel participent certains des plus grands « laforguiens » actuels (comme D. Grojnowski, J.-P. Bertrand, H. Scepi) s’efforce en effet avant tout de cerner l’itinéraire du poète dans sa continuité, sans pour autant couper ce cheminement poétique de son arrière plan historique, culturel et littéraire. Il ménage de la sorte aussi bien les aspects monographiques, toujours très enrichissants, que le point de vue poétique ou encore celui, plus global, de l’historien de la littérature, qui étudie l’Histoire des représentations (c’est le cas de Pascal Durand, avec son article sur la représentation du décor) ou qui reconstitue, à la lumière des textes, les rapports parfois très tendus entre écoles littéraires (Hugues Laroche).

97Trois articles (M. Dottin-Orsini, H. Scepi, D. Grojnowski) s’efforcent ainsi de retracer la genèse des Complaintes, en s’appuyant de manière privilégiée sur le Sanglot de la terre, le premier recueil, non publié, de Laforgue. Mireille Dottin-Orsini, après avoir comparé la matière et la manière des deux ensembles, puis analysé les brouillons du Sanglot (avec leur lot d’ajouts, de ratures et de remords poétiques) voit se dessiner, d’un volume à l’autre, une « mutation lente », qui fait passer Laforgue de l’expression d’un « moi mégalomaniaque » (dans le premier recueil) à un moi plus « timide », plein de pudeur et de retenue (dans le second). Surtout, les trois contributions mettent au jour l’importance de « la chanson du petit hypertrophique », poème charnière entre les deux ouvrages (il appartient au Sanglot), et dans lequel s’annonce, H. Scepi le montre fort bien, une nouvelle poétique, toute d’outrance et de démesure, que le critique qualifie à son tour d’« hypertrophique ». Rejetant les règles abstraites et les oukases du bon goût, cette nouvelle écriture ne reconnaît qu’un ordre : celui du chaos ; et qu’un mode : celui de la subjectivité créatrice. L’hétérogène, le discontinu et le polymorphisme sont donc ses principes. D. Grojnowski, lui, analyse l’évolution de la poétique laforguienne à la lumière d’une image phare : celle du « cœur saignant » qu’il étudie minutieusement. Religieux et très lyrique dans les premiers poèmes, le motif du « cœur saignant » devient, dans la « Chanson du petit hypertrophique » (rédigée en 1880, et qui devait initialement se trouver dans Les Complaintes), purement clinique ; il se vide de tout contenu religieux et se teinte d’une énonciation railleuse : le « pathos » s’est mué en « burlesque ».

98Le second tiers du recueil (Jean-Piere Bertrand, Anne Holmes, Joëlle Gardes Tamine) s’attache, lui, plus particulièrement aux Complaintes, envisagées sous l’angle de la structure, que ce soit au niveau de l’architecture globale du recueil (dans lequel J.-P. Bertrand décèle des réseaux romanesques et thématiques assurant la cohérence du tout, qu’on a souvent dit volontairement déstructuré) ou à celui des poèmes, pris isolément : polyphonique (Anne Holmes), la facture des différents morceaux joue essentiellement sur des stratégies de décalage et de rupture, notamment grâce au refrain qui, « par l’irruption d’une voix qui n’est plus simplement celle du locuteur, (…) permet une distance, (…) casse l’émotion qui pourrait surgir en dépit des pitreries, ou la dilue dans une affectivité sans support individuel » (Joëlle Gardes Tamine).

99Le dernier volet de l’ouvrage relève quant à lui davantage de l’Histoire littéraire. On y trouve un article de M. Brix sur la représentation (idéaliste) de l’amour dans Les Complaintes et la culture fin-de-siècle de manière plus générale, deux intéressantes études (celles de Pierrette Sipos et Pascal Durand) sur la représentation de l’espace (intérieur et extérieur), ainsi qu’un remarquable et très original article de Hugues Laroche (« Jules Laforgue, la Complainte de Phébus ») montrant comment, dans leur tissu textuel même, les Complaintes, par le biais d’images notamment, font le procès de la poésie Parnassienne, dont elles reprennent, pour mieux le miner de l’intérieur, la rhétorique apollinienne.

100De ces contributions, fort diverses, riches et convaincantes, Laforgue ne sort par conséquent pas seul grandi ; dans le sillage du poète hypertrophique, c’est bien toute la poésie moderne qui fait entendre sa voix discordante, grinçante et mélancolique.

101Anne Le Feuvre-Vivier

François Mauriac, « Génitrix » de Genitrix, le manuscrit et sa genèse, présentation, transcription et notes par Pier Luigi Pinelli, Fasano-Paris, Schena-Didier érudition, 2000, 251 pages

102Cet ouvrage donne à lire le manuscrit inédit de Genitrix conservé à la bibliothèque de Bordeaux. Chargé d’un pouvoir émotionnel qui tient dans la découverte du geste de l’écrivain et dans la mise au jour de la mémoire du roman, le texte autographe est reproduit en fac-similé sur la page de droite, alors qu’en regard sa transcription diplomatique reflète très fidèlement la configuration spatiale de chaque page manuscrite. La mise en page adoptée permet ainsi de visualiser et de déchiffrer non seulement les ratures, les corrections et les ajouts, interlinéaires, en surcharge ou consignés dans la marge, mais aussi les zones textuelles corrigées puis entièrement rayées.

103Cette édition génétique met en évidence une étape essentielle du processus d’écriture de Genitrix. Si le document autographe porte la trace des principaux remaniements textuels, le processus rédactionnel s’est néanmoins poursuivi lors de la mise au net du tapuscrit et de la relecture des épreuves. Dans quatre tables qui figurent en annexe, Pier Luigi Pinelli a rigoureusement répertorié toutes les modifications opérées lors de ces ultimes phases rédactionnelles. Intitulée « Dans l’atelier de Mauriac », la préface de cet ouvrage est riche en informations sur les méthodes de travail du romancier. Elle apporte de précieux éclairages sur les phases et les stratégies d’écriture (le souci de resserrement dramatique), comme sur les difficultés rencontrées, notamment lors de la rédaction du dénouement. Pier Luigi Pinelli examine les formes et les fonctions des bourgeons. Il propose aussi d’utiles aperçus sur les choix stylistiques du romancier. Avec cette édition génétique, Pier Luigi Pinelli nous procure un outil de travail qui accompagnera désormais toute étude sérieuse de Genitrix.

104Alain Tassel

Notes

  • [1]
    S. de Reyff mentionne comme non localisée l’édition de 1558 que M. Clément a pu consulter à la BnF (Rés. P-Ye-2854) !
  • [2]
    L’établissement du texte d’après ce manuscrit souvent fautif présente quelques difficultés qui ne sont pas toutes résolues. La chanson 34, octosyllabique, réclame deux additions : le v. 90 pourrait être corrigé par l’adjonction d’un possessif : « Avec elle en tout [son] labeur » ; de même au v. 140 : « Dont elle ayt [ny] desir ny peur ». Le texte du v. 29 et l’explication proposée ne sont guère satisfaisants. Pour le « Dialogue de Dieu et de l’homme » (p. 167-170), il faut sans doute prendre en compte la métrique très particulière de cette pièce : mis à part le premier décasyllabe coupé 5/5 (rare exemple de « taratantara » selon le mot de Des Périers en 1544), tous les vers de cette pièce sont coupés 6/4 ; je propose donc les corrections suivantes : « De mon esprit remplis [sont] homme et ange » (v. 38) ; « Te loueray [prononcer lou’ray] jusques à ce que te voye » (v. 53) ; « Dieu qui [un ?] Riens atire à sa haultesse » (v. 56). Enfin à la chanson 45, v. 49, on lira : « Enfin me ostera vie ».

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